La Traite des esclaves en Égypte et en Turquie

La Traite des esclaves en Égypte et en Turquie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 895-913).
LA
TRAITE DES ESCLAVES
EN EGYPTE ET EN TURQUIE

I. La Traite orientale, histoire des chasses à l’homme organisées en Afrique depuis quinze ans pour les marchés de l’Orient, par M. Berlioux, Lyon, 1870. — H. Die katholischen Missionen und der Menschenhandel am Weissen Fluss, par le Dr Hartmann, Berlin, 1861. — III. Briefe aus Chartum, par M. de Heuglin, Gotha, 1864.

Le résultat le plus décisif de la guerre de la sécession américaine a été de fermer à la traite des esclaves le seul grand état civilisé qui restât encore affligé de cette plaie sociale. Cette importante victoire de l’humanité a permis d’étudier la question de l’esclavagisme sur un terrain nouveau, que, pour des raisons diverses, on était généralement convenu de n’aborder qu’avec une extrême circonspection. Je veux parler des états d’Orient. Les avocats de l’esclavage oriental avaient affirmé si souvent l’impossibilité pour des écrivains européens d’en parler avec connaissance de cause, que le public s’était habitué à les croire sur parole, d’autant mieux qu’au fond la question ne le touchait pas beaucoup. Si l’opinion publique aujourd’hui se réveille un peu de cette indifférence regrettable, c’est qu’on a fini par comprendre que la traite et l’esclavage affectent indirectement, mais sérieusement, bien des intérêts européens. Ce nouveau point de vue n’a été qu’effleuré par l’auteur du livre tout récent que nous avons cité en tête de ces pages ; il est évident que M. Berlioux a été inspiré surtout par les raisons de droit et d’humanité. Son livre d’ailleurs est un état de situation très complet de la traite africaine, et je trouverais inutile de le commenter, si je n’avais à joindre à ce bon travail de cabinet les souvenirs et les impressions personnelles que j’ai pu rapporter du Levant, où j’ai vu par moi-même les effets de la traite orientale. Je ne veux étudier ici qu’un épisode de cette honteuse histoire, celui de la traite turco-égyptienne depuis une dizaine d’années.


I

C’est en Égypte que le mal est le plus général et le plus enraciné. Quand Bonaparte s’empara de l’Égypte en 1799, il trouva le commerce des esclaves dans l’état le plus florissant. Avec le dédain pour l’idéologie qu’on lui connaît, il se garda fort de songer à le réprimer ; au contraire il s’occupa de le développer dans l’intérêt de sa conquête. Il ne faut donc pas s’étonner si Méhémet-Ali, homme de génie, mais musulman, enchérit encore sur les tendances utilitaires du vainqueur des Pyramides. J’ai rapidement esquissé ici même[1] les diverses phases historiques de la traite contemporaine en Égypte et montré le commerce des noirs monopolisé à l’origine par le vice-roi, puis devenant libre et prenant, grâce à l’avidité d’une vingtaine de traitans européens établis dans la capitale de la Nubie, à Khartoum, une activité qu’il n’avait jamais elle entre les mains routinières des indigènes. Ceux-ci, pour lutter contre la concurrence européenne, qui disposait de moyens nouveaux et d’armes perfectionnées, durent multiplier leurs coups de main. Vint la guerre d’Orient, et la suppression officielle de la traite fut imposée à la Turquie et à l’Égypte par les puissances protectrices. Le vice-roi d’alors, Saïd-Pacha, était de bonne foi en signant cette convention, et ceux qui l’ont connu savent assez que ce n’étaient pas les scrupules religieux qui pouvaient le faire hésiter à détruire une institution qui est une base nécessaire de l’islamisme ; mais il était indolent, indécis, mal servi par des agens fanatiques et vénaux, et tout continua de marcher comme s’il n’y avait pas eu de fîrmans abolissant la traite. Le mal atteignit des proportions effrayantes, et fit ouvrir les yeux à tous ceux qui n’étaient pas volontairement aveugles. Les consuls généraux d’Alexandrie, harcelés de plaintes et de rapports provenant de leurs subordonnés et de leurs nationaux les plus honnêtes, prirent d’un commun accord des mesures énergiques contre la traite des noirs, qui se faisait sous pavillons européens tout le long du Nil ; ils pressèrent le nouveau vice-roi d’en faire autant pour ce qui regardait ses sujets. Le gouvernement égyptien agit en cette circonstance avec une habileté consommée. Sous prétexte de réprimer la traite faite par les Européens, il prit des mesures draconiennes afin d’anéantir le commerce européen de Khartoum, dont le développement lui faisait ombrage, et, en affectant d’agir de concert avec les consulats, il parvint, après quatre ans de guerre sourde et patiente, à expulser de Khartoum toute la colonie européenne, les honnêtes gens comme les négriers. C’est une histoire instructive, sur laquelle on nous permettra de nous arrêter un moment.

En 1862, Saïd-Pacha avait reconnu, avec la bonne foi qui le caractérisait, qu’il s’était trompé en faisant une tentative de décentralisation dans le gouvernement de la Nubie, il avait rétabli dans cette vaste province, d’une étendue double de la France, le gouvernement militaire et quasi absolu qu’il avait supprimé six ans auparavant. Le soldat énergique et à demi sauvage qu’il mit à la tête du pays était un ex-mameluck circassien nommé Mouça-Pacha, musulman plus que tiède et néanmoins ennemi passionné de tout ce qui était européen. Saïd comptait bien sans doute surveiller cet homme et l’empêcher de dépasser certaines limites ; mais il mourut quelques mois après, et un hasard malheureux voulut que Mouça fût précisément le favori du successeur de Saïd-Pacha. On comprend aisément que, sûr de l’impunité, grâce à cette puissante protection, le nouveau satrape de Nubie allât dans la voie de l’arbitraire aussi loin qu’il le pouvait. Il débuta par un coup de maître. Obligé par ses fonctions de publier le firman d’abolition de la traite des esclaves, il l’avait brièvement accompagné de ce commentaire : « c’est un acte malheureux ; mais, puisqu’il a été fait, j’y tiendrai la main. »

Les négriers, qui formaient la presque totalité du commerce de Khartoum, interprétèrent ainsi ce mot d’un homme rusé et circonspect : « moyennant les accommodemens d’usage en ce pays, je fermerai les yeux sur les contraventions. » Pour plus de sûreté, quand l’époque des départs annuels pour le Nil Blanc fut venue, c’est-à-dire à la fin de septembre, ils demandèrent officieusement si la traite serait tolérée cette année ; on le leur promit, et ils payèrent sans murmurer l’énorme droit arbitrairement créé par Mouça-Pacha sur les équipages des barques qui remontaient le Nil. En mai 1863, ces barques revenaient à Khartoum chargées d’esclaves ; elles furent arrêtées par ordre du pacha, les armateurs jetés en prison, les chargemens d’ivoire confisqués, les esclaves également saisis pour le compte du gouvernement. Parmi les vekils (agens) arrêtés se trouvaient des employés de commerçans européens de Khartoum, et ces agens avaient fait la traite ou plutôt la contrebande des noirs pour leur (propre compte malgré les instructions verbales ou écrites de leurs patrons, étrangers et même hostiles à cette industrie.

Mouça-Pacha, qui avait espéré profiter de ce coup de main pour englober les Européens dans un grand procès de traite et arriver à les expulser de Khartoum, où leur présence le gênait de toute façon, poursuivit avec une rigueur exceptionnelle les vekils de M. Petperick, consul anglais, et des frères Poncet, Français bien connus en Europe par leurs découvertes géographiques. Ces agens assumèrent loyalement toute la responsabilité de leurs actes, et le pacha, dont ces déclarations ne faisaient pas le compte, chercha par la torture, à leur faire avouer que leurs maîtres les avaient autorisés et encouragés à la traite des noirs. J’ai sous les yeux les détails les plus précis et les plus atroces sur le genre de traitemens auxquels ils furent soumis ; il faudrait parler latin ou arabe pour spécifier les supplices dont ces malheureux furent menacés, et dont les préparatifs furent faits sous leurs yeux. Cependant, faute de preuves, ils furent relâchés ; mais les commerçans européens de Khartoum, compromis par l’indignité de quelques-uns de leurs confrères, mal soutenus par leurs consulats, ne trouvèrent plus la position tenable, et quittèrent le pays. Le pacha mourut peu après, non sans avoir pu constater de ses yeux le plein succès de ses violences. Il avait écarté à la fois des concurrens dangereux et des témoins gênans, les négriers maltais, qui avaient appliqué à la traite le levier tout européen de l’association, et les correspondans autorisés des consulats d’Alexandrie et des journaux d’Europe. Débarrassé des uns et des autres, le gouvernement égyptien se mit à faire la traite des noirs avec des moyens d’action que la traite privée n’avait guère pu déployer : une nombreuse infanterie bien disciplinée et bien armée, plusieurs milliers de cavaliers arabes, des bateaux à vapeur et des canons. L’industrie privée ne fut pas supprimée ; mais on avait appris à se passer d’elle, et on ne lui laissa que les miettes du festin.

Et pourtant c’était elle qui avait inauguré ce système de razzias générales qui avait si puissamment accéléré la dépopulation du Soudan. En 1862, un chef d’aventuriers, nommé Mohammed Her, avait concerté avec une tribu arabe, les Abou-Rof, et une flottille de négriers de Khartoum, une grande razzia sur plusieurs tribus de nègres Denka, qui occupaient les vastes pâturages situés à l’est du Nil Blanc et au nord du dixième degré de latitude. Mohammed et les Abou-Rof, échelonnés sur une ligne immense, devaient rabattre toute la masse des nègres sur le Nil et la rivière Saubat, gardés par les négriers. Le coup réussit, tout fut pris, pas un noir n’échappa : un pays aussi vaste que la Belgique fut absolument dépeuplé. Il était couvert de villages quand j’y passai avant cette razzia ; c’est aujourd’hui une steppe. Le bétail humain fut si abondant que les derniers matelots eurent soixante têtes pour leur part de prise. En 1868, le jeune baron d’Ablaing, voyageant sur le Nil, rencontre un certain Oued Ibrahim, qui revient triomphant d’une expédition faite, avec le concours de vingt-cinq barques, négrières de Khartoum, contre les mêmes Denka. On avait pris des milliers de noirs, surtout des enfans ; sans doute les adultes s’étaient fait tuer en combattant. En 1864, le voyageur belge Pruyssenaer est obligé de se sauver en toute hâte du même pays devant une battue générale faite par ordre du pacha. Vers le même temps, on riait fort à Khartoum de la « naïveté » généreuse de Mlle Tinné (la même qui vient de périr si tragiquement chez les Touareg), qui, ayant rencontré ces bandits ramenant à Khartoum leur troupeau humain, avait racheté fort cher quelques malheureux noirs dont les souffrances avaient excité sa compassion. Lorsque Mlle Tinné, au mois de mars 1864, passa dans le pays des Chelouks, il venait de partir une expédition composée de soixante barques négrières, appuyées d’un millier de cavaliers arabes. Nous retrouvons au mois d’août sur le Nil, avec deux barques, un certain Halil-Chami, chrétien de Syrie, ancien agent consulaire britannique, muni d’un passeport autrichien pour plus de sûreté ; il ramenait sur ces deux barques sa part de pillage, 700 captifs à demi morts d’épuisement.

De temps à autre, le gouvernement de Khartoum punit à sa façon tous ces petits voleurs, en confisquant leurs chargemens humains et en les faisant financer selon ses traditions ; mais que pense-t-on qu’il fasse des malheureux qu’il enlève ainsi aux négriers ? Les rapatrier ? Rien ne serait plus humain, ni surtout plus facile, vu la distance relativement faible des pays d’où ces malheureux sont arrachés ; cependant il y aurait une étrange naïveté à croire le gouvernement capable d’une pareille action. On commence par mettre à part les adultes en état de servir, et on en fait des soldats ; une partie est destinée aux officiers et aux autres employés du gouvernement, pour leur tenir lieu de solde. Les hauts fonctionnaires achètent, vendent, brocantent de toute manière le bétail humain, sans compter une formalité qu’il faut se garder d’oublier, les cadeaux aux amis puissans et aux protecteurs qu’on veut se ménager à Alexandrie et au Caire. Mouça-Pacha faisait mutiler des esclaves chez lui, et en janvier 1864 il expédia dix ou douze de ces eunuques à ses amis d’Égypte. Le grand troupeau de noirs que possédait Mouça-Pacha provenait surtout de cadeaux qu’il s’était fait faire de toutes mains. Il avait taxé les chefs arabes de Nubie à tant de noirs par tête, ce qui les obligeait inévitablement à faire des razzias pour s’en procurer ; il avait payé d’un titre de mamour (sous-préfet) un gros présent d’hommes et de bétail que Mohammed Her avait prélevé pour lui sur le produit de ses brigandages. Cependant je ne veux pas me perdre dans le récit des faits isolés. Ceux que je viens de citer, et que je pourrais multiplier à l’infini en puisant dans les ouvrages de tant de voyageurs[2], nous édifient suffisamment sur ce sujet. « L’Égypte, dit M. Baker, favorise l’esclavage ; je n’ai jamais vu un seul employé du gouvernement qui ne le considérât comme une institution absolument nécessaire. De cette façon, toute démonstration ostensiblement faite par le gouvernement contre la traite des noirs n’est qu’une formalité pour tromper les puissances européennes. Quand on leur a fermé les yeux, et que la question est ajournée, le trafic de chair humaine recommence de plus belle. »

Ceci nous amène à parler d’un fait plus récent, mais assez délicat. Une partie de la presse française, d’accord en cela avec l’auteur du livre qui est l’occasion de ce travail, n’a donné qu’une adhésion très conditionnelle à une entreprise qui a justement occupé l’attention publique dans ces dernières années. Je veux parler de l’expédition égyptienne que sir Samuel Baker dirige sur le Haut-Nil. Nous ne pouvons que nous associer à ces réserves et à ces doutes. M. Baker est un homme capable, énergique, dévoué à l’abolitionisme. Si les conséquences de cette expédition dépendaient uniquement des intentions et des actes de M. Baker, nous pourrions être sans inquiétude ; mais un homme seul, si énergique qu’il soit, ne saurait prévaloir contre un gouvernement absolu dont les vues sont tout opposées aux siennes, et qui d’ailleurs peut le congédier au premier dissentiment qui éclaterait entre eux. En admettant même que sir Samuel Baker reste toute sa vie gouverneur-général avec pouvoirs illimités du territoire qu’il aura conquis pour le compte de l’Égypte, ses plans de civilisation finiront forcément avec lui, surtout s’ils sont en opposition directe avec les vues, les habitudes et les intérêts du gouvernement qui l’emploie. Encore une fois, notre confiance est acquise au futur conquérant du Haut-Nil ; mais il faudrait une dose d’ingénuité singulière pour étendre cette confiance au gouvernement égyptien. Le khédive a pu, pour bien disposer en sa faveur l’opinion de l’Europe éclairée, adhérer au moins par son silence aux plans civilisateurs de M. Baker ; il est clair toutefois que la civilisation du Soudan est ce qui le préoccupe le moins. La conquête de ce pays lui occasionnera des déboursés considérables, et la question pour lui est de rentrer le plus vite possible dans ses déboursés. Comment pourra-t-il y rentrer ? Par le commerce de l’ivoire, diront les uns ; mais ce commerce ne va plus guère, surtout depuis que l’éléphant, pourchassé sur les bords des deux Nils, recule trop loin dans l’intérieur. Par la culture du coton, diront quelques optimistes ; mais cette culture restera encore des années à l’état de projet. D’ailleurs les moyens de transport n’existent, à vrai dire, nulle part, et le chemin de fer du Nil à la Mer-Rouge est un rêve qui n’est pas près de se réaliser. Que reste-t-il donc ? Est-ce l’importation du bétail du Soudan en Égypte ? L’opération sera peut-être tentée, d’autant mieux qu’il y a un précédent, celui de Méhémet-Ali, qui, après la conquête du Sennaar, fit diriger sur l’Égypte d’innombrables troupeaux enlevés dans le pays. Il est vrai que la plus grande partie de ce bétail périt dans la traversée du désert nubien, il est vrai encore que cette inique spoliation ferait mourir de faim des tribus entières, comme cela est arrivé depuis vingt ans sur divers points du Bahr-el-Abiad. Il ne reste par conséquent comme source de bénéfices immédiats que la chasse aux noirs, et les prétextes ne manqueront pas à ce crime de lèse-humanité. Les nègres seront assez aveugles pour résister sur quelques points aux envahisseurs, et trop mal armés pour le faire avec succès : leur résistance ne servira qu’à fournir un prétexte à des razzias impitoyables, sur lesquelles le gouvernement égyptien est assez habile pour donner le change à l’Europe, mais qui continueront sur une échelle bien agrandie le mal qu’il s’agit de guérir. M. Baker, honnête et incorruptible, mais seul et entouré d’agens corrompus, n’y pourra rien, et ne réussira qu’à se faire écarter. Voilà ce que nous réserve l’avenir.

Nous ne prétendons pas cependant faire du gouvernement égyptien le bouc émissaire de la traite orientale ; il subit le mal plus encore peut-être qu’il ne le crée. L’Égypte, il faut lui rendre cette justice, est entrée plus franchement que les autres états de même origine dans le progrès européen. Son malheur, c’est qu’elle est arabe et musulmane, et que l’esclavage est un élément nécessaire de tout le monde arabe et musulman. Depuis que la statistique pénètre un peu dans les ténèbres de l’Orient, elle nous révèle chez tous les peuples de l’islam une dépopulation dont on peut apprécier différemment les causes. C’est par la traite et la chasse aux hommes que ces états essaient de remplir les vides toujours croissans de leur population. Là où la traite a été fortement enrayée par l’action de l’Europe, comme en Turquie, on peut calculer avec une précision algébrique le temps où le dernier musulman aura disparu du pays. La population de l’Égypte n’augmente pas malgré l’énorme afflux d’esclaves qu’y versent les trois grandes voies du Darfour par Siout, du Soudan oriental par le Nil, de Zanzibar par Suez. Cet afflux ne s’est pas ralenti dans les derniers temps, et nous ne voyons guère ce qui pourrait le faire diminuer, M, Berlioux évalue à 40,000 têtes le chiffre annuel d’esclaves qui passent par la Mer-Rouge. Dans ce chiffre, dont les trois cinquièmes environ sont pour l’Égypte, ne sont pas compris les troupeaux de nègres et de Gallas que fournit le bassin du Nil, et dont la Nubie égyptienne garde la plus grande partie. Nous manquons d’élémens pour calculer ce qui arrive par la voie meurtrière du Darfour. Ce n’est pas que la douane de Siout, comme toutes les douanes égyptiennes, ne perçoive rigoureusement le droit d’entrée par chaque tête d’esclave ; mais les registres de ces douanes ne sont pas accessibles à des yeux européens. A la douane d’Assouan, il y a quelques années, les précautions étaient encore mieux prises : les esclaves y étaient inscrits comme chevaux importés. Étant tenu compte des quatre ports et des quatorze routes de terre qui approvisionnent le vaste empire égyptien, on ne peut pas évaluer à moins de 70,000 têtes le chiffre d’esclaves annuellement absorbés par ce pays. Quand on calcule qu’un esclave rendu en territoire civilisé représente quatre nègres tués, morts de faim ou du typhus, ou tombés de fatigue sur les routes, on voit que le Spudan perd au bas mot 350,000 âmes par année pour combler les vides produits par la dépopulation de l’Égypte. Il n’entre pas dans notre sujet d’examiner jusqu’à quel point une mauvaise administration vient en aide à une mauvaise organisation religieuse et sociale pour créer ce dépeuplement ; mais il est de fait que l’esclavage seul maintient à peu près au pair la population actuelle du pays égyptien.


II

Si la race nègre est la principale victime de la traite égyptienne, elle est malheureusement loin d’être la seule. Dans un précédent travail[3], j’ai essayé de reproduire la physionomie étrange et fort peu connue d’un des plus grands peuples africains, les Gallas, qui occupent les vastes territoires compris entre l’Abyssinie et l’équateur. Ce peuple est du même sang que le peuple abyssin : les traits du visage, les habitudes, les instincts, les aptitudes intellectuelles, sont absolument les mêmes ; la seule différence appréciable est celle de la couleur, qui tient à des circonstances physiologiques et historiques dont je n’ai pas à m’occuper ici. Le développement de la traite chez les Gallas a tenu à des causes fort différentes de celles de la chasse aux noirs le long du Nil. Les Gallas sont une race foncièrement guerrière, et les faciles vainqueurs des malheureux riverains du Fleuve-Blanc sont trop prudens pour rien tenter à coups de fusil contre ce peuple indomptable. L’idée de faire une razzia sur les côtes de Sicile ne leur paraîtrait pas beaucoup plus extravagante que celle d’envahir à main armée ces pays inconnus et redoutables à tous les titres. On a trouvé plus aisé et plus sûr de faire des Gallas eux-mêmes les agens inconsciens de leur dépopulation, et voici comment on y a réussi. Quelques tribus gallas vivent à l’état de clans républicains ; mais l’esprit militaire a chez d’autres amené la création de royautés qui ont toutes les prétentions despotiques des autocraties plus civilisées. Les rois gallas n’ont pas de budget, ils n’ont pas, comme en certains pays d’Orient, un large patrimoine qui les fasse vivre ; ils ne peuvent guère thésauriser sur le butin fait en campagne, car il faut le distribuer aux guerriers. Ils doivent donc recourir à des ressources extraordinaires, et c’est la traite des enfans qui les leur fournit. Les uns, les plus francs, perçoivent un impôt d’enfans dans toutes les familles ; d’autres arrivent au même but par des amendes frappées en punition de délits plus ou moins réels, et c’est en enfans que l’amende se solde. Tel chef est soupçonné de conspirer contre le prince (soupçon absurde dans un pays où quiconque veut s’emparer du pouvoir n’a qu’à monter à cheval et appeler ses fidèles), vite on saisit les enfans du suspect et ceux de ses proches, et le fait paraît si naturel qu’il n’en résulte aucune révolte. Ces malheureux sont vendus par troupeaux, à vil prix et à deniers comptans, aux marchands du nord qui viennent chaque année faire une tournée dans les royaumes gallas, en ayant soin, bien entendu, d’éviter les territoires républicains où ils n’ont aucune affaire de ce genre à tenter, et où ils sont appréciés comme ils le méritent. Ces marchands sont Abyssins pour la plupart et musulmans ; on les appelle djiberti, nom qui a fini par s’étendre à tous les musulmans d’Abyssinie[4], flétrissure assez juste infligée à un culte qui permet et encourage cette infâme industrie.

Les marchands qui achètent les jeunes Gallas sur place ne sont jamais les mêmes que ceux qui les emportent en pays musulman. Il y a certains marchés spéciaux, comme Fadassi et Roghé en pays galla, et Basso sur la frontière sud d’Abyssinie, dans la province de Godjam, où la marchandise est livrée à des djiberti qui doivent la transporter à travers le territoire abyssin, ce qui n’est pas sans difficultés et sans danger. L’une des plus honorables singularités du peuple abyssin, c’est que, dans un milieu dont l’esclavage est la loi normale depuis des milliers d’années, il est, par tradition politique et religieuse, foncièrement opposé au trafic des esclavagistes. Le code abyssin a des peines draconiennes contre le commerce des esclaves, et feu Théodore II les appliquait avec rigueur. Aussi les douanes abyssiniennes étaient-elles toujours la terreur des djiberti, car ils y étaient soumis à une inspection sévère, et leurs victimes étaient interrogées une à une et invitées à déclarer si c’était de gré ou de force qu’elles faisaient partie de la caravane. Si elles disaient la vérité, elles étaient mises à part, et des mesures étaient prises pour les rapatrier. Aussi, pour les empêcher de parler, les djiberti avaient-ils soin de remplir la cervelle de ces pauvres enfans de contes absurdes. On leur disait que les chrétiens ne voulaient les prendre que pour les engraisser et les manger, conte qui réussissait d’autant mieux que les marchands d’esclaves l’ont accrédité depuis des siècles peut-être dans toute l’Afrique, où l’histoire des « chrétiens-cannibales » est un article de foi encore plus enraciné que celui des hommes à queue. Ce danger passé, on pénétrait dans l’intérieur pour gagner le territoire turco-égyptien soit par le marché de Gallabat, soit par le port de Massaoua ; mais les périls renaissaient dans les provinces centrales, surtout dans celles qui formaient le domaine héréditaire de Théodore II. Là, les djiberti avaient créé quelque chose d’analogue à ce qu’avaient fait dans une intention diamétralement opposée les abolitionistes américains qui favorisaient la fuite des esclaves vers le Canada : c’était une route souterraine, ou, pour parler plus clairement, une série de dépôts clandestins, sous terre ou sous bois, échelonnés entre Gondar et Gallabat, tenus par des musulmans, et où les convois d’esclaves étaient soigneusement enfermés pendant le jour ; ils ne passaient d’un dépôt à l’autre que pendant la nuit. Les marchands qui se faisaient prendre en flagrant délit avaient pour minimum de peine le poignet droit coupé.

A côté de ce commerce, il ne faut pas omettre une source encore plus criminelle de profits pour les djiberti : c’est le vol d’enfans ou d’adolescens, ce que les Anglais appellent kidnapping, expression originale sans analogue dans les autres langues européennes. On a partout, même dans l’Europe civilisée, des vols d’enfans ; mais ce sont là des crimes isolés, tandis que dans l’Afrique orientale ils constituent un appoint considérable à la traite. La pratique la plus usuelle des kidnappers consiste à s’embusquer près des villages et à guetter les enfans qui viennent puiser de l’eau ou chercher du bois mort. Les victimes de ces infâmes surprises sont emportées au galop jusqu’à la caravane qui campe dans les environs, et qui s’empresse de détaler et de quitter le district pour ne pas être atteinte par la population indignée. Le manque absolu de solidarité entre les divers petits états des Gallas permet aux bandits de se trouver en sûreté dès qu’ils ont mis 10 ou 12 lieues entre eux et le théâtre de leurs crimes.

Les enfans ainsi achetés ou volés sont dirigés sur Gallabat et sur Massaoua. Il est difficile de se faire une idée approximative du chiffre d’esclaves fourni par le premier de ces deux points. Gallabat est un état à peu près autonome fondé par des noirs émigrés du Darfour, qui vivent assez tranquillement en payant tribut à l’Égypte et à l’Abyssinie ; on n’y tient aucun registre des ventes, de quelque espèce que ce soit, et les caravanes qui s’y approvisionnent se séparent un peu plus loin pour se diriger sur Khartoum, sur Saouakin, et même sur Sennaar. Les esclaves provenant des pays gallas sont connus dans tout l’Orient sous le nom d’Abyssins (Habechi). Les Abyssins proprement dits, c’est-à-dire les sujets chrétiens du négus, ne constituent peut-être pas la deux centième partie de la masse d’esclaves ainsi abusivement dénommée. La jeune esclave abyssinienne dont Lamartine nous a laissé un ravissant portrait dans son Voyage en Orient n’était évidemment pas autre chose qu’une Galla. Les Égyptiens et en général les Arabes, quoique peu accessibles aux préjugés de race ou de couleur, préfèrent beaucoup aux noirs ces pseudo-abyssins des deux sexes, très supérieurs aux Soudaniens comme intelligence et comme beauté.

Du marché de Gallabat, les esclaves sont dirigés sur l’Égypte par le marché moins important de Guedaref, centre d’un très vaste commandement arabe qui embrasse un quart de la Nubie, et dont le titulaire est une sorte de roi du désert nommé Oued Abou-Sin (le fils de l’homme à la dent), grand chasseur et pourvoyeur d’esclaves pour son propre compte et pour celui du gouvernement égyptien. A Guedaref, le courant se scinde : une partie s’écoule vers Khartoum, dont la population, de plus de 30,000 âmes, enrichie par la traite des nègres, absorbe pour ses harems une masse considérable de jeunes filles gallas ; l’autre partie est dirigée sur la ville de Kassala, et descend lentement vers le Caire par la voie de Berber et d’Assouan. Il n’est aucun voyageur qui, ayant suivi cette route, aujourd’hui très fréquentée, n’ait rencontré quelqu’un de ces longs convois composés en très grande partie de jeunes filles et de petits garçons, les premières juchées sur des chameaux, les seconds trottinant tout nus dans le sable et sur les rochers avec l’insouciance apathique de leur âge et de leur condition nouvelle. Pour ne pas violer trop ouvertement le firman d’abolition de 1856, les marchands trouvent prudent de ne pas entrer dans les villes et de camper pendant quelques jours dans les banlieues, avec la connivence des hauts fonctionnaires, qu’ils achètent par des cadeaux en argent ou en esclaves. Les acheteurs, prévenus dans les bazars et par des avis publics, se rendent aux campemens et s’y approvisionnent à leur aise. Lorsque la complicité des pachas ou des mudirs devient trop scandaleuse, on donne une satisfaction telle quelle à la morale en poursuivant à grand bruit un sujet européen coupable de quelque mince contravention, et l’on atteint ainsi un double but : celui d’avoir l’air de faire observer la loi et celui de faire croire aux ingénus que ce sont les Européens seuls qui la violent. C’est du reste de l’hypocrisie bien gratuite, car il n’y a pas entre le Caire et le Soudan de surveillance sérieuse possible : il ne faut pas l’attendre de quelques commerçans à qui on a eu tort de confier des titres d’agens consulaires, comme ce négrier Halil-Chami dont nous avons parlé plus haut.

Malgré les longueurs et les dangers de cette route du Nil, elle verse à l’Égypte tout autant d’esclaves que la mer Rouge, qui a les ports zanzibariens d’une part, et de Saouakin et de Massaoua de l’autre. Négligeons ici le premier de ces ports, qui n’a pas grande importance en fait de traite. A Massaoua, bien que la France et l’Angleterre y aient été représentées pendant longtemps, la duplicité des autorités musulmanes, aidées en cela par l’esprit d’une population fanatique, vicieuse et abrutie, réussissait plus ou moins à cacher aux consuls l’activité de la traite qu’elles protégeaient, et ces agens devaient recourir à une contre-police qu’ils étaient obligés de surveiller elle-même la première. L’homme qui a le plus fait dans cette région contre l’esclavage a été connu et dépeint par tous les voyageurs qui ont passé à Massaoua depuis vingt ans. C’était un grand vieillard maigre et maladif, ancien novice d’un couvent d’Italie, nommé Raffaele Barroni, et agent britannique dans ce port. La haine de l’esclavagisme était chez lui une véritable passion, et elle était certainement désintéressée. Il était la terreur des kaïmakans de Massaoua, dont il connaissait à fond tous les scandales publics ou privés, et il profitait de cet ascendant pour les forcer à sévir contre les marchands d’esclaves, qui se croyaient d’autant plus en sûreté qu’ils avaient acheté fort cher la complicité de ces fonctionnaires. C’est ainsi qu’en 1861 il obligea le kaïmakan Pertew-Effendi à faire saisir un convoi d’une quarantaine de Gallas des deux sexes, qui furent déclarés libres et placés dans diverses maisons particulières, en attendant qu’ils fussent assez grands pour disposer d’eux-mêmes comme il leur plairait. Malheureusement pour ces enfans, M. Barroni vint à mourir, et le vice-consul de France fut appelé à un autre poste. Pertew trouva l’occasion bonne pour faire, sans bourse délier, une razzia de ces petits malheureux. Ce qu’il a fait de ces enfans, qu’on nous dispense de le dire. Il est vrai que tout autre gouverneur turc eût agi de même à sa place.

Ce serait ici le moment de parler de la traite dirigée contre les Abyssins proprement dits, traite dont M. Berlioux n’a pas parlé, et qui s’est d’ailleurs réduite jusqu’ici à quelques tentatives isolées. Les musulmans égyptiens et nubiens apprécient trop la beauté de la race abyssine pour ne pas avoir jeté depuis longtemps un œil d’envie sur ce pays de quatre millions d’âmes, qui pourrait devenir un si beau théâtre de chasse à l’homme pour les croyans. Malheureusement pour eux, il n’y a pas seulement des jeunes filles et des enfans en Abyssinie ; il y a aussi des guerriers qui font sur les soldats du vice-roi une impression de terreur que nous trouverions puérile, si elle n’était expliquée par des faits récens, Il y a trente ans, Mébémet-Ali, voyant cet empire dévasté par la guerre civile, crut l’occasion favorable pour l’annexer à la Nubie, à laquelle il venait de donner Khartoum pour capitale. Les Égyptiens, pleins de confiance dans la supériorité d’armement et de discipline qui les avait fait triompher des Turcs et des Wahabites, annoncèrent hautement qu’ils allaient changer en écuries les églises de Gondar : ils se heurtèrent, sur les bords de l’Atbara, contre une véritable croisade qui les extermina en quelques heures. La leçon profita, et pendant vingt-cinq ans on n’osa rien entreprendre contre un pareil nid de guêpes. Ce qui démoralisait le plus les Égyptiens, ce n’était pas la crainte de la mort, c’était l’usage barbare de mutiler les ennemis tués ou prisonniers, emprunté par les Abyssins aux Gallas, et qu’ils ignoraient avoir été aboli par Théodore II. Des procès ridicules en divorce, perdus par de malheureux soldats qui avaient été relâchés après la bataille de l’Atbara, avaient produit l’effet le plus fâcheux sur le moral des troupes. En 1863, le gouvernement égyptien voulut profiter de guerres intérieures de l’Abyssinie pour reprendre les projets de Méhémet-Ali, et de nombreux corps d’armée, infanterie noire et cavalerie indigène, furent accumulés à Khartoum et à Kassala ; mais au moment décisif on n’osa point entrer en Abyssinie. Le pacha se contenta d’encourager d’abominables razzias sur des villages désarmés de la province de Dankar ; ces razzias produisirent quelques centaines de victimes, femmes et enfans, qui furent mises en vente au marché de Guedaref et éparpillées dans toutes les provinces voisines. Ces profits stimulant les chefs égyptiens, on ne sait ce qui fût arrivé sans une catastrophe qui vint fort à propos pour l’Abyssinie. La garnison noire entassée à Kassala, n’étant point payée depuis des années, s’insurgea, massacra ses officiers, saccagea la ville, égorgea la plupart des commerçans, et fut elle-même taillée en pièces quelques semaines plus tard par des troupes fidèles arrivées en toute hâte de Saouakin. Tout ce qui échappa au massacre fut vendu comme esclave.

Les désastres de cette révolte soldatesque, arrivée en juillet 1865, ont été vite réparés ; mais rien n’a paru depuis menacer sérieusement la liberté du peuple abyssin. L’Angleterre a sagement et honorablement décliné en 1868 toute action commune avec le vice-roi. Aujourd’hui il n’est pas impossible qu’une surprise n’amène une armée égyptienne de Khartoum à Gondar en trois ou quatre mois ; mais, quelles que puissent être les vues particulières du vice-roi, ses représentans civils ou militaires en Nubie n’ont aucun intérêt à tenter cette redoutable conquête. Les Abyssins, vaincus et convertis à grands coups de fouet, ne pourraient plus, d’après le Koran, être réduits en servitude corporelle ; il y a bien plus de profit à rassembler des troupes sur leurs frontières et à razzier inopinément les villages chrétiens, tactique qui a été si lucrative à Mouça-Pacha de 1862 à 1864. Il n’y aurait de péril sérieux pour le peuple abyssin que dans le cas où quelque capacité militaire européenne se mettrait, à prix d’argent, au service des cupidités du vice-roi pour créer un nouveau terrain de chasse à l’homme, et détruire le seul peuple chrétien d’Orient qui ait maintenu sa liberté et sa foi dans un milieu dégradé par l’islamisme. Il y aurait là un abominable crime sur lequel nous ne voulons pas même arrêter notre pensée. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que l’Europe, mal informée, verrait la chose avec assez d’indifférence.

En résumé, le contingent de la traite en pays abyssin est jusqu’ici heureusement très faible. En temps ordinaire, il se réduit à des enfans volés par des djiberti de passage, par le procédé que j’ai déjà exposé. Une note trouvée dans les papiers du consul Barroni porte le chiffre des enfans chrétiens volés de la sorte à 100 pour une année (septembre 1844 à septembre 1845), nombre encore trop considérable assurément. Une coutume qui avait force de loi permettait aux consuls de les réclamer comme coreligionnaires et de les faire mettre en liberté. Les précautions spéciales que les marchands étaient obligés de prendre, les complicités qu’ils devaient s’assurer pour trafiquer de cette denrée compromettante, les mettaient entièrement à la merci des gouverneurs, qui faisaient de gros bénéfices sur cet article : quelques-uns même achetaient pour leur compte tous les esclaves de cette provenance et les revendaient directement pour l’Arabie. Il y eut de ces vols qui amenèrent de sanglantes conséquences, comme celui d’un neveu de Ouelda-Djaber, gouverneur de Hamazène, en 1849. L’oncle avait commencé par réclamer l’enfant au kaïmakan de Massaoua ; mais celui-ci l’avait déjà fait vendre à Djedda, et le fier Abyssin, réduit à se faire justice lui-même, descendit dans les basses terres, tua tous les sujets musulmans qu’il y trouva, réduisit Massaoua aux dernières extrémités, et rentra dans ses montagnes chargé de butin. C’est la razzia qu’a racontée ici même, en 1850, M. Vayssière, témoin oculaire très véridique[5], mais qui, ignorant la cause de la légitime irritation des Abyssins, les croyait animés du seul désir de pillage, et n’a pu se défendre d’un peu de partialité contre eux.

On peut évaluer à 1,200 âmes le chiffre annuel des esclaves qui passent par le port de Massaoua ; mais ce chiffre est loin de représenter tout le produit de la traite dans la zone voisine de cette ville. Les tribus musulmanes soumises à l’Égypte font sans cesse, contre les populations libres cantonnées aux pieds des montagnes d’Abyssinie, des incursions encouragées par les autorités égyptiennes, et dont les produits s’écoulent dans l’intérieur ou se vendent par petites troupes sur le marché de Kassala. Aussi les chiffres d’ensemble sont-ils très difficiles à établir, même approximativement. Les montagnards, il est vrai, se vengent parfois, et nous avons presque assisté, en 1860, à un drame de ce genre qui s’est passé tout près de Kassala. Un bomme de la tribu musulmane de Terafa, ayant épousé une femme de la nation païenne des Basèn, avait eu la lâcheté de garrotter un parent de sa femme qui était venu chez lui comme hôte, et l’avait vendu comme esclave. Son beau-père était descendu de la montagne pour venir lui adresser des réclamations dont le coupable n’avait tenu aucun compte. Sa femme lui avait donné à cette occasion un conseil bizarre. « J’ai vu sur le visage de mon père quelque chose qui me fait croire qu’il ne pardonnera pas ceci. Donc, si tu ne le tues pas cette nuit, il te tuera. » L’homme avait haussé les épaules, et le vieux montagnard était parti. Quelques nuits plus tard, un fort parti de Basèn armés envahit silencieusement le village des Terafa ; devant chaque toukoul (case) trois guerriers se mirent la lance au poing, un restait à la porte, les deux autres entraient. On entendit quelques cris étouffés dans les cases, et au bout d’une heure les Basèn partirent aussi silencieusement qu’ils étaient venus. Ils n’avaient pas laissé derrière eux une âme vivante.


III

Les écrivains qui dénoncent avec raison la chasse à l’homme et la traite en Égypte ne parlent pas de la Turquie. L’observation pourra surprendre bien des gens, même éclairés, qui n’ont pas eu le moyen de contrôler les assertions adroites de la diplomatie orientale. Un avocat de la Porte pourrait dire, pièces en main, que la traite est abolie en Turquie depuis quinze ans à l’instigation et aux applaudissemens des puissances occidentales protectrices ; mais il ne serait pas moins facile de lui répliquer en lui exposant les prix courans des esclaves noirs sur la côte de l’Adriatique, des esclaves blanches à Stamboul et autres lieux. Cette abolition de la traite est une des plus singulières mystifications que la Turquie, aidée par l’ignorance publique et par les complaisances d’une certaine presse, ait réussi à faire subir aux Occidentaux. Le malentendu aurait pu durer longtemps sans les désastres récens de l’immigration circassienne et les scandales qui les ont suivis. On sait qu’il y a huit ans les Circassiens, attirés en Turquie par des excitations irréfléchies, affluèrent au nombre de 400,000 âmes dans un pays où l’on n’avait compté que sur une lente infiltration, et n’y trouvèrent qu’une hospitalité défiante et mal organisée. En une année, les deux tiers périrent de misère, de faim, de maladies contagieuses ; 22,000 émigrés cantonnés autour de Batoum étaient réduits à 7,000 ; une tribu de 80,000 âmes, près de Samsoun, descendit à 1,800 en quelques mois. Les adultes périrent par milliers. Quant aux enfans, il se fit un agiotage effréné sur ces malheureux petits êtres, et les bénéfices qu’en retirèrent certains pachas permirent de se demander si l’on n’avait pas systématiquement affamé à dessein tout ce peuple. Les harems regorgèrent de Circassiennes de dix à quatorze ans, qui se vendaient en moyenne de 4 à 600 francs avant la crise, et qu’on achetait alors pour le quart, pour le huitième de cette somme. Stamboul, encombré, versait son excédant sur la Syrie et l’Égypte. On saisit devant Galata un navire chargé de 800 jeunes Circassiennes pour Alexandrie ; l’armateur était parfaitement en règle : il avait un teskeré (passeport) où il était qualifié de membre au très honorable esnaf (corporation) des marchands d’esclaves. Ainsi à la face des ambassades, qui affirment l’extinction de la traite, les autorités de Constantinople visent les registres de la corporation des marchands de chair humaine, qui fonctionne un peu plus secrètement, mais presque aussi activement que par le passé.

Il est bon de dire ici ce que c’est que cette émigration circassienne, qui a excité une sympathie assez naturelle par son patriotisme et ses malheurs, mais sur laquelle on a versé un peu trop de larmes irréfléchies ; On ne sait pas assez qu’au Caucase il y avait des tribus nobles et guerrières qui n’avaient absolument que deux gagne-pain : la vente de leurs enfans et le droit de vivre à discrétion, aux dépens des tribus plébéiennes et agricoles, leurs vassales. La conquête russe, protectrice de ces dernières, trouva naturellement une résistance acharnée de la part des tribus nobles, que l’opinion publique chez nous a un peu légèrement transformées en groupes de patriotes, mais qui en réalité défendaient avec fureur leur droit séculaire de vivre aux dépens d’autrui. Du moment que la Russie ne pouvait plus permettre à ces aristocrates fainéans de tailler à merci les paisibles populations des plaines, (comme au Souanéthi et ailleurs), ils ne pouvaient que prêter une oreille docile aux sollicitations et aux promesses d’hospitalité de la Turquie.

Beaucoup d’entre eux comptaient bien y vivre, sans travailler, et en effet après l’effroyable crise que j’ai mentionnée plus haut, et qui moissonna environ 260,000 émigrans, les procédés de la commission de colonisation semblèrent favoriser leurs espérances. On les distribua dans les provinces chrétiennes, surtout en Bulgarie ; on prit des terres aux chrétiens pour les leur donner, on força les chrétiens à leur bâtir des maisons et jusqu’à des villes entières : on les obligea enfin à donner à ces intrus des bœufs de labour et les semailles de la première année. Quelques-uns se mirent à travailler, mais la plupart montrèrent leurs mains nerveuses et fines, et dirent fièrement que ces mains-là n’étaient pas faites pour avoir des ampoules. Le résultat le plus clair de cette colonisation a été de créer dans la Turquie d’Europe une foule de centres de maraude, dont les chrétiens ont la maigre consolation de ne pas être les seules victimes. Tant que les Tcherkesses ne voudront pas gagner honnêtement leur vie en travaillant, il sera impossible d’abolir la traite des enfans parmi eux, surtout la traite des filles, favorisée par les tolérances équivoques et casuistiques qui déshonorent le mariage musulman. Cependant, pour être juste, il faut constater un progrès : un très grand nombre d’enfans circassiens préfèrent déjà un travail pénible à la livrée lucrative et infamante des tchibougchis des pachas. Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir ces jeunes garçons aux traits purs et fiers circuler dans les bazars et proposer de porte en porte, pour 5 et 10 paras (3 et 6 centimes), les petits fagots qu’ils ont taillés dans la forêt voisine. On a le droit d’espérer que cette génération-là comprendra la noblesse du travail et du pain gagné, tandis que la génération dont elle sort n’apprécie que le pain conquis sur autrui. Elle restera musulmane, mais ne deviendra pas turque, car les déceptions de la fausse hospitalité de 1864 ont ulcéré des cœurs qui n’oublient pas. Notre plus grand étonnement en Turquie a été de voir, sur les points où les Circassiens avaient pris l’honorable parti de se mettre au travail, des relations de voisinage amical s’établir entre eux et les chrétiens bulgares, et surtout de les voir apprendre la langue slave. La Turquie fera donc bien de ne plus compter sur cet appoint pour combler les vides de sa population ottomane, et ce sera le châtiment le plus certain d’une nation qui ne sait pas se perpétuer par elle-même, et qui n’a vécu quatre siècles en Europe qu’au moyen d’une sorte de vampirisme alimenté de deux façons : par les razzias annuelles d’enfans chrétiens à l’intérieur, et par la piraterie barbaresque à l’extérieur[6].

Nous avons essayé de faire rapidement le bilan de l’esclavage turco-égyptien. M. Berlioux, d’ordinaire très circonspect en matière politique ou religieuse, va cette fois droit au fait en disant que pour supprimer la traite il faut déchirer le Koran. C’est net et surtout parfaitement juste ; seulement, poser ainsi la question, c’est reconnaître implicitement que la solution en est à peu près impossible. Partout où l’islam sera un culte dominant, le Koran, la polygamie et l’esclavage seront les bases essentielles de l’ordre social. Les gens qui veulent bien se laisser tromper vont répétant sans cesse que le Koran est élastique, qu’il se laisse commenter, élargir, modifier. Ce sont les mêmes qui ont presque réussi à persuader au public que la tolérance religieuse était en progrès en Turquie au moment où la Porte persécutait si cruellement un groupe de musulmans honorables qui avaient eu l’audace d’adopter la monogamie et de prêcher la possibilité du salut éternel pour les juifs et les chrétiens. Il faut bien le reconnaître, tous les gouvernemens musulmans, par fanatisme, par incurie, par cupidité, sont esclavagistes. Le gouvernement égyptien, le seul de tous en Orient qu’on puisse appeler un gouvernement laïque, n’obéit pas aux mêmes mobiles que ses voisins ; mais, outre que l’esclavage est aujourd’hui son mode presque unique de recrutement, l’abolition de la traite troublerait trop d’habitudes et trop d’intérêts chez les populations qui lui obéissent. Donc il n’y a rien à attendre de ces gouvernemens. Les sociétés abolitionistes qui ont envoyé des députations au khédive, il y a deux ans, pour le prier de prendre des mesures contre la traite exercée dans ses états n’ont réussi qu’à fournir à ce prince une occasion de donner le change à l’opinion publique. On sait que le sens de sa réponse fut celui-ci : « j’ai fait prendre des mesures si efficaces, qu’aujourd’hui la traite faite par mes sujets a complètement disparu du Nil ; il ne reste plus au Soudan d’autres négriers que des Européens qui, abrités derrière les capitulations, mettent à néant mes efforts et ma bonne volonté. » Le khédive poursuivait alors activement le retrait de ces capitulations si gênantes pour les gouvernemens orientaux qui veulent faire de l’arbitraire illimité chez eux ; sa réponse était un modèle de diplomatie et d’à-propos. Tous les journaux la reproduisirent, et pas un ne donna la réplique courte, nette et tranchante par laquelle M. Petherick, ex-consul anglais à Khartoum, déchira cette politique. Ainsi les gouvernemens musulmans ne feront rien de sérieux contre l’esclavage, parce qu’ils le regardent non-seulement comme licite, mais comme une base essentielle de la société islamite. Qu’on se rappelle une conversation du sultan de Bokhara avec le voyageur Vambéry, et l’air scandalisé avec lequel il apprit que la foi avait tellement dégénéré à Stamboul que le sultan des Osmanlis ne faisait pas de razzias annuelles contre les princes de Moscovie et d’Autriche pour se procurer des esclaves et gagner des âmes à l’islamisme. Il est heureux que le sultan actuel ne soit pas assez fort pour remplir « ce devoir, » car c’est ignorer le premier mot des affaires présentes de l’Orient que de ne pas connaître la recrudescence de fanatisme qui se produit depuis la mort regrettable d’Abdul Medjid. Un doyen des consulats européens au Levant disait encore il y a peu de mois : « Sachez bien que Mahomet est rené en 1861. » Ce serait la plus décevante des illusions de s’imaginer qu’on pourra obtenir quelque chose de sérieux sous ce rapport, soit du khédive, soit de son suzerain.

A leur défaut, peut-on compter davantage sur les gouvernemens européens, aujourd’hui les maîtres réels de l’Orient ? Quelques-uns le pensent, et adressent à ces gouvernemens les appels les plus confians. Vaine espérance ! on voit tous les jours des hommes subir individuellement de nobles entraînemens et faire des actes généreux sans une pensée d’intérêt personnel ; mais les gouvernemens ont peu d’entraînemens de ce genre. Les hommes d’état peuvent être, comme individus, douloureusement affectés du sort des 70 millions d’hommes chez lesquels sévit la plaie sociale que nous examinons ; ils n’en subissent pas moins l’influence de la politique traditionnelle des puissances occidentales. Leur préoccupation dominante aujourd’hui est de fortifier l’Orient musulman et de l’aider, comme on dit, à se régénérer. On fait une expérience, la chose est en faveur maintenant ; on ne se demande pas si, l’expérience finie et la débâcle accomplie, il ne sera pas trop tard pour songer aux chrétiens d’Orient et aux noirs africains, plus intéressans que tout ce monde qui croule dans la boue. Les grands actes humanitaires sont toujours imposés aux gouvernemens par un courant irrésistible d’opinion ; on peut en prendre pour exemple deux grands événemens de ce siècle, l’abolition de l’esclavage et la délivrance de la Grèce. C’est donc en définitive à l’opinion publique qu’il faut s’adresser pour l’éclairer, la guider, la pousser en avant, et c’est ce qu’ont fait les honorables écrivains cités en tête de ce travail. Après tout, on a plus de raisons d’attendre que les gouvernemens fassent leur devoir quand on a soi-même fait le sien.


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 1er avril 1862.
  2. Voyages de Speke, Grant, Baker, Tinné, Heuglin, Harnier, etc.
  3. Voyez la Revue du 15 février 1862
  4. Le mot djiberti veut dire à la lettre habitant du pays de Djabarla (aujourd’hui province d’Ifat), où s’est infiltré de bonne heure l’islamisme, et avec lui le commerce des esclaves et la fabrication des eunuques. Voyez sur tout cela Makrizi, Histoire des rois musulmans dans le Habech, Leyde, éd. Rinck.
  5. Voyez la Revue du 1er octobre 1850.
  6. Sur le système de razzias d’enfans parmi les populations soumises, ou même simplement tributaires, comme la Hongrie ou la Moldo-Valachie, voyez surtout la Cosmographie de Thevet, la traduction française de Chalcondyle, et Fînlay, Histoire de la Grèce sous les Ottomans.