La Théorie moléculaire

La Théorie moléculaire
La Revue du MoisTome XI (p. 385-398).

LA THÉORIE MOLÉCULAIRE

[1]




INTRODUCTION


Dans ces conférences, que j’aurai le grand honneur de donner dans cette Université illustre, célèbre depuis le moyen âge avant les autres Universités du monde entier, j’aurai l’occasion de revenir à différentes reprises sur le nom du grand maître de la science physico-chimique moderne, Jacques-Henri Van’t Hoff.

J’ai eu le triste sort de porter à mes collègues parisiens la nouvelle de la mort de notre excellent confrère. Comme la plupart des grands hommes, Van’t Hoff montra son talent rare déjà dans sa jeunesse. Né à Rotterdam, le 30 août 1852, il fréquenta l’école moderne et n’apprit pas les langues anciennes, ce qui l’empêcha d’être admis à l’Université hollandaise. Par conséquent, il entra à l’École Polytechnique de Delft et fit des études si remarquables que l’on recommanda au gouvernement d’admettre le jeune étudiant à Université, en le dispensant des études des langues classiques. Après un temps exceptionnellement bref, il fut reçu docteur ès sciences à Utrecht avec les thèses renommées sur la direction des valences du carbone dans l’espace. Il fit aussi des études chimiques à Leyde, à Bonn chez Kékulé, et à Paris chez Wurtz. Il parla avec plaisir de ses études dans le laboratoire de Wurtz, et il se servit de préférence de la langue française dans ses mémoires scientifiques avant son transport en Allemagne. Sa grande activité pour le développement de la chimie physique était à son maximum dans la neuvième décade du dernier siècle, quand il publia ses Études de dynamique chimique (1884) et sa Théorie des solutions (1885). À vingt-quatre ans, il était nommé professeur à l’école vétérinaire d’Utrecht, et deux ans après il était appelé comme premier professeur de chimie à la nouvelle Université libre d’Amsterdam, où il formait, avec le physicien J.-D. van der Waals et le botaniste Hugo de Vries, un trio resplendissant, presque sans égal dans le monde scientifique. Ses œuvres magistrales attiraient l’attention du monde entier, et le célèbre chef de bureau de l’enseignement supérieur au ministère de l'instruction publique de Berlin, Althoff, l'appela à Berlin pour succéder au physicien renommé Kundt. Van’t Hoff n’accepta pas cette proposition ; alors Althoff fit créer une nouvelle position académique pour le célèbre chimiste hollandais, qui, de cette manière, était attaché à l’Académie des sciences et à l’Université de Berlin. Dans sa nouvelle position, il consacra son travail à élucider le problème des dépôts salins des mers desséchantes, qui est de la plus grande importance pour l’État prussien qui possède d’énormes mines de sel. Il y a maintenant environ quatre années qu’il fut atteint d’une pleurésie à laquelle il n’attacha pas grande importance, mais qui se transforma en une tuberculose pulmonaire qui causa sa mort le 1er mars dernier. Pendant ces années de maladie, il acheva son œuvre sur les dépôts de sels marins et commença une nouvelle série de recherches sur les réactions chimiques réversibles provoquées par les ferments organiques. Par malheur, il n’eut que le temps de commencer ces études sur lesquelles il publia un premier mémoire l’année passée.

Pendant les vingt-sept années qui sont écoulées depuis la publication des Études de dynamique chimique, la physico-chimie a gagné beaucoup de forces jeunes et enthousiastes qui feront tout pour continuer les travaux du grand maître défunt.

J’aurai le grand honneur de vous parler de quelques problèmes actuels de la physico-chimie, Par conséquent, j’essaierai d’éviter les récits des faits ou idées bien connues, par exemple des recherches expérimentales ou des exposés théoriques de vos excellents professeurs. Mais pour la clarté, il sera quelquefois nécessaire de dire quelques mots sur des questions scientifiques, que mes honorés collègues ont déjà exposées beaucoup mieux dans cet amphithéâtre. Dans de tels cas, il me faut faire appel à votre indulgence bienveillante d’une double manière. D’une part, je suis forcé de vous rappeler des choses que vous connaissez peut-être mieux que moi, et d’autre part, il faut m’arrêter si brièvement à ces questions, qu’il m’est impossible de leur donner une place aussi grande qu’elles le méritent.


LA THÉORIE MOLÉCULAIRE


Il y a peu de doctrines qui présentent autant d’intérêt, au point de vue historique, que la théorie moléculaire. Énoncée dans l’antiquité par Leucippe et Démocrite, elle a, à différentes reprises, passé par les états les plus différents ; elle a été estimée comme la vérité certaine, elle a été dédaignée comme une image grossièrement matérialiste. Leucippe professait la doctrine que la matière consiste en atomes indivisibles et indestructibles qui se meuvent dans l’espace. Démocrite avait les mêmes idées. Tous les phénomènes dépendent de la collision, du contact et de la séparation des atomes. Ils sont de différentes formes et grandeurs.

Ces idées étaient violemment combattues par l’école des philosophes idéalistes à Athènes, de Platon et d’Aristote, plus tard regardés comme les grands maîtres de la science ; ils ont, par leurs doctrines, en effet, comme dit Berthelot, empêché le progrès de la chimie pour une part énorme. Pourtant, au commencement des temps modernes, nous trouvons chez Gassendi, chez Descartes et chez Newton à peu près les mêmes idées que chez Démocrite. La chimie moderne n’était pas encore née. On attribuait toutes sortes de formes, de grandeurs et de mouvements aux atomes, qui persistaient seulement comme un concept philosophique assez naïf. Il était réservé à Dalton de donner un contenu chimique à la doctrine atomistique. Pour lui, le mouvement des atomes était d’un intérêt secondaire. Cette partie physique de l’hypothèse atomique fut développée par Daniel Bernoulli dans un mémoire intéressant (de 1738), qui contient le noyau de la théorie cinétique des gaz. Descartes a déjà exprimé l’opinion que la chaleur consiste dans le mouvement des particules corpusculaires. Bernoulli à énoncé la même opinion d’une façon plus précise. Selon lui, la quantité de chaleur contenue dans l’air est proportionnelle à son élasticité.

Mais la grande période de développement de l’idée atomistique, ou plutôt moléculaire, ne vient qu’après l’introduction de la théorie mécanique de la chaleur, au milieu du dernier siècle. Les grands maîtres de cette théorie, Joule, Clausius, Maxwell dérivaient, par un calcul ingénieux, avec un merveilleux succès, un grand nombre des propriétés des gaz de leur mouvement. Il faut aussi citer Waterston qui, en 1845, douze ans avant Clausius, a donné une théorie élaborée et détaillée des propriétés des gaz, mais qui fut oubliée et mise à la lumière par Lord Rayleigh à peu près un demi-siècle plus tard.

L’autorité des promoteurs de cette théorie si naturelle et si attirante, qu’elle s’était présentée déjà aux philosophes de l’antiquité, était si grande, que l’on regardait cette théorie comme une partie intégrante de la thermodynamique, la création superbe de l'immortel Sadi Carnot ; elle était donc regardée comme la pure vérité. De l’autre côté, les chimistes déterminaient les positions relatives des atomes dans les molécules et construisaient des formules donnant pour ainsi dire toute la topographie des molécules. Il ne manquait pas d’opposants, par exemple le génie un peu colérique de Kolbe, mais enfin la victoire était complète et triomphait dans la construction des formules chimiques dans l’espace par Van’t Hoff et Le Bel. Encore plus grande devenait la portée de cette théorie, quand Van’t Hoff énonçait l’hypothèse, qui s’est depuis montrée si féconde, que les substances dissoutes possèdent toutes les propriétés des gaz, hypothèse dont on trouve les premières traces développées dans un mémoire de Gay-Lussac (1839), qui pourtant ne regardait pas le côté quantitatif.

Van’t Hoff était en réalité atomiste, mais aussi très circonspect. Il déclara verbalement qu’il ne voulait pas rattacher son hypothèse à celle du mouvement des molécules, proposée par les partisans de la théorie cinétique des gaz. Pourtant les physico-chimistes qui acceptaient ses idées suivirent en général cette voie naturelle, et Boltzmann et van der Waals se prononcèrent pour l’interprétation cinétique des faits exposés par Van’t Hoff. À cette époque, une réaction prononcée se faisait sentir. On pouvait en effet déduire un grand nombre des propriétés de la matière sans recourir à une représentation cinétique par la méthode dite thermodynamique, développée par Willard Gibbs, Helmholtz, Planck, Duhem et autres maîtres de la physique théorique moderne. La théorie cinétique n’était pas en réalité très maniable et par là elle perdait une grande partie de son utilité. Boltzmann la revivifiait en la réduisant à une application de la théorie des probabilités, et cette théorie a trouvé une application élégante dans la déduction des lois de la radiation.

Pourtant, les chimistes étaient relativement insensibles à ce progrès remarquable. La théorie prétendait pouvoir calculer la grandeur des molécules, mais le calcul était assez indirect et elle conduisait à des résultats assez différents, variant de deux jusqu’à cent trillions[2] (10^18) de molécules dans une masse gazeuse d’un centimètre cube à 0° et à la pression atmosphérique. Le nombre le plus probable était environ vingt trillions. À cette époque, une réaction se fit sentir. Un philosophe et théoricien tchèque, Wald, publia une analyse philosophique sur la vraie signification des lois de Dalton concernant la composition constante et les proportions multiples dans la composition des produits chimiques. IL émit l’opinion que les produits industriels ont une composition constante parce que les industriels regardent la composition constante comme un signe de la pureté et par suite traitent leurs produits jusqu’à ce qu’ils présentent cette constance. L’objection, que les produits de la nature possèdent aussi en général une composition constante, était repoussée par l’assertion que la nature travaille à peu près de la même manière que les industriels, spécialement avec des recristallisations perfectionnées.

Cette idée n’aurait probablement pas trouvé beaucoup de succès s’il n’eût pas existé une autre tendance, qui se faisait sentir à la même époque, de purifier la thermodynamique autant que possible de toute trace d’hypothèses accessoires. Une nouvelle exposition des résultats scientifiques dans ce domaine fut donnée d’après une méthode que l’on appelle énergétique. Le théorème central de cette doctrine énergétique, inaugurée par Helm en 1887, dit que toute quantité d’énergie est le produit de deux facteurs, l’un appelé intensité (ou potentiel), l’autre dit capacité. Ostwald acceptait ces idées, qu’il a employées comme base pour son exposé de la thermodynamique dans son Traité de chimie générale (t. II, Leipzig, 1893). Mais la plus grande sensation fut produite par une conférence donnée par Ostwald à la réunion des naturalistes allemands à Lubeck, en 1895, sur « la démolition du matérialisme scientifique »[3]. Un grand nombre de philosophes idéalistes et de théologiens furent attirés par le titre sensationnel et accoururent pour appuyer ce mouvement. Boltzmann, de son côté, écrivit une critique satirique et décisive dans les Annales de physique.

Mais Ostwald ne se rendait pas si aisément. Appelé à Londres pour donner une des conférences consacrées à la mémoire de Faraday, il exposait à l’auditoire étonné, qui avait espéré apprendre quelque chose sur les phénomènes catalytiques, que les lois de Dalton pouvaient être expliquées sans l’aide de la théorie moléculaire (1904).

À cette époque, les premières recherches sur la limite de la charge électrique, exécutées déjà sur une échelle assez grande par Sir J.-J. Thomson et ses élèves, M. Townsend et M. Wilson, avaient conduit à une valeur d’environ 3.10^(-10) unités électrostatiques (U.S.). M. Planck avait, en 1901, donné ses calculs théoriques importants qui conduisirent à une valeur de 4,7.10^(-10) U.S. Cette correspondance était d’un tout autre ordre que celle qui avait été atteinte à l’aide de la théorie cinétique des gaz. Cette valeur correspond à un nombre de N = 43.10^18, par cc ou N = 963000.10^18 par molécule-gramme, qui s’accorde très bien avec le nombre moyen d’environ 20.10^18 pour le nombre de molécules dans un centimètre cube aux conditions normales, trouvé auparavant. C’est cette détermination absolument indépendante qui a vaincu complètement l’opposition à la théorie moléculaire. On a continué dans cette voie si pleine de promesses et vous voyez sur le tableau ci-après les différentes grandeurs que l’on a trouvées. Peut-être admira-t-on plus spécialement les travaux de Rutherford et Geiger en Angleterre, et de Regener en Allemagne, qui comptaient le nombre de particules alpha émises par une préparation radioactive, en comptant le nombre de scintillations qu’elles produisaient sur un écran au sulfure de zinc. Un électromètre donnait la quantité d’électricité correspondante. La charge électrique de chaque particule alpha se montra en réalité le double de celle, écrite dans le tableau, qui coïncide presque absolument avec la valeur théorique donnée par M. Planck. On supposait donc que la particule « consiste en un atome d’hélium, portant deux charges unités, comme un ion bivalent, par exemple Ca ou Ba ; cette assertion est assez naturelle, parce que l’hélium a une valence zéro, et la valence change généralement par nombres pairs ; par conséquent l’hélium ionisé instable doit avoir une charge électrique de deux unités. Vous voyez combien peu les différentes déterminations exécutées dans les années 1908 et 1909 s’écartent de la moyenne 4,54. On croyait donc être absolument sûr que l’on avait trouvé la vérité.

Charge minima. e.10^10

H. v. Helmholtz, Richarz : 1890 1,29

H.-A. Lorentz, G.-J. Stoney : 1890 1,29-6,1

J.-S. Townsend : 1898 1,2-1,5

R.-F. Lattey : (1909) 5

J.-J. Thomson : 1898-99 6,5-6,8 (6,0-8,4)

M. Planck : 1901 4,69

E. Bauer, M. Moulin : (1909) 5,55

J. Nabl : 1902 2

J.-J. Thomson : 1903 3,4 (3,3-3,5)

H.-A. Wilson : 1903 3,1 (2,0-4,4)

H. Pellat : 1907 2,46-6,9

K. Przibram : 1907 3,8 (1,7-6,2)

R.-H. Millikan. L. Begeman : 1908 4,03 (3,66-4,37)

E. Rutherford, H. Geiger : 1908 4,65 (4,15-5,5)

E. Regener : 1908 4,79

R. Tabor, R.-F. Lattey : 1909 4,47 (3,13-5,74)

A. Alexeiew, M. Malikow : 1909 4,5 (3,0-6,3)

F. Ehrenhaft : 1909 4,46-4,68

G. Moreau : 1909 4,3 (4,1-4,8)

M. de Broglie : 1909 4,5

J. Perrin : 1909 4,11 4,05, 4,50

R.-A. Millikan : 1910 4,66

F. Ehrenhaft : 1910 0,8-12,4 (Pt) ; 0,9-26,7 (Ag) ; 0,5-9,6 (Au) ; 0,5-28,9 (P).

K. Przibram : 1910 3,45 (O) ; 4,2 (Air) ; 4,15 (HCL) ; 4,7 (P). Par bonheur, une autre méthode différente de la méthode électrique était trouvée. C’était le mouvement brownien qui, d’après les recherches de Regnault, Wiener, Exner, Renard et Gouy, avait été trouvé si conforme au mouvement supposé des molécules, qu’il était appelé le mouvement moléculaire brownien. Ce mouvement de petites particules de l’ordre de grandeur de 0,001 millimètre avait été découvert par un botaniste anglais, R. Brown. Son étude fut reprise dans ces cinq dernières années quand l’intérêt pour les solutions colloïdales s’accrut à un haut degré et alors que l’on avait construit l’ultramicroscope pour l’observation de petites particules qui ne sont pas visibles avec Le microscope ordinaire. La théorie de ce mouvement fut donnée par MM. Einstein et de Smoluchowski. M. Svedberg montra que ce mouvement est de l’ordre de grandeur qu’exige la théorie cinétique pour des molécules de la grandeur des particules observées.

Cette découverte faisait, une si grande impression sur M. Ostwald, qu’il concédait qu’après tout la matière n’est pas continue mais divisée en des particules distinctes qui correspondent aux molécules.

Mais il était réservé à M. Perrin[4] de tirer les conséquences extrêmement importantes d’un examen approfondi des propriétés de ces petites particules. Vous connaissez sans doute ce travail magistral exécuté avec une « élégance gallique », qui attire l’admiration de tous. La distribution des particules sous l'influence de la pesanteur — analogue à l’augmentation de la densité de l’air de haut en bas dans l’atmosphère — lui donna une valeur de N égale à 70,5.10^22 pour une molécule-gramme. Le mouvement brownien lui-même donnait le nombre très voisin 71.5.10^22 et enfin il put déterminer N à l’aide de la rotation des petites particules en utilisant une formule de M. Einstein. Il trouvait ainsi N = 65.10^22. Ces trois déterminations donnent maintenant la valeur la plus sûre et la plus indiscutable du nombre N — et après les expériences récentes de MM. Ehrenhaft et Przibram, nous nous félicitons d’avoir ces mesures immédiates sur le mouvement des molécules.

Il y a encore une autre détermination dans ce domaine, que je regarde comme étant d’une rare importance. Maintenant, nous savons, grâce aux travaux de M. Perrin, que les particules suspendues se comportent comme le demande la théorie cinétique pour les molécules des gaz. Les molécules des solutions se meuvent probablement d’une manière analogue, mais, comme nous venons de le voir, Van’t Hoff ne voulut pas rattacher sa théorie des solutions étendues à une hypothèse si incertaine. Par bonheur, M. Svedberg a comblé cette lacune. On sait que les transformations moléculaires ne procèdent pas uniformément. Cela est vrai aussi pour l’émission des particules alpha M. Regener avait vérifié une formule déduite de la théorie des probabilités par von Schweidler, qui trouvait que l’écart relatif (en pour cent} du nombre moyen n par seconde est inversement proportionnel à racine de n. M. Svedberg a refait une détermination avec un échantillon de polonium précipité sur une plaque de cuivre et trouva d = 42,5 p. 100, au lieu de 42,8 p. 100, calculé d’après la formule de v. Schweidler, n étant 0,559 par seconde.

Ensuite, il raisonna de la manière suivante. Dans un volume donné d’une solution, le nombre des molécules de substance dissoute n’est pas constant à cause du mouvement moléculaire. M. de Smoluchowski a donné une formule qui permet de calculer, en pour cent du nombre moyen, l'écart d1, provenant de cette origine. Si maintenant un sel radioactif, comme le chlorure de polonium, est dissous dans de l’eau et si on observe le nombre de particules + produites par seconde, le nombre observé doit donner un certain écart D du nombre moyen # et cet écart doit être D = sqrt(d^2 + d1^2), où d et d1 sont les écarts calculés d’après les formules de von Schweidler et de Smoluchowski. Il trouva les nombres suivants :

  • n = 0,476 ; 0,349 ; 0,224 particules par seconde.
  • D(obs) = 55,3 ; 71,5 ; 83,4 p. 100.
  • D(calc) = 58,6 ; 68,8 ; 80,5 p. 100.
  • d(calc) = 46,4 ; 54,1 ; 67,6 p. 100.

L’observation était exécutée de telle manière qu’une goutte de solution de chlorure de polonium était mise sous un écran translucide recouvert de sulfure de zinc, qui se regardait sous un microscope. Les particules alpha viennent d’une partie de la solution qui a une profondeur de 0,05 millimètre. La goutte est beaucoup plus grande et en conséquence la formule de de Smoluchowski est applicable.

L’accord des nombres D calculés avec les nombres observés est très satisfaisant. D’un autre côté, la différence entre D et d, qui serait valable pour des molécules immobiles, par exemple fixés sur une plaque de cuivre, est assez grande pour que l’on puisse conclure avec certitude que les molécules dissoutes (ici probablement les ions) se meuvent ainsi que le demande la théorie cinétique.

D’après tout cela il ne semble pas possible de douter que la théorie moléculaire entrevue par les philosophes de l’antiquité, un Leucippe, un Démocrite, a atteint la vérité, tout au moins dans l’essentiel.

Mais revenons maintenant aux déterminations de la charge électrique minima. Toutes les mesures exécutées avant 1910 se rapportent à des moyennes prises pour un grand nombre de particules. Ou l’on a mesuré le mouvement d’un brouillard consistant en un grand nombre de particules, ou la charge totale d’un grand nombre de particules alpha, ou bien on a déterminé le mouvement de simples particules dans un champ électrique et calculé la charge de cette particule. On a réuni ensuite les mesures isolées en une moyenne valable pour un grand nombre (Ehrenhaft, de Broglie).

M. Millikan publia les valeurs isolées pour des gouttes chargées tombant dans un champ électrique. Il trouva que la charge variait entre les larges limites 8,6.10^(-10) à 29,8.10^(-10). Il rassembla les valeurs dans des groupes ; dans un premier, la charge minima double, variait de 8,6 à 10, dans un autre, la charge triple variant de 13,5 à 14, dans un troisième, la charge quadruple variait de 17,5 à 19,1. Les charges quintuples variaient de 22,5 à 24,1, la charge sextuple de 26,9 à 28,8. Il y a évidemment certaines charges qui sont les plus fréquentes et qui sont des multiples de la charge minima, qu’il déterminait à 4,66.10^(-10). Pourtant les groupes ne sont pas bien distincts, et, pour cette raison, M. Ehrenhaft a soumis les conclusions de M. Millikan à une critique sévère.

Ces recherches furent exécutées sur une échelle beaucoup plus grande par M. Ehrenhaft et M. Przibram, à Vienne, qui ont fait plusieurs milliers d’expériences. M. Ehrenhaft trouva, en excluant les valeurs si petites que l’on pouvait douter de leur réalité, pour des petites particules métalliques produites par évaporation dans l’arc électrique ou pour les gouttelettes formées dans de l'air humide en contact avec phosphore jaune, les nombres suivants :

  • Pour platine, charge minima : 0,9 jusqu’à 12,4 ;
  • Pour argent, charge minima : 0,9 jusqu'à 26,7 ;
  • Pour or, charge minima : 0,5 jusqu'à 9,6 ;
  • Pour phosphore, charge minima : 0,5 jusqu'à 28,9.

Il y avait donc des charges très inférieures à celles calculées d’après les valeurs moyennes, la charge minima d’une particule séparée peut n’être que la cinquième partie (0,9.10^(—10)) de celle (4,5.10^(-10)) regardée comme la plus probable d’après les mesures antérieures. Il y a toutes sortes de charges depuis ce minimum, jusqu’au sextuple de la charge minima moyenne.

M. Ehrenhaft était extrêmement surpris du résultat de ses mesures, qui semblaient incompatibles avec le grand nombre de déterminations exécutées auparavant, auxquelles il avait lui-même contribué et qui donnaient des résultats, merveilleusement concordants avec la valeur théorique 4,69.10^(-10) calculée par M. Planck. Ici semblait survenir une nouvelle difficulté. Plus tard on a pourtant trouvé, que le nombre donné par M. Planck est exact. MM. Bauer et Moulin recalculaient, d’après de nouvelles déterminations des constantes de radiation, la valeur de M. Planck, qui était un peu plus élevée que la valeur moyenne expérimentale, et trouvaient e = 5,55.10^(-10), c’est-à-dire 18 p. 100 de plus.

Il demandait donc à son ami M. Przibram, qui avait aussi contribué auparavant à la détermination de la charge minima et trouvé un nombre environ 20 p. 100 trop petit, d’exécuter de nouvelles mesures sur une échelle encore plus grande. M. Przibram a effectué ce travail avec une assiduité extraordinaire. Rien que pour les particules formées dans de l'air humide au contact du phosphore, il a fait plus de mille déterminations. Il trouvait des charges variant d’environ 0,7.10^(-10) jusqu’à 190.10^(-10). La fréquence des charges montrait des maxima et des minima. En prenant la différence des charges pour deux maxima ou minima consécutifs, il détermina la charge minima moyenne et trouva les valeurs suivantes pour des particules chargées, préparées de la manière indiquée :

  • Particules suspendues dans de l’oxygène électrolytique : e = 3.45.10^(-10)
  • Particules suspendues dans de l’air traversé par des décharges électriques : e = 4,7.10^(-10)
  • Particules suspendues dans des brouillards d’acide chlorhydrique[5] :

e = 4.15.10^(-10)

  • Particules suspendues dans de l’air, au contact de phosphore

jaune : e = 4,7.10^(-10)

Il faut dire que les maxima et les minima n’étaient pas équidistants, comme le montrent les figures publiées par M. Przibram.

Une critique de M. Ehrenhaft montre que les groupes de M. Millikan ne sont pas distincts, mais se couvrent l’un l’autre, de sorte que les moyennes sont assez subjectives. Tout semble donc montrer que la valeur minima n’est qu’une moyenne. Les nombres de M. Przibram s’accordent très bien avec ceux de M. Perrin, comme le montre le tableau ci-dessus.

Des séries d’expériences différentes exécutées à des occasions différentes avec du phosphore jaune ne donnent pas la même valeur de e ; elle varie à peu près de 3.10^(-10) à 7.10^(-10), c’est seulement leur moyenne qui donne le nombre 4,7.10^(-10), qui concorde assez bien avec celui trouvé par les autres auteurs.

Le grand succès qu’avaient les premières déterminations de la charge minima conduisit M. Planck à développer une théorie de la radiation, d’après laquelle l'énergie rayonnante est aussi composée de petites quantités égales, qui pourtant varient avec la longueur d’onde. Cette théorie semble être confirmée par quelques expériences de M. Stask et M. Ladenburg. Pourtant Sir J.-J. Thomson a, avec sa grande autorité, pris parti contre cette opinion qui, en effet, semble un peu difficile à admettre, et a donné une autre explication des résultats de Ladenburg. Les difficultés concernant la charge électrique minima augmentent nécessairement celles d’introduire la notion d’une énergie minima. Il faut avec le plus grand intérêt suivre le développement de ces idées qui sont évidemment encore à leur début.

Que doit-on maintenant conclure du grand nombre d’expériences dans ce domaine ? La théorie cinétique de la matière gazeuse ou liquide est évidemment hors de doute. Les grands maîtres Joule, Clausius, Maxwell et Boltzmann, pour ne pas citer Leucippe ni Démocrite, ont trouvé une nouvelle confirmation de leur pouvoir divinatoire. Aussi, semble-t-il, a-t-on pu constater que la charge électrique moyenne des particules et aussi des ions est constante et environ 4,5.10^(-10) U. S. Mais cela ne semble être vrai que pour un très grand nombre de particules ou d’ions. La charge individuelle varie entre des limites assez étendues. Par suite, il semble probable qu’une molécule de chlorure de sodium, qui consiste en quantités de sodium et de chlore qui sont chargées de quantités égales d’électricité de signes contraires n’a pas la même composition qu’une autre molécule de ce sel, mais que, si l’on prend un grand nombre de ces molécules, la composition moyenne est constante. Une autre hypothèse, selon laquelle toutes les molécules d’un sel auraient la même composition mais dont quelques-unes d’entre elles seraient changées positivement et quelques autres, négativement, de sorte que la charge totale serait nulle, n’est pas admissible.

On parviendrait en effet, de cette manière, à conclure que non seulement les ions porteraient l’électricité dans l’électrolyte, mais aussi le sel non dissocié. Ce dernier transport d’électricité se comporterait comme la conductibilité métallique. Il faudrait faire une nouvelle hypothèse pour expliquer comment il est possible que cette conduction sans électrolyse ne se fait jamais sentir, et cette hypothèse consisterait en ce qu’il y a toujours proportionnalité entre la conductibilité due aux ions et celle due aux molécules. Une telle hypothèse est extrêmement artificielle, il faut donc y renoncer.

La science marche très vite de nos jours. Aucun chapitre de la science physico-chimique n’en peut donner une meilleure preuve que la théorie atomistique. On pourrait peut-être être tenté d’en conclure que nos idées sur les problèmes scientifiques seraient d’une valeur extrêmement petite, puisqu’elles changent d’un jour à l’autre. Rien ne serait plus faux. Les idées théoriques de Dalton étaient extrêmement supérieures à celles des philosophes de l'antiquité. La supériorité consistait dans le contenu quantitatif de ses lois, qui pouvaient être vérifiées d’une manière très exacte. En effet, elles servent aussi de base solide au développement de la chimie scientifique depuis son temps. La théorie cinétique contribua à un très haut degré à nous donner une représentation simple de l’énergie calorifique de la matière ; dans la physico-chimie elle a expliqué la loi si importante d’Avogadro et celle de Van’t Hoff. La détermination de la charge électrique «moléculaire et encore plus l’étude du mouvement Brownien ont fait triompher la théorie cinétique des attaques de l’école énergétique. L’étude approfondie de la charge électrique des particules suspendues a rendu probable le fait que la loi chimique de la composition constante des produits chimiques n’est qu’une loi statistique valable pour un grand nombre de molécules. De la même manière la loi d’Avogadro, d’après laquelle la force vive des molécules est proportionnelle à la température et indépendante de la composition des molécules n’est pas valable pour chaque molécule individuelle mais seulement en moyenne pour un grand nombre de molécules.

L’aspect à rapidement varié dans les derniers temps, mais notre conception sur la nature de la matière s’est énormément approfondie.

Sur la théorie cinétique-moléculaire on peut écrire la devise de cette superbe ville Fluctuat nec mergitur. Mais les fluctuations s’amoindrissent de plus en plus et le progrès rapide devient de plus en plus continuel et régulier.

SVANTE ARRHÉNIUS.

  1. Nous tenons à remercier l’éminent physico-chimiste suédois, M. Svante Arrhenius, d’avoir bien voulu réserver à la Revue du Mois l’honneur de publier la première des conférences qu’il a pu faire à la Sorbonne, sur l’invitation de l’Université de Paris (6 mars 1911), grâce à l’utile fondation de M. Albert Kahn.
  2. Suivant une habitude qui n'est pas toujours adoptée en France, l’auteur prend billion dans le sens de million de millions, le trillion est alors un million de billions, etc. N. D. L. R.
  3. Cette conférence fut publiée dans la Revue générale des Sciences sous cet autre titre sensationnel : « La déroute de l'atomisme contemporaine ». 15 novembre 1895. N. D. L. R.
  4. Voir les articles de M. Jean Perrin, dans la Revue du Mois : La discontinuité de la matière, tome I, page 323 ; Peut-on peser un atome avec précision ? tome VI, page 513.
  5. Chargés par l’influence du radium, autrement ce brouillard n’est pas chargé.