La Traite des coulies à Macao

La Traite des coulies à Macao
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 178-193).
LA
TRAITE DES COULIES
A MACAO

Il y a peu de mois, le navire péruvien Maria Luz, commandé par le capitaine Herrera, fut contraint, manquant d’eau douce, de faire une relâche à Kanagava, un des ports importans du Japon. Ce bateau, parti depuis dix jours à peine de Macao, avait à bord 238 coulies chinois qu’il transportait au Callao, ville maritime du Pérou, située à deux milles de Lima. Aussitôt à l’ancre, un essai tumultueux de débarquement fut tenté par les passagers ; mais l’équipage, qui se tenait sur le qui-vive, parvint aisément à le comprimer, grâce à des coups de bambou et de garcette libéralement distribués. Quelques jours après, pendant une nuit sombre et pluvieuse, quatre ou cinq coulies réussirent pourtant à passer par-dessus bord et à gagner la terre à la nage. Ces mauvaises têtes, réclamées dès le lendemain aux autorités japonaises par le capitaine, lui furent remises sans difficulté, ainsi que cela se pratique pour des matelots déserteurs. Dès qu’ils arrivèrent sur le pont de son bâtiment, Herrera, armé de longs ciseaux, devant tous les coulies assemblés, supprima aux fugitifs la queue en cheveux tressés que tout bon Chinois doit avoir flottante derrière le dos, — mutilation déshonorante, considérée dans tout l’empire du Milieu comme un outrage irréparable. L’application exemplaire de ce châtiment redouté n’eut pas tout l’effet qu’on en attendait, car peu de jours après d’autres coulies parvinrent encore clandestinement à gagner la terre. Cette fois, quand le capitaine du navire péruvien se présenta pour les réclamer à la police japonaise, celle-ci, agissant sous la pression des résidens européens, refusa catégoriquement de livrer les déserteurs. Un tribunal composé du gouverneur de Yokohama, des consuls de France, d’Angleterre, d’Allemagne, se réunit aussitôt pour écouter les vives protestations d’Herrera, qui criait à l’arbitraire. A la grande stupéfaction de ce dernier, le jury international, assimilant à l’ancienne traite des noirs l’émigration des coulies telle qu’elle se pratique à Macao, ordonna sur-le-champ la mise en liberté de tous les Asiatiques qui se trouvaient à bord de la Maria-Luz, et subsidiairement leur rapatriement en Chine.

Tout en protestant, Herrera dut s’exécuter et faire mettre à terre sa vivante cargaison. Ce jour-là seulement, ce capitaine apprit par un de ses amis qu’en 1868 pareille mésaventure était arrivée au subrécargue d’un navire espagnol qui à la suite d’un gros temps s’était réfugié dans un port anglais. Nous devons ajouter que la cour de Pékin, dès qu’elle eut connaissance du jugement rendu à Yokohama, envoya au Japon Chen, un de ses grands dignitaires, avec ordre de ramener les émigrans à Nankin. L’empereur céleste, pour bien faire savoir à Macao qu’il était ennemi de l’exportation de ses sujets, se hâta d’élever Chen, après sa mission accomplie, à un grade supérieur à celui dont il jouissait déjà. Le capitaine Arthur du navire de guerre anglais le Iron-Duke, ainsi que le docteur Mac-Cartée, qui tous deux avaient coopéré d’une façon active au rapatriement de la cargaison de la Maria-Luz, reçurent aussi de sa majesté chinoise, et certainement dans la même intention, une médaille d’or avec la décoration du Kungpai de première classe.

A la nouvelle de ce qui s’était passé à Yokohama, le gouvernement péruvien se montra fort irrité. Son premier mouvement fut d’envoyer au Japon et dans les ports de Chine un plénipotentiaire escorté d’un bâtiment cuirassé, avec mission d’obtenir par tous les moyens possibles réparation du dommage causé à ses nationaux. Peu à peu cependant le Pérou se calma, et si un chargé d’affaires de cette république s’est présenté dernièrement dans ces lointains parages, il y est arrivé sans escorte guerrière. Les Anglais, qui avaient craint un moment l’arrivée à Yeddo d’une force péruvienne quelconque, qui avaient excité les coulies à la rébellion, poussé les autorités japonaises à déclarer négoce criminel l’émigration macaïste, s’étaient empressés, inquiets des suites de leur trop active intervention dans toute cette aventure, de soumettre la question de la Maria-Luz aux jurisconsultes de la Grande-Bretagne. Ces derniers viennent de rendre leur verdict en déclarant que le tribunal international présidé par le gouverneur de Yokohama avait agi conformément aux lois qui suppriment la traite et l’esclavage.

Nous nous proposons d’exposer ici ce que nous avons vu et appris personnellement à Macao de l’enrôlement des Asiatiques pour l’Amérique et les Antilles espagnoles; nos lecteurs pourront ainsi à leur tour juger la question. Inutile de dire que nous ne confondons pas cet odieux trafic avec l’émigration des coulies telle qu’elle a lieu sur la côte du Malabar, au grand avantage des Hindous et des planteurs français de l’île Bourbon. Ce qui se passe à Macao n’a rien de commun non plus avec l’émigration libre de Shang-haï, qui a pour résultat de faire affluer les Asiatiques en nombre considérable sur divers points de la Malaisie, de la Polynésie et de l’Amérique du Nord, en attendant qu’ils se ruent comme des sauterelles affamées sur la vieille Europe. Nous avons connu des Chinois millionnaires à Singapour, dans les Indes néerlandaises et aux îles Philippines; d’autres encore possèdent à San-Francisco de grandes fortunes, et nous pouvons certifier qu’ils avaient quitté leur pays natal aussi pauvres que les coulies au moment de leur embarquement; mais pas un de ces heureux parvenus n’était parti sous d’aussi tristes auspices.


I.

Lorsqu’il y a vingt ans les émules des Wilberforce, des Clarkson et des Burton apprirent que la traite des noirs, à peu près partout victorieusement combattue, venait de reparaître dans l’extrême Orient sous l’honnête désignation « d’émigration de coulies, » la presse de la Grande-Bretagne fit entendre sous leur impulsion de généreuses protestations : aujourd’hui encore elles sont plus ardentes que jamais dans les journaux anglais publiés en Chine et au Japon. Ce qui révolte davantage les âmes tendres qui ont voué leur vie à l’abolition de l’esclavage, c’est que l’odieux trafic ne s’attaque plus comme autrefois à une race dite esclave par nature à des êtres humains dont un pape, Léon X, approuvait l’asservissement, mais qu’il s’est rabattu sur la race jaune, très supérieure intellectuellement aux hommes à peau noire. Comme pour braver plus effrontément ceux que cette nouvelle exploitation de l’homme par l’homme indignait, le racolage et l’embarquement des Chinois n’avaient pas lieu, ainsi que cela se pratiquait pour la traite des Africains, nuitamment, sur un point de côte désert et sablonneux, comme il s’en trouve sur la côte de Guinée, loin de l’atteinte redoutable des navires de guerre chargés de poursuivre les négriers et de prendre leurs équipages, s’ils résistaient. La traite des Chinois s’exerçait au grand soleil, dans une colonie portugaise, à la vue et au su de vice-consuls européens, dans une possession appartenant à une nation qui, sous le règne d’un de ses plus grands rois, José Ier, avait aboli l’esclavage dans ses possessions d’outre-mer et notamment au Brésil; mais le Portugal est loin, hélas ! de ces époques héroïques, et le Japon, nation née d’hier, en repoussant de ses eaux la Maria-Luz, vient, avec l’appui d’un tribunal international, de le dépasser grandement dans une haute question d’humanité.

Comment Macao est-il devenu le centre d’une émigration si odieuse ? La réponse est dans l’esquisse que nous allons faire des possessions portugaises d’Asie, esquisse qui fera comprendre comment les trafiquans en coulies, repoussés des ports anglais et chinois, ont pu trouver réunies à Macao les tristes conditions morales et matérielles dont ils avaient besoin pour mener à bonne fin leurs opérations. En effet, lorsqu’on visite de nos jours ce qui reste debout des colonies conquises au XVIe siècle dans l’extrême Orient par les Portugais, on est douloureusement frappé de voir combien elles ont suivi, au point de vue commercial, le déclin foudroyant de la métropole, et comment elles s’éteignent dans un marasme dont aucune force morale ou physique ne pourra plus les faire sortir. Pourtant nulle nation d’Europe n’a été illustre et puissante comme le Portugal en Asie. Son immense empire s’étendait du détroit de Bab-el-Mandeb jusqu’à celui de Malacca. Dès la fin du XVe siècle, Vasco de Gama, parcourant le premier la grande voie qui conduit par mer de Lisbonne aux Indes orientales, arrivait à Goa. Presque aussitôt François d’Almeida s’emparait de Ceylan, la plus belle perle de l’Océan indien. Les Moluques, ces îles aux riches épiceries et aux oiseaux merveilleux, trafiquaient avec Alphonse d’Albuquerque. La Chine, pays soupçonneux, fermé jusque-là, entrebâillait sa porte à l’appel de Lope de Soarès, et voulait bien pour un moment essayer avec des Européens quelques transactions commerciales. En un mot, il n’y avait pas une seule cour des Indes où le nom portugais ne fut respecté à cette époque autant qu’il était glorieux et jalousé dans le vieux monde. Aujourd’hui, quand à Goa on s’arrête devant les ruines d’immenses édifices, qu’on mesure du regard l’épaisseur des murailles de Colombo, la capitale cingalaise, qu’on voit les anciens palais de Macao gisans à terre et métamorphosés en bouges ou en habitations sordides, on est saisi d’une grande pitié en présence des ruines de tant de splendeurs passées. « Cette tête avait une langue et cette langue chantait, » pourrait-on s’écrier avec Hamlet. Que reste-t-il en effet de cet immense empire ? Rien ou presque rien : Goa, Diu, Timor et Macao. Goa est sans vie, sans commerce ; on en parle encore dans la presqu’île indienne parce que c’est une fertile pépinière de cuisiniers, de joueurs de flûte et de barbiers complaisans, trop complaisans. Diu est une petite bourgade sur les bords du Combayo, non loin de Surate, où les fièvres terrassent annuellement, après la saison pluvieuse, une population misérable et sans aucune énergie, sans même celle dont elle aurait besoin pour fuir de quelques pas ce foyer d’infection. Timor est rempli de lépreux ; les Européens, fort rares heureusement, qui par contagion sont atteints de l’horrible mal, vont s’y réfugier plutôt que s’y cacher, sachant bien que dans cette possession malsaine ils ne seront pour personne un objet de dégoût et de répulsion. Reste donc Macao, qu’un beau reflet de la gloire de Camoëns illustrerait encore, — car c’est là que le poète lusitanien composa son admirable poème des Lusiades, — si les trafiquans en coulies, aidés par l’inqualifiable tolérance du gouvernement de Lisbonne, n’étaient venus y ouvrir leur comptoir. Chassés de Hong-kong et de Shang-haï, non par la violence, mais par le mépris qu’ils inspirent aux Anglais et aux autorités chinoises, les traitans ont su découvrir dans les vieux palais en ruines de Macao les vastes prisons dont ils ont besoin pour enfermer leur cargaison humaine jusqu’au jour définitif de l’embarquement pour La Havane ou le Pérou. Ils y ont même trouvé, comme on verra, des commissaires du gouvernement portugais qui apportent aux opérations des trafiquans par leur intervention officielle une véritable sanction légale.

Macao est situé sur la pointe méridionale de la presqu’île de Kauming, et n’est séparé du territoire de la province chinoise de Kouang-toung que par une muraille tout aussi délabrée que la grande muraille de la Tartarie. Lorsque le voyageur y arrive de Hong-kong à bord du White-Cloud, le charmant petit bateau à vapeur qui fait journellement ce trajet en six heures, ses yeux enchantés découvrent de hautes collines boisées, un entassement de rochers pittoresques, une agglomération de maisons s’élevant en gracieux amphithéâtre, puis une plage blanche, sablonneuse, formant l’arc parfait que les Portugais appellent Porto de Praya grande. C’est là que pullule et s’agite la population amphibie des pêcheurs macaïstes.

Dès qu’on a jeté l’ancre, on voit s’élancer du port, dans la direction du steamer, une nuée de petites embarcations manœuvrées avec une rare énergie à l’aviron par des femmes. Leur costume est tellement semblable à celui des hommes qu’il serait impossible de les distinguer de ces derniers, si au moindre mouvement de leurs corps robustes d’énormes seins ne soulevaient dans toutes les directions leur courte chemisette. à n’y a généralement à bord du White-Cloud que trente passagers de première classe; cent batelières n’en accourent pas moins, bien décidées à s’emparer d’un voyageur au moins, et à l’entraîner coûte que coûte au fond de leurs légers sampans. Dès qu’elles sont à portée de la voix des victimes qu’elles convoitent, l’audace des mégères devient terrible; leur élan est si impétueux que le capitaine, dans la crainte de voir son pont envahi, ses ballots et ses passagers enlevés, se trouve obligé de faire jouer rapidement en avant et en arrière les aubes des roues. Lorsque le steamer, comme un cheval qui piaffe, a soulevé une mer. impatiente autour de ses flancs, les barques s’amoncellent et se heurtent dans un désordre effroyable, les avirons s’entremêlent et se brisent, le tout au milieu des clameurs de cent femmes exaspérées et du sifflet strident de la machine. C’est précisément à l’instant où. sampans et rameuses sont dans le plus grand désarroi que l’on doit se hâter, si l’on est pressé de débarquer, de se mettre en haut de l’échelle. On n’y attendra pas longtemps un bateau plus avisé que les autres. En ce qui me concerne, deux bras vigoureux, ceux d’une jeune Macaïste, m’enlevèrent comme une plume dès que j’eus mis un pied timide hors du bordage. Je fus presque aussitôt déposé au fond d’une cabine tapissée de nattes, et dix minutes après, ressaisi de nouveau par l’athlète féminin, j’étais doucement replacé par elle debout sur le sable du rivage. Le port de Macao n’ayant pas de débarcadère, la Macaïste avait dû, pour m’éviter un bain de mer désagréable, se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture, et me porter dans ses bras robustes jusque sur la terre ferme. Là, je lui donnai deux piastres qu’elle remit aussitôt devant moi à un individu de mauvaise mine, peu vêtu, et qui, accroupi sur ses genoux, semblait philosophiquement attendre l’argent que la batelière, sa femme sans doute, venait de lui glisser dans la main. Je vis ce singulier mari faire un signe de croix en tenant du bout des doigts les deux pièces blanches, bâiller, s’étendre sur le sable chaud de la plage et fermer les yeux. J’appris quelques heures après que c’était le métier le plus honnête que pût faire un indigène : il ne devient dangereux que s’il est à bout de ressources, ou s’il n’a pas une femme courageuse qui lui donne d’une façon ou d’une autre du tabac, de l’opium et du riz.

Il n’y a que trois grandes maisons à Macao qui s’occupent de l’émigration des coulies, mais leur activité est si grande, leurs agens si nombreux dans la province de Kouang-toung et à Canton même, qu’en un an elles parviennent à racoler quatre mille individus en moyenne. C’est ainsi qu’en 1872 elles ont pu charger pour le Pérou les navires péruviens America et Rosalia avec 1,140 coulies, pour La Havane les navires espagnols et français Altagracia, Rosa del Turia, Alavasa, Véloce et Bengali avec 2,447. On remarquera que dans cette liste, où nous avons le regret de voir figurer des noms français, il n’y a pas un navire de la Grande-Bretagne; les Anglais, qui n’avaient aucun scrupule à vendre des canons aux Chinois pendant que le Céleste-Empire était en guerre avec l’Angleterre, refusent pourtant ce genre de transport malgré le joli fret de 15 livres sterling qui leur est offert par tête de Chinois.

Presque tous les embaucheurs sont des métis macaïstes. Cependant, à l’hôtel où je descendis il y a quelques années, je trouvai un misérable Français nommé Lamache qui ne dédaignait pas d’aller à Canton pour le compte d’une maison de Macao faire du racolage au prix modique de 10 francs par tête de racolé. Cet aventurier, dont parle M. le comte de Beauvoir dans un de ses récits de voyage, est aujourd’hui à Bankok, général commandant du corps des amazones de sa majesté le roi de Siam et préposé à la garde du trésor royal. Ancien cuisinier, déserteur d’un navire de guerre français, le Colbert, Lamache avait su obtenir, en affectant des dehors pieux, un certain crédit à Manille auprès d’une famille espagnole fort honorable. Un jour, de connivence avec un capitaine anglais aussi coquin que lui, le futur général s’embarqua sans tambour ni trompette pour Hong-kong, emportant la valeur d’une vingtaine de mille francs en marchandises qu’il s’était bien gardé de solder. Pendant qu’il cherchait à Hong-kong un go down ou magasin pour y déposer les objets dérobés et qui étaient restés à bord, le capitaine anglais mettait à la voile, et c’est à la suite de cette mésaventure que l’ingénieux, mais trop confiant Lamache s’était fait racoleur. Lorsque je le vis pour la première fois à Macao, il revenait de Canton avec quarante malheureux coulies embauchés par lui et un métis portugais. Lui ayant demandé comment il avait pu prendre un si grand nombre d’émigrans, l’ex-cuisinier me montra un cornet rempli de dés et me dit : « Voici ma glu. »

Il faut bien reconnaître que les Chinois sans exception sont joueurs, mais à un tel point que, lorsqu’ils ont perdu leur fortune, leurs femmes, leurs filles, ces forcenés en arrivent au point de se jouer eux-mêmes. C’est là ce que savent très bien les agens des maisons d’émigration à Macao. A l’affût des Chinois flâneurs, mais d’apparence robuste, ils les abordent, leur parlent avec douceur, les accablent de politesses, les conduisent aux bateaux de fleurs, dans les maisons où l’on fume l’opium; puis, s’ils voient qu’il reste encore quelques sapèques à leurs victimes, ces insinuans personnages finissent par les entraîner dans les plus infâmes tripots, où, après quelques coups de cornet, la ruine des naïfs Chinois est rapidement consommée. C’est lorsque l’infortuné Asiatique a vidé sa bourse et sa tête qu’on fait briller devant ses yeux à demi éteints par l’opium ou la débauche quatre belles piastres en argent, 20 francs environ ; c’est en échange de cette faible somme qu’on lui enlèvera une signature qui l’oblige à un embarquement pour le Pérou ou les Antilles espagnoles, deux chaudes contrées, comme on sait, où il devra travailler à la terre pendant six années consécutives, au prix de 4 piastres par mois. Or 4 piastres dans les Amériques ne représentent certainement pas 10 francs de notre monnaie d’Europe.

Lorsque les futurs émigrans apposent leurs noms au bas de l’acte qui les lie d’une façon si dure pour un résultat si minime, on se garde bien de leur dire à quelle distance de l’Empire-Céleste se trouvent les champs de canne à sucre de La Havane et les îles péruviennes couvertes de guano. On leur dit, s’ils en font la demande, que ces deux pays sont très rapprochés du lieu d’embarquement. C’est à ce mensonge qu’il faut attribuer les grandes tueries de coulies que plusieurs capitaines ont été contraints d’exécuter pour sauver leurs navires et leurs équipages. Si, après quelques jours de route, le bâtiment qui transporte les émigrans est obligé, comme le fut la Maria-Luz, de faire relâche dans un port quelconque, si par-dessus les bastingages ou les grilles des sabords les infortunés émigrans aperçoivent au loin une île verdoyante de l’Océanie ou une montagne bleue du continent américain, ils se croient au terme du voyage, et demandent à quitter le navire à tout prix. Nous avons raconté déjà[1] comment en rade de Manille quatre cents coulies, qui se croyaient arrivés à La Havane, s’étant soulevés parce qu’on ne les faisait pas descendre à terre, furent enfermés par l’équipage du Waverley dans l’entre-pont, où, faute d’air, ils périrent asphyxiés. Nous pourrions citer vingt cas semblables et d’autres où le feu a été mis à bord par les passagers exaspérés, s’il y avait intérêt à multiplier les récits de ces horribles drames.

Quand le coulie a donné sa signature en présence d’un petit mandarin auquel il est alloué une gratification légère, on l’habille entièrement à neuf. Le costume ne vaut pas 5 francs, car il ne se compose que d’un pantalon écourté jusqu’aux genoux et d’une veste sans manche en cotonnade bleue. Le coulie reçoit alors également les 4 piastres qui lui ont été promises aussitôt que sa signature se trouvera au bas du contrat. Dès que les racoleurs ont pu réunir 20 émigrans, ces derniers sont liés les uns aux autres comme les grains d’un chapelet, puis dirigés sur Macao, territoire portugais et tout à fait en dehors de la juridiction chinoise. Là, s’ils sont débarrassés de leurs liens, on les emprisonne au plus vite dans ce qu’on appelle des baracouns. Ce sont des voûtes d’anciens palais, des caves immenses dont l’entrée est fermée par une claire-voie composée de bambous énormes. Quoique simplement couchés sur le sable, les coulies sont bien nourris et reçoivent journellement la visite d’un médecin. Chinois comme eux. Malheureusement, en Chine comme en Europe, le temps paraît affreusement long aux prisonniers, et les coulies désœuvrés s’ennuient à mourir. On les autorise alors à dépenser comme bon leur semble les à piastres qu’ils ont en poche, on les pousse même à se distraire par le jeu, à fumer de l’opium, mais toujours sans sortir des baracouns. Or 4 piastres durent peu dans les mains d’individus qui n’ont d’autre préoccupation que celle de jouer, manger et dormir. Aussi, lorsque l’heure de l’embarquement définitif est arrivé, si un coulie voulait rompre son engagement, ce serait le gousset vide, sans un sapèque pour acheter quelques grains de riz dans les boutiques de Macao, qu’il se trouverait dans la rue et livré à lui-même. Les traitans ont compté là-dessus, et on va comprendre pourquoi.

Un chargement varie de 400 à 500 coulies. Lorsque ce chiffre se trouve atteint, que le navire est prêt à prendre la mer, les maisons d’émigration en avisent le gouverneur de Macao. Il y a quelques années, on ne se donnait pas cette peine; mais depuis que M. Gladstone, fortement opposé à ce genre d’exploitation des Chinois, a signalé à l’attention du cabinet de Lisbonne ce qui se passait à Macao, voici ce qui a lieu. Aussitôt que le gouverneur de la colonie a été averti, deux commissaires portugais, agens officiels, vont aux prisons et font apposer sur les murailles un avis en langue chinoise dans lequel il est dit que, si quelques coulies ont des raisons à donner contre leur départ, ils aient à se préparer à les faire valoir devant les autorités portugaises. L’affiche reste apposée trois jours, et le quatrième l’interrogatoire personnel des émigrans commence. Ceux qui veulent s’embarquer sont conduits immédiatement au bateau; les mécontens, c’est-à-dire ceux qui prétendent que, leur bonne foi ayant été surprise, il n’y a pas pour eux obligation de remplir leur engagement, sont mis en liberté. Ici se place un incident qui serait comique, s’il ne touchait à ce bien si précieux qu’on appelle la liberté individuelle. Il faut que le coulie qui refuse de partir, — et nous devons croire que son engagement n’a pas été obtenu d’une façon loyale, puisque la loi portugaise ne l’oblige pas à y faire honneur, — il faut, disons-nous, que le coulie récalcitrant remette aux racoleurs les vêtemens qu’il a reçus au moment de la signature du contrat en Chine. Or il arrive souvent que l’impossibilité où se trouve le coulie d’acheter une simple loque pour se couvrir le décide à demander d’être conduit à bord. D’autres, les prévoyans, qui ont gardé un peu d’argent pour vivre et un vêtement de rechange, sont contraints de regagner sans retard le territoire chinois et le village d’où ils sont sortis; mais le petit mandarin devant lequel le contrat a été passé ne les voit jamais revenir d’un bon œil. Les racoleurs reprocheront plus tard à ce fonctionnaire d’avoir accepté une gratification pour son intervention dans un acte dont les conditions n’ont pas été remplies ; c’est enfin une insulte à sa qualité d’officier ministériel. Le Chinois qui est revenu de Macao n’a donc qu’à se bien conduire : s’il commet la faute la plus légère, les coups de bâton sur la plante des pieds pleuvront pour lui au yamen; à tout instant, il sera conduit en prison et soumis à l’affreux régime qui l’y attend; n’ayant plus ni trêve ni repos, un seul salut lui reste, c’est de quitter son pays, et c’est ce que font neuf coulies sur dix. Désormais sans famille et sans foyer, errant de province en province, le malheureux finit généralement par devenir bandit ou pirate.

Quand commença en Chine ce prétendu commerce d’émigration, les racoleurs de l’espèce du général Lamache ne faisaient aucune attention aux antécédens et à la moralité des hommes qu’ils embauchaient. Il arrivait alors fréquemment que ces derniers, après avoir dépensé les 4 premières piastres, refusaient de partir; mais, comme ils y étaient contraints par la loi portugaise, les coulies s’en vengeaient en vue des côtes chinoises, soit en allumant un incendie à bord, soit en assassinant le capitaine et l’équipage dans une mutinerie générale. Aujourd’hui les racoleurs savent presque toujours par les petits mandarins à quel genre d’individus ils ont affaire. Si c’est un homme mal famé qui se présente à l’enrôlement, on le repousse avec autant de persistance qu’on en mettrait à l’accueillir, s’il avait de bons antécédens. Qu’on ne croie donc pas que la population émigrante d’aujourd’hui soit ce qu’elle était il y a quelques années. Ce sont en général d’honnêtes artisans, des laboureurs, des ouvriers sans travail, qui acceptent en aveugles, après quelques jours d’ivresse, l’engagement que l’on connaît.

Il en résulte que le capitaine d’un navire marchand qui de nos jours transporte des émigrans chinois a bien moins à craindre qu’autrefois l’explosion d’une révolte à bord. Le pont du bâtiment n’en reste pas moins toujours garni de petits canons qui le balaieraient au besoin, et les matelots européens ont continuellement un revolver à la portée de leurs mains. En quittant Macao, le capitaine est obligé de déposer dans la caisse des autorités portugaises une somme de 1,000 piastres comme garantie du bon traitement et de la bonne nourriture qu’il doit fournir à ses passagers. Si au port du débarquement le consul portugais faisait un compte-rendu du voyage défavorable au capitaine, les 1,000 piastres seraient confisquées sans appel ; mais ce cas ne s’est jamais présenté. Le commandant du navire, qui reçoit pour le transport de chaque coulie une somme qui varie de 400 à 500 francs, a naturellement tout intérêt à contenter les armateurs, à ne pas exaspérer les émigrans par de mauvais traitemens ou en ne leur donnant qu’une nourriture insuffisante.

il s’est pourtant présenté des circonstances malheureuses qui ont obligé parfois un capitaine à jeter à la mer toute une cargaison d’Asiatiques. Ce sont évidemment des cas de force majeure, et les élémens seuls sont responsables de tant d’existences sacrifiées. L’exemple le plus affreux de ces terribles nécessités est la catastrophe qui eut lieu, il y a quelques années, aux Paracelses, ces récifs de la mer de Chine si tristement célèbres dans les annales des naufrages. Un maladroit capitaine vint nuitamment s’y briser avec 500 coulies qu’il transportait au Pérou. Comprenant tout de suite qu’il ne lui reste aucune possibilité de sauver sa cargaison, il réunit l’équipage, et lui ordonne de mettre sans bruit les petites embarcations à la mer. Cette opération terminée, le capitaine fait embarquer ses hommes, s’embarque lui-même et abandonne à leur sort les cinq cents Chinois, qui, réveillés en sursaut par les chocs répétés du navire contre les roches, poussaient déjà du fond des entre-ponts où ils étaient couchés des cris d’épouvante. Inutile de dire que le prudent capitaine avait fait clouer solidement par le charpentier les écoutilles. Lorsqu’il n’y a pas grosse mer, les Paracelses offrent en quelques endroits une surface plane, émergeant au-dessus de l’eau de quelques centimètres; si le vent ne soufflait jamais en tempête, on pourrait y rester sans danger, et y vivre même quelques jours en ne se nourrissant, bien entendu, que de coquillages et de tortues de mer. Les coulies qu’on avait laissés enfermés dans le navire naufragé purent-ils s’en évader, gagner un terrain ferme, et s’y maintenir pendant une série de beaux jours, attendant avec une terrible angoisse un secours providentiel? Nul ne le sait, car pas un des cinq cents infortunés émigrans n’échappa à la mort. Aussitôt que le capitaine fut arrivé sain et sauf avec son équipage à Hong-kong, les autorités anglaises envoyèrent sur le lieu du sinistre le plus rapide bateau à vapeur qu’il y eût en rade; mais ceux qui le montaient ne virent en approchant avec précaution des récifs qu’une portion de mer houleuse et blanche d’écume. Les lames balayaient constamment les Paracelses, et il n’eût été possible à aucun être humain de s’y maintenir. Le bâtiment abandonné avait dû être broyé, et les passagers, en admettant qu’ils eussent pu un instant toucher terre, durent peu à peu être entraînés en grappes vivantes vers la haute mer.


II.

Au Pérou, pas plus qu’aux Antilles espagnoles, les gouvernemens péruvien et espagnol n’interviennent jamais dans les transactions qui peuvent se faire entre les maisons d’émigration de Macao et les maisons qui reçoivent les coulies au Callao ou à La Havane. Si le gouvernement péruvien a besoin de travailleurs asiatiques pour l’homicide exploitation de ses guanos, il loue les coulies comme le ferait n’importe quel planteur.

Lorsque les émigrans chinois, un peu endoloris de leur longue traversée, sont débarqués, s’ils sont tout d’abord enchantés de sentir la terre sous leurs pieds, le souci de savoir à qui ils vont appartenir pendant six années consécutives les rappelle bientôt à la triste réalité. Leur location se fait comme autrefois se faisait la vente des noirs. On les examine, on les palpe, on les ausculte. Un courtier beau parleur fait valoir la grosseur des bras, la largeur de la poitrine et des épaules, la rondeur des mollets et la petitesse des pieds. Le sujet en voie d’acquisition doit marcher, courir, trotter, tousser et cracher au commandement des amateurs. S’il est reconnu, après un examen révoltant, bien conformé et parfaitement sain, il est loué, — nous allions dire vendu, — pendant six ans, pour une somme qui varie de 500 à 300 dollars (2,500 francs à 1,500).

Au Pérou, le coulie est employé à la culture de la terre, de la canne à sucre, des vignes, à bêcher le guano et à le tasser sur les navires marchands qui le transporteront en Europe, où il fécondera nos terres épuisées. La mortalité chez ceux qui travaillent presque nus et sous un soleil ardent à l’extraction du précieux engrais est effrayante, quoique la nostalgie en fasse mourir encore plus que la poussière délétère au milieu de laquelle ils travaillent. A Lima, et ceux-là sont les moins infortunés, on fait des marmitons des Chinois; quelques-uns même deviennent d’excellens cuisiniers. Libres après six années d’un service peu pénible, ces rares privilégiés de l’émigration amassent un petit avoir qui leur permet de retourner en Chine, — le grand but, — pour y vivre à l’aise et indépendans.

A La Havane, le Chinois est envoyé tout de suite par son acquéreur dans l’intérieur de l’île, soit aux plantations de tabac, soit à celles de la canne à sucre. Il y est bien moins heureux que dans la république péruvienne, car le climat éprouve rudement le nouvel arrivant, le soleil a pour lui des rayons mortels, et l’orgueilleux Espagnol des Antilles ne le considère et ne le traite que comme un animal de renfort destiné à suppléer à la mollesse et à l’indolence de ses esclaves noirs. Ainsi que ces chevaux de louage que l’on prend pour ménager un attelage de prix, on loue les coulies pour faire rendre à leurs forces tout ce qu’elles peuvent donner. Tant pis s’ils meurent épuisés après la sixième année de leur engagement; leur mort ne sera jamais une perte comme d’un esclave, et les maisons de Macao renverront à La Havane d’autres Chinois jeunes et vigoureux, qui rempliront les vides avec un nouvel avantage.

Qu’on se garde bien de comparer le sort d’un nègre esclave, relativement heureux, à celui des engagés de Macao. Il n’y a pas de comparaison à établir, et on a vu quelquefois le pauvre noir prendre en pitié le sort de son jaune compagnon de labeur. La condition des Asiatiques est bien au-dessous de celle des Africains, nous ne saurions trop le mettre en évidence, par la simple raison que, ni l’un ni l’autre ne pouvant disposer à leur gré de leurs bras, il y a tout avantage pour le Havanais à faire travailler outre mesure le coulie, et à ménager un esclave qui représente, tant qu’il vivra, une valeur de 3,000 à 4,000 francs. Enfin les 4 piastres que le Chinois reçoit en paiement de son travail peuvent à peine suffire à ses besoins, tandis que l’esclave est bien nourri, bien soigné, et amusé parfois quand la nostalgie menace d’étendre un voile de tristesse sur son esprit naturellement impressionnable et enfantin.

On a vu beaucoup de nègres se racheter, quitter La Havane et aller jouer un rôle quelquefois important en Amérique; les coulies au contraire, malgré leur sobriété fabuleuse, sont fatalement amenés à contracter des dettes. Les planteurs, bien loin de leur refuser des avances, s’empressent de leur offrir tout ce qu’ils désirent. S’ils acceptent, les Chinois sont perdus. Désormais ce n’est plus un contrat de six ans qui les liera à un maître avide, c’est un contrat pour la vie. Malheureusement pour les planteurs, l’Asiatique aime encore plus son pays que la liberté. Si à bout de patience, après des prodiges d’épargnes et de privations, il s’aperçoit qu’il ne parviendra jamais à se libérer, il se tue froidement. Il croit en la doctrine consolante de Bouddha, et meurt persuadé que son âme va retourner au pays natal, pour y revivre, heureuse et dégagée de liens odieux, sous une nouvelle forme.

On va peut-être dire que, comme don Quichotte, nous nous sommes mis en campagne pour combattre des moulins à vent. Pourquoi parler d’esclavage au XIXe siècle? Sous quelle latitude, sur quelle mer signale-t-on des négriers ? S’il y a, il est vrai, de nombreux esclaves aux Antilles espagnoles et dans l’Amérique méridionale, c’est évidemment parce que ces misérables sont indignes de la liberté ; comment supposer que jusqu’à ce jour ils n’aient pu se racheter par un travail persévérant? En principe, l’esclavage est aboli partout, s’il ne l’est pas de fait, et cela doit suffire aux philanthropes les plus exigeans. L’Espagne vient de le supprimer radicalement à Porto-Rico ; La Havane aura bientôt son tour, les autres pays suivront. — A cela, nous avons le véritable regret de répondre que de nos jours encore l’Angleterre entretient dans les parages autrefois infestés par la traite une flotte formidable, et que, si les Anglais se condamnent à soutenir les charges d’un pareil armement, c’est parce qu’ils sont persuadés que, du jour où leurs navires cesseront de faire la police des côtes suspectes, la traite des noirs recommencera comme par le passé. Il n’y a pas bien longtemps que la France elle-même avait à la côte d’Afrique une station navale avec une pareille mission de surveillance; si nous l’avons supprimée, c’est que nos finances n’en permettaient plus le maintien.

Il y a au Brésil 1 million d’esclaves, et à Cuba 269,000, d’après un recensement officiel de cette année. A Zanzibar, le trafic des Africains se fait sur une si grande échelle qu’en ce moment même l’Angleterre et la France s’unissent pour le réprimer. À ce propos, le docteur Livingstone écrivait dernièrement à la Société géographique de Londres que tous les ans de riches marchands banyans et hindous pénètrent jusqu’au centre de l’Afrique centrale, et qu’ils y poussent certaines tribus belliqueuses à se faire la guerre. Les luttes terminées, les marchands achètent les vaincus, puis les conduisent pédestrement et enchaînés jusqu’au littoral pour y être vendus. Avant d’arriver à Bagamoyo ou à Zanzibar, leur port d’embarquement, beaucoup de prisonniers succombent aux fatigues du voyage, et le célèbre voyageur affirme qu’il en meurt ainsi 10,000 annuellement. Ceux qui ont survécu sont expédiés comme esclaves pour les ports de l’Arabie ou de la Perse. C’est encore à Bagamoyo qu’on amène, pour être livrées à un acquéreur quelconque, les noires beautés de l’Ouhigou, de l’Ouguido, de l’Ougogo, de la Terre-de-la-Lune et du pays des Gallas.

Le « général » Kirkham, ambassadeur du roi d’Abyssinie près la cour d’Angleterre, vient également de publier à Londres des renseignemens curieux sur le commerce des esclaves dans le centre de l’Afrique. Il n’évalue pas à moins de 80,000 ou 90,000 le nombre des jeunes Africains qui, enlevés à leur pays natal, sont vendus dans les bazars d’Aatra et de Turquie. Ce sont pour la plupart des enfans de l’âge de sept à huit ans, les plus âgés ne dépassant jamais celui de dix-sept. Si les marchands les préfèrent jeunes, c’est que, lorsqu’ils sont plus vieux, les esclaves sont indociles et se refusent à certaines complaisances inqualifiables. Presque tous ces infortunés proviennent du centre des continens africains et de la région du Nil-Blanc. Assemblés à Kassala, ils sont conduits au bazar de Metemmeh, d’où les acheteurs les amènent ensuite à Djeddah. Une jeune Africaine de couleur bronzée, d’un extérieur agréable, se vend encore 140 dollars, un jeune garçon en vaut 100; les Shankaltres et les Gallas sont recherchés des traitans en raison de la grande beauté de leur forme et de la supériorité de leur intelligence; mais les femmes sont toujours vendues plus chèrement que les hommes, les premières étant très demandées dans les harems. Le général Kirkham affirme que, quoique les lois d’Abyssinie soient très sévères pour les individus qui se livrent à l’odieux trafic, la traite s’y fait continuellement. Tout Éthiopien chrétien ou musulman surpris en flagrant délit de vente d’enfant est pendu sans appel à l’arbre le plus proche. En dépit de ce rigoureux châtiment, à chaque instant, de pareils marchés se renouvellent. La race nubienne fournit aussi son contingent à l’esclavage; on fait peu de cas des hommes, mais les jeunes filles, très appréciées comme servantes, trouvent des acquéreurs nombreux. Dans l’archipel des îles Soulou, de pauvres Indiens appartenant aux provinces espagnoles de l’archipel des Philippines sont constamment enlevés à leurs villages par des pirates mahométans, et placés pour la vie sous le joug de la plus despotique servitude. Une jeune femme espagnole, belle à ravir, enlevée il y a quelques années par ces misérables couverts de lèpre, mourut dans leurs mains de désespoir. On trouve aussi des esclaves aux îles du Cap-Vert, au Mozambique et au Brésil ; la mort seule brisera les liens qui les lient à leurs maîtres. Il y a des esclaves à Bornéo, dans un grand nombre d’îles océaniennes, dans le royaume de Siam et dans cette partie de l’Annam qui n’est pas encore française. Pour en finir, rappelons qu’un des griefs des Hollandais contre les Atchinois est fondé sur ce fait que ces derniers trafiquent des femmes malaises jusque dans les Indes néerlandaises. Cette plaie de l’esclavage est, on le voit, bien loin d’être fermée, et si ce qui a lieu à Macao n’est pas la traite telle qu’elle fut combattue par la France et l’Angleterre, c’est assurément un trafic sans moralité et une condamnable exploitation.

Il reste donc établi que, chassés de Hong-kong par les Anglais, mal vus par les Chinois, repoussés par les Japonais, les marchands de coulies ont pu trouver dans une colonie européenne d’Asie non-seulement de vastes prisons pour y tenir enfermés des émigrans, mais encore un permis d’exploitation. Que dans ces sinistres contrats on laisse intervenir des agens portugais revêtus d’un caractère officiel, c’est là un fait vraiment regrettable ; quelle triste opinion doivent avoir les Asiatiques de notre civilisation ! La cour de Lisbonne peut répondre à ces reproches, comme elle a répondu aux observations que le premier ministre d’Angleterre lui avait adressées à ce sujet, que ses agens ont mission de sauvegarder la liberté du coulie et d’empêcher qu’il ne soit embarqué contre son gré. À notre avis, il eût été préférable de ne pas autoriser l’installation de pareils établissemens à Macao ; on n’aurait pas dû permettre qu’un marchand d’hommes eût le droit d’y tenir enfermés dans d’infects baracouns des centaines de malheureux circonvenus par d’infâmes artifices. En effet, qu’on n’oublie pas comment les Asiatiques sont enrôlés, à quelles conditions dérisoires ils donnent si facilement leur liberté pour travailler pendant six ans sous le soleil des îles Galapagos, — les îles Chinchas sont épuisées, — et à La Havane, au pays du vomito. Qu’on se souvienne de l’accueil que reçoivent les coulies de leurs mandarins lorsque, refusant de s’embarquer, ces infortunés reviennent dans leurs districts à peu près nus et à coup sûr affamés, — qu’on songe enfin à la facilité avec laquelle les planteurs de La Havane fournissent aux Asiatiques tout ce qui doit les endetter et par conséquent prolonger la durée de leur servitude. Lorsqu’un homme imprévoyant ou poussé aux dernières extrémités par la misère et la faim a mis au pied d’un contrat une signature qui permet une exploitation outrée de ses forces sans compensation rémunératrice équivalente à son travail, cet homme est fondé à ne pas faire honneur à sa signature. La loi ne reconnaît pas la validité des contrats dits léonins en jurisprudence. Le gouverneur de Macao, qui autorise le Chinois détenu dans les baracouns à ne pas s’embarquer, proclame que l’engagement n’est pas fait dans les conditions exigées par la moralité et la justice.

Il serait temps que le gouvernement portugais, renonçant au faible bénéfice qu’il perçoit sur le trafic des coulies, supprimât enfin les baracouns, pour ne plus tolérer qu’une émigration libre protégée par des contrats sincères et équitables. Le contrat adopté par les agences anglaises peut être cité comme un modèle pour les dispositions libérales qu’il renferme, car il laisse aux Chinois la faculté de résilier leur engagement à la fin de la première année, et même à toute autre période de leurs cinq ans, moyennant des remboursemens qui ne sont pas hors de leur portée. En ajoutant à ces clauses une stipulation relative au retour, il serait facile de concilier le recrutement des ouvriers chinois avec les lois de l’humanité, et on les mettrait à même de tirer un juste profit de leur dur labeur. La patiente industrie, l’intelligence et la sobriété dont ils font preuve leur permettent généralement d’arriver vite à l’aisance dans les pays où ils sont admis comme travailleurs libres, et bien que, par suite d’un préjugé hostile, ils soient mal vus dans la plupart des colonies anglo-saxonnes, ils rendent tous les jours des services très appréciables. C’est ainsi que l’introduction des coulies chinois a éminemment contribué à ranimer la culture du coton dans les états du sud, quand les nègres affranchis refusaient en masse de travailler. L’ensemble des Chinois dispersés sur divers points du globe dépasse aujourd’hui 1 million et peut-être 2 millions; c’est une bien faible fraction de la population de la mère-patrie, qui semble comprise entre 500 et 600 millions, et l’on conçoit qu’une telle fourmilière puisse encore alimenter une émigration pour ainsi dire indéfinie. Il s’agit seulement de diriger ce courant, de le surveiller, afin de l’empêcher de devenir dangereux; les races blanches trouveront alors dans la race jaune, si supérieure aux nègres, d’utiles et modestes auxiliaires, et ces Auvergnats de l’extrême Orient rapporteront dans leur pays, avec la fortune qu’ils auront gagnée, des idées de civilisation qui germeront et porteront des fruits. Ce n’est pas sans raison qu’on a dit que les Chinois sont destinés à servir de trait d’union entre les civilisations si diverses qui se trouvent en présence dans les parages du Pacifique, et qu’ils aideront puissamment à régénérer ce monde vieilli, que la nature semble en vain tenter par l’offre de ses plus riches trésors.


EDMOND PLANCHUT.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1871, le Tour du monde en cent vingt jours.