La Théorie de la Chaleur et le Principe de Carnot
- I. Rapport sur les Progrès de la thermodynamique en France, par M. Bertin, 1867. — II. Exposé de la situation de la mécanique appliquée, par MM. Combes, Philipps et Collignon, 1867. — III. Exposé des principes de la théorie mécanique de la chaleur et de ses applications principales, par M. Ch. Combes, 1867.
Nous avons encore à dire un mot à propos de la théorie mécanique de la chaleur. Le principe fondamental de cette théorie est connu des lecteurs de la Revue; nous l’avons exposé, il y a plusieurs années, avec quelques développemens[1]. Plus récemment, nous avons montré comment la conception nouvelle qui prévaut désormais dans le monde scientifique au sujet de la chaleur réagit sur toute la physique et illumine de clartés inattendues la science entière[2]. La théorie mécanique de la chaleur est en train de faire son chemin dans les esprits; elle se propage, se vulgarise; on lui a tiré du grec un nom tout neuf, celui de thermodynamique; elle fait maintenant partie du fonds commun de toutes les personnes qui suivent le mouvement général des idées. On peut même à cet égard formuler une remarque qui s’appliquerait facilement à beaucoup de théories nouvelles, c’est que le public l’embrasse peut-être avec plus d’ardeur encore que les savans. Comme on lui présente la théorie réduite à ce qu’elle a de tout à fait essentiel, comme on ne lui montre que ce qui est clair en ayant soin de laisser dans l’ombre les difficultés et les incertitudes, il l’adopte avec une foi absolue, il ne conserve aucun doute alors que parmi les gens spéciaux plusieurs en sont encore à faire des restrictions. Quoi qu’il en soit, le premier principe de la thermodynamique, celui qui proclame l’équivalence de la chaleur et du travail mécanique, est désormais au-dessus de toute controverse. Tout le monde sait, tout le monde admet qu’une unité de chaleur, une calorie, équivaut à un nombre déterminé d’unités de travail ou de kilogrammètres. Il y a bien encore une légère incertitude au sujet du nombre précis qu’il convient d’adopter pour valeur numérique du rapport d’équivalence; toutefois le nombre 425, qui est le résultat moyen d’un grand nombre de recherches, semble prévaloir dans l’usage général. Les divergences qui se produisent encore çà et là dans quelques déterminations expérimentales sont de peu d’importance et n’infirment en rien la valeur du résultat théorique.
Le principe fondamental de la théorie, disons-nous, est inattaquable, et cependant, depuis qu’il jouit d’une véritable autorité dans la science, des bruits singuliers se sont répandus sur la portée qu’il faut lui donner. On a entendu dire que ce premier principe n’allait pas sans un second qui en modifiait profondément le sens. S’il fallait en croire ces rumeurs, le second principe de la thermodynamique ne serait pas seulement le complément du premier, il en serait le correctif, et il le corrigerait de telle façon qu’il n’en laisserait subsister que peu de chose. Après avoir fait un pas en avant, il faudrait immédiatement faire un pas en arrière. La thermodynamique, réduite à ses deux principes essentiels, ressemblerait alors à ces œuvres hybrides dont la fin contredit le commencement. Chacun se rappelle cet énoncé de loi en deux articles que formulait il y a vingt ans un esprit satirique. « Article premier : — la propriété est abolie; article second: — la propriété est rétablie. » On a pu craindre un instant qu’il ne fallût recourir à un énoncé de cette sorte pour exprimer dans leur ensemble les deux principes de la thermodynamique. Hâtons-nous de dire qu’il n’en est rien. Oui, il y a dans la théorie mécanique de la chaleur un second principe qui a son importance, sa signification spéciale, mais qui peut très bien vivre avec le premier. Que l’un et l’autre puissent être ramenés à une loi supérieure qui les embrasse tous deux, on le conçoit, on le pressent du moins, et nous aurons sans doute occasion de le montrer, quand cette science générale qu’on pourrait appeler la mécanique moléculaire sera un peu plus avancée. Aujourd’hui nous voulons nous occuper seulement du second principe. Nous essaierons de l’exposer nettement, et, si nous réussissons à le mettre suffisamment en lumière, on trouvera sans doute qu’il ouvre, non-seulement dans les questions pratiques de la mécanique, mais aussi dans les idées relatives à la constitution de l’univers, des perspectives nouvelles.
On ne verra pas avec trop de surprise que la seconde loi de la thermodynamique ait donné lieu à quelques malentendus, si l’on se rappelle avec quelle difficulté le premier principe lui-même est arrivé à se préciser et à prendre la forme si nette sous laquelle nous le présentions tout à l’heure. C’est entre les années 1842 et 1845 qu’un médecin d’Heilbronn, Jules-Robert Mayer, et un physicien de Manchester, M. Joule, avaient jeté chacun de leur côté les bases de la théorie nouvelle. Plus de dix ans après, il y avait encore d’étranges incertitudes parmi ceux même qui suivaient les traces de ces novateurs. En 1855, M. Hirn, un de ceux dont les travaux ont le plus marqué en France, présentait un mémoire à la Société de physique de Berlin, qui avait mis au concours la détermination de l’équivalence entre la chaleur et le travail mécanique. Le mémoire de M. Hirn contenait la relation d’expériences faites avec un soin scrupuleux, et dont l’examen méritait une sérieuse attention. L’auteur avait fait ses essais sur une très grande échelle et les avait poursuivis pendant plusieurs années; il avait opéré sur de puissantes machines pendant leur marche industrielle; ses travaux paraissaient donc à l’abri des causes d’erreur qui entachent souvent les expériences de laboratoire exécutées avec des ressources trop restreintes. Or ce mémoire, rempli de faits intéressans, arrivait à une conclusion singulière : M. Hirn cherchait à démontrer que le rapport d’équivalence entre la chaleur et le travail variait avec les circonstances. Ce n’était rien moins que la négation du principe de Mayer. C’est ce que signalait avec étonnement M. Clausius, célèbre professeur allemand, chargé par la Société de physique de Berlin de rédiger un rapport au sujet du concours qu’elle avait ouvert. M. Clausius faisait finement remarquer à M. Hirn qu’il avait agi à peu près comme Jean-Jacques Rousseau, qui, lorsque l’académie de Dijon demandait un éloge des lettres et des arts, avait répondu à ce programme par une diatribe contre la civilisation. « La Société de physique, disait M. Clausius, demande la détermination exacte de l’équivalent mécanique de la chaleur. Vous vous êtes efforcé de démontrer qu’un pareil équivalent n’existe pas. » Le rapporteur ajoutait d’ailleurs : « Un examen approfondi de vos expériences a cependant amené la commission à penser que, loin de confirmer votre opinion, ces expériences, discutées d’une certaine manière, tendraient bien plutôt à prouver l’existence d’un équivalent fixe, et même fourniraient des chiffres assez concordans avec ceux qu’ont déjà donnés d’autres expérimentateurs. » Ce fut l’origine d’une longue controverse entre M. Hirn et M. Clausius et d’une série de travaux auxquels d’autres savans prirent part. Il fallut plusieurs années d’efforts pour que la lumière se fît dans cette discussion. En 1863 seulement, M. Hirn reconnut que ses expériences mêmes, sainement interprétées, servaient à établir la fixité du rapport d’équivalence.
On le voit par cet épisode, l’établissement du premier principe de la thermodynamique éprouvait encore, il y a bien peu d’années, de sérieuses vicissitudes. Comment en aurait-il été autrement de la seconde loi qui nous occupe spécialement aujourd’hui? Cette seconde loi d’ailleurs, — nous ne pouvons tarder plus longtemps à le dire, — ne se présente pas de façon à être tout d’abord énoncée facilement en langage ordinaire. Il faut quelques précautions pour voir, sous la formule analytique qui l’enveloppe, les faits qu’elle représente. Disons seulement dès maintenant que cette loi peut être donnée comme une découverte de Carnot, qui en est le véritable initiateur. Indiquons-en même l’idée directrice, afin de mettre aux mains du lecteur un fil qui puisse le guider. Cette idée directrice est que la chaleur ne produit d’effets mécaniques qu’en passant d’un corps chaud à un corps froid; mais, cette indication générale une fois donnée, on nous permettra de tourner un obstacle qu’il serait difficile d’aborder de front. Au lieu de débuter par un énoncé précis de la loi à laquelle nous voulons arriver, nous commencerons par montrer l’ordre d’idées où il faut se placer pour la saisir; nous lui donnerons alors, dès que ce sera possible, une première forme qui fournira un corps à notre exposition; une fois placé sur un terrain connu, nous chercherons à serrer le principe de plus près pour arriver à un énoncé plus complet. C’est ainsi par étapes que nous parviendrons à le formuler définitivement et à le considérer dans ses conséquences les plus importantes.
Lorsque la conversion de la chaleur en travail est devenue pour notre esprit une notion familière, il se trouve en présence de nouveaux problèmes. Toute chaleur peut-elle, en toute occasion, se convertir en travail? Y a-t-il au contraire des circonstances qui facilitent ou qui entravent cette conversion? S’il en est ainsi, quelles sont ces circonstances? Notons que ce ne sont point là des préoccupations spéculatives, c’est un ordre de pensées tout à fait usuel, nous pourrions dire industriel. Tout le monde sait que nos machines n’utilisent qu’une faible portion de la chaleur produite par leur foyer. Pourquoi? D’où viennent les obstacles? Sont-ils tous d’ordre pratique, ou bien est-il théoriquement démontré qu’une portion seulement de la chaleur empruntée au foyer peut se convertir en travail?
Avant de répondre à ces questions, reportons-nous à l’année 1824, où Sadi Carnot publiait ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propices à déterminer cette puissance. C’était le moment où l’usage des machines à vapeur se répandait dans l’industrie, et les ingénieurs s’attachaient à en étudier de près les effets. Sadi Carnot adopte sur le calorique les idées de son temps, celles que Laplace avait défendues dans ses mémoires et appliquées dans ses calculs; il admet que le calorique est une substance matérielle, c’est un fluide qui tend naturellement à passer des corps chauds sur les corps froids et qui dans ce passage peut produire un travail, absolument comme une masse d’eau, en se rendant d’un réservoir supérieur à un réservoir inférieur, peut faire tourner une roue. Dans les idées de Carnot, l’assimilation est complète entre les deux phénomènes. La température est la cote de nivellement propre au fluide calorifique. Ce fluide descend d’un corps supérieur (en température) dans un corps inférieur, et cette chute produit un travail. Quand le travail est produit, toute la chaleur qui y a concouru se retrouve, absolument comme l’eau qui a fait marcher une roue hydraulique se retrouve tout entière dans le bief d’aval. C’est ainsi que Carnot expliquait le travail des machines. Sur cette base, il édifia toute une théorie qui fit sensation quand elle parut et qui a conservé dans la science une importance capitale. Nous n’avons plus besoin de montrer en quoi cette théorie est erronée. Pour Carnot, qui regardait le calorique comme un corps matériel, la chute de chaleur pouvait produire un effet mécanique; pour nous, elle n’est plus qu’une métaphore et ne peut pas être la cause efficiente d’un travail. Si toute la chaleur qui est sortie d’un foyer se retrouvait dans le condenseur de la machine, le travail aurait été produit de rien, ce que nous ne pouvons admettre. Nous savons clairement aujourd’hui qu’un certain nombre de calories sorties du foyer ne se retrouvent plus nulle part, et qu’on les chercherait vainement sous forme de calorique, puisqu’elles ont pris la forme de travail produit.
Regardons-y pourtant de près. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien à prendre dans le raisonnement de Carnot? Faut-il rejeter en bloc sa conception ? Et d’abord prenons-lui son terme de chute de chaleur, qui est commode et expressif; nous n’avons pas à craindre qu’il nous induise en erreur, puisqu’il ne représente plus pour nous que réchauffement d’un corps froid aux dépens d’un corps plus chaud. Ce n’est pas tout. Cette chute de chaleur, dans le jeu de la machine, est un phénomène incontestable, nécessaire. Avant d’entrer dans aucune considération technique et en nous laissant conduire par notre seul instinct, nous sentons très bien que, si notre foyer n’était pas plus chaud que notre condenseur, notre machine ne marcherait pas. Ainsi nous pouvons bien dire que la chute de chaleur n’est pas la cause efficiente du travail en ce sens que le travail produit ne peut être considéré que comme la représentation d’un certain nombre de calories évanouies; cependant cette chute est indispensable à la production du travail. Elle constitue un phénomène latéral, mais nécessairement concomitant. Sur vingt calories, par exemple, que fournira le foyer, deux se convertiront en travail et dix-huit subiront une chute.
Ces indications sommaires suffisent pour que nous puissions dès maintenant énoncer sous une forme grossière le second principe de la thermodynamique; ce sera une première approximation dont nous nous contenterons jusqu’à ce que nous puissions être plus précis. Nous dirons qu’il n’y a pas de travail sans chute de chaleur. L’exposé qui précède montre bien aussi que nous sommes autorisé à donner à cette loi le nom de principe de Carnot. Nous y trouverons l’avantage d’introduire un nom français dans l’histoire d’une découverte dont l’honneur a été surtout revendiqué par les Anglais et les Allemands[3]. Les faits mêmes que nous venons de rapporter servent d’ailleurs à expliquer en partie les incertitudes qui ont longtemps obscurci le second principe. En le faisant remonter jusqu’à Carnot, on voit que son origine était entachée d’une grave erreur. On voit aussi que le second principe, en toute rigueur, était né avant le premier. Carnot, par un trait de génie scientifique, avait inauguré les formes de raisonnement qui n’ont porté que longtemps après leurs fruits définitifs. Le principe de Carnot a dû céder le terrain à celui de Mayer, avec lequel, en raison du malentendu que nous avons signalé, il s’est trouvé momentanément en contradiction. Ce n’est que depuis peu de temps qu’a- mendé et expliqué convenablement il a pu prendre à son tour une place incontestée dans la science. Quant à l’importance du principe de Carnot, elle résulte surtout de ce fait, que les calories qui ont subi une chute ont par cela même perdu en partie leur aptitude à se convertir en travail. Sans doute, si elles se convertissent en travail à quelque température que ce soit, elles le font d’après la loi connue de l’équivalence et suivant le rapport que nous avons si souvent mentionné; mais elles se prêtent avec moins de facilité à cette conversion quand elles ont été portées sur un corps plus froid, et, comme il faudrait une nouvelle chute pour un nouveau travail, il y a plus de chance pour qu’elles demeurent à l’état de calories. C’est ce qui résultera sans doute avec quelque précision de la suite de notre exposé; mais on peut dès maintenant voir dans ce fait une vérité de sens commun, car nous sentons bien qu’une source de chaleur dont nous voulons tirer un travail sera d’autant plus difficile à exploiter que la température en sera moins élevée.
Il nous faut maintenant avancer d’un pas et nous rapprocher d’une définition plus complète du second principe. Nous pourrons le faire en suivant la marche même qu’a suivie la théorie, en considérant successivement le jeu des machines à vapeur, puis celui des machines à air chaud, qui ont excité un instant l’engouement public. Demandons-nous quel est le rendement de ces machines, non point le rendement pratique qui résulte d’une exécution plus ou moins parfaite, mais le rendement théorique, qui résulte du principe même sur lequel elles sont basées[4].
Prenons d’abord les machines à vapeur. Il y a une vingtaine d’années, quand on a commencé à examiner ce genre de machines en leur appliquant les nouvelles idées qui venaient de se produire au sujet de la chaleur, les ingénieurs ont été comme stupéfaits du faible rendement que la théorie assignait à ces moteurs. Il y eut alors une sorte de réaction contre l’enthousiasme que les machines à vapeur avaient d’abord excité. On en vint à craindre pour un moment que ces machines si admirées ne dussent être reléguées au rang des engins les plus grossiers. Elles n’utilisaient, et cela, nous le répétons, en les supposant construites d’une façon parfaite, qu’une portion vraiment misérable de la chaleur produite. Un illustre physicien, M. Victor Regnault, avait accrédité cette opinion défavorable aux machines à vapeur. M. Regnault s’appuyait sur les grands travaux qu’il venait d’achever au sujet des chaleurs latentes de vaporisation de l’eau à différentes températures, travaux de grande portée qui avaient élevé au plus haut point sa réputation d’habileté et de persévérance. Sa critique se présentait sous une forme dont nous pourrons donner une idée en prenant quelques exemples. Supposons une machine marchant à cinq atmosphères et dépourvue de condenseur, comme la plupart des machines à haute pression. Dans une pareille machine, la vapeur se forme à 152 degrés de température, et chaque kilogramme de vapeur, l’eau d’alimentation étant à 10 degrés par exemple, absorbe, pour se produire, 643 calories. Quand ce même kilogramme de vapeur, après avoir travaillé sur le piston, sort du tuyau de la machine et se répand dans l’atmosphère, il est à 100 degrés, et, pour revenir à l’état d’eau à 10 degrés, il dégage 627 calories. Sur les 643 calories qu’a fournies le foyer, il n’y en a donc que 16 qui puissent être, pendant leur passage à travers la machine, converties en travail. Le reste est forcément perdu, dissipé dans l’atmosphère. Voilà une machine qui, dans les conditions les plus favorables, ne peut utiliser que la quarantième partie de la chaleur que la vapeur reçoit de la chaudière. Est-ce au manque de condenseur qu’il faut attribuer ce fâcheux état de choses? Voyons une machine munie d’un condenseur. Ce condenseur aura, par exemple, une température de 40 degrés, et notre kilogramme de vapeur, en supposant qu’il puisse se détendre autant que possible, viendra y verser 579 calories. Il est juste de dire que cette eau du condenseur à 40 degrés sert à alimenter la chaudière, et qu’ainsi le kilogramme de vapeur demande pour se former non plus 643 calories, comme tout à l’heure, mais seulement 613. Sur ce nombre, il y en a, comme on voit, 34 qui peuvent se convertir en travail. C’est la dix-huitième partie de la quantité totale. Le condenseur augmente donc ce qu’on appelle d’ordinaire le coefficient économique de la machine, mais en le laissant toujours fort petit.
Tel est le raisonnement par lequel M. Victor Regnault et avec lui beaucoup d’ingénieurs déprécièrent la machine à vapeur. Il fallut cependant reconnaître que la pratique ne confirmait pas entièrement cette manière de voir. Des expériences précises mirent ce raisonnement en défaut. M. Hirn notamment, dans les essais dont nous avons déjà parlé, montra que des machines pouvaient dépenser utilement un dixième, un huitième et jusqu’à un sixième de la chaleur qu’elles recevaient. Les expériences de M. Hirn étaient tout à fait dignes de foi. Il les faisait sur des machines industrielles dont la construction était loin sans doute d’être parfaite, et qui cependant donnaient des résultats supérieurs à ceux que la théorie permettait de prévoir. C’est donc que la théorie était vicieuse en quelque point, et qu’il fallait la soumettre à un examen plus rigoureux.
C’est ce qu’on fit, et on découvrit alors plusieurs causes d’erreur dans le raisonnement de M. Regnault. On avait fait par mégarde, comme il arrive souvent, des hypothèses tout à fait arbitraires, et l’on raisonnait très juste sur des bases fausses. Nous ne signalerons ici qu’une de ces causes d’erreur. Les valeurs fondamentales assignées par M. Regnault aux chaleurs de vaporisation s’appliquent à des vapeurs saturées. Se servir de ces nombres comme le faisait M. Regnault et comme nous le faisions tout à l’heure avec lui, c’est donc admettre implicitement que la vapeur d’eau, en travaillant dans le corps de pompe, reste constamment saturée. Or c’est là une supposition qu’on avait faite sans aucune preuve et dont il a fallu reconnaître la fausseté. La vapeur, pendant qu’elle travaille dans le corps de pompe et par cela même qu’elle s’y détend en produisant un effort, subit une condensation partielle. Cette particularité a d’abord été signalée par M. Macquorn Rankine, un des principaux ingénieurs de la Grande-Bretagne. Elle a été prouvée depuis par une série d’expériences directes qui l’ont mise au rang des faits élémentaires[5]. Or on voit sans peine comment cette circonstance, négligée dans le raisonnement primitif, en faussait la teneur. La portion de vapeur qui se condense dans le corps de pompe y laisse toute sa chaleur de vaporisation, et on supposait à tort que cette chaleur était versée dans l’atmosphère ou dans le condenseur. En réalité, nous n’avons plus au sortir du corps de pompe une vapeur saturée, nous avons un mélange de vapeur et d’eau liquide, et c’est là une considération qui est de nature à faire estimer plus haut le travail théorique de la machine. Il y aurait encore d’autres considérations au moins aussi importantes à faire valoir dans le même sens. Sans en faire le détail, disons seulement que, si l’on a égard aux données rectificatives de cet ordre, on trouve que le rendement des machines à vapeur (nous parlons toujours du rendement théorique) s’élève, dans les conditions moyennes où elles fonctionnent, à 12 ou 13 pour 100 de la chaleur empruntée par la vapeur au foyer[6]. Ce résultat, donné par le calcul, concorde avec celui des expériences faites par M. Hirn et que nous avons mentionnées.
Mais d’où vient donc, — et nous nous retrouvons ici au vif de la question, — d’où vient cette limite de 12 ou 13 pour 100 assignée à la puissance productive des machines à vapeur ? Y a-t-il quelque loi qui leur assigne ce terme ? Leur est-il vraiment interdit de le dépasser ? Oui, leur puissance est limitée, elle l’est précisément par le principe de Carnot, et l’on verra mieux comment il faut comprendre cette restriction quand un examen sommaire des machines à air chaud nous aura permis de donner à ce principe une forme mieux définie. Les machines à air chaud ne sont pas d’invention récente. La première fut construite en 1816 par Robert Stirling ; beaucoup de modèles différens ont été essayés depuis cette époque. L’emploi de l’air chaud comme moteur a surtout été l’objet d’une forte vogue il y a une vingtaine d’années, au moment même où les machines à vapeur éprouvaient de leur côté une espèce de discrédit. On a pu croire un instant, comme nous l’avons dit, que la pratique industrielle allait être entièrement renouvelée, qu’on était sur le point de brûler ce qu’on avait adoré et d’adorer ce qu’on avait brûlé. La faveur s’attachait surtout à une machine construite par un ingénieur américain, M. Ericson. Cet appareil a été pendant quelque temps fort usité aux États-Unis. Peu à peu les espérances qu’on avait conçues se sont affaiblies. Des difficultés d’ordre tout pratique sont venues entraver l’essor des moteurs à air chaud ; on a reconnu que les cylindres, les conduits métalliques dans lesquels il faut faire circuler de l’air à une température très élevée, s’oxydent et se détruisent rapidement ; bref, on n’est pas sorti de la période des essais. Les modèles que l’on construit encore çà et là en France et en Angleterre ne sont établis qu’à titre d’expérience ; quant à la fameuse machine d’Ericson, elle paraît elle-même abandonnée en Amérique. Ce n’est pas à dire que les moteurs à air chaud doivent être considérés comme définitivement condamnés. Les obstacles qu’a rencontrés l’emploi de ces engins sont de ceux que la pratique peut vaincre. N’eussent-ils d’ailleurs pour eux que les études théoriques auxquelles ils ont donné lieu, on pourrait dire encore qu’ils ont rendu à la science un service de premier ordre.
Le jeu d’un moteur à air chaud, si nous laissons de côté les particularités qui spécifient les différens modèles, peut se réduire au principe suivant. Une masse d’air enfermée dans un espace clos est chauffée par un foyer jusqu’à 250 degrés par exemple, puis on lui permet de se détendre à cette température en agissant sur un piston. Voilà la première partie de l’opération. Quand l’air a ainsi travaillé, on le refroidit par un procédé quelconque jusqu’à 50 degrés, puis on le comprime de manière à le ramener à son volume primitif et à le faire rentrer dans l’espace qu’il occupait d’abord. Voilà la seconde partie de l’opération. Après avoir passé par ces deux phases, l’air se retrouve comme il était au début de la période, tout prêt à la recommencer. Notons qu’il s’agit de l’air, c’est- à-dire d’un gaz permanent, qui obéit aux lois de Mariotte et de Gay-Lussac, dont la dilatation comme la compression se font sans travail interne, ne sont au contraire l’objet que d’un travail externe[7]. Voyons dès lors ce qui s’est passé dans la période entière que nous venons de considérer. D’abord l’air, étant à 250 degrés, a produit un travail; puis, quand il a été à 50 degrés, on l’a comprimé à l’aide d’un travail qui, nous n’avons pas eu besoin de le dire, a été pris sur la machine elle-même. Ainsi dilatation d’abord, puis compression corrélative; mais pour une température moindre la pression est moindre, c’est la loi de Gay-Lussac : la compression est donc loin de dépenser tout ce qu’a donné la dilatation. En somme, il reste un excédant de travail qui constitue le rendement de la machine. Que s’est-il encore passé pendant que l’air parcourait le cercle fermé que nous avons décrit? L’air est parti à une température de 250 degrés, emportant un certain nombre de calories. Il en a converti un certain nombre en travail. Quant aux autres, il les a transmises aux corps dont on s’est servi pour le refroidir. Ces calories-là sont donc passées d’un corps à 250 degrés sur un corps à 50 degrés, et il n’y a plus aucun moyen de les utiliser pour le jeu même de la machine. Elles ont subi, pour nous servir des termes que nous avons déjà employés, une chute irréparable et définitive. Ce corps à 50 degrés sur lequel nos calories ont passé ne peut plus absolument nous servir à réchauffer notre masse d’air; il nous faudrait préalablement faire une dépense pour le réchauffer lui-même.
Serrons maintenant le phénomène d’un peu plus près pour en faire sortir l’enseignement qu’il peut nous donner. Et d’abord la dilatation de l’air qui a lieu au début de la période donne un travail d’autant plus considérable que la température initiale est plus élevée; au contraire la compression qui se produit ensuite exige un travail d’autant plus faible qu’elle a lieu à une température plus basse. Nous voyons donc que le rendement de la machine est proportionnel à la différence des températures extrêmes entre lesquelles elle travaille. Ce n’est pas tout. Nous touchons à une expression plus précise de ce rendement. Considérons l’air qui, chauffé à 250 degrés dans l’exemple que nous avons pris, commence à se dilater. Cet air travaille aussi longtemps qu’il se dilate. Dans la pratique, il arrive une limite où nous sommes obligés d’arrêter ce mouvement : c’est alors que nous refroidissons le gaz pour nous préparer à le comprimer; mais faisons pour un instant une supposition tout à fait utopique, imaginons que cette limite soit indéfiniment reculée, supposons que nous puissions atteindre le point où le gaz perdrait toute sa force élastique. Les physiciens se sont habitués depuis quelque temps à considérer cet état d’un gaz, état dont on ne peut pas même approcher dans la pratique, mais qui constitue une sorte de situation idéale dont la théorie tire grand parti. Voilà donc notre gaz parvenu à cette pression nulle. Nous supposerons alors que la température est abaissée à ce point que les physiciens appellent aussi le zéro absolu, c’est-à-dire à 273 degrés au-dessous du zéro de notre thermomètre centigrade. Dans cette position, les molécules du gaz étant absolument privées de toute force intérieure, le gaz étant comme mort, l’on peut le ramener à son volume initial sans dépenser aucun travail. Dans la période idéale que nous pouvons ainsi imaginer, toute la chaleur que l’air contiendrait au départ se convertirait en travail. On peut donc dire, en sachant bien qu’il s’agit là d’une conception utopique, qu’une machine dont le jeu s’étendrait jusqu’au zéro absolu de température, utiliserait la totalité de la chaleur du gaz, laquelle d’ailleurs est proportionnelle à la température absolue de la source la plus élevée. Dans une machine réelle, l’air ne descend pas au-dessous d’une certaine température, celle de la source froide, et cette source reçoit alors une quantité de chaleur proportionnelle à sa température absolue. La chaleur puisée à la source supérieure et la chaleur versée dans la source inférieure sont donc respectivement représentées par les températures absolues de ces deux sources. C’est la différence de ces deux quantités de chaleur qui représente la chaleur utile, et nous arrivons ainsi à exprimer le rendement théorique de la machine à l’aide seulement de ses températures extrêmes[8].
Sans doute les considérations que nous venons d’exposer ne constituent pas une démonstration rigoureuse. Les théoriciens y signaleront trop facilement des lacunes que nous ne pourrions combler sans entrer dans des détails arides; nous n’avons pu donner qu’un aperçu général des phénomènes. Cette vue nous suffira cependant pour les conséquences que nous avons à en tirer. En premier lieu, ne sommes-nous pas frappés de ce fait, que le rendement de la machine dépend uniquement des températures absolues de la source froide et de la source chaude? Regarderons-nous ce résultat remarquable comme une particularité propre aux machines à air chaud? Et ne serons-nous pas tout de suite conduits à soupçonner que nous nous trouvons en face d’une loi générale de la nature? Il en est ainsi en effet. Les physiciens n’ont pas de peine à démontrer que les résultats qui viennent d’être énoncés s’appliquent à toutes les machines dont le jeu est basé sur l’emploi de la chaleur. Ils établissent facilement qu’entre les mêmes températures toutes les machines thermiques ont le même rendement théorique. Admettre le contraire serait faire une hypothèse qui se trouverait en opposition avec les notions élémentaires de la physique et de la mécanique[9].
Ainsi, pour en finir d’abord avec cette question, voilà le litige terminé entre la machine à vapeur et la machine à air chaud. Nous sommes en possession d’un principe qui nous permet de les juger. Si une machine est supérieure à une autre, ce n’est point parce que la vapeur ou l’air ou tel autre corps qu’on emploiera jouira de propriétés qui lui permettent de convertir plus ou moins de chaleur en travail ; l’avantage appartiendra à la machine qui opérera entre les limites de température les plus écartées. À ce titre, les machines à gaz ont une incontestable supériorité. On ne peut guère élever la vapeur d’une chaudière à plus de 170 ou 180 degrés[10], parce qu’au-delà de ces limites la vapeur acquiert une énorme pression qui nécessite des générateurs d’une résistance considérable. Au contraire l’air chauffé à 273 degrés n’a encore qu’une pression de 2 atmosphères. L’emploi d’un pareil moteur étend donc l’échelle des températures. Il est vrai qu’il se présente ici, comme nous l’avons déjà indiqué, un inconvénient d’un autre ordre : les appareils métalliques qui se trouvent en contact permanent avec de l’air à température très élevée s’oxydent, se détruisent rapidement, et cet obstacle a arrêté le développement des moteurs à air chaud. En remplaçant l’air par de la vapeur surchauffée, on fait disparaître cette influence nuisible, et on jouit en partie des avantages des machines à gaz, car la vapeur surchauffée, à mesure que la température s’élève, se comporte de plus en plus comme un gaz permanent. Il y a donc beaucoup à attendre de la vapeur surchauffée, et un certain nombre d’ingénieurs dirigent maintenant leurs recherches dans ce sens[11]. Il y a quelques années, on avait fait des machines à vapeur à deux liquides : la vapeur d’eau, rendue dans le condenseur, échauffait un liquide volatil, comme l’éther ou le chloroforme, qui, réduit lui-même en vapeur, allait fonctionner dans un second corps de pompe ; il y avait alors un dernier condenseur qui pouvait être à une température plus basse que celui d’une machine à vapeur d’eau. C’est à cette classe qu’appartient la machine du Tremblay, qu’on a installée sur plusieurs navires de la marine française. On paraît d’ailleurs avoir renoncé à ces moteurs, où l’emploi de matières inflammables créait des dangers d’explosion.
C’est donc à étendre l’échelle des températures que s’appliquent ou que doivent s’appliquer ceux qui cherchent à perfectionner les machines à vapeur. On peut abaisser la limite inférieure, on peut surtout élever la limite supérieure, ce dernier procédé étant celui qui donne les plus puissans effets. Sans parler de la vapeur surchauffée, qui constitue une question spéciale, on cherche mille artifices pour augmenter la proportion de la chaleur du foyer qui passe dans la vapeur, c’est-à-dire pour élever la température initiale du moteur. Chaudières à surface de chauffe très développée, foyers à courant d’air forcé, envoi des gaz brûlés eux-mêmes dans les cylindres, voilà des perfectionnemens qui se rapportent à cet ordre d’idées. En tout cas, il ne faut jamais perdre de vue qu’un progrès, nous entendons un progrès théorique, — ne peut résulter que d’une augmentation d’écart dans les températures extrêmes. « Que ceux, dit M. Combes, qui cherchent à perfectionner les machines à feu aient ce principe présent à l’esprit. Qu’ils se rappellent que la nature du corps employé comme intermédiaire entre deux sources de chaleur, quand les organes de la machine sur lesquels il agit sont convenablement appropriés à ses variations de volume et de pression avec la température, n’a pas plus d’influence sur la quantité de chaleur convertissable en travail mécanique que n’en a, dans les machines mises en jeu par l’action de la gravité, la nature des corps qui tombent ou la figure de la trajectoire qu’ils décrivent dans leur chute. Ils s’éviteront ainsi des tentatives dont l’insuccès peut être prévu d’avance, ils économiseront leur temps et leur argent. »
Si l’on nous a suivi dans l’examen qui vient d’être fait des moteurs à vapeur et des moteurs à gaz, on aura vu se formuler d’une façon de plus en plus arrêtée le principe dont nous poursuivons l’exposition. Non-seulement nous savons, comme nous l’avons dit dès le début, qu’il n’y a pas de travail produit sans chute de chaleur; mais, en examinant nos machines telles qu’elles fonctionnent, c’est-à-dire dans les conditions de continuité et de réversibilité qu’elles présentent, nous avons fait un pas nouveau; nous avons reconnu que, dans tous les moteurs opérant entre les mêmes limites de température, le rapport de la chaleur utilisable à la chaleur qui se perd par la chute est constant; nous avons même appris à déterminer ces quantités en fonction des températures extrêmes. On peut donc maintenant se représenter le second principe de la théorie mécanique de la chaleur, soit sous la forme première que nous lui avions d’abord donnée, soit sous la forme plus compliquée à laquelle nous venons de parvenir. Il nous reste à en chercher la signification intime et à en spécifier la portée. C’est le caractère de la thermodynamique de renouveler peu à peu toutes nos connaissances. Chaque vérité qu’elle établit a un immense retentissement et dépasse tout de suite les confins de la science particulière où elle est née. Déjà le principe de Mayer a été l’objet de généralisations audacieuses, prématurées peut-être, mais dignes à coup sûr d’éveiller l’attention de tous les esprits. Le principe de Carnot a, lui aussi, sa généralité, et nous allons pouvoir le présenter sous un aspect qui intéresse le jeu même de l’univers.
Les indications qui vont suivre sont empruntées en grande partie à M. Clausius. Parmi les savans qui ont perfectionné la théorie mécanique de la chaleur, qui l’ont à la fois précisée et développée, M. Clausius occupe incontestablement le premier rang. Nous avons déjà indiqué en passant comment il a contribué à fixer définitivement le rapport d’équivalence entre la chaleur et le travail. En ce qui concerne le second principe, M. Clausius a joué un rôle plus décisif encore. Nous avons la bonne fortune de trouver à cet égard une sorte de résumé de ses vues dans une leçon qu’il a faite, vers les derniers jours de l’année 1867, aux physiologistes et médecins allemands réunis en congrès à Francfort-sur-le-Mein.
M. Clausius appelait naturellement leur attention sur l’importance spéciale qui s’attache à la seconde loi de la thermodynamique. « Le premier principe, disait-il, le principe de Mayer, s’est répandu très vite dès qu’il a été énoncé et sanctionné par l’expérience, et il arrive souvent qu’il est regardé comme l’unique base de la théorie mécanique de la chaleur par des personnes qui ne se sont occupées de cette théorie que d’une manière superficielle… Cela a lieu notamment en France… Et pourtant il y a un deuxième principe qui n’est nullement compris dans le premier, mais qui doit être démontré à part. Il est même aussi important que l’autre, et les deux principes réunis constituent comme les deux colonnes de la théorie mécanique de la chaleur. Si le deuxième principe est moins connu que le premier et quelquefois même est complètement passé sous silence dans les exposés élémentaires, cela dépend principalement de ce qu’il est beaucoup plus difficile à saisir… La démonstration en comporte des notions toutes nouvelles, qui ne se sont introduites dans la science qu’à cette occasion. L’on a même à comparer les unes aux autres des grandeurs que jusqu’ici on n’avait pas considérées comme des grandeurs mathématiques. » Et il ajoute ailleurs : « On peut arriver cependant à représenter mathématiquement le second principe par une équation aussi simple que le premier, et l’on a ainsi les deux équations fondamentales d’où découlent toutes celles que peut fournir la théorie mécanique de la chaleur… Si l’équation qui exprime le premier principe peut donner à elle seule l’explication d’une série nombreuse de conséquences importantes, l’adjonction du second principe augmente dans une proportion considérable la fécondité de la théorie. Ce second principe en effet, pris isolément, peut mener à des faits nouveaux comme le premier, et de plus de la combinaison des deux équations fondamentales il résulte encore des équations d’une autre forme qu’on peut mettre à profit pour vérifier de nouvelles conséquences[12]... Je ne crains même pas d’ajouter que les deux principes fondamentaux sont si fréquemment et si étroitement liés l’un à l’autre dans les recherches exécutées à l’aide de la théorie mécanique de la chaleur, qu’il n’y a que fort peu de ces recherches qui puissent être bien conduites, si l’on ne connaît pas le second principe. »
Portons nos yeux, avec M. Clausius, sur l’ensemble des phénomènes naturels. Nous pourrons les réduire à trois principaux. Si même nous avons égard aux idées que les physiciens semblent généralement admettre, nous pourrons dire que ces trois phénomènes embrassent l’universalité des actions physiques. En premier lieu, les molécules des corps sont écartées les unes des autres; elles sont, pour employer un terme emprunté à M. Clausius, dans un état de disgrégation qui augmente ou diminue suivant les circonstances. L’accroissement ou la diminution de disgrégation, voilà ce que nous pouvons appeler un premier ordre de phénomènes. La conversion de la chaleur en travail ou du travail en chaleur, voilà un second ordre de phénomènes avec lequel nous sommes désormais familiarisés. Enfin le transport de la chaleur d’une source chaude à une source froide ou le transport inverse d’une source froide à une source chaude, voilà un troisième ordre de phénomènes que nous avons appris tout à l’heure à considérer. Toute action physique, pour nous, peut être rapportée à ces trois faits, se résoudre en ces trois élémens. Nous objectera-t-on que cette division ternaire est faite arbitrairement, qu’une autre division pourrait être préférée? Qu’importe? Ne nous est-il pas loisible de faire dans notre esprit telle division qui nous paraîtra opportune, si nous croyons pouvoir tirer de ce procédé quelque utile conséquence?
Remarquons d’ailleurs que chacune des divisions que nous venons d’établir embrasse à la fois le phénomène direct et le phénomène inverse. Nous pouvons, suivant une des habitudes de l’analyse mathématique, considérer l’un comme positif, l’autre comme négatif. L’accroissement de disgrégation, la conversion du travail en chaleur, le transport de chaleur d’une source chaude à une source froide, seront les phénomènes positifs. La diminution de disgrégation, la conversion de la chaleur en travail, le transport de chaleur d’une source froide à une source chaude, seront les phénomènes négatifs. Sans doute ce n’est point au hasard que nous choisissons l’un des effets pour lui donner le sens positif, l’effet inverse ayant dès lors le sens contraire. On verra bientôt les motifs de notre détermination; mais rien n’empêche qu’on ne se contente, jusqu’à plus ample informé, d’y voir une convention arbitraire. Positif ou négatif, chacun de nos trois phénomènes fondamentaux est pour nous bien distinct des deux autres; toutefois nous pouvons, pour les considérer dans leurs rapports mutuels, leur donner une appellation commune. Sans discuter sur le terme qu’il conviendrait de choisir à cet effet, nous prendrons celui même que M. Clausius a adopté, celui de transformation. Nos trois phénomènes seront donc pour nous des transformations positives ou négatives, suivant que la disgrégation subira un accroissement ou une diminution, que le travail se convertira en chaleur ou celle-ci en travail, que la chaleur passera d’un corps chaud à un corps froid ou d’un corps froid à un corps chaud.
Voilà nos données établies. Il y faut ajouter encore une considération capitale. Nous supposerons d’abord provisoirement que tous les changemens dont nous nous occupons ont lieu de telle façon que les changemens inverses pourraient avoir lieu précisément, si les mêmes circonstances se reproduisaient en sens inverse. L’étude de la machine à air a fait comprendre ce qu’il faut entendre par ces termes. Il s’agit donc en premier lieu de changemens réversibles. On peut soupçonner dès maintenant combien cette restriction est importante; on le verra mieux quand nous en viendrons à la faire disparaître. Ces préliminaires posés, cherchons quels rapports existent entre les trois espèces de transformations. Nous nous trouvons là en face d’un problème aussi original que transcendant; nous en venons à considérer des données qu’on peut dire toutes nouvelles dans la science. Ces transformations n’étaient point jusqu’ici regardées comme des grandeurs mathématiques, ainsi que le disait justement M. Clausius dans le passage que nous avons cité plus haut. Cependant il s’agit maintenant non-seulement de les apprécier, mais d’en mesurer les rapports.
La disgrégation d’un corps augmente, un gaz par exemple se dilate peu à peu. A mesure qu’il augmente de volume, il triomphe d’une pression extérieure; il y a donc là un travail produit et par conséquent de la chaleur consommée. L’accroissement de disgrégation (transformation positive) correspond à une conversion de chaleur en travail (transformation négative). Est-ce tout? Non, il y a plus. En rapportant les deux phénomènes à des unités convenablement choisies, on trouvera qu’ils sont égaux en valeur absolue et par conséquent qu’ils se compensent. Comment faudra-t-il choisir, pour arriver à ce résultat, le rapport d’équivalence? Si le gaz prend un volume double alors qu’il est à 250 degrés par exemple, il y a une certaine quantité de travail produit; si au contraire le gaz est à 50 degrés quand son volume double, la quantité de travail est moindre. Pour un même accroissement de disgrégation, les quantités de chaleur converties en travail varient avec la température. Il faudra d’eue, pour établir le rapport d’équivalence des deux transformations, y faire entrer les quantités de chaleur divisées par la température absolue. À cette condition, le rapport pourra être déterminé, et la corrélation des deux phénomènes établie. Poursuivons cet examen. Considérons un gaz qui parcourt un cycle fermé, comme la machine à air nous en a montré un exemple; il se retrouve à la fin de la période dans le même état de disgrégation qu’au commencement. La transformation de cet ordre est donc nulle. En revanche, il y a, comme nous le savons, conversion de chaleur en travail et transport de chaleur d’une source chaude à une source froide. Il en est ainsi, disons-nous, dans le cas ordinaire où le gaz se dilate à chaud et se contracte à froid. Si le cycle était dirigé en sens contraire, si le gaz se dilatait à froid et se contractait à chaud, il y aurait conversion de travail en chaleur et transport de chaleur d’un corps froid à un corps chaud, ce qui veut dire en langage ordinaire qu’il faut absolument dépenser du travail pour obliger de la chaleur à remonter d’une source froide à une source chaude. En résumé, nous voyons que le transport de chaleur (positif ou négatif) correspond à une conversion en travail (négative ou positive). Ajoutons tout de suite qu’on détermine facilement le rapport d’équivalence entre les deux transformations, de telle sorte qu’elles se compensent.
Sans entrer dans plus de détails, on voit la loi à laquelle nous arrivons. Elle ne s’applique pas seulement à un corps évoluant dans un cercle fermé; elle peut être, on le conçoit facilement, étendue à une série quelconque de modifications qui s’effectuent dans un ensemble de corps. Nous pouvons énoncer cette loi en disant, que dans tous les cas, quelque compliqués qu’ils soient, où plusieurs corps éprouvent des changemens réversibles, les transformations se compensent de telle sorte que leur somme soit nulle. Si l’on n’a pas perdu de vue le principe de Carnot précédemment énoncé, on e retrouvera aisément sous la forme nouvelle que nous venons de lui donner. Il n’y a pas de travail produit sans chute de chaleur, disions-nous naguère avec Carnot; nous pouvons dire maintenant avec M. Clausius : La production du travail et la chute de la chaleur sont deux de ces phénomènes que nous avons spécialisés sous le nom de transformations, et l’un appelle l’autre dans une proportion déterminée. Les indications qui précèdent nous permettent d’ailleurs de présenter le second principe de la thermodynamique sous une apparence tout à fait semblable à celle qu’affecte d’ordinaire le premier principe. Ce premier principe, c’est l’équivalence de la chaleur et du travail; le second s’appellera équivalence des transformations. On aura ainsi sous une forme symétrique les deux colonnes sur lesquelles peut s’édifier la théorie mécanique de la chaleur.
Mais, dira-t-on, si dans l’ensemble de l’univers les transformations s’équivalent, c’est donc que tout revient au même. Des changemens ont lieu tantôt dans un sens, tantôt dans le sens contraire; ils se compensent en somme, et l’état général demeure immuable. Est-ce là l’idée que nous devons nous faire de l’univers? Ici vient se placer une réserve importante que nous avons plusieurs fois formulée, et qui se trouvait d’ailleurs implicitement contenue dans les raisonnemens par lesquels nous avons établi la loi de l’équivalence des transformations. Nous n’avons considéré que des phénomènes réversibles, c’est-à-dire des phénomènes déterminés par une variation graduelle dans de telles conditions que, si la variation se reproduit en sens inverse, le phénomène lui-même se reproduit inversement. Voilà la convention que nous avons faite, et qui, proclamée ou non, a dominé nos recherches. Il faut maintenant nous affranchir de cette convention, si nous voulons arriver à une vérité qui embrasse l’ensemble des phénomènes naturels. En effet, tout n’est pas réversible dans la nature, comme on peut se l’imaginer et comme on va le voir d’ailleurs par quelques faits particuliers.
Reprenons l’exemple d’un gaz parfait qui change de volume, dont la disgrégation augmente. Il peut se faire que ce gaz se dilate en triomphant à chaque instant d’une pression extérieure assez forte pour qu’il puisse tout juste en triompher. Les deux forces qui agissent en sens contraire sont ainsi à chaque instant égales l’une à l’autre, ou du moins l’excès de l’une sur l’autre est si faible qu’il peut être négligé. Dans un pareil état de choses, en vertu de l’espèce d’équilibre qui résulte de cette circonstance, on conçoit que l’action inverse se produise tout comme l’action directe ; le gaz pourra être comprimé à chaque instant sous l’action de cette même force extérieure dont il a triomphé en se dilatant. Ce mode de dilatation du gaz est réversible; mais le gaz peut se dilater autrement. Supposons qu’il soit enfermé dans un vase clos, et que tout à coup, en ouvrant un robinet, on le mette en communication avec un autre vase dans lequel on a fait le vide; c’est là, comme on sait, le principe d’une expérience célèbre de M. Joule. Le gaz va remplir le second vase jusqu’à ce que la pression y soit la même que dans le premier. Il y arrive sans avoir eu à vaincre aucune pression, et pourtant, quand nous voudrons le comprimer de manière à le ramener entièrement dans le récipient primitif, il nous faudra nécessairement faire usage d’une pression extérieure. Voilà un second mode de dilatation qui n’est pas réversible. Comparons maintenant ces deux modes de dilatation. Dans un cas comme dans l’autre, le volume du gaz augmente; il y a donc, dans le langage que nous avons précédemment institué, accroissement de disgrégation ou transformation positive. Dans le premier cas, l’augmentation de volume est accompagnée d’un travail (d’une consommation de chaleur par conséquent) qui est une transformation négative; nous sommes bien là dans les conditions de l’équivalence. Dans le second cas au contraire, le volume augmente; il y a une transformation positive sans qu’une transformation négative l’accompagne. Que se passe-t-il d’ailleurs, aussi bien dans le premier cas que dans le second, au moment où l’on comprime le gaz? Le gaz diminue de volume (phénomène négatif); mais alors le travail correspondant à la compression se retrouve en chaleur (phénomène positif). Si nous rapprochons dans une vue d’ensemble les diverses circonstances qui viennent d’être examinées successivement, nous arriverons à formuler cette loi, qu’une transformation négative ne peut pas avoir lieu sans une transformation positive simultanée, mais qu’au contraire une transformation positive peut se produire toute seule.
Ce principe que nous venons d’établir en nous bornant à un ordre spécial de phénomènes se vérifie, si nous examinons les autre modes de transformation. La conversion de la chaleur en travail, phénomène négatif, ne s’obtient, nous l’avons vu dans les machines, qu’à l’aide d’une transformation positive, d’une chute de chaleur. On conçoit au contraire des cas où le travail se convertit en chaleur sans qu’on aperçoive une transformation négative comme compensation : c’est ce qui arrive par exemple quand une force est employée à vaincre un frottement; on voit la chaleur produite aux dépens du travail, et rien d’autre. Enfin nous avons à peine besoin de terminer cet examen en parlant de notre troisième ordre de transformations, du transport de chaleur. Faire remonter de la chaleur d’une source froide à une source chaude, c’est un phénomène négatif; vous ne pouvez le produire que si vous dépensez du travail, si vous convertissez du travail en chaleur, si vous faites par conséquent une transformation positive. Au contraire la chaleur passe d’elle-même d’un corps chaud à un corps froid; c’est là un résultat incontestable de l’expérience: par conductibilité, par rayonnement, les corps tendent à se mettre en équilibre de température. Ici encore nous trouvons une transformation positive sans compensation. Le résultat nouveau qui ressort de ces recherches est donc celui-ci : les transformations négatives sont nécessairement compensées par des transformations de sens contraire, mais les transformations positives peuvent ne pas être compensées. Nous pourrons l’énoncer sous cette forme plus brève : les transformations non compensêes ne peuvent être que positives.
Arrêtons-nous sur ce fait fondamental. Et d’abord on voit sans doute maintenant par quelle considération nous avons été guidé quand nous avons stipulé que nous regarderions telle transformation, la chute de chaleur par exemple, comme positive et la transformation inverse comme négative. Nous aurions pu faire la convention contraire; mais dans chaque cas nous avons regardé comme positive celle des deux actions que nous voyons se produire directement par le jeu spontané des forces naturelles. Nous avons pu ainsi mettre tout de suite en lumière cette conséquence à laquelle nous aboutissons, et dont on ne songera pas à contester la valeur : c’est que l’univers marche dans un certain sens; à travers l’infinie variété des phénomènes naturels, on peut distinguer un sens déterminé dans lequel les transformations tendent à se produire. Il se fait sans doute un grand nombre de transformations qui sont contraires à l’ordre normal : celles-là sont détruites par une compensation; il s’en fait suivant l’ordre normal, et celles-là demeurent pour ainsi dire irrévocables.
Voilà ce que nous apprend le second principe de la thermodynamique, si nous lui donnons une extension convenable. Ce résultat vient de lui-même se placer en regard de celui que l’on a tiré du premier principe, et que nous avons appelé en d’autres occasions la conservation de l’énergie. Les deux résultats s’éclairent alors et se complètent l’un l’autre. On sait dans quel ordre d’idées les physiciens sont entrés depuis que le principe de Mayer a renouvelé la science. Ils en sont venus à considérer tous les phénomènes naturels comme des effets de mouvement. Ils se représentent dans l’univers une quantité immuable d’atomes matériels animés de vitesse et qui se groupent en systèmes pour former des molécules et des corps. Chacun de ces atomes et de ces systèmes, en raison de sa masse et de sa vitesse, possède ce que la langue technique appelle une force vive ou une énergie. Cette énergie se déplace, c’est-à-dire que les masses agissent les unes sur les autres en modifiant réciproquement leur vitesse. L’énergie passe ainsi indéfiniment d’un système à l’autre. Elle peut à certains momens croître en certaines régions de l’espace et décroître en des régions différentes; elle peut se prêter à des échanges entre notre globe terrestre et le milieu sidéral, entre notre système solaire et les autres mondes; mais ces échanges ne peuvent avoir lieu qu’à la condition que la somme de l’énergie totale demeure constante. Telle est la loi qu’on désigne sous le nom de conservation de l’énergie. Si l’on arrête sa pensée sur cette loi en écartant toute autre considération, on prend de l’univers une idée qui est nécessairement juste par un certain côté, mais qui peut être fausse à d’autres égards. C’est ce qui arrive en général en toute question quand on se place trop exclusivement à un point de vue spécial. C’est ce qui est arrivé sans doute pour beaucoup d’esprits depuis qu’on a vulgarisé le principe de Mayer et ses conséquences. L’univers, a-t-on pu se dire, ne subit, en raison de la constance de l’énergie, que des modifications temporaires qui s’effacent les unes les autres; il reste donc dans une sorte d’état stationnaire au milieu d’une agitation qui le ramène sans cesse au même point, de telle façon que nous pouvons regarder avec quelque indifférence cette fluctuation stérile des phénomènes, cette mobilité sur place.
Un pareil aperçu de l’univers est faux à force d’être incomplet. Sans doute l’énergie est constante, et il y a là par conséquent quelque chose qui ne change pas; mais si nous cessons de réduire l’univers à ce phénomène tout à fait abstrait de l’énergie, si nous y considérons ces phénomènes réels que nous avons précisés dans cette étude en leur donnant le nom de transformations, nous trouvons non plus un état stationnaire, mais bien une marche dans un sens déterminé. Les transformations qui se font contrairement à cette marche sont transitoires et périssables, les autres subsistent et vont en s’accumulant. Il faut donc faire une distinction entre ce que nous pourrions appeler le fond et la forme de l’univers. Le fond demeure invariable en ce sens que les quantités de matière et d’énergie ne changent pas. La forme subit une variation incessante qui la rapproche d’un état que nous pouvons définir. Voilà une vérité nouvelle qu’il faut placer en regard du principe de la conservation de l’énergie. C’est ce qu’a fait M. Clausius en cherchant à introduire une certaine symétrie dans l’expression des deux lois. De même qu’un corps ou un système de corps se trouve spécialisé au point de vue mécanique par l’énergie qu’il contient, M. Clausius imagine une quantité qui représente chaque corps ou système de corps au point de vue des transformations produites. Il appelle entropie la somme des transformations effectuées pour amener le corps ou le système à son état actuel. Il peut dire dès lors que l’entropie de l’univers tend vers un maximum.
Comment définirons-nous cette espèce d’état-limite vers lequel s’achemine l’univers? Pouvons-nous nous flatter d’avoir à notre disposition tous les élémens nécessaires pour le concevoir? Nous pouvons bien dire, en nous reportant à nos trois ordres de transformations, que le travail effectué par les corps en mouvement tend de plus en plus à se convertir en chaleur, c’est-à-dire à passer des masses visibles aux masses invisibles; nous pouvons bien dire que la chaleur tendant constamment à passer des corps plus chauds sur les corps plus froids, et par conséquent à rendre les températures égales de part et d’autre, il s’établira un équilibre déterminé entre la chaleur rayonnant dans l’éther et la chaleur qui se trouve dans les corps; nous pouvons bien dire enfin que les molécules des corps tendront à prendre une disposition telle que, eu égard à la température régnante, la disgrégation totale soit aussi grande que possible. Tout cela ne définit pas complètement l’état dont nous parlons, parce que nous ne connaissons pas les lois mêmes de la constitution moléculaire. Qu’est-ce qui fait qu’un corps passe, dans certaines conditions fixes, de l’état gazeux à l’état liquide, de l’état liquide à l’état solide? Qu’est-ce qui maintient la cohésion d’un corps? Qu’est-ce qui détermine les différentes combinaisons chimiques? On soupçonne bien qu’il y a une formule générale qui, appliquée à l’atome élémentaire, pourrait le suivre dans les systèmes variés où il s’engage et expliquer les principales propriétés des molécules et des corps : la gravité, la cohésion, l’affinité chimique, ressortiraient, comme des termes distincts, de cette formule générale; mais une pareille formule, quoique cherchée et même entrevue par de hardis géomètres, n’est point encore en notre possession. Or il faudrait l’avoir et l’introduire dans nos données, si nous voulions essayer de nous représenter avec quelque précision la forme que pourrait affecter l’univers parvenu à son maximum d’entropie. Nous voyons seulement que les changemens qui s’accumulent autour de nous acheminent le monde vers un état définitif. Ce qu’il faudrait de temps pour marquer les étapes du chemin parcouru peut à peine s’exprimer à l’aide des termes dont nous disposons. Dans une pareille étape, un changement léger de l’orbite des planètes serait un point imperceptible, et le plus léger changement des orbites planétaires demande lui-même des périodes dans lesquelles la durée des temps historiques est, pour ainsi dire, comme si elle n’était pas. Ce n’en est pas moins une conception de haute conséquence que celle qui nous montre le sens déterminé dans lequel s’accomplissent les changemens de l’univers. L’esprit se trouve ainsi reporté vers les éternels problèmes qu’agitent les philosophies humaines. Quelle est cette fin que nous apercevons à la limite des temps? Quelle corrélation a-t-elle avec l’origine du monde? Quand nous voyons la science jeter quelque lueur sur de pareilles questions, notre imagination est sollicitée tout de suite à se donner carrière. Que penser de ce repos relatif où l’univers s’enfoncera quand, toute occasion de changement ayant disparu, le cours des mouvemens matériels sera comme endigué dans des formes immuables? Que seront devenues à cette époque les manifestations de la vie? L’univers ne sera-t-il plus alors qu’une immense nécropole, ou se prêtera-t-il encore au développement des organismes vivans? Quels seront les êtres qui pourront vivre dans de semblables conditions? Et nous-mêmes que faisons-nous actuellement? Quel rôle jouons-nous au milieu des transformations dont l’univers est le théâtre? Comment à ce point de vue le monde agit-il sur nous et comment agissons-nous sur le monde? Notre libre activité a-t-elle prise sur le cours des choses? De même que nous pouvons précipiter ou retenir un corps sollicité par la pesanteur, pouvons-nous accélérer en quelque sorte la marche de l’univers en suscitant des transformations normales, et la retarder en déterminant des transformations contraires à l’ordre régulier? Enfin, en nous reportant à cet état extrême où nous voyons la conséquence dernière et comme l’accomplissement des lois que la physique nous a révélées, notre esprit s’arrêtera-t-il à cette conception suprême, et regardera-t-il la série des âges comme indéfiniment close? Ou bien nous élèverons-nous à la notion d’une période de temps dans laquelle serait enfermé tout ce que nous pouvons imaginer à l’aide des connaissances que nous avons acquises sur la nature, mais au terme de laquelle de nouvelles lois pourraient surgir pour changer la face du monde et l’entraîner à de nouveaux destins? Ainsi les problèmes se pressent; mais on n’espère pas sans doute que nous essayions de les résoudre. Aussi bien nous avons atteint la frontière où la physique cesse, où la métaphysique commence. Chacune d’elles a son œuvre à part dans les temps de division du travail où nous vivons. Le physicien scrute patiemment les faits; il les mesure, les compare, les classe, les réduit en formules générales, et les porte ainsi jusqu’aux confins de son domaine. Alors le métaphysicien s’avance ; de sa main délicate, que les épreuves du laboratoire n’ont point alourdie, il prend le fil qu’on lui tend, et d’un jet le rattache à la trame sublime et ininterrompue des causes premières. Pour aujourd’hui, nous avons rempli notre office; nous venons de livrer aux métaphysiciens ce que nous pourrions appeler le dernier perfectionnement de la science contemporaine. Puissent-ils n’en tirer que ce qu’il renferme !
EDGAR SAVENEY.
- ↑ Voyez la Revue du 1er mai 1863.
- ↑ Voyez la Revue des 1er novembre, 15 novembre et 15 décembre 1866.
- ↑ Il est d’ailleurs nécessaire d’adjoindre au nom de Carnot celui de Clapeyron, son savant commentateur. C’est Clapeyron qui a éclairci les travaux de Carnot et qui les a fécondés en y introduisant les formules analytiques dont on fait encore usage aujourd’hui.
- ↑ On ne perdra pas de vue dans tout ce qui suit qu’il s’agit toujours du rendement théorique. Les pertes de chaleur qui ont lieu par le rayonnement du foyer, par réchauffement des organes de la machine, par d’autres causes accidentelles, ne sont point considérées. La machine est toujours supposée parfaite dans son genre.
- ↑ M. Hirn a attaché son nom à une expérience par laquelle on montre facilement cette condensation partielle que subit la vapeur quand elle se détend en produisant un travail. M. Hirn prend un cylindre de cuivre fermé à ses deux extrémités par deux plaques de verre épaisses, mais très transparentes. Il remplit ce cylindre de vapeur saturée. Si l’on regarde alors à travers les deux plaques, le tube paraît aussi transparent que s’il était rempli d’air ordinaire. On ouvre ensuite un robinet par lequel la vapeur s’échappe en partie dans l’atmosphère. Aussitôt un nuage se forme dans le cylindre, et l’opacité succède à la transparence. La condensation partielle qui accompagne la détente est ainsi rendue visible à l’observateur.
- ↑ Il s’agit ici, bien entendu, de la chaleur qui est réellement communiquée à l’eau de la chaudière, et non pas de celle qui est produite dans le foyer. Cette remarque s’applique à tous les cas que nous examinons dans la présente étude.
- ↑ Quand un corps solide, liquide ou gazeux se dilate sous l’action de la chaleur, la chaleur qu’il reçoit doit produire deux effets. Elle doit triompher des forces intérieures qui empêchent les molécules de s’écarter les unes des autres, c’est le travail interne. Elle doit triompher de la pression extérieure qui s’oppose à l’augmentation de volume, c’est le travail externe. Dans les gaz permanens, c’est-à-dire dans les gaz que nous ne pouvons pas liquéfier, il est reconnu que le premier effet est nul ou du moins si petit qu’il peut être négligé. Il suffit donc de considérer le second. En raison de cette particularité, l’étude des gaz permanens offre des facilités spéciales dans la théorie de la chaleur. On y voit nettement des phénomènes qui sont masqués par la cohésion moléculaire dans les corps solides et liquides ou même dans les vapeurs.
- ↑ Ce résultat apparaîtra plus nettement, si nous avons recours à une notation algébrique. Soit T, la température absolue de la source chaude, T0 celle de la source, froide, le rendement théorique de la machine sera exprimé par la fraction T1 – T0/T2.
- ↑ Supposons un instant que le rendement théorique des machines fonctionnant entre les mêmes températures ne soit pas constant, et que nous puissions par conséquent disposer de deux machines à rendement inégal. Nous pourrions alors employer celle qui a le rendement le moins avantageux à faire travailler la seconde dans le sens opposé à sa fonction normale, c’est-à-dire de telle sorte qu’elle convertît en chaleur le travail dépensé. Dans un pareil système, le travail et la chaleur de transformation se trouveraient mutuellement compensés dans les deux organes; mais le second organe ferait remonter plus de chaleur que le premier n’en ferait descendre. Somme toute, on arriverait ainsi à faire passer de la chaleur d’un corps froid à un corps chaud sans dépense d’aucune sorte, à réchauffer directement un corps à l’aide d’un corps plus froid. Un pareil résultat est inadmissible, et condamne l’hypothèse de l’inégalité de rendement.
- ↑ On a maintenant des machines locomotives marchant à dix atmosphères, ce qui comporte une température d’un peu plus de 180 degrés.
- ↑ La surchauffe de la vapeur est d’ailleurs un progrès réel pour des causes toutes pratiques. On l’obtient en utilisant la chaleur des gaz de combustion, qui autrement serait perdue.
- ↑ C’est ainsi qu’en utilisant le second principe on trouve une formule pour déterminer la densité des vapeurs saturées. On trouve de même l’expression générale de la quantité de vapeur qui se condense dans le travail de la détente. Le calcul donne ainsi pour ces quantités des valeurs théoriques dont l’exactitude a été reconnue par l’observation chaque fois que l’expérience a pu être faite. On a donc là un moyen de suppléer à l’expérimentation directe.