La Traite des blanches et le commerce de l’obscénité

La traite des blanches et le commerce de l’obscénité
René Bérenger

Revue des Deux Mondes tome 58, 1910


LA TRAITE DES BLANCHES
ET
LE COMMERCE DE L’OBSCÉNITÉ

CONFÉRENCES DIPLOMATIQUES INTERNATIONALES DU 15 JUILLET 1902 ET DU 18 AVRIL 1910

Il n’est pas rare que des événemens dont l’importance eût vivement sollicité, dans des circonstances ordinaires, l’intérêt des esprits éclairés, soient relégués au second plan, passent même inaperçus, lorsque des faits d’une intense émotion viennent tout à coup se saisir de l’attention publique et l’absorber.

C’est ce qui arrive à la Conférence diplomatique internationale réunie du 18 avril au 4 mai dernier à Paris, sur la convocation du gouvernement français. Son double objet était d’un haut intérêt. Il s’agissait, d’une part, de compléter les dispositions prises antérieurement pour frapper cet abominable fléau de la Traite des Blanches dont la récente découverte a jeté un si grand émoi dans le monde entier ; de l’autre, d’opposer une digue à la néfaste invasion du commerce de l’obscénité, cause si manifeste de la dégénérescence des mœurs et de l’accroissement de la criminalité juvénile.

Mais la mauvaise fortune a voulu que la réunion de cette Conférence coïncidât avec une succession d’événemens si particuliers, que tout devait s’effacer devant eux. Comment lutter contre les préoccupations d’une élection politique, la curiosité du passage d’un personnage privé fêté à l’égal d’un souverain, les inquiétudes d’une tentative révolutionnaire, et, plus particulièrement, les tristesses si inattendues du deuil d’un pays ami.

La presse a cependant reproduit le texte des résolutions de la Conférence. Mais elle s’est en général méprise sur le caractère de quelques-unes des plus considérables d’entre elles et n’a point fait remarquer leur importance. C’est, à mon sens, un regrettable oubli. Jointe en effet à la Conférence internationale réunie en 1902, également sur la convocation du gouvernement français et dont il importe de ne pas la séparer, elle constitue un progrès d’une haute importance dans l’histoire des ententes entre nations.

Jusqu’ici les concerts internationaux devenus si fréquens depuis un demi-siècle, au grand avantage des peuples et de la paix du monde, portaient uniquement sur des intérêts d’ordre politique, tels les traités qui garantissent la neutralité de certains Etats, ceux qui fixent leurs droits réciproques dans des conflits possibles, ceux encore qui règlent les droits de la guerre ou les conditions de l’arbitrage, ou encore d’ordre économique, conventions postales ou monétaires, conventions relatives aux douanes, aux chemins de fer, à la propriété artistique ou littéraire, etc. Mais il faut remonter à plus d’un siècle, et le fait était resté jusqu’à présent unique, pour trouver un concert international réalisé en vue d’un intérêt de pure humanité. J’entends parler de la célèbre campagne engagée par l’Angleterre sur la courageuse et tenace initiative d’un homme qui y a trouvé une illustration méritée, Wilberforce, contre la Traite des Noirs. Et encore faut-il constater que l’entente si laborieusement créée alors, loin d’être l’effet d’un accord concerté, fut successive et plutôt arrachée à chaque gouvernement par l’âpre énergie de négociations souvent appuyées sur la menace et la force, qu’obtenue de son libre consentement.

Ce que les ententes de 1902 et de 1910 ont d’original et de nouveau, c’est que, reprenant cette tradition et n’usant cette fois que des procédés amicaux, seize Etats comprenant, avec la presque unanimité des États d’Europe, les Etats-Unis d’Amérique et ceux du Brésil, se sont, sur la convocation de l’un d’entre eux, réunis, pour traiter et régler des questions d’ordre uniquement moral : en 1902, la répression de la Traite des Blanches ; en 1910, celle de la fabrication, du commerce et de la circulation des productions obscènes.

Il convient, pour bien saisir l’importance et la portée de ces deux accords, de rappeler les circonstances d’où ils sont nés.


I. — TRAITE DES BLANCHES

Le mot de Traite des Blanches est peut-être impropre, car il ne s’agit pas, dans la lutte engagée, du sauvetage exclusif des femmes blanches, et celles de toute autre couleur, les noires comme les autres, ont droit à la même protection, mais il est clairement expressif. On appelle ainsi le trafic infâme qui arrache une fille ou une femme à sa famille, et le plus souvent à son pays, pour la livrer à la prostitution.

Certes, le proxénétisme a existé de tout temps. La vieille Egypte aussi bien que l’ancienne Rome et la Grèce l’ont connu.

Il est inhérent à la corruption des mœurs et, dans les civilisations anciennes comme dans les modernes, il y a toujours eu des intermédiaires pour procurer la femme à prix d’argent, comme des libertins pour la payer. Il était du moins local, par conséquent borné ; les législations relativement modernes la classaient, particulièrement quand la victime est mineure, parmi les faits justiciables de la loi pénale ; c’était alors la seule mesure à prendre contre ses excès.

On vivait encore, il y a peu d’années, dans cette croyance. Des inquiétudes commençaient cependant à se faire jour. Les associations protectrices de la femme concevaient des alarmes. Des jeunes filles disparaissaient, quittant furtivement leur famille. Nulle recherche ne retrouvait leur trace. Tout portait à croire qu’elles étaient parties pour quelque autre pays. Elles n’avaient pu s’y rendre seules. D’autres, cédant au mirage de promesses alléchantes, allaient à l’étranger avec le consentement de leurs parens sur la foi de vagues contrats, et malgré leur engagement de donner, aussitôt arrivées, de leurs nouvelles, on n’entendait plus parler d’elles. Bientôt venaient de certains pays du Nord les bruits les plus douloureux. Les disparues, victimes d’ignobles traitans, avaient été livrées à la prostitution.

Il appartenait à l’Angleterre, si justement fière d’avoir, il y a un siècle, dénoncé et vaincu la Traite des Noirs, de découvrir la première ce nouveau fléau et de le révéler au monde.

Une de ses sociétés charitables les plus considérables, The National vigilance Association, s’en donnait la tâche. Mieux informée que toute autre par ses relations étendues, non seulement avec toutes les parties de l’immense Empire britannique, mais avec l’étranger ; convaincue que les faits déjà recueillis par elle devaient s’étendre à d’autres pays, elle décidait d’entreprendre une enquête privée par toute l’Europe.

Un des hommes les mieux qualifiés par sa remarquable sagacité, l’entraînement de sa parole et son indomptable énergie pour accomplir cette mission, son honorable secrétaire, M. William Alexander Coote, peu connu alors, célèbre aujourd’hui parcourait en son nom les principaux États du Continent, se mettant en rapport avec les représentans les plus influens de la charité, de la politique, du clergé, de la presse, sollicitant les gouvernemens, s’adressant particulièrement à la sensibilité féminine, allant jusqu’aux souverains eux-mêmes. Réunissant tout ce monde, déjà à peu près entraîné, sous le feu de sa chaude parole, il l’amenait à partager sa conviction qu’une entente entre nations pourrait seule avoir raison du mal.

De là est né le Congrès international réuni à Londres en 1897, congrès privé en ce que sa convocation émanait d’une association libre, en réalité, à peu près officiel par le grand nombre des personnages publics, des délégués même des gouvernemens venus des points les plus divers pour y prendre part, et des hautes personnalités anglaises appelées successivement à le présider. La France y était représentée par huit délégués. Parmi eux des membres du Parlement et de l’Institut.

Chaque pays y apporta ses preuves. Aucun doute ne s’y produisit sur la réalité des faits. Il fut unanimement reconnu que, favorisée par l’impunité malheureusement certaine dont nous dirons plus loin les causes, une formidable organisation, embrassant presque tous les pays, s’était peu à peu substituée au proxénétisme isolé, seul prévu et réprimé par les lois pénales.

Un grand nombre de femmes ou filles, le plus souvent mineures, étaient embauchées dans un pays, sous promesse d’emplois lucratifs à l’étranger, enlevées à leur famille, transportées au loin, séparées de toute communication, livrées à d’infâmes complices et bientôt contraintes par l’impossibilité de faire entendre leurs plaintes, souvent par les privations, les menaces et les coups, à subir les pires dégradations.

Nous en donnerons plus loin des exemples. C’était particulièrement sur l’Europe que s’étendait l’habile réseau de l’association criminelle. Elle y avait son personnel supérieur, ses agens recruteurs, ses courtiers, ses marchés, ses banques et jusqu’à une langue de convention lui permettant, sans risques, de traiter télégraphiquement ses affaires.

« Je vous envoie, dit une dépêche saisie, trois sacs de pommes de terre. Vous serez content de la marchandise. »

« J’ai besoin, lit-on dans une autre, de belles pièces de soie. Ne regardez pas au prix. » Même découverts, les faits échappaient à toute répression, pour deux raisons. Ils n’avaient pu être prévus par des législations antérieures à leur révélation. En outre, les actes successifs dont l’ensemble seul pouvait constituer le délit se trouvant disséminés sur des pays différens, les règles étroites de ce que le droit pénal appelle la territorialité, n’en permettaient nulle part la poursuite. Comment, au pays de l’embauchage, avoir la preuve de l’acte décisif qui, accompli ailleurs, peut seul le rendre criminel ? Comment, dans celui où se consommera cet acte, avoir la preuve du piège tendu au loin ? Enfin, comment saisir l’auteur dans sa vie errante, et ses continuels déplacemens ?

Une conclusion se dégageait avec évidence de ces constatations. Il fallait mettre les diverses législations en rapport avec les faits, et comme les gouvernemens seuls avaient qualité pour provoquer des modifications à leurs lois, il fallait obtenir que l’un d’eux prît l’initiative d’appeler tous les autres à se réunir en une assemblée internationale officielle, pour créer entre eux l’entente nécessaire. Tel fut en effet le plus important des vœux émis par le Congrès. Mais quelle serait la puissance qui consentirait à assumer cette lourde tâche ? Divers gouvernemens furent sollicités. Nous avons eu la bonne fortune que ce fût le gouvernement français qui accepta d’en prendre l’initiative. A partir de ce moment, on peut dire que la direction du mouvement, si à propos suscité par nos voisins d’outre-Manche, est devenu réellement française.

C’est ainsi que s’est réunie, en juillet 1902 à Paris, la première conférence internationale dont les résolutions récemment prises n’ont fait que compléter l’œuvre. Elle comprenait les délégués de seize puissances[1]. On ne saurait trop dire que c’est à elle que revient l’honneur d’avoir créé le régime de répression devenu aujourd’hui la règle de tous les pays civilisés et d’en avoir, dès ce moment, organisé, dans la mesure du possible, la rapide exécution.

Des mesures qu’elle a prises, les unes pouvaient comporter d’assez longs délais d’exécution. C’étaient les réformes législatives pour lesquelles l’intervention des pouvoirs publics, parfois si longue à mettre en mouvement, était indispensable ; les autres, d’ordre administratif, pouvaient être l’objet d’une application presque immédiate :

La conférence les a très judicieusement séparées en deux instrumens diplomatiques distincts. Les premières ont fait l’objet d’un projet de convention dont certaines difficultés avaient jusqu’à présent retardé la ratification. Ces points étaient d’ailleurs secondaires, car ils concernaient uniquement les formes à adopter pour la transmission d’un pays à l’autre des commissions rogatoires, et la fixation d’une règle uniforme pour la détermination de la minorité légale. Ils viennent d’être heureusement résolus par la conférence du 18 avril. Par suite, toutes les puissances munies de pouvoirs suffisans ont immédiatement donné l’adhésion jusqu’ici suspendue, et l’acquiescement des autres doit avoir lieu avant le 31 juillet prochain. Toutes les résolutions votées en 1902 vont donc dans quelques semaines être uniformément en vigueur. Quant aux mesures administratives réunies sous le titre de projet d’arrangement, elles étaient ratifiées le 18 mai 1904, et devenaient dès ce moment applicables.

Ajoutons que la conférence ayant, par une disposition spéciale, admis les pays non représentés à y adhérer, d’autres Etats se les sont depuis appropriées. Un grand nombre les ont en outre étendues à leurs colonies.

Quelles étaient les résolutions votées ?

Pour ce qui touche le projet de convention, les parties contractantes précisaient d’abord le caractère des délits nouveaux à introduire dans les législations pénales :

Devait être puni quiconque, pour satisfaire les passions d’autrui, embauchait, entraînait ou détournait, même avec son consentement, une femme ou fille mineure, en vue de la débauche (art. 1er).

Devait l’être également celui qui, dans les mêmes conditions commettait le même délit envers une majeure, s’il avait employé la fraude, la violence, la menace, l’abus d’autorité ou tout autre moyen de contrainte (art. 2).

Un protocole ajouté au texte de la convention réservait toutefois, expressément pour les gouvernemens contractans, le droit de punir l’embauchage des majeures, même sans fraude ou contrainte (§ A).

L’importance de ces premières dispositions était déjà considérable. Mais caractériser les faits punissables ne pouvait suffire. Si le pouvoir du juge n’était pas étendu pour que le délit pût être atteint, alors même qu’une partie seulement des élémens qui le constituent eût été accompli sur le territoire de sa compétence, l’impunité continuait à être à peu près certaine. A cet effet, une disposition, commune aux deux délits nouveaux, précisait que la répression serait encourue, alors même que les élémens constitutifs de l’infraction auraient été accomplis dans des pays différens (art. 1 et 2). Ainsi le trafiquant devient saisissable même en cours de route, et le fait seul d’être trouvé conduisant une victime destinée à la prostitution, suffirait pour rendre le juge du lieu compétent.

Par un troisième article, les parties contractantes s’engageaient, si leur législation n’était pas suffisante pour réprimer les infractions ainsi caractérisées, à prendre ou à proposer à leurs législatures respectives les mesures nécessaires pour qu’elles fussent désormais punies (art. 3).

Les autres dispositions, quoique de moindre importance, correspondaient à un autre intérêt, celui d’assurer plus efficacement la recherche des coupables ou la rapidité des poursuites. Telles étaient celles relatives à l’extradition, à un envoi plus rapide des commissions rogatoires et à la communication des bulletins de condamnation.

Les dispositions, comprises au projet d’arrangement, presque immédiatement réalisables, avaient de leur côté une haute importance.

En voici les principales. Un office central sera institué dans chaque pays pour centraliser les informations et les recherches, pour échanger avec les offices similaires des autres États tous renseignemens utiles à l’action commune. Il aura le pouvoir de communiquer directement avec eux, c’est-à-dire sans subir les longueurs de la filière administrative (art. 1er).

Une surveillance sera exercée par les gouvernemens en vue de rechercher, particulièrement dans les gares, les ports d’embarquement et en cours de voyage, les conducteurs de femmes ou filles destinées à la débauche. Leur arrivée sera signalée, le cas échéant, aux autorités compétentes (art. 2).

Les femmes étrangères se livrant dans chaque pays à la prostitution seront interrogées en vue de rechercher si elles n’ont pas été victimes de tromperies ou de contrainte. Leur rapatriement sera opéré (art. 3) et pourra l’être sans frais (art. 4).

Les bureaux ou agences de placement qui s’occupent des placemens de femmes ou filles à l’étranger seront l’objet d’une surveillance spéciale (art. 6).

Il est impossible de ne pas rendre hommage à la sagesse de ces mesures. Mais, exécutoires depuis le 18 mai 1904, ont-elles été réellement appliquées ? On a souvent émis des doutes à cet égard, sans toutefois les appuyer d’aucune précision, et l’ignorance sur les résultats, cependant très sérieux, obtenus à certains égards, est telle que la plupart des journaux considérant, par une étrange méprise, comme nouvelles, les dispositions de 1902, naturellement reproduites dans le texte de la Conférence de 1910, ont fait honneur à cette dernière d’avoir enfin, et pour la première fois, créé une entente contre la traite, entre les nations. C’est une complète erreur. Il convient de la relever, car la laisser se propager ne serait pas seulement méconnaître le mérite de l’initiative prise en 1902 par la première assemblée des Puissances, ce serait commettre la plus regrettable injustice envers les efforts considérables faits, dès ce moment, et les notables résultats déjà obtenus tant par la plupart des gouvernemens que par les associations privées.

Il convient de préciser ces derniers.

En ce qui touche d’abord les modifications législatives, plusieurs États se sont mis en mesure, dès le vote et sans attendre sa ratification, de les réaliser. La France, notamment, devançant toutes les autres nations, votait dès l’année suivante, le 3 avril 1903, la loi qui faisait de l’embauchage en vue de la prostitution un délit. Il était institué à l’égard de la femme ou fille mineure, même s’il était réalisé avec son consentement, et pour la majeure, en cas de violence, menace, abus d’autorité, ou de tout autre moyen de contrainte. Il était puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans et de 50 à 5 000 francs d’amende, avec aggravation s’il était commis par les pères, mères, tuteurs ou autres personnes ayant autorité sur la victime. La condamnation était encourue, en conformité des termes mêmes de la Commission, alors même que les actes divers constitutifs du délit étaient accomplis dans des pays différens.

Allant même au-delà des vœux émis par la conférence, là même loi punissait le fait de retenir contre son gré, même pour cause de dettes contractées, une personne, même majeure, dans une maison de débauche, ou de la contraindre à se livrer à la prostitution.

La Hongrie, par une loi de 1908, a pris des dispositions analogues. La Norvège a depuis longtemps un nouveau code pénal, inspiré à un haut degré des principes de la science moderne, qui suffit à tout. On fait actuellement grand bruit de la loi votée récemment par les Etats-Unis contre l’infâme commerce. Des projets sont en outre sur le point d’être soumis au pouvoir législatif en Hollande, en Autriche, en Espagne, en Belgique, au Brésil et jusqu’en Egypte.

Quant au projet d’arrangement en vigueur depuis 1904, voici ce qu’il a produit.

Les offices centraux destinés à centraliser dans leur propre pays toutes les informations relatives à la traite, à y éclairer l’action répressive, et à échanger en outre avec ceux des autres pays tous les renseignemens propres à généraliser la recherche des délits, ont été créés partout et sont en pleine activité. La surveillance prescrite dans les gares, les ports d’embarquement, et en cours de voyage, en vue de rechercher les conducteurs de femmes et filles destinées à la débauche, a été instituée. Nous dirons plus loin quelle aide elle reçoit du concours des Sociétés privées créées dans beaucoup de pays sous le nom d’Œuvre des gares. Les bureaux de placement, agens si souvent complices, parfois inconsciens, de l’embauchage pour l’étranger sont plus activement contrôlés. Une recherche combinée des étrangères qui se livrent à la prostitution et des causes qui les ont déterminées à quitter leur pays a permis de dépister certains trafics.

L’arrangement contenait en outre, au moins en principe, une disposition assez nouvelle et bien propre à réjouir ceux qui considèrent une alliance étroite de l’assistance publique et de la charité privée comme un des moyens les plus féconds de soulager les misères humaines. Il invitait le gouvernement, dans son article 3, à confier, en vue d’un rapatriement éventuel, les victimes du trafic criminel dépourvues de ressources, à des institutions d’assistance publique ou privée ou à des particuliers offrant les garanties nécessaires. C’est ce petit mot privée qui constitue l’innovation importante à noter, il a immédiatement produit ses fruits. On a compris de part et d’autre le parti qui en pouvait être tiré au grand avantage de la lutte à poursuivre. Isolées, les deux forces parallèles, seules en état d’opposer un frein au mal, étaient inévitablement limitées dans leur action. Réunies, elles se complètent mutuellement, l’association privée tirant de l’aide de l’État les moyens d’investigation et de contrainte dont seul il dispose, l’Etat gagnant, au concours de l’association, l’appoint appréciable des confidences intimes qui n’osent pas s’adresser à lui, et des ressources si abondantes, au point de vue du sauvetage des victimes, de la charité privée. Ce rapprochement a déjà été fécond. Il produira de meilleurs fruits encore dans l’avenir.

L’organisation des associations privées a fait de son côté de grands progrès. Elles se sont constituées en une Fédération, et celle-ci a aussitôt créé ses organes, à savoir : un bureau central international d’information à Londres, un bulletin périodique publié par ce bureau sous le titre : la Traite des Blanches, qui fait connaître le progrès des idées et des faits, et les résultats obtenus dans chaque pays. Des congrès internationaux ont été réunis à Francfort en 1901, à Paris en 1906. Un autre se prépare pour le mois d’octobre prochain à Madrid. Un code télégraphique a été institué pour un échange plus commode et moins coûteux des communications entre sociétés.

Des homes sont partout fondés pour recevoir les jeunes filles sauvées ou en danger. Les grandes associations internationales de l’Ami de la jeune Fille et de l’Union catholique pour la protection de la jeune Fille, le comité allemand contre la traite, en ont publié la longue liste dans de petits tracts répandus partout. L’Œuvre des gares, instituée d’abord en Allemagne, en Angleterre et en France, reçoit chaque jour ailleurs des ramifications nouvelles.

Enfin un système d’informations réciproques, bien propre à déjouer les ruses, a été institué entre les diverses associations. Toute fille ou femme engagée pour l’étranger peut, avant de partir, obtenir des renseignemens pris dans le pays sur la famille ou la maison qui l’appelle.

Tant d’efforts combinés ne pouvaient manquer de jeter une vive lumière sur le commerce criminel et ses moyens d’action. L’Egypte, les deux Amériques, celle du Sud principalement, la Russie, Varsovie surtout, sont les principaux pays d’importation. L’Europe est plutôt pays d’embauchage et d’exportation.

Voici quelques faits, parmi les mieux établis.

Le Comité National d’Alexandrie surveille attentivement, avec le concours de la police, les débarquemens de mineures voyageant seules, leur destination étant toujours suspecte. 759 malheureuses, presque toutes Grecques, ont été recueillies en 1908 et confiées aux autorités consulaires ou religieuses de leur nation. Il y en a eu 1208 en 1909. Les États-Unis, dont la législation sur les immigrans est fort sévère, ont fait depuis 1908, date de leur adhésion à la conférence, des enquêtes dans les maisons de débauche. A Chicago, 230 filles, presque toutes amenées par ruse ou contrainte, y ont été trouvées. Deux entremetteurs ont été arrêtés. Une étude de la situation a mis hors de doute l’existence d’un système organisé pour y attirer d’innocentes filles.

Au Canada, d’après M. Sims, auteur d’une brochure sur la Traite qui y a fait sensation, les trafiquans forment un syndicat dont les ramifications s’étendent de l’Atlantique au Pacifique, avec des bureaux dans presque toutes les grandes villes. Des rabatteurs parcourent la France, l’Allemagne, la Hongrie, l’Italie. A Philadelphie, un inspecteur de l’immigration constate des faits analogues. Un syndicat a toute une chaîne de stations dans presque chaque ville de quelque importance. Il alimente une douzaine de maisons. La plupart des jeunes filles sont Italiennes, Russes et Polonaises. C’est une femme qui en était le principal agent. Elle a été arrêtée et condamnée.

Autre fait, dont l’horreur semble invraisemblable et est cependant attesté par un témoin oculaire. Le docteur Green, chargé de l’expédition envoyée par un philanthrope américain en Sicile, au secours des victimes des tremblemens de terre de 1908, déclare que des trafiquans, « véritables vautours humains, » recherchaient, parmi les ruines, les jeunes filles ayant survécu à la mort de leurs parens, les entraînaient sous prétexte de les conduire auprès de membres de leur famille, et les embarquaient pour les vendre à des maisons de prostitution de l’Amérique du Sud.

Il y a vers la Russie une émigration fréquente d’Allemandes, d’Anglaises, surtout de Françaises. Des bureaux de placement de Paris y ont longtemps envoyé un grand nombre de jeunes filles, avec l’appât de prétendus contrats d’engagemens avantageux, comme bonnes d’enfant, institutrices ou demoiselles de compagnie dans des familles, souvent imaginaires. La police à laquelle elles devaient s’adresser pour la délivrance du passeport encore exigé pour passer la frontière russe, ne leur ménageait pas les avertissemens. La séduction des promesses faites était la plus forte. Combien ont succombé, dont on a appris longtemps après la misère et la chute !

Le Transvaal a été pendant la durée de la guerre avec l’Angleterre le champ le plus fructueux d’exploitation. Il fallait pourvoir aux passions de toute une armée. Pendant longtemps, un envoi de filles ou femmes, embauchées le plus souvent comme artistes ou servantes de cafés-concerts, partait du Havre chaque semaine.

Voilà pour l’importance du trafic.

Quant à ses moyens d’action, ils sont partout les mêmes. Le trafiquant fréquente les promenades, les bals publics, les fêtes foraines, partout où quelque attrait de plaisir attire le gibier qu’il cherche. L’entrée en matière est facile, et, le premier lien formé, la porte est ouverte à ses entreprises. Il ne néglige ni le voisinage des agences de placement, ni les arrivées de paquebots, ni surtout les gares de chemin de fer. C’est même sur ce dernier point que la chasse est le plus productive. La malheureuse sortant découragée du bureau où elle n’a pas trouvé l’emploi rêvé, celle qui a quitté sa famille ou sa place par coup de tête et arrive à la ville sans appui, sans argent, avec la sotte confiance que le travail y abonde et se présente sans recherche, sont une proie facile. Un mot de pitié, une offre banale de service ouvrent son cœur à la confiance. On la mène au café, on lui fait entrevoir, si elle veut s’expatrier, de gros gains pour peu de travail. Le reste est pure question d’adresse et de temps. Une fois décidée, la malheureuse est perdue.

Le trafiquant est souvent un homme jeune, gai, élégant. Il ne néglige pas, s’il le faut, d’exercer ses séductions personnelles et de travailler d’abord pour lui-même. La traite commence souvent ainsi par une intrigue amoureuse. La victime n’en est pas moins digne de pitié. Car telle fille cède à un entraînement de cœur, que la perspective de se prostituer eût jetée dans le plus sincère effroi. S’il faut pour aboutir employer les grands moyens, il promet le mariage. Un individu, arrivé à Londres sur la demande du Comité allemand, faisant conduire dans l’Amérique du Sud trois jeunes filles, avait promis à chacune d’elles de les épouser à l’arrivée. Certains n’hésitent même pas devant le mariage, si c’est le seul moyen d’arracher la fille à son pays. Une fois arrivée, commence pour la malheureuse l’odieux martyre. Livrée à la maison qui l’attend, que peut-elle faire ? Abandonnée, accablée par la découverte de l’infâme trahison, ignorant jusqu’à la langue du pays, surveillée d’ailleurs, enfermée souvent, le désespoir, le sentiment de sa complète impuissance et, s’il le faut, les privations et la violence ont, un jour ou l’autre, raison de sa résistance. Alors, à moins du hasard de la visite dans la maison de quelque libertin en qui toute sensibilité n’est pas encore éteinte et qui, devant des larmes sincères, s’émeut, questionne et s’indigne, c’en est fait de sa vie, pour toujours.

Telle est l’atroce réalité qui, sans une entente internationale, n’eût jamais pu être atteinte.

Je ne terminerai pas sans parler de la participation de la France à l’action commune.

Plus qu’aucune autre nation, elle devait s’y intéresser. C’est, en effet, une douloureuse vérité. La Française si réputée partout par sa grâce, sa bonne humeur, son esprit, est haut cotée sur le marché de la Traite. C’est elle qui rapporte les plus hauts profits. Elle se paye, a dit un Américain, le double, le triple, parfois plus. La France est donc plus exposée qu’aucun autre pays aux entreprises des Traitans. On y a, comme ailleurs, découvert de véritables associations, témoin cette abominable affaire de Verneuil où toute une bande amenait, il y a deux ans, dans une auberge de campagne, loin des atteintes de la police parisienne, des femmes recrutées de partout, pour les façonner, avant de les expédier au loin ; témoin encore la capture, vers le même temps, à Cherbourg, de deux agens, munis de sommes importantes, en correspondance avec des complices étrangers, sur le point de s’embarquer avec des malheureuses trompées par leurs fausses promesses, et encore l’arrestation dans un hôtel de Paris de deux autres misérables prêts à partir avec trois jeunes filles, dans les mêmes conditions. Combien, en outre, de cas d’embauchage isolés pour des maisons de débauche publiques ou clandestines, en France même ? Il fallait agir énergiquement. C’est ce qu’on a fait.

Tour ce qui touche l’action gouvernementale, rappelons d’abord que c’est la France qui a eu le mérite d’appeler l’attention des puissances sur la nécessité d’un accord entre elles, et de les convoquer à la Conférence de 1902 ; c’est elle encore qui, la première, a apporté à sa loi pénale les modifications réclamées par cette dernière. Ajoutons qu’elle a, des premières aussi, institué l’office central prescrit par le projet d’arrangement, que cet office fonctionne activement et qu’il a, sur les renseignemens déjà recueillis, constitué plusieurs centaines de dossiers.

L’action répressive n’a pas été moins féconde. La police, d’abord incrédule, s’est depuis plusieurs années déjà mise résolument à la recherche des coupables. Il ne se passe guère de semaine aujourd’hui que la Presse n’enregistre à Paris ou ailleurs quelque arrestation. La magistrature se montre, de son côté, fort sévère. Des peines de deux et trois ans d’emprisonnement sont fréquemment prononcées. Si le condamné est étranger, il est, en outre, signalé à l’administration et son expulsion suit l’exécution de la peine.

On conteste parfois la réalité de ces faits et nous avons eu récemment l’affliction de voir un de nos amis d’Angleterre se faire, dans un journal parisien, l’écho de ces doutes. Il faut donc donner des chiffres. L’Allemagne, qui, de tous les pays contractans, est celui où la recherche des faits de traite est poursuivie avec le plus de vigilance et de rigueur, annonçait en janvier 1908, 28 condamnations en deux ans. Dans un rapport plus récent ; elle portait pour 1909 ce chiffre à 32. Voici la situation pour la France : En 1909, 93 affaires comprenant 146 inculpés, 125 condamnés. Qu’ajouter à ces chiffres ?

Les efforts faits par l’initiative individuelle ne sont pas moindres. Ils ont rencontré d’abord une certaine indifférence. Comment croire, en France, à la réalité des faits signalés ? L’Association pour la répression de la Traite des Blanches, fondée en 1906 avec le concours de membres de l’Institut, du Parlement et de la magistrature, recrutait avec peine huit délégués pour se rendre l’année suivante au congrès de Londres. Peu à peu les adhésions arrivaient. Elle prenait une part active aux divers conférences ou congrès réunis par l’initiative privée dans divers pays, et lorsqu’en 1902 le gouvernement français, cédant à ses instances, réunissait la conférence diplomatique, objet de cette étude, son autorité était devenue telle qu’elle avait la satisfaction de voir son Président porté par acclamation à la Présidence de la haute assemblée. Elle a, en 1910, réuni à Paris le Congrès international privé dont le succès a eu un éclat qui n’est pas oublié.

Elle ne s’est pas bornée là.

Le sous-titre : Préservation de la jeune Fille, qu’elle ne tardait pas à prendre, disait clairement qu’elle n’entendait pas se limiter à la seule action répressive. Le sauvetage des victimes faites ou possibles devenait de sa part l’objet de la même sollicitude. Grâce aux libéralités de deux de ses membres, dont les noms doivent être signalés à la reconnaissance publique, Mme la baronne Edmond de Rothschild et Mme Simon Teutsch, elle créait à Clamart un asile pour les victimes de la Traite et fondait, à Paris, l’Œuvre des gares.

Les paroles suivantes tirées d’un émouvant rapport de Mme Oster, si connue pour son ardente charité, sous la haute direction de laquelle l’Asile a été placé, résument l’esprit et les premiers résultats de cette première institution : « Notre Œuvre est décidément entrée dans une marche normale ; peu à peu, dans cette petite population mouvante et variable, il s’est établi une sorte de discipline, j’allais dire une sorte de tradition… » Et ailleurs : « Notre Œuvre, si modeste qu’elle soit, est donc particulièrement utile ; permettez-moi de dire touchante. Nous ne sommes qu’Asile temporaire, ce qui nous permet de tenter des sauvetages qu’il serait impossible d’essayer dans les maisons d’éducation dont ces petites sauvages troubleraient le bon ordre et la paix. C’est pour ces maisons que nous travaillons ; nous leur préparons, d’une manière très humble et très insensible, de réconfortantes récoltes, je n’ose dire de magnifiques récoltes, parce que la plupart de nos résultats sont relatifs ; et pourtant, redresser un être, le rendre accessible au bien, lui créer une âme en quelque sorte, n’est-ce pas la plus magnifique des joies ? »

La tâche est souvent ardue. Voici encore un passage d’un autre rapport : « Récemment, une fillette est amenée vers le soir à l’asile : son premier acte, après inspection du local, est de dérober la clef du volet pour sauter par la fenêtre pendant la nuit. La direction s’aperçoit heureusement que la clef a disparu ; on cherche, on trouve, et voilà la première difficulté écartée. Le lendemain matin, à la première heure, notre fillette essaie encore de s’enfuir. Notre vigilante directrice la saisit par le pied, au moment où elle franchit le mur, et la ramène toute penaude à l’atelier. C’était l’oiseau en cage, au regard affolé, qui cherche une issue et cogne sa tête aux barreaux.

« On me prévient de ces tentatives ; j’arrive, et après une longue conversation avec la pauvre petite, je lui dis : « Puisque tu veux ta liberté, mon enfant, on te la rendra, mais d’abord laisse-toi soigner : tu es malade ; quelques jours de repos te feront du bien. » Peu à peu elle m’écoute, se calme, s’apaise, sourit, et quand je veux lui prendre la main, elle s’écrie : « Oh ! ne me touchez pas, j’ai la gale ; je ne veux pas vous faire de mal. » Elle voulait retirer sa main, mais son cœur était gagné. Elle fut soignée, guérie, et alors elle ne songea plus à partir. Encore un peu de temps, et elle acceptera, je l’espère, d’entrer dans un refuge où peu à peu on lui fera une conscience. Si je dis que j’espère, c’est que la nature de cette enfant est plus fine que celle de la plupart de ses compagnes. Elle a une fort jolie voix, s’exprime bien, évite les gros mots, est sensible à l’affection : je crois qu’il y a prise sur elle.

« Je dis qu’il y a prise sur elle ; je devrais dire qu’il y a toujours prise sur une enfant. Le tout est d’avoir la souplesse nécessaire pour trouver le joint, la patience suffisante pour attendre le résultat. Toutes ont un cœur, encore fermé chez les unes, déjà refermé chez d’autres, quelquefois gaspillé. Il s’agit de pénétrer ces pauvres âmes malades, de les éveiller ou de les réveiller, surtout de les aimer sans demander de retour. Il faut savoir attendre, essayer sans se lasser jamais, ne pas s’effrayer des rechutes, car il y en a, et beaucoup ; l’essentiel est que l’enfant nous quitte avec la conviction que nos bras lui seront toujours ouverts. »

Ajoutons que plusieurs des jeunes pensionnaires ont été placées comme bonnes chez des femmes de bien et s’y sont conduites parfaitement ; qu’un plus grand nombre, reçues par des maisons charitables d’éducation, ont été l’objet de témoignages de satisfaction.

Le but et l’organisation de l’Œuvre des gares sont précisés dans un des derniers rapport de M. Jacques Teutsch : « Je voudrais vous montrer comment l’Œuvre des gares fonctionne, dit-il. Le train entre en gare. Parmi la foule qui s’écoule, une jeune femme se dirige résolument vers notre agente. C’est une étrangère qui ne connaît qu’imparfaitement notre langue et qui ignore la valeur de notre monnaie, une dupe facile pour les individus louches qui rôdent aux portes des gares. Heureusement cette voyageuse connaît l’insigne de notre Œuvre (les surveillantes portent sur l’épaule un ruban jaune et rouge), elle a pu lire pendant le trajet les affiches apposées dans les wagons de 3e classe par la Compagnie de l’Est, ou, pendant l’arrêt, à la station douanière, Porrentruy, Modane, etc., celles qui sont placardées dans les salles de visite. Notre agente se met à sa disposition, elle dégage les bagages de l’arrivante et, après les avoir fait charger sur une voiture, la fera conduire à l’adresse où elle est attendue. Voilà un voyage heureusement terminé. Sans doute ce n’est qu’une intervention très banale, plus féconde cependant qu’on pourrait le penser. N’est-ce pas de cet embarras d’une première arrivée à Paris que profitent toujours les hommes en quête d’une proie ou d’une bonne fortune, premier pas pour leur victime dans la prostitution ? Pour preuve, je n’en veux que cette aventure d’une fille qui débarquait un soir d’août dernier à une gare de la rive droite, et à laquelle un homme d’équipe avait sans doute trouvé économique de proposer de venir passer la nuit chez lui. Le lendemain, bien entendu, il l’aurait conduite où elle devait aller. Le lendemain ! Sommes-nous sûrs qu’elle aurait achevé son voyage ? Il valait mieux, sans doute, que notre agente la prît sous sa garde.

« Ce n’est pas seulement à l’arrivée que pareille intervention est nécessaire. Elle l’est quelquefois au départ. Un voyageur de commerce très honorable, père de famille, a remarqué dans un compartiment du train pour Amiens une jeune fille, seule avec deux messieurs, et qui semble avoir pleuré. Lui aussi connaît l’insigne jaune et rouge, et il se met à la recherche de notre agonie en service à l’arrivée du train d’Anvers. Notre représentante s’empresse et invite la jeune voyageuse à descendre. Ses deux compagnons s’indignent et essayent, — sans succès au surplus, — d’ameuter les autres voyageurs contre notre agente. Mais la jeune fille est descendue du compartiment, elle raconte que ces deux hommes l’accablent de prévenances et de propositions et qu’elle ne désirait qu’une chose : changer de wagon. « Seule, ajoute-t-elle, je n’osais pas. » Notre agente la confie à une famille qui part pour la même direction, et la recommande en outre au chef de train, cependant que de toutes les portières se croisent des questions et des réponses sur le but de l’Œuvre des gares, et aussi du même coup des félicitations chaleureuses à son adresse. On a dû parler de l’Œuvre des gares ce jour-là dans le train d’Amiens.

« Le nombre des interventions de cette sorte s’est élevé, pour l’exercice 1908, à 2 801. « Il faut souvent menacer du commissaire de police pour faire lâcher prise au racoleur ou à la racoleuse. Notre agente a dû user de très grande fermeté pour arracher une jeune arrivante de Concarneau à une femme de mauvaise vie « qui voulait absolument, dit le rapport, prendre cette jeune fille que j’ai gardée malgré tout. Ce même jour, continue notre agente, Marie D…, âgée de quinze ans, a été poursuivie par un homme de mauvais aspect qui ne me l’a laissée que sous menace du commissaire de police. Quelquefois il faut aller disputer les jeunes arrivantes jusqu’à l’hôtel où les a entraînées l’infect individu. L’agente fait alors montre d’un réel courage. Ainsi, le mois dernier, une de nos représentants a suivi, jusqu’à un hôtel voisin de la gare, une jeune fille qui ne pouvait s’exprimer qu’en allemand et qui n’arrivait pas à se débarrasser d’un racoleur. Retirée de ses grilles, elle s’est mise à fondre en larmes et elle a remis une petite somme pour l’œuvre. »

La statistique jointe au rapport dit que, du 1er mars 1909 au 28 février 1910, c’est-à-dire pendant le cours du dernier exercice, 9 398 jeunes voyageuses ont été ainsi assistées. Parmi elles, 900 environ avaient été hospitalisées, 82 avaient été arrachées à des personnages suspects.

Tout cela, à peine connu jusqu’à présent, commence à porter des fruits. Les administrations de chemins de fer rendent pleine justice au tact comme au dévouement des agentes. Elles ont, m’a-t-on affirmé, reconnu que leur présence dans les gares en a chassé certaines mauvaises figures. Les agens à tous les degrés leur prêtent spontanément leur concours, et il n’est pas rare de voir quelque modeste employé leur amener de lui-même une voyageuse qu’il a jugée en danger.

Le peuple commence à les connaître et les respecte. Voici à cet égard un fait touchant. Un cocher est arrêté par une jeune voyageuse à l’arrivée du train. Elle lui tend une adresse. Il l’y conduit. Mais arrivé à destination, la maison lui parait suspecte. Il se renseigne. C’est un lieu de débauche. Il avertit la jeune fille, la reconduit à la gare et la met dans les mains d’une agente, sans même vouloir dire son nom.

Il faudrait établir un semblable service aux gares de province, surtout aux ports de mer, qui sont le principal lieu de transit du coupable commerce. Les ressources manquent malheureusement. Quelles œuvres cependant mériteraient à un plus haut titre de tenter la charité privée ?

Tels sont les faits ; telles sont les mesures arrêtées par le concert des nations ; tels sont les résultats déjà obtenus. N’y a-t-il pas lieu d’espérer que l’infâme trafic pourra enfin être dompté ?

Les coups portés à l’autre commerce, non moins néfaste, des productions obscènes, par la Conférence internationale du 18 avril, ne nous semblent pas avoir moins d’importance.


II. — LE COMMERCE DE L’OBSCÉNITÉ

Le danger public de la pornographie, bien que moins apparent que celui de la Traite, est tout aussi réel.

Il réside dans la surexcitation sexuelle, dans l’appel brutal à la satisfaction des sens que produit, sur les bas instincts de la faiblesse humaine, la vue de l’image lascive ou la lecture de l’écrit obscène. Pour l’homme fait, c’est la tentation aiguë qui surprend parfois les natures les plus fortes et peut être le premier pas dans le désordre des mœurs. Pour les jeunes, c’est l’éveil de la sensualité, le rêve ardent des jouissances inconnues, de l’amour avant l’âge, qui ruine le corps autant qu’il corrompt l’esprit. Pour la femme, pour la pauvre fille que la dureté du labeur quotidien, l’insuffisance souvent trop réelle des salaires condamnent à une vie de privations et de souffrances, c’est le néfaste enseignement que la galanterie lui offre, avec tes séductions du plaisir et du luxe, les plus abondans et les plus faciles profits. Et la conséquence de tout cela est, pour tous ceux que le terrible poison a atteints, le dégoût du travail, la poursuite effrénée du plaisir, l’avilissement du caractère, la dégradation morale, la déchéance physique.

Est-il besoin d’ajouter que si la tare individuelle s’étend et se propage, si les mœurs publiques en sont altérées, c’est la pente insensible qui peut conduire un peuple à la perte de sa considération morale, au déclin de son influence dans le concert des nations, à la décadence. On a vu sans doute des États se relever, par quelque effort puissant, sur cette pente fatale. Les exemples en sont rares. Mais ce que l’histoire établit sans conteste, c’est que, parmi les peuples déchus, il n’en est pas un dont la ruine n’ait commencé par le dérèglement des mœurs.

Un point sur lequel il faut particulièrement insister est le désastre public de la corruption de la jeunesse. Qu’on ne s’y méprenne point, là est la cause principale de la criminalité juvénile, si gravement attestée par les plus récentes statistiques et devenue l’objet de si vives alarmes. Sans doute elle a plus d’une cause, et les vices de l’éducation publique, relevés avec insistance par tant d’éducateurs autorisés, et reconnus d’ailleurs par la bonne foi de quelques-uns des partisans les plus avérés de la laïcité, y ont une large part. Nous ne voulons pas aborder ici ce sujet, désirant éviter le reproche de mêler des préoccupations politiques aux considérations d’ordre purement moral qui nous dirigent. Mais comment contester que l’élément le plus certain du problème ne soit dans la dépravation précoce des jeunes criminels ? Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir les dossiers de la plupart d’entre eux.

Ce ne sont pas choses nouvelles. C’est une étude déjà faite par des criminalistes autorisés. Il est bon de les répéter, car elles sont la démonstration la plus sûre d’un état de choses encore trop mal connu. Que de jeunes délinquans trouvés nantis, sur eux-mêmes ou dans leurs hardes, d’images, de chansons ou d’objets obscènes ; que d’autres convaincus de n’avoir cherché dans le vol que le moyen de satisfaire leur précoce débauche ! Pense-t-on que pour ces bandits de quinze ans, souvent même plus jeunes, la passion de bien vivre, celle du jeu, le besoin de satisfaire aux caprices d’une femme, causes communes des délits de l’adulte, soient le motif des premiers larcins ? Non, c’est uniquement le désir ardent des premières débauches. Ils volent pour jouir. Aussi voit-on des gamins de quatorze ans et moins, associés, dès leur premier vol, à des filles aussi dépravées qu’eux, parfois de leur âge. Les bandes d’apaches, si fréquentes aujourd’hui, opérant sous le commandement de chefs à peine nubiles, n’ont-elles pas pour but l’orgie plus que le crime ? Et ce monde de souteneurs inconnus de nos pères, la plupart mineurs, faisant profession de vivre sans travail du profit de la prostitution féminine !

Quelle est l’origine de ce mal nouveau, sinon l’exhibition de la rue, l’image du journal ou de la revue publiquement exposée ? Leur influence n’est déjà que trop funeste pour l’enfant que surveille la sollicitude attentive de la famille. Comment y échappera l’enfant du pauvre que le travail de ses parens, loin du domicile familial, abandonne si souvent aux tentations de la rue. Ecoutez ce qu’en a dit, dans une conférence tenue le 4 février 1906, à la Sorbonne, M. Ferdinand Buisson dont je suis loin de partager toutes les opinions, mais dont la fermeté sur cette question ne peut être trop louée. « Hélas ! à côté de ces enfans privilégiés, il y a ceux que personne n’accompagne, qui s’en vont tout seuls, n’ayant à côté d’eux, pour les défendre des tentations de la rue, ni un précepteur, ni un père ou une mère, les enfans du peuple qui, dès l’âge de douze ou treize ans, sont obligés d’aller gagner leur vie… Ce n’est pas impunément qu’on livre cette masse d’enfans pauvres, — et c’est la grande majorité, — aux influences de perversion… Comment voulez-vous que ce petit Parisien, dont on dit qu’il est débrouillard, ne subisse pas l’attrait mauvais de tant d’illustrations pornographiques qui le poursuivent et qui lui en apprennent vite plus qu’il ne faudrait. Et vous voulez que nous passions indifférens ou dédaigneux, souriant d’un fin sourire, quand nous voyons l’impression produite sur les sens et sur le cœur de cette pauvre jeunesse prolétaire par ces leçons calculées de démoralisation, dont nous ne prévoyons que trop les effets prochains !… Il faut pourtant avoir le courage de voir ce qui est. Dans une ville comme Paris, il y a dans la jeunesse, dans l’adolescence, un immense déchet, dû à une augmentation sensible de la démoralisation juvénile. Ces milliers d’enfans, — car ce sont encore des enfans pour la plupart, — qui vont devenir, les uns des voyous et des souteneurs, les autres des prostituées précoces, comment se sont-ils dépravés ? Car ils n’étaient pas plus que les autres prédestinés au mal. Au lieu de les accabler de votre mépris, demandez-vous donc comment ils se sont formés à cet apprentissage abject du vice, peut-être du crime. Et il vous sera difficile de nier que l’excitation pornographique a été pour beaucoup dans leur initiation, et les a préparés en riant aux pires déchéances peut-être. »

Et la femme. Se rend-on compte du tort douloureux que font ces exhibitions et cette littérature à la femme honnête ? Non seulement elles l’outragent dans ses sentimens de conscience et de pudeur les plus intimes, non seulement elles l’obligent à détourner les yeux dans la rue, à fermer le livre commencé, à trembler sans cesse pour la pureté de ses enfans, elles ont encore, et je parle ici principalement de la femme française, le détestable effet de propager à l’étranger les plus étranges calomnies. « Vraiment, disait récemment dans un salon, un étranger distingué, grand ami de notre pays, on ne connaît pas à l’étranger la femme française. On célèbre sa beauté, sa grâce, son esprit, on ne se doute pas de ses vertus intimes. La faute en est à vos journaux illustrés, à votre littérature elle-même. Il a fallu que je fisse un séjour prolongé chez vous pour me rendre compte de ses rares qualités. »

Et comment en pourrait-il être autrement lorsque tant de journaux, de romans, de pièces de théâtre ne cherchent leur succès que dans les peintures de la passion libre, de la révolte contre la loi morale, de l’adultère ?

C’est aux feuilles illustrées qu’il faut, dit-on, surtout s’en prendre. Certaines d’entre elles, et ce sont celles qui se répandent le plus au dehors, ne sont-elles pas exclusivement consacrées à la glorification de l’amour sans frein, de la vie de plaisir, de la débauche ? De la première à la dernière ligne, tout, récits, anecdotes, faits divers, annonces, dessins, y respire la sensualité. Toute femme y est facile, prête à l’amour, perverse.

Ainsi les étrangers, trop enclins à juger de nos mœurs par ces peintures dégradantes qui n’en sont que la calomnieuse et détestable parodie, crient à la dépravation française, et s’enorgueillissent de leur prétendue supériorité morale, alors que, suivant l’expression si juste de Jules Simon, c’est l’apport de leurs vices qui est si souvent l’élément principal de notre apparente corruption.

Un autre point de vue, des plus graves, est le discrédit jeté par ces productions infâmes sur la littérature et les arts d’un pays. Il a été brillamment mis en lumière chez nous par de récentes manifestations. Voici celle qu’a faite au Congrès privé de 1908, au nom de la Société des Gens de lettres, son président M. George Lecomte : « Au nom de la Société des Gens de lettres, c’est-à-dire au nom de l’immense majorité des écrivains français, j’ai l’honneur de vous apporter une très ferme protestation contre l’industrie pornographique qui discrédite dans le monde notre littérature, compromet son rayonnement et porte atteinte à la légitime influence de notre pays… Enfin, c’est comme Français que, tous, nous serons ardemment d’accord pour faire honte aux vilenies pornographiques. Si méprisées, et même la plupart du temps si inconnues qu’elles soient chez nous, c’est d’elles qu’on se sert avec entrain pour discréditer la littérature française et la France. Nos ambassadeurs, nos consuls sont unanimes à déclarer que c’est avec cette pacotille abjecte, où l’on s’obstine à voir les mœurs et les idées de chez nous, qu’on sape notre prestige… Attentat contre la patrie, auquel il n’est que temps de mettre fin ! La véritable littérature de la France, l’art qui caractérise la France, notre magnifique passé, notre souci de l’avenir protestent contre le scandale de telles calomnies. Les étrangers nous doivent la justice, comme nous leur devons la vérité. »

Mais tout cela, bien que commun à tous les pays, n’était pas matière à motiver une entente entre nations ; il s’agissait de faits intérieurs, leurs législations propres devaient suffire à les protéger contre ces excès. Il fallait, pour mettre en mouvement une aussi grosse machine, l’évidence d’un péril commun, menaçant à la fois toutes les nations. C’est le fait nouveau que la découverte des habiles transformations réalisées par les entreprises d’obscénité a fait récemment éclater.

La fabrication et la vente de la pornographie étaient, il y a peu d’années encore, locales et sédentaires, et leurs procédés étaient ceux de tout autre commerce, magasin ouvert au public, annonces dans la presse du pays, envois de prospectus sous bande. Le marché local lui suffisait et ses produits ne dépassaient guère la frontière. Tout cela est profondément changé aujourd’hui. De quasi public, le commerce est devenu strictement clandestin. Plus de magasin, plus même de domicile apparent. La marchandise est dissimulée dans des dépôts à l’abri des recherches, souvent cachée au loin. Les prospectus ne sont plus envoyés sous bande, mais sous enveloppe close. Ils ne contiennent aucune mention qui puisse être incriminée, mais un simple avis, annonçant, sous termes voilés, qu’un catalogue plus explicite sera envoyé discrètement, mais seulement sur demande.

Souvent c’est à un intermédiaire résidant ailleurs que ces demandes et les commandes ensuite doivent être adressées, toujours sous pli fermé, parfois sous des initiales ou des signes conventionnels et poste restante, de façon à se couvrir de la garantie du secret des correspondances.

En voici un récent exemple, je l’ai sous les yeux. Un prospectus à peu près correct porte à sa dernière page la mention suivante : « Sur demande, il sera adressé un catalogue complet de librairie médicale et de livres spéciaux sur les passions, l’amour, les contagions, l’avortement, romans d’amour, etc. Nos catalogues sont adressés franco et discrètement, sous pli fermé. »

L’innocence peut s’y tromper, et ce n’est pas un moyen banal d’augmenter une clientèle de lecteurs nouveaux, que des expressions plus explicites pourraient faire reculer.

Le catalogue a été demandé. Il ne contient que des livres de la plus abjecte licence. Nous y reviendrons plus loin. Le délit est certain. Mais, comme la plupart des législations ne frappent que l’offre ou la vente publique, une poursuite est impossible.

Allant plus loin et pour se protéger plus sûrement encore contre toute répression, la plupart des annonces ne se font plus dans le pays, mais à l’étranger et avec référence à des intermédiaires résidant souvent dans des pays divers.

En voici un exemple découvert tandis que siégeait la conférence et dont la révélation n’a pas peu contribué à l’affermir dans ses résolutions. C’est un catalogue, en langue allemande, infâme celui-là, envoyé à un honorable négociant de Darmstadt et livré par celui-ci au Procureur général de cette ville. Il venait de Vienne (Autriche). Le timbre de la poste en témoignait. Aucune lettre n’y était jointe. Mais une enveloppe imprimée, préparée pour la réponse, portait le nom d’une maison de Marseille, et sur cette enveloppe, dans un petit cadre destiné à recevoir le timbre-poste, était imprimé, en cinq langues, le prix de l’affranchissement. Ainsi une maison française, non encore signalée dans son pays, écoulait ses produits par l’intermédiaire d’un agent autrichien dans cinq pays différens. Il serait facile de citer des faits semblables de la part de marchands étrangers, nous inondant par les mêmes procédés de leurs produits.

Un dernier trait de ces habiles combinaisons. La plupart des maisons importantes ont cessé de vendre dans leur propre pays. Elles ne font plus que l’exportation. À cela deux avantages : extension considérable de leurs débouchés, par conséquent de leurs profits, sécurité à peu près absolue.

Sur l’importance de leurs profits, sur les grosses fortunes qui en naissent, on émet parfois des doutes. Voici un renseignement précis tiré d’un dossier correctionnel. La série de quinze photographies honnêtes vaut 1 fr. 50, souvent même 1 franc seulement. Celle des photographies obscènes se vend de 18 à 24 francs. Un imprimé de 30 à 40 pages vaut 0 fr. 50, un franc au plus. L’écrit obscène de même volume se vend de 12 à 15 francs. Comment s’étonner qu’un vendeur étranger de marque, arrêté à Paris et mis en liberté provisoire sous une caution de 25 000 francs, les ait fournis dans les vingt-quatre heures et les ait laissés, sans hésitation, aux mains de la justice ?

Quant à la sécurité, comment ne serait-elle pas assurée ? Le pays du domicile n’a pas le plus souvent compétence, le délit étant réalisé hors de son territoire. Quant à celui où les faits sont commis, il peut sans doute réprimer, mais par défaut et qu’importe au délinquant une condamnation qui ne sera pas exécutée et qui restera vraisemblablement inconnue au lieu qu’il habite ?

C’étaient naturellement les sociétés aujourd’hui si nombreuses, que l’intensité du mal a fait naître partout, qui devaient, par leur pratique professionnelle, avoir les premières la révélation de ces faits. Elles en étaient fort alarmées. Mais que faire en présence de l’impuissance des lois intérieures contre leur nouveauté ?

L’une d’elles, le Bureau international d’information contre la littérature immorale de Genève, eut, la première, le sentiment qu’une entente internationale entre les gouvernemens pour donner à leurs législations les moyens de combattre ce redoutable fléau était indispensable. Un premier appel adressé par elle aux associations similaires de tous les pays restait toutefois sans effet. Mais reprenant, l’année suivante, cette idée, la Société française contre la Licence des rues se mettait en rapport avec elle et, le 20 février 1906, les deux associations réunies adressaient une nouvelle et pressante invitation à tous les groupes des autres pays, de s’assembler en un congrès privé pour délibérer en commun sur les mesures à prendre, si toutefois leur expérience personnelle était d’accord avec leurs propres constatations.

Ce congrès a eu lieu les 21 et 22 mai 1908 ; quatre-vingt-six associations dont quarante-six étrangères, appartenant à neuf pays, y prenaient part. Quatorze venaient de l’Allemagne, cinq de la Hollande, sept de la Hongrie, cinq de la Suisse, huit de l’Italie, deux de la Belgique, une de la Norvège, une du Danemark. L’Angleterre était représentée par la puissante National vigilance Association.

C’était une délicate épreuve. Cette réunion de tant de sociétés diverses, venant de pays si différens, allait-elle apporter un appui ou une résistance aux mesures proposées ? Dès le premier contact, toute incertitude disparaissait. Après une discussion de deux jours à laquelle chaque groupe avait apporté un rapport écrit sur la situation de la pornographie dans son pays et l’état de sa législation, un accord unanime se faisait sur les points suivans :

Réalité trop évidente des faits :

Impuissance pour la plupart des législations à les réprimer ;

Nécessité d’obtenir des gouvernemens l’introduction dans leurs lois pénales de délits nouveaux, notamment celui de fabrication et de détention, en vue d’en faire commerce, des dessins, écrits ou objets outrageans pour les mœurs et celui d’offre ou de vente même non publiques ;

Urgence enfin d’élargir les règles étroites de ce qu’on appelle la compétence territoriale, pour atteindre plus sûrement les diverses manifestations du délit.

Une fédération entre toutes les associations des divers Etats était en outre formée, sous la direction de la Société Genevoise, et on lui remettait le soin de faire auprès des gouvernemens d’instantes démarches pour que l’un d’eux prît l’initiative d’appeler toutes les Puissances à une conférence diplomatique, en vue de soumettre les questions posées, à leur délibération[2]. Nous avons eu la bonne fortune que le gouvernement français acceptât cette mission. Pressenties par ses soins, quinze Puissances répondaient d’une façon sympathique à son appel. Elles étaient aussitôt convoquées.

Telle est l’origine de la conférence. La France, tout en prenant l’initiative de lui soumettre les vœux émis par les associa-lions privées, ne le faisait pas, au moins pour ce qui concerne le délit de fabrication et de détention, sans quelques réserves. C’était son devoir. La Chambre des députés saisie en 1904 d’un projet de loi sur les outrages aux mœurs, voté sans objection par le Sénat, avait en effet refusé, malgré ses instances, de les admettre. Elle ne pouvait méconnaître l’autorité de ce précédent.

Mais devant l’irrésistible courant des sentimens exprimés par l’unanimité des délégués étrangers, ses hésitations ne tardaient pas à disparaître. C’est donc tout d’une voix que, dès le début, la conférence manifestait la résolution de n’écarter aucune des dispositions proposées. Les prenant ensuite une à une, elle les admettait non seulement sans en modifier l’esprit, mais en y apportant, nous y insisterons tout à l’heure, des modifications de texte propres à en étendre encore la portée.

Voici, sauf à revenir sur chacune d’elles, l’ensemble de ses résolutions, dans leurs parties essentielles :

ARTICLE PREMIER. — Doit être puni quiconque :

1° Fabrique ou détient, en vue d’en faire commerce ou distribution, des écrits, dessins, images ou objets obscènes ;

2° Importe ou fait importer, transporte ou fait transporter pour le même but, lesdits dessins, images ou objets obscènes, ou les met en circulation de toute autre manière ;

3° En fait le commerce, même non public, ou fait métier de les donner en location ;

4° Annonce ce commerce par un moyen quelconque de publicité.

ART. 2. — Les individus qui auront commis l’une des infractions prévues à l’article premier seront justiciables des tribunaux des Etats où aura été accompli le délit ou l’un des élémens constitutifs du délit. Ils seront également justiciables des tribunaux de l’Etat auquel ils ressortissent, s’ils y sont trouvés, et alors même que les élémens constitutifs du délit auraient été accomplis en dehors de cet Etat.

Il appartient toutefois à chaque Etat contractant d’appliquer la maxime non bis in idem, d’après les règles admises par sa législation.

ART. 3. — Les parties contractantes, dont la législation ne serait pas dès à présent suffisante pour donner effet à la présente convention, s’engagent à prendre ou à proposer à leurs législatures respectives les mesures nécessaires à cet égard.

La première de ces dispositions est capitale. Jusqu’ici, aucune législation pénale, sauf une seule, celle de l’Allemagne, n’atteignait directement le fabricant d’obscénités, et c’est là, à n’en pas douter, la raison principale de la persistance de l’ignoble commerce. Que sert, en effet, de frapper le vendeur maladroit, d’ailleurs aussitôt remplacé, qui se laisse prendre, si cent autres échappent peut-être, à côté de lui ? Que sert de détruire les quelques produits trouvés dans ses mains, si la source en verse chaque jour de nouveaux sur le marché ? Quand une voie d’eau menace le navire, ce n’est point aux mille ruisseaux qui en sortent que s’attaque l’équipage. Il l’aveugle. C’est le seul moyen de salut.

Les propositions du programme n’allaient pas au-delà.

La conférence, faisant un pas de plus, a justement considéré que la détention devait être également frappée. C’était une conséquence logique de son premier vote. A quoi eût servi en effet de punir la fabrication, s’il eût suffi au fabricant de mettre ses produits en dépôt chez un compère pour échapper à la loi ? Une réserve de sage précaution, empruntée d’ailleurs aux vœux du congrès privé de 1908, en vue de protéger l’artiste qui fabrique pour son compte, ou sur commande privée, ou encore le collectionneur, si peu intéressant qu’il puisse être, de ces ignominies, porte que l’existence des deux délits est soumise à la condition expresse qu’ils aient été commis en vue de faire commerce des objets incriminés.

La seconde disposition, également nouvelle, est non moins importante. C’est celle qui est relative à la circulation de pays à pays. A l’heure actuelle, peu d’Etats s’attribuent le droit d’arrêter à la douane les importations obscènes, et pour quelques-uns de ceux qui en usent, il est douteux que cette pratique repose sur un texte de loi. En tout cas, c’est une simple mesure de police, propre au seul pays qui l’emploie. Par une innovation hardie, chaque Etat devra à l’avenir, non seulement arrêter ces ignobles produits à sa frontière, mais encore frapper leur transport, même intérieur, et, en termes généraux, leur circulation de toute autre manière.

S’inspirant ensuite de la loi française du 7 avril 1908, l’offre et la vente qui, dans toutes les autres législations, ne sont incriminables qu’au cas où elles sont publiques, doivent être punies, quels que soient les artifices employés pour les dissimuler. Enfin l’annonce, moyen si puissant de propagande et d’expansion, l’annonce, condition d’existence indispensable de tout commerce, sera également frappée, et, chose importante, elle le sera, c’est la conséquence de la généralité des termes employés, même sans être obscène par elle-même.

Telles sont les dispositions que chacune des Puissances contractantes s’engage, par l’article 3 du projet de convention, à introduire dans ses lois. Si considérable que soit cet ensemble de mesures, il eût cependant risqué de rester inefficace, si une certaine extension n’avait été donnée au pouvoir du juge appelé à eh connaître. Comment atteindre, en effet, avec les règles étroites de la territorialité actuelle, ainsi qu’il a déjà été dit, l’homme qui, sans quitter son pays, fait accomplir par des intermédiaires à l’étranger les actes divers constituant le délit ?

Plusieurs dispositions ont été prises à cet égard par l’article 2. L’inculpé pourra être poursuivi même au lieu où il n’aura commis qu’un des actes constitutifs du délit. Cette règle est empruntée à la convention de 1902 sur la Traite des Blanches. Le juge de son domicile sera en outre compétent même pour les faits commis par lui à l’étranger, disposition existant déjà dans certaines législations, notamment dans la législation française, mais jusqu’à présent appliquée seulement en matière de grand criminel.

Ainsi, une fois ces diverses résolutions transformées en loi, le misérable, fabricant, éditeur ou vendeur, qui, embusqué dans un pays où il n’a rien à craindre en inonde d’autres, sans risques, de ses immondes produits, celui qui en dissimule l’envoi par toutes les ruses de la clandestinité, celui qui les importe, les exporte, ou les fait circuler au loin, celui qui les annonce, même à mots couverts, et en dehors de son pays, pourra être recherché et atteint. L’outillage, comme la marchandise, seront en outre détruits.

Ne peut-on espérer que l’infâme trafic recevra de l’ensemble de ces mesures un rude coup ? Mais il faut pour cela des lois nouvelles, et elles peuvent se faire attendre.

N’y avait-il pas, dès à présent, quelques dispositions immédiates à prendre, pour restreindre tout au moins le fléau ?

La conférence en a été unanimement encore d’avis et, par un acte diplomatique distinct intitulé « Projet d’arrangement, » elle a, sur la proposition de l’Allemagne, reproduit un ensemble de dispositions prises en 1902 avec succès contre la Traite des Blanches.

Une autorité spéciale sera dès à présent instituée par chaque puissance contractante, avec mission : « 1° De centraliser tous les renseignemens pouvant faciliter la recherche et la répression des actes constituant des infractions à leur législation interne en matière d’écrits, dessins, images ou objets obscènes, et dont les élémens constitutifs ont un caractère international ; » « 2° De fournir tous renseignemens susceptibles de mettre obstacle à l’importation des publications ou objets visés au paragraphe précédent, comme aussi d’en assurer ou d’en accélérer la saisie, le tout dans les limites de la législation interne ; » « 3° De communiquer les lois qui auraient déjà été rendues ou qui viendraient à l’être dans leurs Etats, relativement à l’objet du présent arrangement, ainsi que les bulletins des condamnations prononcées dans ledit pays, lorsqu’il s’agira d’infractions visées par l’article premier. »

Et ces autorités auront la faculté de correspondre directement avec les services similaires des autres États contractant

Est-il besoin d’ajouter qu’une disposition spéciale commune au projet de convention et à celui d’arrangement admet les Puissances non présentes à la conférence à y adhérer par acte postérieur ?

Que résultera-t-il de cet accord ? Les mesures proposées seront-elles converties en loi, le seront-elles dans des délais prochains ? Il est permis dès à présent de l’espérer pour les pays où, devançant les résolutions de la conférence, un mouvement d’opinion prononcé s’est déjà manifesté sur la nécessité d’en finir avec l’intolérable fléau. Telles sont l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne et la Suisse.

A Londres, l’active campagne menée par The National vigilance Association trouve un puissant point d’appui de la part des principaux organes de la Presse. Dernièrement un groupe des principaux directeurs et propriétaires de bibliothèques et de salles de lecture, sur les réclamations de leurs abonnés, sommaient les éditeurs de ne plus leur envoyer d’œuvres licencieuses, et l’opinion les soutient. Le gouvernement enfin propose une nouvelle loi contre les annonces du commerce pornographique. A Rome, un congrès récent, tenu sous de hauts patronages, dénonce la pornographie comme un mal social, demande des mesures de répression énergiques et réclame, pour les associations ayant pour but le respect de la morale publique, le droit de saisir directement la justice. Le mouvement est plus accentué encore en Allemagne. Le comité directeur de l’Association des journaux allemands proteste par un appel reproduit par la Gazette de l’Allemagne du Nord, organe habituel de la chancellerie, contre la publication des annonces immorales et demande aux éditeurs, dans l’intérêt de leur propre réputation, comme dans celui de la presse allemande, de refuser toute annonce suspecte. Le ministre de l’Instruction publique adresse de son côté aux inspecteurs académiques une circulaire pour leur recommander un contrôle attentif des livres remis aux élèves (avril 1910). Instructions analogues en Suisse. A Genève en particulier, le chef du département de l’Instruction publique écrit : « De divers côtés on demande que des mesures soient prises contre la littérature immorale. Le département de l’Instruction publique de Genève croit de son devoir d’appuyer vivement les efforts ayant pour objet de mettre la jeunesse à l’abri de ce danger. »

Là le terrain est donc bien préparé.

Il n’en va malheureusement pas de même en France, et c’est chez nous que des difficultés peuvent être à craindre. Non que le gouvernement ou les tribunaux soient hostiles. Le gouvernement, en provoquant la réunion de la conférence, a suffisamment témoigné sa résolution de participer aux mesures réclamées par le péril de l’heure présente. Quant aux juges, lorsqu’ils sont saisis et peut-être est-ce trop rarement, ils se montrent fermes et sévères.

Mais il y a un revers de médaille. Si de vives adhésions sont données par les principaux organes de la grande Presse à la thèse d’une vigoureuse répression, il y a un parti contraire, et il n’est pas sans influence.

C’est d’abord la tourbe des intéressés. Elle ne comprend pas seulement l’ignoble pornographe que tout le monde renie, il faut y joindre tout ce qui, dans le journalisme, les arts et les lettres, a quelque œuvre risquée à défendre. Ceux-là sont nombreux et il y a parmi eux de réels talens. L’audace est un moyen si facile de forcer la renommée, et une certaine élégance de libertinage a tant de vogue ! Il y a encore ceux que la légèreté de leurs mœurs, quelque tare de leur vie privée ou simplement le dédain de toute morale rangent parmi les ennemis naturels de tout frein.

Tout ce monde a peu d’autorité sans doute. Mais il parle haut. Il a d’ailleurs ses journaux, ses défenseurs attitrés, ses protecteurs. Il a même ses associations.

L’une d’elles, formée un jour dans un café des boulevards entre quelques hommes de lettres sous le titre, je crois, de Ligue pour la défense de l’art, a peu fait parler d’elle. Elle a cependant publié en forme de manifeste une petite brochure où les amis de la morale ne sont naturellement pas ménagés.

Une autre est plus active. C’est, sous la direction de prétendus libraires, un syndicat de marchands de journaux embrigadés par les industriels de la presse qui les font vivre. Ils se disent 47 000. Nous ne prétendons pas assurément qu’il y ait, entre lui et les hommes de lettres dont il vient d’être parlé, aucun rapport. Il a son action propre. Elle est fort habile. Voici en quoi elle consiste. Affectant de prendre en main la défense, fort intéressante d’ailleurs, de ces humbles travailleurs qu’il dit injustement persécutés par les ligues qu’on connaît, le syndicat a adressé à tous les membres de la précédente Chambre des députés un véhément manifeste. Il y signale la monstrueuse interprétation donnée par ces ligues aux lois sur la Presse, leur zèle intolérable et la complaisance des tribunaux à leur égard. Sa conclusion est un appel aux législateurs pour une révision urgente de la loi sur les outrages aux mœurs. Ajoutons qu’il se vante d’avoir reçu un grand nombre de réponses favorables.

Il ne dédaigne pas en outre de faire appel à l’action directe.

Diverses sociétés contre la pornographie, celles de Bordeaux, de Montpellier, du Creuzot, d’Orléans, une de celles de Paris avaient cru devoir prévenir les libraires et marchands de leur région qu’ils s’exposeraient à des plaintes de leur part, s’ils mettaient en vente des publications ou images obscènes.

Les présidens des deux premières ont été menacés par lettres rendues publiques de poursuites en diffamation. Pour les autres, des instances ont même été engagées, soit par l’association elle-même, soit par un de ses membres, propriétaire d’un des journaux les plus audacieusement licencieux. Une de ces demandes est de 20 000 francs de dommages-intérêts. Elle est encore en suspens. Une autre de 140 000 francs, repoussée en première instance, est en appel. Tout cela est sans doute trop cousu de fil blanc pour qu’il y ait lieu de s’en émouvoir.

Mais, à côté des intéressés, se trouve la multitude des gens de bonne foi, inattentifs ou indifférens, gens d’affaires ou gens du monde qui nient parce qu’ils n’ont pas reçu les prospectus ignobles, parce qu’ils ne s’arrêtent pas aux étalages, parce qu’ils n’ont jamais ouvert un journal licencieux, et auxquels il coûte d’ailleurs, par fierté patriotique, d’admettre que de pareilles choses se passent dans notre pays.

Il y a encore ceux qui, rendus hostiles par un sentiment exagéré de la liberté de la pensée ou de celle de l’art, réclament leur complète immunité. A ceux-là il faut répondre.

Parlons d’abord des premiers. Voici leurs principaux argumens. Les faits ont-ils donc tant de gravité qu’il faille risquer, pour les atteindre, de troubler la tranquillité des citoyens ? Qu’est-ce que quelques publications ou images honteuses, généralement plutôt grivoises qu’obscènes, toujours les mêmes, adressées seulement aux quelques libertins qui les recherchent, plus propres à exciter le dégoût qu’à éveiller les passions ? Ne suffit-il pas du mépris public pour avoir raison d’une crise évidemment passagère ? Veut-on proscrire la gaieté française ? Ces ignominies ne nous viennent-elles pas d’ailleurs, de l’étranger ?

Autant d’erreurs.

Je pourrais me borner à y répondre par le sentiment universel de l’étranger, si puissamment révélé par la double enquête faite, en 1908, par le Congrès des sociétés privées et, ces jours derniers, par la conférence des délégués des gouvernemens. Comment douter devant une pareille et aussi unanime manifestation ?

Mais voici des précisions et des chiffres.

Il ne s’agit pas de quelques publications isolées. Il y a quelques années déjà, des saisies pratiquées faisaient mettre sous scellés, chez un seul marchand, 67 paquets d’images, écrits ou objets obscènes, chez un autre 248, et il nous était donné de voir chez un juge d’instruction un cabinet dont tous les murs étaient encombrés de hautes piles de ces ignobles produits. On trouvait que c’était énorme. C’est bien pis aujourd’hui. Une perquisition récemment faite dans un dépôt soigneusement caché dans une villa isolée de la banlieue, faisait découvrir d’un coup 10 000 kilos de ces ordures, estimés 60 000 francs. Une autre, presque d’hier, amenait la saisie, outre une importante quantité de photographies, albums, brochures, objets spéciaux, de 4 000 volumes obscènes et de 1 500 kilos de clichés pornographiques.

Toujours les mêmes, dit-on. Est-ce vrai ? Certains catalogues contiennent 2 et 300 numéros divers. Celui dont j’ai déjà parlé a 70 articles. Chacun d’eux indique les titres des ouvrages et les noms des auteurs. Il y a 60 œuvres diverses attribuées à 41 auteurs différens. Parmi ces derniers, 14 se disent médecins, deux professeurs. Est-ce seulement de la grivoiserie ? Je ne puis donner aucun titre. Ce serait outrager mes lecteurs. Mais voici quelques-unes des mentions dont le catalogue accompagne les litres : « Livres d’amour et de volupté, » dit Tune. « La passion la plus folle et la plus intense, dit une autre, jette dans cette œuvre ultra-naturaliste son souffle brûlant. Jamais encore la littérature voluptueuse n’a atteint un tel degré d’intensité. » Un autre encore : « Véritable bréviaire de l’amour charnel, est un des volumes les plus osés de notre bibliothèque et nous le recommandons tout spécialement à notre clientèle. »

Est-ce là simple gauloiserie ?

On croit que ces envois se font aux seuls libertins. Qu’on en juge ! Une descente faite, il y a peu de jours, chez un sieur L… le trouvait en train d’expédier 40 000 prospectus. Chez un autre, une femme, une machine à écrire fonctionnait pour de pareils envois.

Et c’est principalement la jeunesse que visent ces excita-lions. On a raconté ce fait lamentable de bandes d’envoi imprimées avec ces mentions : Monsieur… commis chez M… avoué, huissier, épicier, pharmacien…, envoyées en province et complétées à la main par un compère. Le fait est exact. On en trouverait la preuve dans un dossier de la neuvième Chambre. Une expédition faite aux élèves d’un lycée a donné lieu de penser que, leurs noms avaient été relevés dans un livre de distribution des prix. Deux fois le directeur d’une maison d’éducation célèbre envoyait à la Société contre la licence des rues d’ignobles prospectus adressés à de jeunes élèves. Hier encore, la même Société recevait deux plaintes analogues de deux pères de famille. L’école primaire n’est pas même respectée. Un ouvrier se présentait au président de la même Société. « Je suis anarchiste, disait-il, vous êtes bourgeois. Je suis l’ennemi de toutes vos idées. Mais on doit s’entendre pour défendre les enfans. Voilà un livre trouvé entre les mains de ma fille. » C’était une des œuvres les plus lubriques de la collection pornographique. Elle lui avait été remise par une camarade, à l’école. Et combien de faits n’échappent-ils pas aux recherches, dissimulés par la crainte d’avoir à en témoigner en justice, plus souvent encore par un sentiment d’inquiète sollicitude pour l’enfant.

Que pèse, en présence de pareilles constatations, cette illusion que tout cela est passager, que le mépris public en aura quelque jour raison ?

Avons-nous du moins la consolation que la France soit étrangère à ce commerce et que tout lui vienne de l’étranger ? Erreur encore. Je regrette d’avoir à détruire une légende qui serait à l’honneur de notre pays, mais la vérité me fait un devoir de dire que son contingent dans l’odieux commerce n’est pas moindre que celui d’autres pays. Ce qui est vrai toutefois et ce qui atténue sa responsabilité, c’est que parmi ses trafiquans figure un grand nombre d’étrangers. Qu’est-ce donc qui les attire chez nous ? Une circulaire adressée naguère à sa clientèle par une maison allemande, pour lui faire connaître son changement de pays et lui en dire la raison, nous le révèle, et c’est curieux à constater. Rigoureusement traqués chez eux, ils viennent se mettre sous la protection de la proverbiale tolérance française.

Mais il faut arriver à une objection plus sérieuse : la thèse de l’immunité réclamée pour certaines œuvres, au nom de la liberté de l’art ou de la science. On comprend sa séduction. L’art, cette haute expression de l’idéal et de la beauté, la science, cette fée bienfaisante de l’humanité, n’ont-ils pas droit à tous les respects ? Il faudrait être Béotien pour le nier.

Mais il faudrait s’entendre sur ce que c’est que l’art, sur ce qui constitue la science.

L’écrivain ou l’artiste prostituant son talent jusqu’à faire une œuvre immonde fait-il encore de l’art ? Le savant qui couvre d’un titre médical les descriptions les plus complaisamment lascives, fait-il de la science ?

Voici sur ce point l’avis de deux hommes bien différens d’opinion. Ils sont si complètement d’accord cependant sur ce point que leur pensée se traduit par des expressions presque identiques.

« Là où paraît l’ordure, a dit Jules Simon, l’art s’enfuit. »

« Ceux qui réclament en cette matière la liberté de l’art ne font, dit à son tour M. Ferdinand Buisson, que protéger celle de l’ordure. »

N’en est-il pas de même pour la science ?

Mais allons au fond des choses. Pour parler clair, ce ne sont pas assurément les productions elles-mêmes qu’on entend protéger, qui l’oserait ? C’est seulement la forme de beauté dont le talent d’un artiste ou d’un écrivain a su les revêtir. Ainsi le maladroit, le malhabile serait justement poursuivi. Mais, par un privilège spécial, le talent jouirait de l’immunité refusée à la médiocrité. Est-ce soutenable au siècle où nous sommes ?

Revenons au simple bon sens. Il est encore en cette matière, comme partout, le guide le plus sûr. La morale est une. Son empire doit s’imposer à tous. Aucune supériorité, pas plus celle du talent que celle du rang, de la naissance ou de la fortune n’en doit impunément braver les lois.

Il faut d’ailleurs le dire à l’honneur de nos tribunaux : bien que souvent saisis de ce moyen de défense, jamais, sauf dans un cas, aussitôt suivi de réformation par la juridiction supérieure, sur l’appel du ministère public, ils ne s’y sont laissé prendre.

Mais voici une dernière objection. Comment fixer les limites du délit ? Où commence-t-il, où finit-il ? Aucune définition n’en est donnée. Aucune définition n’en existe en effet, pas plus dans les législations étrangères que dans la nôtre. Mais n’est-ce pas la nature même des choses qui le veut ainsi ? Il y a des termes d’une clarté telle que toute définition en est superflue. Est-il besoin de définir la vérité, la conscience, la vertu ? Assurément non. Aucune expression n’aurait l’énergie du mot qui les désigne. D’autres exemples se trouvent dans la loi pénale précisément pour des délits très voisins, tels que l’attentat aux mœurs, l’outrage public à la pudeur. S’est-on jamais plaint de l’absence de leur définition ?

Il n’est donc pas une des raisons invoquées qui ne reçoive une réponse précise, directe, à mon sens, péremptoire. La force si particulière que leur donne la sanction des résolutions prises par la conférence ajoute à leur autorité.

En tout cas, pour tout esprit impartial et éclairé, un fait doit désormais demeurer acquis. Le danger ne peut plus être traité de chimère d’imaginations surchauffées ou de cerveaux malades. Il est certain, vivant, tangible. Sa menace n’est pas aléatoire ou lointaine. Elle est présente. Elle nous tient. Il faut agir énergiquement et sans retard. Car il ne s’agit de rien moins que du salut de nos enfans, de l’honneur de nos femmes, de la dignité de nos mœurs, du crédit, de l’avenir même de notre pays.

Le gouvernement français a tenu à honneur, en 1903, d’être le premier à faire voter par le Parlement la loi qui appliquait les vœux de la Conférence sur la Traite des Blanches. C’était son devoir, et c’était en même temps la conséquence logique de l’initiative prise par lui dans la question. Il avait provoqué ces grandes assises ; il lui appartenait de donner l’exemple d’une exécution immédiate de leurs résolutions.

La situation est la même aujourd’hui. L’œuvre accomplie est sienne. En invitant cette fois encore les gouvernemens à une délibération commune, il s’est moralement engagé, vis-à-vis de l’opinion en même temps que vis-à-vis d’eux-mêmes, à poursuivre jusqu’au bout une tâche dont l’accomplissement ne dépend plus aujourd’hui que de lui. Nous avons la confiance que, fidèle à lui-même, il saura la remplir avec décision.

Et maintenant, il faut conclure. Nous l’avons déjà dit : l’œuvre des deux conférences est un des faits les plus considérables qu’ait encore accomplis dans l’ordre moral le concert des nations, Est-ce un rêve d’espérer que cette œuvre nouvelle ne sera pas sans lendemain, qu’elle pourra devenir une semence féconde et ouvrir des horizons nouveaux à l’humanité ? Les intérêts moraux, objets du concert actuel, sont-ils en effet les seuls qui puissent utilement motiver des ententes internationales ? Et la misère, et la protection des faibles, et la préservation sociale, et tant d’autres objets non moins dignes des sollicitudes mondiales ?

Pour ne parler que du dernier point, la préservation sociale, certains crimes ne sont-ils pas devenus cosmopolites par la facilité des communications, par les ententes, inconnues jusqu’ici, entre malfaiteurs de pays différens ? Ne trouvent-ils pas, dans les règles étroites qui limitent l’action pénale, de sûrs moyens de se soustraire au châtiment ?

Là encore un remarquable précédent vient d’être créé. De simples délits ont été l’objet de règles communes propres à en assurer partout la recherche et la répression. Est-il téméraire d’entrevoir le jour où le monde pourra se protéger par des moyens semblables contre la grande criminalité ?

Qu’il nous soit permis de terminer cette étude sur ce ferme espoir.


R. BERENGER.


  1. L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Brésil, le Danemark, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Hongrie, l’Italie, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie, la Suède, la Suisse. Le » États-Unis ont en 1897 adhéré aux résolutions prises.
  2. Ce sont la presque totalité des Puissances européennes : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark. Espagne, France, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie, Suède et Suisse et en outre les États-Unis du Mexique et le Brésil.