La Tragédie russe
LA TRAGÉDIE RUSSE
Le journal d’un grand écrivain est toujours d’une lecture attachante lorsqu’il n’est point écrit en vue de publication. Dans ses œuvres, l’auteur le plus sincère ne peut éviter une certaine affectation, un souci d’art, une préméditation enfin, qui cachent son visage véritable, tandis qu’il se livre, dépouillé et sans défense, dans les feuilles éparses, tracées au jour le jour, qui sont la traduction directe de sa pensée et le registre immédiat de ses réactions sentimentales.
Avec les fragments du journal d’Andreïeff[1] cet intérêt s’accroît encore, car à la personnalité de l’un des plus grands artistes de la Russie moderne s’ajoute l’atmosphère d’une période tragique.
Il faut se représenter le moment où Leonide Andreïeff trace ses impressions pour en comprendre toute la valeur. C’est en 1918, l’année où la Russie envahie par les Allemands accepte joyeusement sa honte et subit les premières expériences communistes. L’écrivain chassé, ruiné, miné par la maladie, s’est réfugié en Finlande, où l’attend une mort prochaine et dont il a la prescience. À quelques verstes, si près qu’il en peut entendre les échos, crépite la fusillade, symbole de la lutte fratricide qui ravage son pays. Andreïeff souffre dans son patriotisme, dans son amour des hommes, dans son idéal brisé.
Il vécut, en effet, comme la plupart des intellectuels russes, dans l’attente et l’enthousiasme de la révolution ; ce mot avait pour lui une puissance mystique, contenant la promesse du bonheur et de la liberté. Or, le coup d’État d’octobre 1917 transforme son idole en épouvantail ; l’objet de son culte est souillé par les bolcheviks et son pouvoir anéanti. Il en reste confondu, désemparé, blessé à jamais.
En vrai idéaliste russe il fut un ennemi acharné de la peine de mort. Son Histoire des Sept Pendus, dans son réalisme visionnaire, est à ce sujet un des cris de révolte les plus frémissants, les plus beaux, les plus persuasifs qu’ait jamais poussés conscience humaine. Or, le bolchevisme déroule devant ses yeux une épouvantable orgie de massacres.
La crainte et l’attirance de la folie persécutaient toujours Andreïeff. Sa nature, dont la sensibilité était poussée à un degré morbide, le porta sans cesse vers l’absolu, le fatal, l’illimité. Il en a marqué presque toute son œuvre — romans ou pièces — qui flotte entre le normal et l’irréel, aux limites de la conscience, et surtout le Rire Rouge, cette admirable et monstrueuse hallucination, où le monde entier semble couvert de buée et de lueur sanglantes, où toute l’humanité se résout en une lourde brume pourpre au fond de laquelle éclate le rire maléfique de la Russie. Or sa patrie lui offre une vision que son imagination elle-même aurait été impuissante à lui fournir. Il assiste à la rupture de l’équilibre moral dans tout un peuple, à la démence des dirigeants et des masses, il plonge dans la fantasmagorie de l’horrible.
Tout cela — amertume d’un culte détruit, révolte devant le sang versé, contagion de la folie collective — il le verse dans son journal intime avec un rythme enfiévré qui lui donne un souffle chaotique, un halètement de souffrance et de colère. Et comme Andreïeff est un maître — non pas de la composition — mais de la suggestion, comme son art a la mystérieuse puissance d’insinuer, de troubler, d’élargir le champ des sensations en dépit de la logique — la tension et le décousu de son journal, qui, chez un autre écrivain auraient pu diminuer la force d’expression, ne font chez lui qu’accroître la beauté de certaines pages.
13 avril 1918. — La révolution est un moyen de résoudre les différends humains aussi peu satisfaisant que la guerre. Seul, notre état de vils bipèdes permet et, en partie, excuse ces moyens. Puisqu’il est impossible de vaincre une pensée adverse sans briser le crâne qui la contient, puisqu’il est impossible d’apaiser un cœur mauvais sans le percer d’un couteau, la chose est claire : battez-vous !
18 avril, matin. — Nous vivons dans des conditions extraordinaires, compréhensibles à la rigueur pour le biologiste qui étudie la vie de la moisissure et des champignons, mais inadmissibles pour un psycho-sociologue. Plus de lois, plus d’autorité, l’ordre social tout entier n’a plus de sauvegarde. Ici, à Vammols, nous sommes dans les limites de la guerre finnoise, rouge et blanche. Qui nous protège ? Pourquoi sommes-nous encore en vie, indemnes de pillage et non chassés de nos maisons ? L’ancien pouvoir n’est plus ; une poignée de gardes-rouges inconnus tient les stations voisines, s’exerce au tir (l’écho chez nous n’est pas mauvais), procède à des réquisitions de denrées et de bois et donne « des autorisations » pour aller en ville. Ni téléphone, ni télégraphe. Qui nous garde ? des restes de raison ; le hasard que l’on ne nous ait pas remarqués et que personne n’ait voulu ; enfin certaines coutumes communes à tous les hommes ; parfois de simples habitudes inconscientes, comme marcher sur le côté droit du trottoir, dire bonjour, en rencontrant quelqu’un, enlever son chapeau et non celui d’un autre. La musique depuis longtemps s’est tue et nous, les danseurs, nous remuons toujours les jambes en cadence et saluons suivant la mélodie, devenue silencieuse, de la loi. Mais lorsque quelqu’un se met à réfléchir, il va piller ou tuer.
22 avril, matin. — Soirée « à la mémoire de Marx ». Et il n’y avait là ni Potressof, ni Plekhanof, pas un seul Marxiste éminent ou véritable ; et comment feraient-ils ? Ils vivent dans le sous-sol. Plekhanof, le seul parmi eux qui soit un homme absolument noble, honnête et brave, meurt dans la solitude, malade et miséreux. En revanche, à cette soirée se montraient Chaliapine, Gorki, Volf-Israel… Comment n’ont-ils pas honte ? Cette question n’est pas une figure de rhétorique ; je me demande réellement s’ils éprouvent au moins un sentiment de gêne ou bien non, rien du tout ?
Les bolcheviks n’ont pas seulement souillé la Révolution, ils ont fait davantage, ils ont tué peut-être pour toujours la Religion de la Révolution. Durant cent ans et plus, la Révolution était la religion de l’Europe, et le révolutionnaire un saint aux yeux des amis et des ennemis. Plus même pour les ennemis que pour les amis. Le premier coup partiel, c’est Azef qui l’a porté, ayant combiné en lui un révolutionnaire et un filou, ou mieux, un ignoble individu. Mais ce n’était qu’une gangrène locale et, seuls, les gendarmes russes cessèrent d’honorer les révolutionnaires comme des saints : il y avait trop de ces saints-là sur les listes d’agents secrets. Et les S.-R.[2] étaient tués à jamais : car vraiment ce n’était pas Tchernof qui pouvait relever leur prestige perdu.
Or, ce qu’Azef a fait sur une échelle réduite, familiale, Lénine et les bolcheviks l’ont repris dans l’arène mondiale et dans des proportions « planétaires ». Tout à coup s’était produit une chose incroyable : Nicolas le Miraculeux était venu chez le malade (lui-même avec son nimbe), n’avait pas secouru le malade, mais avait emporté sa montre en or. Lui-même avec son nimbe ! Il est clair que là où les saints volent, Dieu ne vit pas ; et Dieu s’en est allé de la Révolution, et elle a cessé d’être une religion pour le monde et elle s’est transformée en un métier. En un mauvais métier, si l’on en juge d’après les bolcheviks et leurs effroyables et sacrilèges sovdeps. Révolutionnaire (d’après la parole sincère de Trotsky) est devenu synonyme d’imbécile ou de crapule.
Évidemment, il y a là une duperie et tout cela n’est pas sérieux. Si Nicolas le Miraculeux a chipé une montre, il est clair qu’il n’est pas Nicolas le Miraculeux et il n’y a pas là de quoi perdre la foi. Et il est également clair que ni les bolcheviks, ni même Tchernof et Cie, ni même Gorki et son ordurière « N. J[3] » ne sont des révolutionnaires mais simplement des masques. N’y a-t-il pas beaucoup de gens qui vivent avec de faux passeports et des nimbes volés ? Il est nimbé et en même temps il vole des montres — c’est la fin de la religion.
Oui, c’est la fin, et voilà un nouveau triomphe de l’heureuse Allemagne. Lorsqu’on applaudit le bourreau, les affaires de la justice sont mauvaises. S’il n’y avait pas les bolcheviks et Lénine, le monde aurait-il considéré comme il le fait la Révolution finlandaise et ses purs défenseurs ? Ce sont des hommes bornés, mais honnêtes et qui meurent honnêtement pour leur rêve (comme on honorait cela autrefois) ; on les accompagne au tombeau en sifflant « ma mère me le disait bien : ne fréquente pas les voleurs ».
Heureuse Allemagne ! si son alliance avec le vieux Dieu est douteuse, son accord avec le diable est du moins indiscutable et évident. Et qu’est-ce que le bolchevisme à ses yeux ? Sans doute une espèce de mort-aux-rats ou de poudre à cafards. « Sans danger pour les hommes », comme le disent les annonces ; on peut enlever les cafards crevés à la pelle. Pourquoi les Allemands n’exigent-ils pas de Lénine qu’il autorise de nouveau la vente des boissons ? Ce serait la dernière touche au tableau, délicieusement esquimaude…
La guerre a posé les bases de l’empoisonnement moral. Le fait que j’aie accepté la guerre, c’est-à-dire que je l’aie transportée du plan général et humain dans le domaine « patrie » et politique, a été provoqué sans doute par le simple instinct de conservation : sans cela la guerre ne serait demeurée pour moi qu’un rire rouge et j’aurais dû, inévitablement et dans un bref délai, perdre la raison. Ce danger de perdre la raison a subsisté pour moi durant toute la guerre et, par moment, il se faisait sentir assez terriblement. Je luttais contre lui par le journalisme. Et ces deux choses si faibles, le Roi et le Joug de la guerre[4], le sont précisément (surtout la dernière) parce qu’en somme elles représentent de fort mauvais journalisme. Il fallait vivre pour ne point dérailler.
Chose curieuse, je retenais à demi consciemment mon imagination pour qu’elle ne se représentât point l’essence de la guerre. C’était un travail énorme, car mon imagination est impossible à retenir ; du moins elle le fut durant toute ma vie. Presque indépendante, elle soumettait et les pensées, et la volonté, et les désirs, et elle était surtout puissante dans les représentations des images de l’horreur, du mal, de la souffrance, du soudain et du fatal. Je ne sais comment j’ai fait, mais j’ai réellement réussi à la mettre en bride, à la rendre à l’égard de la guerre purement formelle, presque officieuse, à l’arrêter aux communications gouvernementales et à la platitude des journaux.
Mais tout en m’empêchant de plonger d’un seul coup dans les ténèbres de l’anarchie, cela ne me sauvait qu’à moitié. Car, à côté de l’imagination d’en-haut, l’imagination gouvernementale, rangée dans un cadre sévèrement officieux, travaillait une imagination secrète (car il y en a une), souterraine. Et alors qu’au premier étage on jouait humblement et en ordre les hymnes alliés, dans la cave se créaient du sombre et de l’horrible. Là-bas étaient chassées « la folie et l’horreur » et c’est là-bas qu’elles vivent jusqu’à ce jour. Et c’est de là-bas qu’elles envoient par tout le corps ces poisons mortels, ces narcotiques de la tête, ces vrilles douloureuses du cœur, ce « venin jaune et tenace dont tout mon corps est gonflé lourdement et affreusement ». J’ai capturé le Diable en l’avalant, mais il vit — et en moi.
Mais, si la guerre était terrible, que peut-on dire de cette véritable « démence et horreur » panrusses ? Là, il ne faut même plus d’imagination pour se sentir dans une maison de fous. Et de nouveau pour ne pas perdre la raison, j’ai dû « accepter » cela aussi, c’est-à-dire, remplacer de nouveau le sens purement humain de la révolution par son voile social et politique et ne rien imaginer derrière les communications officielles et les télégrammes d’agence : « Six personnes ont été fusillées. » Six ? Bien. « Kief est détruit. » Kief ! Ah ! vraiment. Tué, tué, tué.
Mais l’imagination secrète ? Si, sous Kerensky, on pouvait encore jouer la Marseillaise au premier étage, sous Lénine, le premier étage lui-même se tut et se vida. En revanche dans « la cave », en revanche dans le sous-sol ! Ce n’est plus comme si j’avais avalé un diable, mais mille diables avec toute leur progéniture de diables ; jour et nuit ils baffrent mes entrailles, les fouillent, les creusent, s’y font une habitation permanente avec tout le confort. Ma tête est dans le genre d’un observatoire pour contempler les étoiles, placé au sommet d’une maison à cinq étages, remplie à craquer de garces, d’assassins, de menteurs, de traîtres, de fronts bas, de figures bestiales et encore d’assassins, d’assassins. On dirait qu’on ne les entend pas… Ou bien les entend-on ?
Et ce ne sont déjà plus des ruisselets de poisons mais des fleuves entiers qui se répandent par tout le corps. Tout est empoisonné. À travers le lourd et suffocant narcotique filtre, à moitié aveuglée, la pensée ; sous le flux des douleurs on sent à peine battre la vie étouffée. Il s’agit bien de créer ! Il s’agit bien de vivre !
27 avril, soir. — Un jour, si ce n’est au tribunal humain en qui j’ai peu d’espoir, du moins au tribunal des gibbons, viendra la sensationnelle « Affaire de l’assassinat de la Russie » ! Il sera vaste le banc qu’il faudra pour les accusés ! Laissant de côté les coupables physiques qui sont moins des meurtriers que des suicidés, le tribunal réservera le banc aux seuls coupables intellectuels, parmi lesquels il y aura et les assassins directs, et les receleurs et les complices. Tous les défaitistes et presque tous les socialistes, à peu d’exceptions près. Ils seront jugés évidemment en tant qu’individus, si le tribunal sait seulement se placer au-dessus du déterminisme historique et revient à la compréhension véritable de l’individu.
Maintenant, la Russie est déjà presque entièrement découpée en côtelettes et en filets et distribuée entre les dîneurs ; on peut dire avec certitude que le meurtre n’a été ni occasionnel, ni passionnel. D’après le cadavre même de la Russie, on peut voir que celui qui a opéré sur elle n’est pas un assassin enragé et aveugle, qui cogne de la hache à tort et à travers, mais un boucher attentif et connaissant son affaire, dont chaque coup divise la masse avec une précision anatomique. Non, ce n’est pas un cadavre, mais une masse ; non, ce n’est point le meurtrier Lénine, mais le boucher Lénine. Les Tchernof et les Gorki, ceux-là sont simplement des imbéciles ou des gens malhonnêtes et mesquinement intéressés : à celui-ci il faut de l’argent, à celui-là de l’honneur et de la gloire, à tel autre il faut graisser avec du lard d’oie son amour-propre toujours grinçant, ses oreilles d’âne toujours gelées. L’homme est un animal dont la peau est tellement à vif que, pour l’amour-propre le plus ordinaire, un amour-propre qui vaut un rouge liard, il peut tranquillement et même volontiers condamner le monde à mort. Non, Lénine seul (et encore quelqu’un, mais certainement un crétin quelconque comme Lounatcharski) savait fermement et clairement ce qu’il faisait, et chaque coup, il le portait sûrement avec la prévoyance géniale d’un génial gredin ou avec la froide impassibilité d’un boucher indifférent.
Ce n’est pas la place ici de suivre pas à pas l’activité des bolcheviks, c’est-à-dire de Lénine (naturellement avec le soutien et la complicité des internationalistes). Mais chaque mouvement, avec précision et certitude, divise la « masse » inerte, et toujours le même moyen infaillible est employé, la corruption. Tout le monde achète et on achète tout le monde en commençant par l’innocemment coupable Kerensky, qui invitait publiquement les soldats à marcher « en avant pour la terre et la liberté ». Mais c’est chez les bolcheviks que le commerce va le mieux, car ils sont immodérément généreux et rusés.
Et lorsque Kerensky coupa bras et jambes à Kornilof et que l’armée s’anéantit, lorsque fut créée une garde-rouge résignée et affamée, c’était déjà la paix de Brest-Litovsk avec toutes ses Ukraines et ses Finlandes et ses Caucases et toutes ses autres rations et repas. La masse de viande est transportée des abattoirs aux boutiques de détail ; on la mastique et on la salit, et elle gémit, car beaucoup de ses morceaux sont mangés tout vifs, non seulement sans être cuits à point, mais même sans être complètement tués. Tout à fait une scène de cannibalisme.
La mort de la grande puissance russe est si grandiose et inattendue, que personne n’y croit réellement, ni les Allemands, ni la Russie elle-même, comme si c’était un mauvais rêve, qui, d’une minute à l’autre, va passer. Le colosse à qui il était si difficile d’enlever un petit Port-Arthur quelconque traîne aujourd’hui par terre et sans défense (il s’agit bien de défenses chez un cadavre), donne au premier venu qui le désire son porte-monnaie, ses vêtements, sa croix bénite et les images saintes cousues près du cou. De son vivant il a gardé, il a amassé des choses et les cachait dans une botte ou sous sa chemise. Aujourd’hui tout est ouvert : que chacun prenne ce qu’il veut. Flottes, forteresses, terres entières et cités, des Kief et des Odessa et tout est ensanglanté. Quoi qu’on touche, les mains rouges s’engluent…
La suppression des tribunaux… Il suffit de cette seule « mesure » pour détruire la Société la plus solide, l’État le plus ferme. Les lois, proclame-t-on, demeurent les mêmes, mais les tribunaux sont licenciés et les Gorki stupides regardent, la bouche rêveusement ouverte : ça c’est énergique. Et ils ne comprennent pas que c’est la destruction des pharmacies et de la médecine avec la conservation de toutes les maladies. Mais qu’est-ce que cela peut bien leur faire, lorsque leur amour-propre grince inapaisablement et exige un lubrifiant, lorsque les « masses » ont entre les mains non seulement les lauriers mais aussi les verges ? Voilà Chaliapine qui s’est mis à chanter en l’honneur de Marx. Homme de pauvre caractère et couard !
Je me suis demandé une nuit — dans l’insomnie — quel châtiment méritait Lénine. Et j’ai trouvé ceci : il n’y a pas de châtiment à la mesure de sa faute. Pour un « héros » ou un criminel de petite envergure, il y a la croix de Saint-Georges ou le bagne et le poteau, il y a 20 kopecks et les travaux forcés, mais pour celui-là ? Pour Judas l’humanité imagina le remords et le suicide ; mais si Judas n’a pas de conscience ? Que faire à un Judas qui n’a pas de conscience ?
28 avril. — En quatre ans de guerre il s’est passé beaucoup d’événements monstrueux, extraordinaires, saisissants (Verdun, la Galicie, la bataille de la mer du Nord, notre retraite, etc.) ; mais, pour la force de l’impression, pour la profondeur et l’extraordinaire de la perception de la guerre mondiale, rien ne peut, à mes yeux, se comparer aux premiers jours, aux deux ou trois premières semaines. Ce qui vint ensuite, non seulement n’ajouta rien, mais diminua en quelque sorte la première sensation du fatal et du grandiose. La fin du monde devint « une tranche de vie », la catastrophe se répéta, et, peu à peu, il fut clair que, même pour le fatal, il existe une certaine limite.
La même chose se passa pour les coups de fusil « sur les citoyens ». Cette année, j’en ai entendu plus qu’il n’en faut : aux journées de juillet, en octobre, pendant la fusillade habituelle de Pétrograd, enfin ces 10-23 avril, quand, à 5 verstes d’ici, s’est livrée une bataille sanglante pendant une demi-journée. Mais rien, même la prise du Palais d’Hiver, ne m’a donné une sensation aussi forte et aussi extraordinaire que les premiers coups de feu sous nos fenêtres le 21 février. C’était, il est vrai, la première fois que j’entendais tirer sur des insurgés. Jusqu’alors, je ne connaissais cela que par des lectures et par ouï-dire. Et le fatal ne se répéta jamais avec la puissance qu’il eut à cette heure crépusculaire, quand la rumeur bruyante des Pavlovtzi fut remplacée soudain par le crépitement des fusils (par inexpérience je le pris pour un bruit de mitrailleuse). Jusqu’à ce moment, il n’y avait eu que le bruit familier des cris humains, mais ce son de la fusillade ! Ma première pensée rapide fut : « Est-ce vraiment possible ? » Et aussitôt la réponse vint : « Oui, c’est déjà fait. »
Le passage de la limite — voilà où réside le fatal. Après, ce n’est déjà plus important ; mais ce qui l’est, c’est le passage de l’élément paix à l’élément guerre, de l’élément vie et humain à l’élément mort et inhumain. Je me souviens aussi du silence qui tomba après les coups de feu, de la fuite muette de la foule terrifiée. Beaucoup, en courant, trébuchaient, tombaient, ou bien se couchaient d’eux-mêmes, et je pensais que c’étaient tous des tués. Plus tard, j’appris qu’il n’y avait eu en tout qu’un blessé.
On vit dans le leurre du personnel, du réel, du provisoire. Et c’est seulement à ces passages de la limite, lorsque le mécanicien semble changer le ruban, que l’on rejette pour un instant l’erreur et que l’on aperçoit toute la mécanique. Et l’homme devient alors impersonnel, irréel et éternel. Tel qu’il est en vérité !
29 avril, le jour. — Si l’arrivée des blancs nous a apporté à tous un tel soulagement, qu’a-t-on dû ressentir à Kief, Odessa et ailleurs ? Ici régnait une légalité, en vérité relative, mais une légalité tout de même ; on ne pillait pas, on ne tuait pas, on ne faisait que menacer parfois. Mais là-bas ? Pour la première fois, depuis six mois, nous avons eu le sentiment de la sécurité personnelle, de cette simple et naïve sécurité, à laquelle s’est depuis longtemps habitué tout le monde civilisé et qu’il considère comme une condition normale de l’existence. On ne nous avait pas touchés, mais on aurait pu le faire à n’importe quelle minute. La nuit, nous dormions, mais n’importe quelle nuit « ils » auraient pu venir (pas même les Finnois, mais ceux qui arrivent à pied ou en automobile grise et tuent) et peupler la maison d’horreur. Et lorsque la nuit s’écoulait tranquillement, cela n’avait qu’une signification : cette nuit s’était écoulée tranquillement, mais la nuit nouvelle pouvait apporter du nouveau. Lorsque les gardes-rouges venaient perquisitionner chez nous, ils se conduisaient très correctement, surtout la première fois, et, debout dans les chambres avec des fusils, ils avaient l’air extrêmement pacifique et leur conversation était simple, bonhomme. Mais si l’un de ces fusils avait tiré sur l’un de nous, il aurait tiré et voilà tout. Ça ne lui convenait point, et il ne tirait pas ; mais, s’il avait voulu, il aurait pu le faire sans obstacle. En Russie, ils tirent en effet, sur les lycéens et sur le premier venu.
Dura lex, sed lex. — Mais vivre complètement sans loi, pour un Européen, même pour un Russe, cela est psychologiquement impossible. Sans doute la lie de la population, privée de ce sens de la légalité, les « non-Européens », éprouvent une autre impression. Par les rues crépusculaires de Pétrograd, sombres le soir, lorsque les izvostchiks passaient furtivement avec crainte, je rencontrais des couples et des groupes de jeunes gens extrêmement gais, qui se réjouissaient extrêmement. Ce qui effraie l’Européen — l’obscurité, la solitude, les libres coups de feu — leur plaisait sans doute beaucoup. D’ailleurs ils sont maîtres de la situation, ce sont eux qui ont les fusils et la liberté de tuer, et chaque recoin sombre leur appartient. Même en enfer, il y a une certaine loi, une hiérarchie, un ordre. Puisque la poix ardente m’est réservée, qu’on me donne de la poix, sinon je me plaindrai à Lui-même ! Les bolcheviks ont fait la vie pire que l’enfer. Et si un jour je décris l’enfer véritable, je renoncerai aux préjugés pleins de bonhomie, et je prendrai pour modèle le royaume de Lénine. Aussi bizarre que cela paraisse, jusqu’à présent l’idée n’était venue à personne que les diables pussent recevoir des pots-de-vin et libérer ou s’adoucir ou torturer pour un liard. En réalité, bien que féroces, les diables étaient des modèles d’honnêteté. Voyez leurs accords passés avec les hommes, pas un notaire ne les établirait plus solidement ! Aucun conteur n’a pu imaginer que le diable puisse « annuler » un « traité » même le plus désavantageux. « Tu l’as emporté », dit-il avec un soupir et il s’éloigne noblement.
30 avril, matin. — Il y a une terrible chose en Russie : c’est l’absence du sentiment de la hiérarchie à côté d’une servilité de laquais. Il n’y a ni hommes plus âgés, ni hommes meilleurs, ni hommes plus respectés ; je salue simplement, parce que j’ai devant moi une force physique.
On ne respecte ni le travail, ni le savoir ; et, en même temps, nulle part au monde tous les fils de chiennes n’exigent autant de « respect pour l’individu » que chez nous. De là vient que la vengeance contre les « officiers », les « intellectuels », tous les « meilleurs » est si facile et si satisfaite d’elle : je suis assez bon moi-même ! Et au même instant l’homme se perd par sottise et ignorance, car il ne sait pas se moucher tout seul, ni compter jusqu’à dix.
Je ne connais point les profondeurs du peuple et je ne puis dire avec certitude qu’il est tel dans son ensemble. Mais les intellectuels le sont, et ce sont eux qui, par toute leur « pissarevtchina », ont posé la première pierre de la grande Muflerie russe. Car ce n’est pas dans le peuple — qui simplement attendait et était prêt au bien comme au mal — mais dans toutes ces Pravda, Novaïa Jizn et Dielo Naroda qu’a retenti l’appel : « Tue le savant ».
1er mai, le soir. — Aujourd’hui les gardes-blancs ont pris du foin chez nous. Je regardais leurs visages finnois, c’était agréable. L’un d’eux ressemblait à Gogol jeune. Oui, je ne comprends quelque chose aux événements et aux hommes que lorsque je vois des visages. Sans quoi mon jugement est plat et ressemble inévitablement à quelque lieu commun. J’ai vu un jour sur le Newski (c’était encore au début) des anarchistes marchant avec un étendard qui portait : « Mort aux bourgeois » ; ils se préparaient alors aux funérailles stupides d’Assine, ce bandit et ce bas crétin qui portait sur le dos ce bref tatouage : X… J’ai vu depuis sa photographie et j’ai eu le frisson devant cette nuque effroyablement obtuse et basse. Et voilà : considérés d’un cabinet de travail, ces anarchistes en marche avec leur étendard bête et leur Assine obtus ne sont véritablement qu’une vile populace, des imbéciles, de misérables bipèdes ; mais j’ai regardé leurs visages, et quelque chose d’éternel s’est dressé devant moi. Oui, c’étaient des esclaves avec leurs joues et leurs orbites creuses, l’éternelle souffrance, les éternelles colère et révolte. Sans aucun doute, ils ne comprenaient rien ni dans l’anarchie, ni dans Assine, mais ils savaient autre chose, ce qu’il y a de plus important, d’éternel, et que la foule correctement fâchée du quai ne soupçonnait même pas ; et ils étaient plus hauts qu’eux-mêmes et que leur étendard grossièrement façonné. Et tout cela — avec beaucoup d’autres choses qu’il serait long d’écrire, je l’ai vu sur leurs visages.
Et comme ils portaient leurs carabines ! c’était tout un poème. Ce qui toujours avait été dirigé contre eux et les avait menacés de mort, était maintenant entre leurs mains. Il faut avoir senti cela ! L’arme en faisait des hommes ; par toutes leurs figures ils l’exprimaient. Et, selon toute apparence, ils s’estimaient, avec ces carabines, invincibles, forts, et libres jusqu’à l’horreur. J’ordonnai au cocher d’aller au pas et je les contemplai longuement, ému ; et, dans mon âme, de troubles désirs se levaient de les rejoindre.
Et le lendemain par les journaux il fut clair de nouveau que c’étaient de simples imbéciles.
9 mai, le soir. — L’attitude de ces fous est très intéressante à l’égard des « techniciens, et spécialistes » comme ils appellent tous les hommes cultivés, intelligents et qui leur sont nécessaires. Ils en ont peur, mais sans eux ils ne peuvent rien faire, même leur naïf socialisme ; alors ils prennent ces « techniciens » en les payant (Lénine écrit qu’il n’y a rien à faire, que l’on peut donner pour les techniciens même des centaines de millions) et mettent près de chaque général deux des leurs, armés de fusils ; à la première alerte, une balle dans l’oreille. C’est ainsi également qu’ils louent des financiers, des ingénieurs et en général des hommes d’intelligence et de savoir ; ce qui va le plus mal pour eux ce sont les artistes, bien que, même là, l’argent leur en procure quelques-uns.
Mais la situation est malgré tout désespérée. Ces êtres à forme humaine prennent comme serviteurs, mieux, comme esclaves, des hommes qui sont plus hauts qu’eux et qui par cela même les menacent toujours ; les plus fous louent des gens sains qui peuvent toujours, malgré les ruses, la férocité et la malignité des fous, les tromper et, un mauvais jour, leur passer la camisole de force. Et c’est pourquoi il est si sombre et si plein de soupçons, leur royaume, dont les plus bêtes seulement ne sentent pas la fragilité ; en somme ils sont complètement privés du rire et sont sérieux comme de véritables singes. Il n’y a que des isolés, des tout jeunes qui ne comprennent absolument rien, pour béatifier dans leurs « dancings » et dans les rues obscures, où, par ombres timides, se faufilent les hommes épuisés.
J’attendais que les journaux m’apportassent la nouvelle de quelque changement, mais il n’y a pas de changement ; les fous règnent et les Allemands ramassent tout ce qu’ils jettent par les fenêtres, ou mieux encore ils disent simplement : « Donne ! » Et les autres donnent. Ils donnent Sébastopol, Kars, toute la Russie du Sud presque jusqu’à Orel ; il semble qu’il n’y ait déjà plus rien à donner. Et ils continuent à fusiller avec la même férocité et la même peur (Bogaïevski), à juger dans leurs tribunaux-parodies. Très comique ce jugement du jeune Cheremetief qui « ne veut pas » reconnaître le pouvoir soviétique. « Vous offensez le tribunal ; dans votre voix on entend de l’ironie », dit sombrement le singe-président. De l’ironie ! Combien en effet cela doit être terrible pour des singes ! Et le sauvage verdict : dix-sept ans de travaux forcés. « L’accusateur », tremblant, dans le cerveau duquel a passé fugitivement une lueur, fait son mea-culpa imprimé et déclare que maintenant « toute la vie » il n’accusera plus personne et ne fera que défendre. Le malheureux !
Le 1er mai a été tout de même fêté et les peintres (impudentes canailles) leur ont fait des décors. Il a fait bon à Moscou, le style de la « Maison jaune[5] » a été merveilleusement observé. Les uns avaient résolu de tendre de toiles rouges toutes les icônes du Kremlin et les autres étaient terrifiés et pleins de troubles. Soudain un miracle : le vent déchira l’étoffe devant l’image de Nicolas le Miraculeux et la face apparut ! Naturellement, par milliers, on vint regarder le miracle, hurler et pleurer. Mais un nouveau miracle apparut — de la technique celui-là — une automobile blindée qui tira et dispersa la foule.
Lénine règne toujours avec la même simplicité et la même facilité extraordinaires ; il imprime de l’argent et paie les gardes-rouges pour qu’ils fusillent ceux qui ne « reconnaissent point ». Voilà toute la base de l’ordre dans l’État. Et l’on dirait, d’après tout cela, que, tant qu’on n’aura pas usé en Russie tout le papier pour l’argent et qu’on n’aura pas tiré toutes les balles, le règne des déments continuera. Ils ne sauront pas faire de nouveau papier ni de nouvelles munitions et alors, c’est la fin, la camisole de force. Mais si les « techniciens » leur fabriquent de nouveau papier, ils régneront encore un peu, jusqu’à ce que la Russie devienne un désert hurlant de famine et de mort.
À Pensa a été élevé un monument, le premier en Europe, à Karl Marx. La commission qui fiche par terre ou, comme ils disent, qui « licencie » les monuments, a commencé les travaux par la destruction de celui de Skobelef. On prépare la même chose pour Pierre le Grand (sur le quai) et pour les autres. Tandis qu’à Moscou on se propose d’élever un monument au « libre cosaque » Stenka Razine.
« Le Soviet des arts » de Pétersbourg (je crois que j’en suis aussi) a élaboré, sous la présidence de Gorki, une protestation et l’envoie aux écrivains et peintres connus. Pour des fous l’acte est parfaitement régulier, mais même l’existence d’une maison de fous ne peut excuser que Gorki en soit le président. L’esprit borné de ces « intellectuels élus » force à attendre le lendemain avec effroi et tristesse. Lénine, ce n’est rien ! Lénine mourra et l’imbécile mourra, mais que faire avec ceux-là, qui ont une apparence de cerveaux.
Tant que la classe intellectuelle censitaire travaillait pratiquement dans les commissions des zemstvos et de la Douma, apprenant certaines choses mais privée de travail vivant ceux-là, à l’étranger, dans le sous-sol et dans toute opposition extrémiste, inventaient les baumes les plus guérisseurs. Chacun avait son baume et sa patente : Tchernof et Plekhanof en avaient, Lénine, Gorki et les autres aussi. Il n’y avait qu’un malheur : aucune occasion ne se présentait d’essayer le baume, mais est-ce que cela est si nécessaire ? Et lorsque la Russie s’étendit sur sa couche, ils se mirent à la soigner, chacun avec son remède. À bien y regarder, tous les socialismes et communismes russes ressemblent, jusqu’au ridicule, aux médicaments patentés en bouteilles : c’est une pratique politico-sociale de rebouteux, parfois sincère, parfois clairement charlatanesque. Il est naturel que le malade, si hardiment soigné, ait perdu ce qui lui restait de raison et de santé ; et sa plus grande faute est la confiance. Si l’on dit à un imbécile qu’il est une perle et un roi de la nature, comment ne le croirait-il pas ? Et chez nous les rebouteux (imbécile en médecine comme en art) ont toujours été préférés aux docteurs.
Si toute bêtise, si l’expérience enfantine sont une petite folie, l’ignorance, par ses manifestations objectives, en est une plus grande. Car ceux qui questionnaient les sorcières (avouez : êtes-vous sorcières !) et puis les brûlaient étaient des hommes tout à fait « normaux » ; mais si l’on examine cela de côté ? Écouter un pareil questionnaire ? Et lorsque la sorcière avouait sincèrement — qu’est-ce donc cela ? Et ne sont-ils pas des fous typiques, les ignorants, les simples ignorants, qui résolvent sur le bûcher les problèmes de la rotation terrestre ?
C’est pourquoi la maison des fous en Russie est si grande et si terrible. La bêtise, l’ignorance, l’esprit borné en Russie ont élevé un palais, unique au monde, au Grand Imbécile, sous le dément pouvoir duquel nous vivons. Là-bas, derrière les fenêtres et les grilles, là-bas il y a la vie, la lutte, le bien et le mal, l’intelligence et la bêtise, ici règne seule l’absurdité furieuse, qui pétrifie et ruine le cerveau…
Et quelle incomparable solitude ! Nous sommes étrangers à tous, ennemis pour tous, méprisés par tous — l’inaccessible Rêve n’existe que pour les imbéciles éloignés ! Ô imbéciles de tous les pays ! Qu’arrivera-t-il si vous réussissez, même pour peu de temps, à vous emparer du monde, comme les Lénine se sont emparés de la Russie ! Que sont les Marsiens, que sont toutes les catastrophes de Wells auprès de ces fêtes du Paria ?
Faussés par le Marxisme mécanique, tous les Européens sont devenus actuellement des ignorants complets en psychologie ; cette ignorance précisément a causé une foule de fautes et d’absurdités énormes. Or, si les Européens sont simplement des ignorants, les Russes, eux, sont des ignorants convaincus, et ils rient de la psychologie comme ils rient des revenants. Qui l’a vue ? Allons donc ! Karl Marx, ça oui… Voilà pourquoi, tout en voulant plusieurs fois le faire, je n’ai pas écrit dans le journal que je dirigeais sur les thèmes de psychologie révolutionnaire ; c’était inutile, ils n’auraient rien compris et auraient tout travesti.
Ainsi des fous véritables. Véritables ! Ah là, là !
Ce matin, juste au-dessus de nous volait un aéroplane, à quelques 700 mètres. Dieu que c’est beau et comme cela m’émeut chaque fois d’enthousiasme ! Des idiots et qui volent — raisonnez après cela ! Et hier, avec des larmes secrètes, j’ai lu comment les Anglais ont enterré solennellement, avec les honneurs militaires, l’aviateur allemand Richthofen, qui avait abattu près de 80 appareils. — Quelle générosité !
19 mai, soir. — Hier soir, la tristesse a déferlé sur moi, cette même tristesse, féroce et terrible, que je combats comme la mort même. Le prétexte en était les journaux, la cause, la fin de la Russie et de la Révolution, et avec elle la fin de toute ma vie. De toutes ses forces on s’accroche à l’existence ; dans un bon travail de la terre on cherche ses fraîches sources ; sur les enfants, on bâtit le prolongement de la vie ; et il semble que, pour une minute, l’âme est soulagée et qu’on respire plus librement et plus facilement. Mais ce répit est fragile comme le sommeil. Les fusillades de Vyborg (si la Rietch dit la vérité) m’ont ému jusqu’à la torture. J’ai tellement pitié de nos officiers ; ce sont les hommes les plus malheureux et les plus innocents, à l’égard desquels, mieux que pour quiconque, s’est manifestée toute notre férocité, notre muflerie et notre injustice. Il aurait fallu leur procurer du calme, du repos, de la joie ; après la guerre il aurait fallu les soigner toute la vie, les saluer, leur céder partout la première place. Or, chacun cogne sur eux en passant, avec facilité et même avec un certain plaisir. Et ce sombre Vyborg, qui a déjà vu une scène insensée et mauvaise de jugement de Lynch, organisée par des déments contre des officiers et qui la voit répétée maintenant à l’aide de mitrailleuses ! La mitrailleuse ! J’ai compris, sans me tromper, son rôle futur dès le premier jour pascal de la révolution. La mitrailleuse !
24 mai, soir. — Si j’étais un honnête Italien, Français, Anglais ou même Allemand (mais dans tous les cas honnête), dans une réunion publique quelconque, à l’Opéra, à une exposition, dans un couloir parlementaire, je m’approcherais d’un Russe connu, Léonide Andreïeff par exemple (l’immunité des Andreïeff est une blague), et je lui donnerais une gifle accompagnée des paroles suivantes :
« En ta personne, Andreïeff, je gifle tout ton peuple. »
Il y a des peuples malheureux, dignes de respect et de compassion, comme le peuple belge. Il y a des peuples qui méritent une sensiblerie condescendante comme les Grecs, même des larmes furieuses comme les Serbes. Il y en a d’autres, à l’égard desquels on peut ressentir de la haine ou de la rage. Ce sont d’ailleurs des peuples heureux. Le peuple russe, pour la haine et la colère, est trop infortuné. Pour la sensiblerie condescendante, il est trop grand et trop sain. La pitié, il n’y a pas droit. Et la seule chose dont il est digne, et qu’il mérite, et à laquelle il n’échappera point, c’est une gifle. Une gifle cinglante, injurieuse et terrible dans toute la violence de son élan historique.
31 mai, soir. — Encore Gorki. Je suis torturé en pensant à lui et à l’injustice. Ces jours-ci, j’ai eu entre les mains un numéro de la Novaïa Jizn. Toujours la même infamie. Ce journal communique que la Société Culture a organisé un meeting pour réunir des livres ; Zelinsky et d’autres hommes véritablement respectables en font partie ; le président est Gorki et le vice-président V. F. Figner. Ce qui me torture, c’est que ma haine et mon mépris pour Gorki resteront sans preuves. Si Figner, Zelinsky et d’autres peuvent travailler avec Gorki, c’est qu’ils ne voient pas ou ne comprennent pas ce qui est clair ; et il faudrait établir tout un acte d’accusation pour leur démontrer la culpabilité de Gorki et le degré de sa participation à la ruine et à la perte de la Russie. Un tel acte d’accusation, irréfutable, mortel, on peut le dresser en suivant dès son premier numéro la Novaïa Jizn. Mais puis-je entreprendre un pareil travail ? et qui l’entreprendra ? Et alors on oublie, on ne se souvient plus, on ne sait plus, on néglige, et puis viennent les temps nouveaux, avec leurs chansons neuves. Il s’agit bien alors de déterrer les vieilleries !
Mais est-ce que vraiment Gorki s’en ira ainsi, impuni, sans qu’on l’ait connu, sans qu’on l’ait dévoilé, toujours « respecté » ? Je ne parle naturellement pas du châtiment physique, c’est une bêtise, mais de la condamnation sévère et décisive des hommes vraiment respectés. Si cela n’arrive pas (ce qui est possible) et si Gorki se tire sec de l’eau trouble — on pourra cracher à la face de la vie.
3 juin, le soir. — J’ai pitié de la Russie, mais je n’ai pas pitié des Russes. Je pensais aujourd’hui : pourquoi ne peut-on pas renier son peuple de même qu’on ne peut changer « la foi de ses ancêtres » ? Il est malheureux, battu et humilié et je ne puis le renier. C’est bête… et invincible. Et bien que, d’esprit, je m’en sois séparé et qu’il soit pour moi étranger et méprisable, et bien que ses pustules et ses plaies puantes me soient odieuses jusqu’à l’écœurement, je dois jusqu’à la fin de mes jours être couché avec lui dans la purulence. Le dois-je ?
« Laisse ton père et ta mère et viens avec moi. » Pourquoi donc est-il impossible de laisser aussi cette mère qui s’appelle Patrie, si elle est devenue une garce à vendre ? « Puisque tu es né dans la condition moutonnière, continue à y vivre », dit Stchedrine. Et si je ne veux pas demeurer dans cette condition, bien que j’y sois né ? Non, j’y suis obligé.
Si j’étais véritablement libre et courageux d’esprit, si j’étais capable d’un véritable exploit et d’une rupture décisive avec le mensonge accepté et consacré, je renierais le peuple russe, je brandirais la croix et j’irais dans le désert sans patrie, sans mon peuple, sans asile.
23 juillet, matin. — Les Bolcheviks sont aussi impuissants et rongés du dedans que l’était Nicolas avant la guerre, et aussi solides que lui : il suffit d’une poussée pour les renverser comme on a renversé la monarchie ; et cette poussée ne vient pas, car la Révolution est terminée. Ils ont été jetés au trône par la dernière vague révolutionnaire, il n’y a plus de nouvelle vague, et il n’y a déjà plus de quoi les balayer. L’esprit de la Révolution, l’esprit de la protestation active, furieuse, aveugle même, qui précipitait dans la rue, aux armes, à la lutte, s’est éteint il y a déjà quelques mois. Fais ce que tu veux, Lénine ; ta bestialité et ta trahison seront supportées… Et ce n’est pas un élan révolutionnaire qui emportera Lénine, mais une sorte de force indépendante, presque étrangère et presque indifférente : elle le prendra et le jettera dehors. Tous s’en réjouiront.
29 juillet, matin : — Je ne plains pas Nicolas II ; je l’ai trop détesté jadis pour passer à un autre sentiment aujourd’hui… Mais son exécution est monstrueuse, intolérable pour l’intelligence et la conscience humaine, comme l’incarnation de la bêtise, de la monstrueuse et misérable bassesse. Tout dans le monde se soumet à la loi de la forme, et il est impossible que le dernier des Commènes, ou des Bourbons, ou des Stuarts, ou des Romanoffs finisse ses jours parce qu’une vache l’a éventré, ou que, dans une encoignure, l’a « fusillé » un voyou ivre, digne lui-même du gibet et du mépris.
La tête de saint Jean-Baptiste sur un plat d’or, c’est une tragédie ; mais la même tête sur une assiette cassée, à côté d’un reste de cornichon, et d’une queue de hareng, c’est une pure bêtise. Ou bien… est-ce le début d’une nouvelle tragédie ? « Tragœdia russica », comme choléra asiatica ? Ou bien la vache mauvaise doit-elle aussi prendre sa place dans les destinées du peuple russe ?
J’ai vu Nicolas souvent, parfois de près ; Je me rappelle les funérailles d’Alexandre, le couronnement, je me rappelle les merveilleux golfes de Petkopas et le Standart minutieusement gardé, provoquant l’envie, devant lequel je me glissais furtivement sur le Daleky. La dernière fois, j’ai examiné attentivement et longuement Nicolas à la Douma, lors de sa fameuse visite : il se tenait immobile, et du revers de la main il corrigeait sa moustache, tandis que les députés hurlaient à tue-tête Boje Tsaria Khrani (à propos, j’ai été à la Douma deux fois en tout, ce jour-là et le 1er mars, le jour de la Révolution).
Et voilà, ce même Nicolas, Empereur, Boje Tsaria Khrani etc., a été fusillé sur « décision ». Comment cela s’est-il passé ?… Je tâche tous ces jours-ci de me représenter l’atmosphère, la figure, l’âme, les détails. Et je ne trouve toujours que la queue de hareng. Sans doute, quelque part, dans la cour de derrière, des gueules quelconques l’ont fusillé, et il faisait vide, sombre et ennuyeux, de cet ennui diabolique dont on s’ennuie en enfer. Y avait-il des spectateurs au moins ? Cela facilite à l’acteur son mauvais rôle : il y a au moins un imbécile espoir dans la compassion et une consolation imbécile. Ou bien l’a-t-on amené seul et l’a-t-on achevé seul ? C’est ainsi qu’en 1906, dans les hangars des pompiers, à la lueur d’une lanterne, hâtivement et sourdement, on pendait les révolutionnaires. Mais là-bas, il y avait tout de même un bourreau, et le bourreau c’est la forme : il fallait le trouver, le saouler, l’acheter. Il était impossible, malgré tout, d’envoyer un portier avec un couteau en lui disant : « Saigne-le ». Les hommes sans instruction, les ignorants ne comprennent pas que pour une exécution (et celle d’un empereur particulièrement) il faut un décor quelconque.
Sans doute il était très pâle, ce qui le faisait paraître tout à fait roux ; et jusqu’à la dernière minute il lissait sa moustache. Sa petite raie… son visage de portrait — médaille — monnaie… Où ont porté les balles ? Comment gisait-il ?…
- ↑ Publiés par le Rousski Sbornik, volume de luxe à tirage réduit, mis en vente au profit des artistes russes.
- ↑ Initiales dont on désigne en Russie les socialistes-révolutionnaires.
- ↑ Novaïa Jizn, journal que dès le début de la Révolution dirigea Gorki.
- ↑ Ouvrages d’Andreïeff.
- ↑ C’est ainsi qu’on désigne les maisons de fous en Russie.