La Théorie de l’État et le rôle de l’idée de contrat dans la science sociale contemporaine

La Théorie de l’État et le rôle de l’idée de contrat dans la science sociale contemporaine
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 759-793).
LA
THEORIE DE L'ETAT
ET
LE RÔLE DE L'IDEE DE CONTRAT
DANS LA SCIENCE SOCIALE CONTEMPORAINE

I, Bluirtschli, Théorie générale de l’état, traduit par Armand de Riedmatten, 1877, — II. Sumer Maine, l’Ancien Droit, traduit par M. Courcelle-Seneuil.

Quel est le principe, quelle est la méthode que doit adopter la science sociale et politique pour ne pas demeurer en arrière des antres sciences ? C’est là une question sur laquelle on discute encore de nos jours. Nous retrouvons ici en présence les deux écoles qui se sont partagé les esprits depuis un siècle : l’école philosophique, éprise de l’idéal, et l’école historique, fidèlement attachée à la réalité. Le chef de l’école philosophique fut le grand initiateur, dont le centenaire, récemment célébré après celui de Voltaire, ranimait les enthousiasmes et les colères également passionnés de nos partis politiques. Selon Rousseau et ses continuateurs, c’est l’idée de contrat qui doit fournir à la science de l’état un principe solide et une méthode de déduction rigoureuse. Les modernes progrès de la civilisation ont rendu prépondérante dans les affaires civiles la part des contrats et des libres échanges, si bien que le droit contractuel tend à se confondre avec le droit civil tout entier ; de même les relations de l’ordre politique entre les citoyens doivent toutes se ramener et se ramènent de plus en plus à de libres conventions. L’état selon la justice est celui où le lien universel des membres est dans leur universel consentement, qui les fait s’accepter sciemment l’un l’autre pour associés, et c’est, selon l’école idéaliste, à cette conception vraiment morale que s’ouvre l’avenir. La nature, par le concours muet et sourd de forces encore inconscientes, a su créer non-seulement des deux et des terres, mais des êtres vivans, merveille supérieure, où chaque organe, n’agissant que pour lui-même et comme s’il était seul, se trouve cependant agir pour tous les autres en un infaillible concert. L’humanité a pour tâche de réaliser, par la convention réfléchie des volontés intelligentes, un idéal d’organisation et de vie encore plus élevé. Qu’on imagine un corps tout entier pénétré de lumière et tout entier conscient de soi, où chaque goutte de sang, transparente pour elle-même et pour les autres, se verrait et verrait l’ensemble auquel elle apporte sa part de vie : c’est l’image d’une société parfaite où une même pensée circule et rayonne de l’un à l’autre, où le sentiment de l’un est celui de tous, où chacun ne fait que ce qu’il veut et se trouve faire aussi ce que les autres veulent, tant y est à la fois libre et sûre l’harmonie des volontés.

Telle n’est pas la conception que l’école historique se forme de la société humaine. En France, à la suite d’Auguste Comte, MM. Littré, Taine et Renan condamnent avec sévérité Rousseau et ses successeurs. En Allemagne, après avoir été soutenue par Kant et par Fichte, la conception de l’état fondé sur le consentement des citoyens ou état contractuel rencontre les dédains de Hegel, de Strauss, et récemment du plus célèbre jurisconsulte de l’Allemagne contemporaine, M. Bluntschli. En Angleterre enfin, Stuart Mill et M. Spencer citent au nombre des sophismes le principe dont part Rousseau, et ils blâment la méthode « géométrique » transportée par les Français dans la science de l’état. M. Sumner Maine, que nous verrons cependant tout à l’heure mettre lui-même en lumière le rôle croissant du contrat dans le droit moderne, traite d’abstractions et de chimères la théorie et la méthode du contrat social. Il remarque d’ailleurs avec raison que cette théorie « entre visiblement pour une grande part dans les idées que la France répand constamment, sur le monde civilisé, et qu’elle devient ainsi une partie du corps de pensées qui modifient la civilisation. » Elle est, ajoute-t-il, le grand antagoniste de la méthode historique, et chaque fois qu’on voit une personne résister à cette méthode, toute objection religieuse mise à part, on trouve que c’est sous l’influence consciente ou inconsciente des idées de Rousseau. « Nous n’avons pas vu de notre temps, conclut-il, et le monde n’a vu qu’une ou deux fois, dans le cours entier de l’histoire, des travaux exercer une aussi prodigieuse influence sur l’esprit des hommes de tout caractère et de toute nuance intellectuelle que les livres publiés par Rousseau de 1749 à 1762. Ce fut la première tentative pour reconstruire l’édifice de la croyance humaine après les travaux de démolition commencés par Bayle et par Locke, achevés par Voltaire ; or toute tentative de construction a toujours la supériorité sur les œuvres purement destructives. » Ajoutons que toute recherche de l’idéal aura toujours plus d’influence sur les masses que l’étude du passé : nous ne pouvons rien changer au passé, tandis que nos idées peuvent décider de l’avenir ; là est le vrai secret de l’influence exercée par Rousseau. Reste à savoir ce qu’il y a de solide et de fragile dans ces constructions dont il a posé les fondemens. Quelle est l’exacte valeur de cette idée du contrat social à laquelle les Français sont toujours tentés de revenir et qui est le principe souvent caché de tous leurs raisonnemens en politique ? Une fois agrandie, systématisée, transformée, cette conception ne pourrait-elle se concilier avec les légitimes exigences de l’histoire et fournir une méthode nouvelle à la science politique et sociale ?

il est temps que chaque nation et chaque école, au lieu de se confiner dans sa tradition exclusive et son point de vue personnel, s’instruise à l’exemple des autres, s’inspire de leur pensée et regarde où les autres regardent. Devant la masse des faits qui s’accomplissent au sein de la société humaine, masse ondoyante et obscure sur laquelle se lève lentement la lumière de la science, chaque peuple croit être seul à voir le jour se faire. Tel un spectateur placé en face de l’Océan n’aperçoit que devant lui le sillon éblouissant tracé sur les flots par l’astre montant à l’horizon ; mais, quoiqu’il lui semble que le reste de la mer demeure dans l’ombre, l’astre l’éclairé en réalité tout entière : que l’observateur se déplace, et de chaque point de vue nouveau il verra une nouvelle traînée de lumière que d’autres yeux apercevaient avant les siens.


I

Examinons d’abord l’origine, la nature et le but de l’état. Ce qu’on a dit de plus important sur ces questions se trouve résumé avec soin dans l’ouvrage de M. Bluntschli sur la Théorie générale de l’état, travail savant et consciencieux qui fait presque autorité en Allemagne[1]. En ce qui concerne l’origine de l’état, M. Bluntschli oppose à Rousseau et à l’école philosophique les habituelles ; objections de l’école historique. « L’histoire, dit-il, qui a vu naître tant d’états, ne connaît aucun exemple d’état contracté par les individus ; quel état fut jamais fondé par la convention de citoyens égaux, comme l’on crée une société de commerce on une caisse d’assurance contre l’incendie ? Partout l’histoire nous montre que l’individu, avant même qu’il puisse exprimer une volonté propre, naît membre de l’état, est élevé comme tel, et reçoit par sa conception, sa naissance et son éducation, l’empreinte déterminée de la nation et du pays auxquels il appartient. » Ces objections, analogues à celles de MM. Sumner Maine, Littré, Taine et Renan, renferment un malentendu qu’on s’étonne de retrouver en tant de livres divers. Autre est l’origine historique, autre est le fondement rationnel de l’état. La théorie du contrat social ne considère pas l’état tel qu’il a été, mais tel qu’il peut et doit devenir. « J’étudie, disait lui-même Rousseau, les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être. » Sans doute Rousseau, cédant à l’illusion commune du XVIIIe siècle sur les beautés de l’état de nature et sur les mœurs des temps primitifs, a pu raconter l’histoire de l’avenir comme si elle était celle du passé ; mais d’abord il faut voir là une critique indirecte du présent : tout en parlant beaucoup des « sauvages, » les écrivains d’alors se préoccupaient surtout des générations à venir et de la civilisation future. De plus, Rousseau a subi avec son siècle, comme on l’a remarqué, une espèce de mirage intellectuel : le voyageur du désert croit parfois apercevoir derrière lui l’oasis vers laquelle il marche ; ainsi l’humanité, quand elle acquiert la conscience de sa misère, croit apercevoir dans le passé l’état meilleur vers lequel ! elle s’avance.

Montrer que le contrat n’est point l’origine historique de l’état, ce n’est donc pas prouver qu’il n’en est point le but idéal. D’ailleurs, au point de vue de l’histoire même, la théorie du contrat est-elle aussi complètement fausse que le prétendent M. Bluntschli, M. Maine et M. Taine ? N’exprime-t-elle pas une tendance, une direction à la fois naturelle et historique de l’humanité, qu’un observateur attentif sait découvrir sous la masse des faits contraires qui la cache ? Un physicien, dans la complexité des mouvemens qui ont lieu en tous sens à la surface de la terre, dégage une direction dominante qui est comme l’allure naturelle de tous les objets, je veux dire la pesanteur ; un chimiste, sous la variété des formes qu’un composé peut prendre, saisit la relation simple qui en unit les élémens ; de même l’historien philosophe doit s’attacher à surprendre dans les démarches, si variées et si irrégulières de l’humanité la constance de sa démarche naturelle. Or, à ce point de vue, analysez les faits les plus élémentaires où deux volontés humaines se trouvent en présence : vous découvrirez dans ces volontés, dès qu’a cessé le conflit des besoins, une tendance à l’association. Deux hommes en face d’un même danger ont toujours été portés à unir leurs efforts ; deux hommes vivant l’un près de l’autre, dans l’état de paix qui précède ou suit l’état de guerre, comptent d’abord sur un certain respect mutuel, puis sur une certaine aide mutuelle, comme s’il était intervenu entre eux un contrat tacite. Les animaux eux-mêmes, en qui la physiologie et la psychologie actuelles reconnaissent les ancêtres et les ébauches de l’homme, comptent l’un sur l’autre en une certaine mesure, comme si certaines conventions de paix ou de guerre étaient sous-entendues dans leurs faits et gestes : le chien s’indigne des incursions de ses voisins comme si c’était la violation d’une sorte de convention relative au domaine de chacun. A plus forte raison les volontés humaines, dans l’état de repos, tendent-elles à prendre la forme du contrat, comme dans l’état de lutte elles prennent les formes de la violence. En d’autres termes, l’histoire nous montre que les hommes ont agi tantôt sous l’empire d’une passion brutale dont la formule abstraite est la loi du plus fort, tantôt sous l’influence d’un idéal de société humaine plus ou moins obscur dont la formule abstraite est le contrat social. Compression et convention sont donc les deux modes typiques de combinaison entre les volontés humaines, comme la répulsion et l’attraction entre les élémens qu’unissent ou séparent leurs affinités chimiques. M. Bluntschli croit expliquer l’origine de l’état mieux que Rousseau en invoquant la « sociabilité ; » il ne voit pas que la sociabilité, étant la tendance à s’associer, se résout dans la tendance à contracter. « La sociabilité, dit-il, agit d’abord dans l’homme sans qu’il en ait conscience. La foule regarde, avec une confiance mêlée de crainte, un chef, un capitaine dont le courage et le génie lui imposent ; elle le vénère comme l’expression suprême et le conducteur de la communauté ; elle se range autour de lui et obéit à ses ordres. » — « Çà et là, dit aussi M. Taine, dans le chaos des races mélangées et des sociétés croulantes, un homme s’est rencontré qui, par son ascendant, a rallié autour de lui une bande de fidèles, chassé les étrangers, dompté les brigands, rétabli la sécurité, restauré l’agriculture, fondé la patrie et transmis comme une propriété à ses descendans son emploi de justicier héréditaire et de général-né. Par cette délégation permanente, un grand office public est soustrait aux compétitions.[2]. » Sans doute, mais cette délégation même, cette confiance dans une protection sur laquelle on compte comme sur une promesse, ce groupement autour d’un chef auquel en retour on promet tacitement d’obéir, est-ce autre chose que le premier rudiment du contrat social ? « L’idée se développe ensuite, ajoute M. Bluntschli, la tendance obscure s’éclaire, et l’homme acquiert la conscience de l’état, Staatsbewusstsein. » Oui, et cette idée qui se développe est encore celle du contrat, cette tendance qui s’éclaire est la tendance à contracter, cette conscience de l’état est la conscience d’une réciprocité entre les volontés qui est l’essence même du contrat.

Aussi, à côté des violences de toute sorte qui ont influé sur la formation des sociétés, l’histoire nous montre que la liberté a eu sa part. Quelle est la plus ancienne des sociétés, demande Rousseau, sinon la famille, la seule qui soit fondée uniquement sur la nature ? Or, si l’union de l’homme et de la femme fut souvent œuvre de violence, elle fut souvent aussi œuvre de consentement, et elle ne se maintient d’ordinaire que par un commun accord. Les enfans aussi, après un certain âge, restent unis aux parens par un lien volontaire ; « la famille elle-même, dit Rousseau en exagérant une pensée vraie, ne se maintient donc que par convention. » C’est aussi par une convention plus ou moins spontanée ou explicite que plusieurs familles se sont réunies en tribus et les tribus en peuples : la conquête n’a pas tout fait. D’ailleurs la force même ne produit des effets durables que si elle finit par se faire accepter des volontés. Le peuple conquis accorde, plus ou moins provisoirement, un consentement passif à la conquête. Toute trêve même est un contrat entre les belligérans. — Nous naissons pourtant, objecte M. Bluntschli, membre d’une société déterminée, et cela malgré nous. — Sans doute, mais nous acceptons ensuite le fait accompli, et, quand nous arrivons à l’âge de majorité, nous adhérons par nos actes mêmes au contrat social en vivant au sein de l’état et sous les lois communes de l’état. Ce n’est pas là seulement ce que les juristes nomment un quasi-contrat, comme quand quelqu’un paie par erreur la somme due par un autre ; c’est un contrat réel dont le « signe juridique » est l’action au lieu d’être une parole ou une signature. Pendant notre enfance, on a préjugé notre consentement, et on a eu raison, car quel motif aurions-nous pour vouloir vivre seuls dans une île déserte et non en France, en Allemagne ou ailleurs ? — Enfin toute constitution politique, surtout dans les pays de suffrage universel, n’est autre chose qu’un renouvellement du contrat social, et cette fois un renouvellement solennel, par écrit et devant témoins. Nous pouvons donc déjà conclure que l’étude de l’histoire nous révèle elle-même une loi de rapprochement pacifique entre les hommes, qui a toujours agi de concert avec la loi de rapprochement violent ou de guerre. Toute l’agitation humaine tend à un certain état d’équilibre dont nous venons d’indiquer le caractère. La solidité et la régularité d’un ensemble exigent que les élémens soient disposés selon des formes définies que la science détermine ; supposez des hommes inexpérimentés qui s’efforcent de construire un pont sur un fleuve et qui, entassant les pierres au hasard, les voient sans cesse s’écrouler ; un architecte pourra leur dire : Ce que vous cherchez, c’est une certaine figure géométrique qui peut seule assurer un groupement symétrique et stable ; eh bien, la ligne qui permettra à vos pierres de s’élancer d’une rive à l’autre, c’est la ligne courbe. De même pour l’édifice social ; aux hommes qui cherchent à lui assurer tout ensemble stabilité et beauté le philosophe peut dire : — L’idée que vous tentez de réaliser n’est autre que celle du consentement universel.

S’il fallait en croire M. Bluntschli, la doctrine du contrat ne serait si populaire que « parce qu’elle flatte l’amour-propre des individus en faisant croire à chacun qu’il devient fondateur d’état. » Non, ce n’est pas là une question d’amour-propre, c’est une question de dignité et de liberté : puisque déjà, par le suffrage, nous sommes tous législateurs, pourquoi ne voudrions-nous pas être, pour notre part, fondateurs d’un état selon la raison et le droit ?


Le droit, tel est le véritable point de vue auquel nous devons maintenant nous placer pour apprécier la théorie de l’état contractuel ; car, dans la science politique, il s’agit encore moins de ce qui a été que de ce qui doit être. Que dirait un philosophe cherchant à établir le droit de propriété, si les historiens croyaient lui répondre en lui racontant tous les vols, pillages et conquêtes qui ont été l’origine réelle d’un bon nombre de propriétés ?

Il est difficile de nier que l’état contractuel soit le plus conforme au droit idéal : point de justice en effet sans l’égalité des libertés, point d’égalité sans la réciprocité, point de réciprocité sans consentement mutuel ; le droit veut donc que dans la société tout se fasse, autant qu’il est possible, par voie de contrat et de libre suffrage. Les institutions héréditaires, irrévocables, se passent de l’acceptation, ou prétendent préjuger une acceptation tacite ; mais elles la préjugent souvent à faux, finissent par s’en passer réellement, par y être même contraires, et ne laissent plus alors de recours que dans les révolutions. Pour avoir dans l’état le minimum de servitude, d’inégalité, en un mot de fatalités et de contraintes, il faut que l’autorité sociale y soit instituée par l’ensemble des citoyens ; il faut que la société elle-même, au point de vue du droit pur, soit considérée comme un vaste contrat d’association, le plus général de tous, dans lequel tous les autres trouveront leur place et leur garantie. Imaginez un grand cercle à l’intérieur duquel des cercles plus petits, les uns larges, les autres étroits, peuvent se ranger, se combiner de mille manières et former les figures les plus variées sans franchir les limites qui les enveloppent ; c’est une image de la grande association de l’état et des associations particulières qu’elle embrasse dans son sein. Tel est l’idéal juridique de la société.

M. Bluntschli élève cependant encore, au point de vue même du droit et non plus seulement des faits historiques, plusieurs objections contre le contrat social ; il croit un tel contrat plus propre à supprimer qu’à fonder le droit public. C’est qu’il se représente le pacte social comme une convention arbitraire, accidentelle et instable. « En faisant de l’état un produit arbitraire, dit-il, et en le rendant mobile comme les volontés du moment, la doctrine du contrat supprime la notion du droit public et livre la société à l’instabilité et au trouble. Elle est plutôt une théorie d’anarchie que de droit public. » C’est à tort, répondrons-nous, qu’on attache presque toujours au mot de convention, comme au mot de liberté, ce sens d’arbitraire, de hasard, d’indifférence. L’homme le plus libre n’est pas celui qui change d’avis à tout instant, qui se laisse ballotter par les circonstances, qui fait indifféremment une chose ou son contraire ; de même la convention par laquelle les hommes s’associent ou acceptent l’association préexistante est d’autant moins arbitraire, d’autant plus stable et sure qu’elle est acceptée en plus parfaite connaissance de cause. Le contrat social ne réduit donc point l’état à une dispersion indéfinie, à une poussière humaine soulevée en tout sens au vent du caprice individuel. M. Taine fait au contrat social un reproche analogue à celui de M. Bluntschli. « L’homme en général, dit-il, en d’autres termes, un être sensible et raisonnable, telle est selon Rousseau l’unité sociale ; réunissons-en plusieurs mille, cent mille, un million, vingt-six millions, et voilà le peuple français ! » Le contrat social n’entraîne point logiquement cette conséquence ni ce morcellement de l’état : le peuple français est constitué par tous les Français avec l’ensemble des contrats généraux ou particuliers qui les lient. Et ce lien est de tous le plus solide et le plus durable, car il ne dépend pas d’une seule volonté individuelle, mais de quarante millions de volontés qui ont des engagemens l’une envers l’autre, et même envers les générations dosât elles acceptent l’héritage. Le testateur et son héritier sont liés par un contrat qui oblige le second à prendre les charges de l’héritage comme ses bénéfices. « Une guerre est déclarée par un pays ; qui me déniera, demande-t-on, le droit de rompre à ce moment le pacte social ? » On oublie qu’un contrat ne se rompt pas avec cette facilité, que par exemple on ne laisse pas un individu sortir du pays sans avoir payé les dettes par lui contractées. — Mais l’existence de l’état sera toujours remise en question, si elle dépend de la volonté individuelle. — Ne craignez-vous point aussi que l’existence de l’humanité ne soit sans cesse en question, si vous laissez les individus libres d’avoir ou de ne pas avoir femmes et enfans, libres même de prêcher et d’appliquer le paradoxe transcendantal de Schopenhauer contre la propagation de l’espèce ? L’union des sexes, instinctive et fatale chez les animaux, est devenue chez l’homme volontaire ; pour la rendre plus sûre, les partisans des institutions héréditaires, tels que MM. Taine et Renan, devraient établir des castes héréditaires de pères de famille, chargés des donner à l’état la quantité d’enfans nécessaire. On nous dira que la loi des grands nombres suffit à assurer et à régulariser le nombre général des mariages et des naissances, quoique chaque mariage soit un acte de liberté individuelle. Sans doute ; mais il en est de même pour l’état, où les lois stables de la vie sociale se concilient parfaitement avec le jeu des volontés variables et avec la liberté des contractans. Cette liberté n’entraîne point la dissolution du corps politique, car ce qui dépend d’un individu, ce n’est pas l’existence même de l’état, mais seulement la participation de cet individu à l’état. Il est donc clair qu’un seul individu ne peut supprimer l’infinie complexité des contrats qui lient les autres et le lient lui-même. Aussi M. Taine n’est-il pas fondé à dire : « On suppose des hommes nés à vingt et un ans, sans parens, sans passé, sans tradition, sans obligation, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux. » Déjà M. Renan avait prétendu que notre code est écrit pour des hommes qui naîtraient enfans-trouvés et mourraient célibataires. Nous venons de voir au contraire que le régime contractuel est le phis propre à tenir compte de toutes les obligations, de tous les contrats exprimés ou sous-entendus, de tous les engagemens juridiques à l’égard des parens et de la patrie. Qui dit contrat, dit solidarité. Si Rousseau a supposé des hommes traitant entre eux pour la première fois, c’est qu’il faut bien simplifier d’abord les questions pour les compliquer ensuite peu à peu en y rétablissant tous les élémens de la réalité et de l’histoire. Rousseau peut ne pas avoir bien rétabli ces élémens ; la théorie du contrat n’est pas responsable de ces erreurs, elle n’est point la négation de l’unité, de la stabilité, de la tradition nationales.

Mais, dira-t-on avec certains critiques contemporains, le contrat, œuvre de la raison consciente et de Kart réfléchi, ne supprime-t-il point le travail instinctif et l’art inconscient des nations, véritable fondement des lois comme des mœurs ? Vous demandez au peuple, pour constituer l’état, une raison perpétuellement éveillée et en acte, telle que l’exige un régime où tout se fait par contrats ; mais le peuple ne peut se diriger que par l’influence sourde de la coutume, des habitudes acquises ou héréditaires, de mille forces spontanées dont il se sert sans même s’en rendre compte sous l’impulsion d’un instinct le plus souvent infaillible. Pour faire face à la tempête, Léviathan n’appelle point à son aide le raisonnement et la logique : il a dans ses nerfs et dans ses muscles, dans ses organes puissans et innombrables, des serviteurs toujours prêts et toujours sûrs, quoique aveugles : un instant submergé, il remonte d’un effort à la surface et vient respirer au-dessus des flots. — Sans doute, mais est-ce méconnaître la part réelle de l’instinct dans les affaires humaines que de montrer celle qui doit appartenir à la raison ? L’instinct lui-même n’est que la raison qui s’ignore. — Et la raison n’est que l’instinct inconscient. — Soit ; cette conscience n’en est pas moins un progrès nécessaire, car elle devient à son tour une force et une force créatrice, qui ne se borne pas à refléter passivement ce qui est ou fut, mais peut réaliser ce qui doit être et ainsi produire un monde nouveau. L’homme n’est-il pas supérieur à la brute ? L’un invente, l’autre n’invente pas. L’état idéal a pour matériaux et instrumens les forces naturelles, mais le plan et l’idée directrice, c’est-à-dire celle du contrat universel, doivent être dans toutes les pensées. Les détails de l’application peuvent être abandonnés par délégation volontaire aux hommes spéciaux, ce qui dispense la raison d’être perpétuellement en acte sur tous les points, mais les clauses fondamentales du pacte social doivent être acceptées en pleine connaissance de cause. Dans le détail même, la constitution de l’état doit devenir et devient de plus en plus une œuvre de science, à mesure que la science s’agrandit et se répand dans la masse du peuple. Léviathan doit cesser d’être un monstre esclave de l’instinct pour devenir l’humanité maîtresse de soi par la raison. — Vous oubliez, nous objectera-t-on, que la raison elle-même, non-seulement en ses applications, mais même en ses principes, pour devenir efficace, doit emprunter sa forme à l’instinct. « Une doctrine, dit M. Taine, ne devient active qu’en devenant aveugle. Pour entrer dans la pratique, pour prendre le gouvernement des âmes, pour se transformer en un ressort d’action, il faut qu’elle se dépose dans l’esprit à l’état de croyance faite, d’habitude prise, d’inclination établie, de tradition domestique… La raison s’indignerait à tort de ce que le préjugé conduit les choses humaines, puisque pour les conduire, elle doit elle-même devenir un préjugé[3]. » Sans s’indigner contre le préjugé, on peut et on doit vouloir qu’il ait une influence de moins en moins grande ; en fait, les peuples modernes se rendent mieux compte de la façon dont ils se gouvernent que ceux du moyen âge, et ils se gouvernent mieux. D’ailleurs une croyance raisonnée et raisonnable, dont les preuves sont toujours à la disposition de la pensée quoiqu’on n’en recommence pas chaque jour l’examen, est-elle un préjugé ? Est-ce, par exemple, un préjugé de croire que tous ceux qui entrent dans une association doivent y entrer volontairement et en sachant à quoi ils s’engagent ? Entre la tradition et la raison, il reste toujours cette différence que la première se transmet par une imitation d’actes extérieurs, de rites, qu’on répète sans en comprendre le sens : pure affaire d’habitude. La raison au contraire, avec les résultats de la science, se transmet par voie d’instruction et de raisonnement, et si tous ne font pas la série des raisonnemens, quelques-uns la font toujours : les savans, en qui la masse met sa confiance, parce qu’ils se contrôlent entre eux, révisent sans cesse les raisonnemens de leurs prédécesseurs ; la liberté de vérifier les titres existe toujours pour tous. Il y a alors dans la masse du peuple inculcation et éducation intellectuelle, non imitation machinale et préjugé. Il n’est donc pas exact de dire que la vérité ait besoin de devenir préjugé pour mouvoir l’homme, et que celui-ci, dès qu’il la comprend et la raisonne, cesse de pouvoir l’aimer et la vouloir. Faut-il que l’humanité redevienne aveugle et ne voie pas son chemin pour se bien conduire ? Que n’applique-t-on alors aux individus comme aux peuples cette subtile apologie de la routine et de l’habitude machinale ? Disons à l’homme : Pourquoi vouloir te diriger d’après la raison ? La nature, plus sage que ta pensée, a mis en toi des organes qui s’approprieront eux-mêmes à leurs besoins ; elle a emmagasiné dans tes membres, par la lente élaboration des siècles, un trésor de forces vives qui feront face aux nécessités du moment ; puisque ta raison même est obligée de se faire instinctive, il est plus court de lui préférer l’instinct.

Un troisième argument des adversaires de Rousseau, pour démontrer que la doctrine du contrat ne peut fonder le droit public, consiste à prétendre que le pacte social présuppose ce qu’on voudrait lui faire établir et aboutit ainsi à un cercle vicieux. « Il part en effet, dit M. Bluntschli, de la liberté et de l’égalité des individus qui contractent ; mais la liberté qu’il suppose, c’est la liberté politique, et celle-ci précisément ne peut exister que dans l’état. » — Non, répondrons-nous, ce que le contrat présuppose, c’est simplement la liberté morale et naturelle, dont la liberté politique n’est que la garantie ultérieure. De même pour l’égalité. « Aucun état ne pourrait naître jamais, dit M. Bluntschli, si les hommes n’étaient qu’égaux, car l’état suppose nécessairement l’inégalité politique, sans laquelle il n’y aurait ni gouvernans ni gouvernés. » Telle est aussi la thèse de M. Renan. On voit de quel côté est le cercle vicieux : c’est du sein même de l’égalité politique que peut et doit sortir, par voie de libre suffrage, la subordination des gouvernés aies gouvernails ; M. Bluntschli, lui, présuppose cette subordination, comme si, selon la vieille théorie du droit divin rajeunie par M. Renan, certains hommes naissaient naturellement gouvernants et d’autres naturellement gouvernés. En même temps, M. Bluntschli et M. Renan oublient que la division du travail entre tes gouvernails et les gouvernés ne constitue pas une inégalité réelle, pas même une inégalité politique, car chaque citoyen, d’un état libre est tout ensemble, selon la pensée de Rousseau, gouvernant et gouverné, auteur de la loi et soumis à la loi. Il n’y a donc dans l’idéal proposé à la société par l’école philosophique aucune pétition de principe.

La dernière objection de M. Bluntschli est d’un juriste habitué aux subtilités de la dialectique. « L’erreur fondamentale, dit-il, c’est de faire contracter des individus. Les contrats des individus peuvent bien créer le droit privé, jamais le droit public. Ce qui appartient à l’individu, c’est sa fortune, sa propriété ; il peut eu disposer, en faire l’objet d’un contrat. Mais les contrats ne peuvent avoir un objet politique que s’il existe déjà une communauté supérieure à l’individu ; car un objet politique n’est pas la propriété des individus, mais le bien public de la communauté. » Autant qu’on peut saisir cette métaphysique un peu vague, M. Bluntschli veut dire que l’état et même le droit politique préexistent non-seulement en fait, mais rationnellement, aux citoyens. Il l’affirme d’ailleurs sans en donner la preuve. « L’individu, dit-il, ne peut disposer par contrat que de sa fortune et de sa propriété ; » mais l’individu dispose-t-il réellement d’autre chose dans les contrats relatifs à la constitution de l’état et du gouvernement ? N’est-ce-pas ma fortune, ma propriété, ma liberté qui est intéressée à ce que je ne reçoive pas toute faite une loi à laquelle je n’aurais en rien contribué ou à laquelle je ne pourrais rien changer ? Toute question de droit poétique ou public ne se résout-elle pas pour chacun en une question de droit personnel qui intéresse à la fois la fortune, la propriété, la liberté de chaque citoyen ? Qu’est-ce que cet « objet politique » qui ne serait pas la propriété des individus ? Pour qu’il soit le « bien public » de la communauté, il faut qu’il soin en même temps le bien de chacun, que chacun l’accepte et y donne, son consentement formel ou implicite, réel ou supposé. Veut-on dire simplement que tout citoyen naît de fait dans un état déjà formé et avec des engagemens implicites à l’égard de ses concitoyens ? Encore une fois nul ne le conteste ; mais la vraie question de droit est de savoir si l’état idéal ire serait pas celui où l’individu, une fois majeur, ne trouverait rien qui lui fût imposé par force, pas même Se lien national, l’état où il pourrait rester et d’où il pourrait, toutes dettes payées et toutes obligations remplies, sortir à son gré. Au reste c’est souvent quand nous sommes le plus libres de sortir que nous tenons le moins à user de cette liberté. Dans la famille, la meilleure preuve d’union n’est pas que le mari enferme sa femme ; dans l’état, la meilleure preuve d’union n’est pas que le gouvernement enferme les citoyens. Rester unis quand on a la parfaite liberté de se séparer, voilà le signe du véritable amour de la famille et du véritable amour de la patrie.


II

Si nous voulons saisir la raison la plus profonde des dissidences entre l’école philosophique et l’école historique, il faut la chercher dans la façon différente dont elles conçoivent la relation de l’état avec les individus, du « droit social » avec le droit individuel.

M. Bluntschli, avec la plupart de ses contemporains en Allemagne, tend à se représenter l’état comme une personnalité différente des individus et ayant pour cette raison un droit propre, souvent opposé à celui des individus mêmes. Quand l’état naît, des droits qui n’existaient pas naissent avec lui, et plusieurs des droits qui existaient disparaissent ; comment un simple contrat entre les individus expliquerait-il cette sorte de création ? Ce sont les citoyens qui existent par l’état et non l’état qui existe par le consentement des citoyens. Depuis Schelling et Hegel, les Allemands ont abandonné la tradition française du dernier siècle en faveur d’une sorte de panthéisme social qui est en harmonie avec leur panthéisme métaphysique : « L’état, dit Hegel, est la substance même des individus. » On sait qu’une réaction analogue, avec des tendances moins métaphysiques, s’est produite en France dans les écoles qui nient le droit individuel et n’admettent que le « droit social, » école saint-simonienne et école d’Auguste Comte. « Le point de vue du positivisme, dit ce dernier, est toujours social ; » il ne peut comporter aucune notion de droit « fondée sur l’individualité[4]. » D’autres écoles, par éclectisme, admettent à la fois un droit individuel et un droit social, sans en déterminer d’ailleurs avec précision les limites réciproques : Victor Cousin, M. Vacherot, dans son livre sur la Démocratie, M. Renan et beaucoup d’autres. Les jurisconsultes, dans leurs commentaires de nos codes, font aussi intervenir souvent la personne de l’État, armée du droit social, qui aboutit toujours à confisquer quelque liberté individuelle. Sans suivre aujourd’hui les Allemands dans leurs spéculations ontologiques, sur lesquelles nous reviendrons par la suite, demandons-nous si, au point de vue juridique, l’état constitue vraiment une personnalité ayant un droit propre, non réductible aux droits des individus.

Pour commencer par les cas les plus simples, selon la méthode chère aux philosophes du dernier siècle, si deux, trois, quatre individus s’associent, qu’y aura-t-il de nouveau entre eux ? Un acte de volonté. Si au contraire un homme est soumis par violence à la volonté d’un autre, il n’y a plus là véritable association, et que manque-t-il pour cela ? L’acte de volonté. — Ainsi raisonnent les partisans du contrat pour montrer que le lien de toute association juridique est simplement, en son essence, un nouveau rapport des volontés. Sans doute les individus qui s’associent le font dans certaines circonstances de temps ou de lieu dont ils sont bien, obligés de tenir compte ; leur liberté est engagée dans des nécessités que les uns et les autres acceptent par le contrat même auquel ils consentent. N’y eût-il que deux hommes en présence, ces hommes ont déjà une histoire et une situation déterminée qu’ils ne peuvent changer ; à plus forte raison quarante millions d’hommes ont-ils une histoire, une situation spéciale et de multiples engagemens ; mais ce qui constitue entre eux une société vraiment humaine, sans préjudice de tous les autres liens, c’est l’acte de volonté par lequel ils formulent et acceptent présentement leur situation réciproque et leur passé, en se traçant une commune règle de conduite pour l’avenir. Personnifier le lien social, parler de la Société comme d’une personne dont on écrit le nom avec une lettre majuscule et qu’on oppose à l’individu comme une sorte de divinité, n’est-ce point faire de la mythologie ou, si l’on veut, de la métaphysique à la manière du moyen âge ? N’est-ce point réaliser des abstractions ? On expliquait jadis la structure d’un corps non pas seulement par les rapports et les lois de ses parties, mais par un prétendu « lien substantiel » différent du corps lui-même et qu’on appelait la corporéité. La philosophie allemande ne raisonnerait-elle point de la même manière en prêtant une personnalité métaphysique à la société, à la race, à la nationalité, à l’état ? De même pour les droits nouveaux que l’on confère à ces nouveaux êtres ; le « droit social, » le droit de l’état, le droit des races sont érigés en entités par le réalisme hégélien. Mais, s’il est vrai que le droit dans l’individu, c’est simplement la liberté réelle ou virtuelle, s’il est vrai que le droit dans la société, c’est l’égalité des libertés pour tous, par quelle opération d’alchimie les individus, en s’associant, créeraient-ils de toutes pièces un droit nouveau et opposé au leur, le droit social ? Qu’ils donnent naissance à des rapports nouveaux, à des faits nouveaux d’économie sociale, de « statique et de mécanique sociale, » de « physiologie sociale, » c’est ce que nous essaierons nous-même un jour de mettre en lumière ; mais ils ne donnent pas naissance à une nouvelle personnalité juridique. Or, à parler juridiquement, un droit qui n’est pas le droit d’une personne ou de plusieurs ou de toutes n’est le droit de personne et n’est rien. Autres sont les phénomènes économiques et nécessaires par lesquels se manifeste la vie matérielle de l’état, autres les rapports juridiques et libres qui sont comme la vie morale de l’état et qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à des rapports d’individus. Le côté matériel et objectif, que nous étudierons plus tard, n’empêche pas le côté moral et subjectif, que nous étudions aujourd’hui. À ce point de vue, qui est aussi le point de vue vraiment juridique, le droit social n’est que le droit de tous, passés, présens et à venir, par opposition au droit d’un seul ou de plusieurs.

Supposons que nous ayons à faire ensemble un long voyage ; en face d’un commun danger, par exemple d’une forêt périlleuse à traverser, nous convenons de nous unir ; avons-nous plus de droits qu’auparavant ? Non, chacun ayant en particulier le droit de légitime défense, nous avons tous le même droit de légitime défense, ni plus ni moins ; mais ce qui est augmenté, c’est notre force. Tout à l’heure, au service du droit de chacun nous n’avions que la force de chacun ; maintenant, au service du droit de chacun nous avons la force de tous. En nous unissant ainsi, avons-nous fait surgir au-dessus de nous un fantôme métaphysique ayant un droit différent des nôtres ? Nous n’avons même pas créé, à vrai dire, des forces nouvelles, mais seulement une direction nouvelle de ces forces vers un même but. Dans tout cela, aucun mystère juridique ; il n’y a qu’un nouveau mécanisme des forces et une nouvelle organisation des intérêts. Supposez maintenant que le voyage en question dure toute la vie, qu’il se prolonge même au delà des limites de la vie individuelle, que le long du chemin, dans cette foule en marche, les uns meurent et les autres naissent, les droits primordiaux de chacun et de tous seront au fond toujours les mêmes, quoique les applications, les relations sociales et l’organisation commune puissent devenir de plus en plus compliquées. Chaque peuple, fût-il immobile dans l’espace, est toujours en voyage dans le temps à la recherche d’une terre promise ; il a*ses traditions, ses lois, ses dieux, mais il ne crée pas lui-même un droit vraiment nouveau qui ne puisse se ramener aux droits préexistans chez les individus.

Prenons un autre exemple et supposons non plus la présence, mais l’absence d’un droit dans un individu, dans deux, dans trois, et ainsi de suite. Un homme essaie d’emporter un trésor qui ne lui appartient pas et ne peut y parvenir parce que ce trésor est trop lourd ; un second et un troisième unissent leurs forces aux siennes et réussissent ; ont-ils acquis pour cela le droit d’emporter le trésor ? Un million de voleurs a plus de forces qu’un seul, non plus de Droits. Le nombre n’a point ici la vertu de produire des métamorphoses. Si donc les applications et transformations à l’infini du contrat suffisent à constituer juridiquement la société, pourquoi invoquer un droit social opposé au droit individuel ? Pourquoi faire une hypothèse inutile et multiplier les principes sans nécessité ? Le droit social, à l’examiner de près, n’est qu’une sorte de deus ex machina qui intervient toutes les fois qu’on n’a point trouvé dans les individus et dans leur situation réciproque la véritable explication d’un droit. Cherchez avec assez d’attention et poussez l’analyse assez loin, vous reconnaîtrez que toute mesure vraiment juste a sa raison suffisante dans quelque droit inhérent à tous les individus.

De même que la constitution de l’état n’entraîne point création d’un droit nouveau, de même elle n’entraîne chez l’individu aucune véritable perte de droit. Beaucoup de philosophes et de publicistes croient avec Victor Cousin, avec M. Jules Simon[5], avec M. Bluntschli, que l’homme, en entrant dans l’état, abandonne « une partie de ses droits » pour sauvegarder l’autre. Rousseau contribua lui-même à cette erreur par une argumentation artificielle, sorte de prestidigitation logique qui commence par nous enlever tous nos droits pour nous les rendre tous. On se rappelle quelle serait, à en croire Rousseau, la clause suprême du contrat social : « aliénation totale de chaque associé, avec tous ses droits, à toute la communauté. « Il est vrai que Rousseau, par un expédient dialectique, réconcilie aussitôt cette aliénation de liberté avec le principe de la liberté inaliénable : « Chacun se donnant à tous, dit-il, ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit que sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce que l’on perd et plus de force pour conserver ce que l’on a. » Mieux vaut dire plus simplement que dans l’état il n’y a pas aliénation, mais mise en commun des droits. Rousseau d’ailleurs ne tarde pas à se corriger lui-même en disant : « Ce que chacun aliène (par le pacte social) c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté, » Enfin il va plus loin encore et finit par nier toute aliénation même partielle : « Il est si faux, dit-il, que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation par l’effet de ce contrat se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant. » La vérité est donc, selon la dernière pensée de Rousseau, que l’institution de l’état entraîne non la diminution de la liberté, mais son augmentation. M. Taine, dans l’Ancien Régime, ne par le que de la clause fictive d’aliénation totale et se tait sur les clauses réelles qui réduisent la première à un pur artifice de logique. Du Reste, répétons-le, la théorie du contrat n’est pas responsable des erreurs ou des inconséquences de Rousseau, qui sont elles-mêmes des infidélités à cette théorie. En somme, ce que nous abandonnons à l’état, ce ne sont pas nos droits, mais une part de notre travail et de nos produits en retour de sa protection. Il n’y a donc là qu’une simple division du travail et un échange de services. L’état ne confisque aucun droit, il les garantit tous.


III

C’est encore le principe du contrat, qui va nous permettre de résoudre la question si controversée du but et des attributions de l’état. Pour quelle fin les individus contractent-ils et s’engagent-ils à observer des lois communes ? — D’une manière générale, ce ne peut être que pour sauvegarder leurs droits et augmenter leur puissance, — puissance matérielle, intellectuelle et morale. La conservation de tous et le progrès de tous, tel est donc l’objet du contrat social et par conséquent le but de l’état. Reste à savoir par quelles attributions il devient capable d’atteindre ce but. On peut se figurer différens types de l’état selon les diverses fonctions qu’on lui confère, depuis l’état juge et gendarme jusqu’à l’état protecteur des arts, des sciences et de la civilisation. Ces divers types se ramènent à quatre principaux. Kant, Fichte et Guillaume de Humboldt ont restreint les attributions de l’état à ce qu’ils nomment la « sûreté du droit » et conçu ainsi un premier type d’état, l’état purement juridique, « l’état de droit, Rechtstaat. » La volonté générale, la volonté de l’état, dit Fichte, ne veut qu’une chose, la sûreté des droits de tous[6]. Guillaume de Humboldt réduit de même « l’action et le but de l’état au maintien de la sécurité intérieure et extérieure. » C’était là une réaction contre les empiétemens et les tracasseries de ce qu’on appelait « l’état policier Polizeistaat. » M. Bluntschli objecte à cette doctrine si favorablement accueillie en Angleterre sous le nom d’individualisme, qu’elle supprime la vie publique au profit de la vie privée et fait de l’état un simple moyen au service de l’égoïsme individuel. Selon nous, cette objection de M. Bluntschli rapetisse et restreint plus qu’il n’est juste la conception de l’état de droit. En effet, si l’homme a des droits, on ne peut dire que ce soit uniquement en vue de sa. vie privée et dans la vie privée ; donc, en admettant même que l’état eût pour unique but la protection des droits, il serait encore protecteur de la vie sociale, qui est le milieu où ils s’exercent. Autre chose est de s’imaginer que tout droit est privé, relatif à la vie privée, à l’égoïsme individuel (ce que ne prétendent ni Kant ni Fichte) ; autre chose de dire que tout droit est personnel, c’est-à-dire qu’un droit qui n’est pas le droit d’une personne ou de plusieurs ou de toutes est une fiction. La liberté, fondement du droit, n’est pas un principe d’égoïsme ; elle tend à se répandre au dehors et non pas seulement à se condenser en soi ; c’est une puissance d’expansion autant et plus que de concentration, c’est une force sociale autant et plus qu’une force individuelle. Le véritable « état de droit » n’est donc pas seulement, comme on le répète sans cesse, un juge ou un gendarme au service de l’individu ; il embrasse encore la vie publique, qui est un des objets éminens du contrat social.

Le second type d’état qu’on peut se représenter est « l’état protecteur des intérêts. » C’est à cette conception que s’arrête M. Bluntschli, qui ne craint même pas d’adopter, en la prenant dans son sens le plus général, la maxime antique : Res publica, salus populi suprema lex esto. La pente est glissante et peut entraîner loin. Pour conférer ainsi à l’état la mission de protéger les intérêts et non plus seulement les droits, M. Bluntschli invoque les fonctions économiques que l’état est partout obligé de remplir. « La nation, dit-il, a des besoins économiques qui n’ont rien à faire avec la sûreté du droit : routes, canaux, chemins de fer, postes et télégraphes. L’état peut seul les satisfaire, et il n’oserait s’il n’était qu’état de droit. » On sait que c’est là aussi la théorie de M. de Bismarck. Ces exemples tirés des voies publiques de communication sont classiques en France comme en Allemagne, et cependant ils ne prouvent guère. On ne s’aperçoit pas qu’on prend ici pour une question de pur intérêt une question de droit véritable : est-ce que les personnes n’ont pas le droit de circuler ou d’aller et de venir, ainsi que celui de correspondre entre elles par tous Iles moyens ? Le droit de circulation et celui de communication ne sont pas seulement des intérêts et en quelque sorte des avantages de luxe, mais des libertés nécessaires. Or le droit de circulation et le droit d’appropriation du sol aboutissent pratiquement à des conflits inévitables. Supposez que vous soyez propriétaire et cultivateur d’une portion de terrain formant un cercle fermé de toutes parts et dans laquelle ma propriété à moi se trouverait enclavée : me voilà prisonnier chez moi, et votre droit de propriété entre en conflit avec mon droit de circulation ; ne faut-il pas dès lors qu’il intervienne entre nous deux un contrat, et non-seulement entre nous deux, mais entre tous les citoyens ? ne faut-il pas que la part de la propriété et la part de la circulation soient réglées par une loi ? Dès lors la question des voies de communication se réduit à celle des droits de communication. En outre le plus grand intérêt ne se confond-il pas ici avec le plus grand droit ? Si par exemple un chemin de fer rend la communication plus sûre et plus rapide entre tel point et tel autre, les citoyens, qui ont le droit de circuler le plus commodément possible pour leurs affaires et leur commerce, n’invoqueront-ils pas ce droit en demandant l’autorisation d’établir la ligne nouvelle ? Quant à savoir si c’est l’état ou une compagnie qui exécutera le chemin de fer, c’est une question que décidera la considération du plus grand intérêt, car les citoyens ont droit ici à ce que le plus grand intérêt soit préféré : les voies publiques étant la propriété de tous, tous ont droit à ce que cette propriété soit sauvegardée et entretenue le mieux possible et avec le moins de frais possible. Il ne faut pas croire, en général, que les intérêts publics ne soient point accompagnés de droits, car l’intérêt même est le plus souvent un droit ; l’état comme l’individu a le droit et le devoir de ne pas se grever de dépenses inutiles, de ne pas gaspiller ses forces et ses ressources, et il a ce droit parce que la collection tout entière l’a en chacun de ses membres. Autant en pourrait-on dire pour les télégraphes et les postes, qui du reste ne sont pas nécessairement en tout pays du ressort de l’état, témoin l’Amérique. Chaque citoyen a droit à ce que sa correspondance soit garantie, à ce que le secret en soit gardé, à ce que les valeurs expédiées ne soient pas perdues ; si tout le monde, dans un pays donné et à un moment donné, est d’avis que ces garanties seront mieux sauvegardées par l’état lui-même, rien n’empêche l’état de prendre à sa charge ces services publics qui répondent à des droits publics. De même pour les questions de libre échange et de protectionnisme : il n’y a pas là seulement des intérêts en présence, car c’est un droit pour l’acheteur d’acheter où il veut, mais c’est aussi un droit pour le producteur de ne pas être du jour au lendemain mis dans l’impuissance de continuer son industrie par des mesures trop brusques en faveur des industries étrangères. Il y a dans toutes ces questions une foule de droits qui se rencontrent et qui demandent à être conciliés : de là la nécessité de l’arbitrage national et de l’intervention de l’état, laquelle se ramène elle-même à un contrat entre tous les membres de la nation relativement à une question où les droits de tous sont engagés. L’état juridique est donc en même temps un état économique, parce que tout droit, loin de demeurer dans l’abstrait, prend l’une ou l’autre des mille formes de la propriété. Tout citoyen a nécessairement des propriétés privées et une propriété commune ; celle-ci réclame une administration commune selon les lois de la plus sage économie politique : de là la fonction économique de l’état.

Nous n’avons qu’à étendre encore les mêmes principes pour voir paraître une troisième fonction de l’état, la fonction intellectuelle et civilisatrice. L’individu pris à part n’a pas seulement le droit de conservation, il a celui de progrès ; de même pour tous les individus pris dans leur ensemble. Or une certaine somme d’instruction, dans la vie civilisée des modernes, est absolument nécessaire à la conservation sociale et au progrès social, à l’exercice libre et éclairé du suffrage universel, au développement de toutes les supériorités intellectuelles. Qui veut la fin, veut les moyens ; qui veut la vie sociale, veut les conditions sans lesquelles la vie sociale ne peut plus être ni conservée ni développée. « Les partisans de l’état de droit en Allemagne, dit M. Bluntschli, furent obligés eux-mêmes par la suite d’élargir leur doctrine : Fichte, après avoir soutenu l’individualisme, aboutit à des conceptions socialistes ; « Humboldt, devenu ministre de Prusse, éleva le niveau intellectuel par les écoles publiques qu’il avait repoussées dans ses théories. » — Humboldt avait eu tort de les repousser au point de vue même de ses théories, car il n’est besoin que d’invoquer le droit strict pour soutenir le caractère obligatoire de l’instruction, surtout dans les pays de suffrage, et la nécessité pour l’état d’organiser des services publics en faveur de l’instruction. Je ne parle pas seulement de l’enseignement primaire, mais de la haute culture scientifique et intellectuelle, instrument nécessaire de progrès et même de simple salut pour les sociétés modernes, et qui à ce titre devient un objet de droit public, une clause du contrat social[7].

Nous arrivons à une quatrième et dernière fonction de l’état, qu’on a également opposée à sa fonction juridique et qui n’en est encore en réalité que l’extension : je veux parler de la fonction politique. La politique intérieure est-elle, comme on le prétend, une question de pur intérêt ? Le droit de conservation et le droit de développement pour les individus, pour les associations, pour les classes, ne sont-ils pas engagés dans les questions politiques autant et plus que dans toutes les autres ? Les libertés nécessaires que doit assurer la politique intérieure ne sont-elles pas les droits mêmes de tous ? Quant à la politique internationale, n’a-t-elle pas encore un double objet de droit : d’abord la défense de tous contre l’étranger en cas de besoin, ce qui est une forme du droit de conservation, puis la participation de l’état au développement universel et à la vie de l’humanité, ce qui est une forme du droit de progrès ? L’individu ne doit-il pas se proposer une mission pour ainsi dire humaine, qu’il peut transférer à l’état ? n’est-il pas membre de la grande société du genre humain ? De là des questions d’échange et de communication industrielle ou intellectuelle entre les nations, de concours internationaux (comme les expositions universelles), en un mot tout ce qui fait la matière d’une politique internationale pacifique. Ajoutons que chaque nation a son caractère propre et ses aptitudes spéciales qu’elle doit développer en face des autres peuples, ses traditions historiques, ses engagemens avec le passé et avec l’avenir qu’elle doit maintenir par les moyens légitimes, ses idées personnelles qu’elle doit tâcher de faire prévaloir dans l’humanité par toutes les voies pacifiques qui lui sont ouvertes. Il y a là matière suffisante à une grande politique nationale et internationale. Nous ne croyons donc pas M. Bluntschli fondé à dire que la théorie du contrat social et de l’état de droit « détruit toute grande politique et même toute politique. » Le droit contractuel est sans autres limites que celles de la justice même ; rien ne l’empêche d’embrasser dans les clauses du pacte national tous les objets reconnus essentiels à la conservation et au progrès communs. En revanche nous dirons à M. Bluntschli que sa théorie, très allemande d’esprit, sur le salut public comme but de l’état et sur « l’empire universel » comme but des états particuliers, l’expose à favoriser la « grande politique » de guerre, de conquête et de monarchie universelle.

En résumé, les différens types d’états dont l’histoire nous offre des exemples, l’état juridique des Américains et des Suisses, l’état économique dont l’Angleterre et la France ont offert des exemples sur certains points, l’état de culture intellectuelle et esthétique, comme Athènes, Florence, la France, l’Allemagne, l’état politique, comme toutes les grandes nations modernes, répondent à des formes diverses et plus ou moins bien comprises du contrat social. La sphère du droit est donc infiniment plus large qu’on ne le croit d’ordinaire, et en concluant de ce qui précède que l’état a pour but de donner satisfaction à la totalité des droits, nous lui aurons assigné un idéal assez élevé et un domaine assez vaste.


IV

Si la notion de contrat exprime bien la direction idéale de la société, répond-elle aussi à sa direction réelle, et les états modernes se rapprochent-ils en fait de ce qu’on pourrait appeler le régime contractuel ? Pour le savoir, nous n’avons qu’à considérer l’évolution qui, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, s’est accomplie dans l’idée et dans l’exercice de la justice sociale. L’esprit antique, en général, chercha les lois de la justice dans les rapports nécessaires des choses plutôt que dans les rapports libres des volontés : il tendait à subordonner les personnes aux choses. L’esprit moderne, au contraire, tend de plus en plus à subordonner les choses aux personnes, et c’est sur l’égale liberté des personnes, exprimée par le contrat, que nous allons le voir foncier une nouvelle justice.

On a d’abord conçu la justice sociale, suprême objet de l’état, comme une distribution proportionnelle des biens ou des maux selon les démérites ou les mérites des personnes, comme une justice distributive[8]. Puis on a compris tout ce qu’il y a d’arbitraire dans cette distribution confiée à l’état ; les lois de l’échange ont fait prévaloir peu à peu une seconde espèce de justice, celle qu’on appelle commutative, fondée sur l’égalité et non plus sur l’inégalité des personnes[9]. Cette notion de la justice est là plus conforme aux doctrines d’une science toute contemporaine, l’économie politique : la justice d’échange est en quelque sorte la face économique du droit. Telle est aussi la direction dans laquelle se sont avancés les états contemporains ; se dégageant peu à peu des idées mystiques de mérite ou de démérite, de récompense ou de punition, de bien absolu ou de mal absolu, de vérité absolue ou d’erreur absolue, ils abandonnent de plus en plus le jugement des personnes pour s’en tenir à l’évaluation des choses et à leur comparaison matérielle.

Pourtant les lois mathématiques et économiques de l’échange sont-elles l’essence même de la justice sociale, ou n’en sont-elles pas simplement le côté extérieur ? — L’échange des objets implique un contrat entre les personnes, et l’égalité des objets échangés n’est que l’expression de l’égalité qui doit s’établir entre les libertés des contractans. Il faut en effet, pour qu’il y ait justice, que nos libertés s’acceptent l’une l’autre, et qu’au lieu d’être mises d’accord par un moyen extérieur elles s’accordent elles-mêmes. Je m’engage à ne rien décider sans votre aveu sur ce qui nous concerne tous deux, comme vous vous engagez à ne rien décider sans mon aveu sur ce qui nous concerne : voilà le premier des contrats et la condition de tous les autres ; pour être tacite, il n’en est pas moins réel. C’est le vrai postulat de la justice, que sous-entendent toutes les relations qui peuvent s’établir entre nous. Par cela même que nous entrons en rapport l’un avec l’autre et que nous voulons substituer à la force brutale une règle commune, je promets implicitement de respecter votre liberté et vous me promettez de respecter la mienne. Toute autre convention particulière enveloppe et présuppose cette convention générale. Ce pacte des libertés fait le fond d’une troisième sorte de justice, la seule complète, que nous appellerons justice contractuelle.

C’est au contrat, c’est à la justice contractuelle que devaient aboutir logiquement, comme à leur suprême condition, les autres formes de la justice. En effet, toute distribution entre les personnes doit être faite avec leur consentement, et par conséquent prendre la forme d’un contrat ; elle pourra manquer encore de justesse, mais non plus de justice. La justesse est le rapport des choses, la justice est le rapport des personnes. De même, comment établir dans l’échange la réelle valeur des objets ? L’économie politique nous répond qu’il n’y a pas de règle absolue pour la valeur et le prix des choses : la seule règle relative, c’est le débat de l’offre et de la demande, qui aboutit à un consentement réciproque et conséquemment à un contrat. Ici encore, si le débat est vraiment libre et le contrat vraiment libre (ce qui n’a pas toujours lieu en l’état actuel de la société, où la lutte est loin d’être égale entre le capitaliste et le travailleur), il y aura justice entre les personnes quand même il n’y aurait pas une justesse absolue dans l’appréciation des objets.. Enfin, de même que le contrat est le fond théorique de la justice entre les personnes, il est aussi le meilleur moyen pratique de réaliser la justesse même dans les choses. Que les personnes commencent par reconnaître réciproquement leur valeur morale, puis d’un commun accord fixent la valeur matérielle des objets ; par cela même que cette appréciation sera réellement libre de part et d’autre et établie après un débat contradictoire, elle sera plus vraie. La distribution des choses est donc plus proportionnelle quand elle se fait librement et par contrat ; l’échange des choses est plus égal quand il résulte d’un contrat libre.

À ce point de vue, qui caractérise l’esprit moderne, toutes les relations entre les hommes apparaissent comme réductibles à un contrat idéal par lequel les libertés reconnaissent leur égalité. Nous élevons cette idée directrice au-dessus de tous les faits qui semblent la contredire et nous en faisons notre type d’action. Ainsi nous sommes justes, s’il est vrai que, selon l’étymologie du mot, la justice consiste à se tenir dans le droit. Se tenir debout dans sa liberté en face d’une autre liberté, c’est ne point s’abaisser devant les autres, c’est ne point abaisser les autres devant soi ; seule attitude qui convienne à des hommes, dont la tête est faite pour regarder non point en bas, mais en face et en haut.

L’histoire s’est conformée à la logique : l’évolution des états et des individus dans le sens de la justice contractuelle est un fait, et ce fait a été constaté avec plus ou moins de clarté par les plus récens observateurs ou penseurs en France et en Angleterre. Nos écoles socialistes, après avoir cherché d’abord leur idéal dans l’organisation de la justice distributive, ont fini par aboutir avec Proudhon à l’idée du contrat et de la mutualité. Réciprocité des libertés, voilà, selon Proudhon, la loi qui doit régir les personnes ; réciprocité des services ou égalité dans l’échange des produits, voilà la loi qui doit régir les biens ; c’est dire que les deux formes de justice qui conviennent aux sociétés modernes sont la justice contractuelle pour les personnes et la justice commutative pour les choses. Quelles que soient les erreurs du mutuellisme, l’idée première en est conforme à l’esprit moderne. Tout en effet tend à prendre dans la pratique la forme de la mutualité : assurances mutuelles, enseignement mutuel, associations mutuelles de production, de consommation, de crédit, justice mutuelle où le juge et celui qui est jugé sont pris dans la masse de la nation, si bien que les rôles peuvent du jour au lendemain s’échanger.

Au-delà de la Manche, l’école naturaliste et l’école historique constatent également dans les états modernes la même loi de progrès vers l’idée du contrat. L’intermédiaire entre l’ancienne justice et la nouvelle n’est autre que l’industrie. L’industrie, en effet, est fondée sur le principe de l’échange volontaire des services ; aussi, selon M. Spencer, a-t-elle contribué au développement du type moderne des états, dont elle peut être prise pour la caractéristique. Il y a, selon le philosophe anglais, deux types principaux de sociétés, la société guerrière, où l’état domine les individus, où tout est organisé par voie d’autorité en vue de la défense ou de la conquête, et la société industrielle, où les individus tendent à dominer l’état, où l’organisation se fait par voie de liberté en vue du progrès intérieur et du développement des richesses de toute sorte. Dans cette espèce de société, l’histoire nous montre le principe de l’échange s’étendant peu à peu des relations purement commerciales à toutes les relations sociales : la coopération de l’individu aux fins de la société devient de plus en plus volontaire. Il y a dans les temps modernes de nombreux exemples qui prouvent qu’un état où prédomine l’industrie tend naturellement aux institutions libres. Voyez les villes hanséatiques, les Pays-Bas, les États-Unis d’Amérique, enfin la Grande-Bretagne et ses colonies. A mesure que l’Angleterre, par son agriculture, son commerce et ses manufactures, prenait l’avance sur les états du continent, la liberté anglaise grandissait ; aujourd’hui, tous les états libres sont les pays où l’industrie et le commerce sont développés. M. Spencer remarque avec raison que les campagnes, où les transactions commerciales sont moins actives, ont partout conservé plus longtemps l’ancien type social avec les idées et les sentimens qui s’y rattachent. Le libre examen en matière religieuse accompagne la liberté politique, qui suit elle-même la liberté économique ; la hiérarchie ecclésiastique se relâche, comme toutes les autres, de sa rigueur ; au lieu d’un credo obligatoire, on voit s’établir diverses doctrines librement acceptées par les groupes religieux, qui se gouvernent eux-mêmes comme les groupes industriels. L’industrie elle-même devient de plus en plus indépendante : elle acquiert le droit de former des associations qui s’administrent démocratiquement. Les ligues des ouvriers et les contre-ligues des patrons, les compagnies d’actionnaires adoptent le régime représentatif, aussi bien que les sociétés « formées dans un but d’agitation politique. » Des associations particulières se chargent de beaucoup de fonctions qui, dans les états constitués sur le type militaire ; sont remplies par le gouvernement. Pour tout objet d’intérêt public il se fonde des sociétés philanthropiques, littéraires, scientifiques, toujours dirigées par un comité élu. Le principe de l’obéissance absolue au gouvernement fait place au principe opposé, d’après lequel la volonté des citoyens est la suprême loi dont le gouvernement n’est que l’exécuteur. Dans les périodes de paix, on voit tous les états se rapprocher du type industriel parce que les échanges et transactions s’y multiplient et que toute transaction est un concours de libertés. Chaque fois au contraire que des guerres ou des menaces de guerre interviennent, on voit reparaître les caractères du type militaire. Nulle part ces métamorphoses ne sont plus frappantes qu’en Angleterre. M. Spencer fait remarquer que la grande transformation du gouvernement britannique dans le sens libéral a pris place dans la longue période de paix qui date de 1815. Il se plaint de ce que, depuis l’avènement de Louis-Napoléon, une ère moins pacifique ait été inaugurée : « L’Angleterre a dû prendre part à la guerre de Crimée, réprimer la révolte des Indes, faire des expéditions en Chine et en Afrique ; les dépenses pour l’armée et la marine se sont accrues, on a organisé des corps de volontaires, on a institué des manœuvres d’automne ; l’esprit de conquête s’est réveillé, on a accompli ou projeté des annexions en Océanie et en Afrique, on a songé à occuper l’Égypte. En même temps, la centralisation et la réglementation se sont développées ; on a placé des militaires à la tête de la police métropolitaine et provinciale, à l’administration des travaux publics et à la direction des beaux-arts. Les télégraphes, établis par l’initiative privée, sont devenus une agence de l’état ; on parle de racheter les chemins de fer aux compagnies. Le système préventif se substitue partout au système répressif… Des fonctionnaires de plus en plus nombreux contrôlent les actions de l’individu, et l’état lui prend son argent pour lui procurer des avantages que précédemment chacun se procurait à sa guise. On voit ainsi toute la vie sociale rentrer sous une discipline coercitive à mesure que l’activité guerroyante recommence à prédominer. » Que serait-ce donc, ajouterons-nous, s’il était vrai, comme l’a dit un maréchal prussien, « que le temps n’est pas loin où toutes les nations auront à lutter pour leur propre existence ? » Quelque incontestables que soient ces périodes de retour au type militaire et autoritaire, elles ne sont que transitoires, et la marche générale de la société a évidemment pour sens le développement des transactions et des échanges, leur extension à toutes les affaires intérieures ou extérieures. Or, qui dit transaction dit contrat, et nous arrivons ainsi à une nouvelle confirmation de ce que nous avions précédemment établi : le libéralisme accompagne le développement de la justice contractuelle, dont l’industrie et le commerce ne sont que l’application la plus extérieure et la plus facile, mais qui étendra progressivement son empire à toutes les relations des hommes entre eux.

Un autre philosophe anglais, qui est en même temps un jurisconsulte éminent et un historien du droit, M. Sumner Maine, arrive à des conclusions analogues et encore plus explicites par l’étude de l’évolution qui s’est produite dans le droit positif lui-même. Selon lui, l’unité en qui résidait le droit dans les anciennes sociétés était la famille ou l’état ; dans les sociétés modernes au contraire, c’est l’individu. « Il faut suivre, dit-il, l’histoire du droit dans toute son étendue si nous voulons comprendre comment, peu à peu et bien tard, la société s’est divisée en unités individuelles comme celles qui la composent aujourd’hui, par quels degrés insensibles les rapports d’individu à individu ont remplacé les rapports de l’individu avec les familles et des familles entre elles. » Ces rapports d’individu à individu se résument à leur tour dans le contrat : « La société de notre temps se distingue principalement des générations précédentes par la grande place qu’y occupe le contrat. » Déjà le commerce, selon la juste remarque de M. Courcelle-Seneuil, bien avant la philosophie, la religion et le droit, avait mis en lumière la valeur de l’individu et montré que les contrats suffisent au règlement de la plupart des affaires humaines. La civilisation n’a fait que développer les vertus dont le contrat dépend et qui sont les vertus sociales par excellence : le souci de la liberté personnelle, le respect pour la liberté des autres, la fidélité à sa parole, la confiance dans la parole d’autrui. Selon M. Sumner Maine, les sociétés anciennes, tout en reconnaissant la nécessité et la beauté de la sincérité mutuelle, avaient en même temps un certain faible pour toute habile tromperie : « La trompeuse finesse d’Ulysse était considérée du même œil que la sagesse de Nestor et la bravoure d’Achille. » A notre époque, c’est précisément parce que la grande majorité mérite et obtient la confiance des citoyens qu’une minorité perverse trouve encore tant de facilité pour agir avec mauvaise foi. La confiance, avec son expression économique, le crédit, et son expression juridique, le contrat, n’en demeure pas moins la caractéristique des sociétés en progrès. « Aussi la tutelle de la loi diminue de plus en plus et la loi même tend à devenir une simple garantie générale de l’exécution des contrats, qui sont abandonnés dans le détail à la libre initiative des citoyens. »


V

Nous venons de voir que le contrat doit être l’idée directrice de la société moderne ; examinons maintenant la méthode par laquelle on pourra développer les conséquences de cette idée et constituer ainsi la science sociale.

Nulle part les nuances des caractères nationaux ne se montrent mieux que dans la différence des méthodes appliquées aux problèmes sociaux et politiques : chaque grand peuple a ici sa manière de procéder qu’il préfère. Comme on reconnaît un homme à sa démarche, on reconnaît presque la nationalité d’un esprit à sa méthode : posez une même question sur les choses de l’état à un Anglais, à un Français, à un Allemand, le premier vous parlera surtout de l’utilité, de l’expérience, de la pratique ; le second du droit idéal, de la théorie, de la logique ; le troisième du développement historique des états, des races, de l’humanité et même de l’univers. Ne pourrait-on unir dans une conception large et complète de la science sociale les différentes méthodes auxquelles se complaît chaque nation ?

Le caractère propre de la méthode française, c’est d’accorder le premier rang à l’étude de l’idéal que la société doit réaliser. De là, aux yeux de l’école française, l’importance supérieure de la philosophie du droit, qui étudie le juste, et de l’économie politique, qui étudie l’utile. On sait si ces deux sciences ont été florissantes dans notre pays, terre des jurisconsultes et des économistes. Faut-il en faire un reproche à l’école française ? Nous ne le croyons pas. Le but auquel la société doit tendre est à la fois la plus grande justice possible et la plus grande utilité possible, deux choses aussi inséparables que la forme et le fond. En dehors de la justice, l’utilité n’a plus de valeur et n’est même plus vraiment utile ; d’autre part, la justice sans l’utilité ne serait qu’une formule abstraite et vide. L’union pratique de ces deux choses s’accomplit dans le contrat, car le contrat est par essence, comme nous l’avons vu précédemment, un rapport de justice entre les personnes, qui a en même temps pour objet quelque utilité provenant des choses. Or, la partie de La science sociale qui étudie la forme que les contrats doivent prendre pour être justes est la philosophie du droit ; la partie qui étudie la matière sur laquelle portent les contrats, c’est-à-dire d’utilité, est l’économie politique ; voilà donc réellement les deux premières sciences que doit renfermer en son sein la science sociale. J’ajoute qu’elles doivent être les sciences directrices, c’est-à-dire celles qui déterminent le but à atteindre et indiquent le sens du mouvement social, puisqu’elles ont pour objet les deux idées directrices par excellence, le juste et l’utile, et qu’elles tracent le plan de ce régime supérieur auquel nous avons vu aspirer la société moderne : le régime contractuel. Une erreur de direction n’est-elle pas ce qu’il y a de plus dangereux pour un mouvement accéléré et accompli à toute vitesse par dés forces considérables, comme celles que met en jeu l’humanité ? Le politicien dont la pratique sans principes prépare des collisions entre les forces sociales ressemble à l’aiguilleur des voies ferrées dont la négligence prépare te collision de plusieurs trains l’un contre l’autre. L’école philosophique en France a donc raison de maintenir en face de l’école historique la dignité supérieure de la jurisprudence et de l’économie politique, qui ont pour objet de déterminer l’idéal même du juste et de l’utile, conséquemment de poser les principes de la science sociale.

— Soit, disent Stuart Mill et M. Taine, la méthode française a raison de prendre pour point de départ des principes, mais elle a tort de vouloir des principes universels, il n’y en a point de tels dans la science sociale : les propositions qui concernent les hommes réunis en états n’ont pas la généralité de celles qui regardent les triangles ou les cercles ; un triangle, quelque combinaison qu’il subisse avec d’autres figures, aura toujours trois angles et conservera universellement ses propriétés ? mais un principe social, comme celui de l’égalité civile et politique, par ses combinaisons avec d’autres principes, peut se trouver neutralisé dans la réalité et produire des effets en contradiction avec lui-même.

Rien de plus vrai ; mais autre chose est le principe, autre chose l’application. Rien n’empêche de concevoir un idéal avec le caractère de l’universalité, de dire par exemple qu’il est désirable de voir l’égalité universellement établie entre les hommes ; quand on passera ensuite aux moyens de réalisation, il faudra mettre en ligne de compte tous les élémens particuliers de la réalité, les uns favorables, les autres défavorables, ceux-ci auxiliaires, ceux-là perturbateurs. L’astronome qui trace l’orbite normale d’Uranus ne méconnaît pas pour cela les perturbations spéciales qu’y apporte Neptune et qui permirent à Leverrier de découvrir cette dernière planète. L’essentiel dans l’étude des voies et moyens, comme dans tous les problèmes de mécanique, c’est de n’oublier en son calcul aucun élément important, d’y faire entrer toutes les altérations que le milieu réel peut faire subir aux lois abstraites et générales, N’est-ce pas une même cause, la pesanteur, qui fait tomber les coups plus lourds que l’air et monter les corps plus légers que l’air ? Le même objet tombera ou s’élèvera selon le milieu : le bois tombe dans l’air et monte dans l’eau. Les physiciens n’en ramènent pas moins ces divers phénomènes sous la même loi. Des résultats analogues se produisent dans le jeu des forces sociales, et il n’est pas davantage besoin d’invoquer ici une multiplicité de principes. Seulement, avec les meilleures intentions et les meilleurs principes, un politique ne doit pas oublier que, s’il ignore le jeu varié des forces sociales, il pourra produire un résultat directement opposé à celui qu’il poursuivait : il est telle tentative de réaction qui a précipité le mouvement de la démocratie, comme il est telle précipitation fâcheuse qui l’a ralenti. Les ressorts délicats et compliqués de la vie ne se laissent pas manier brutalement. Un fébrifuge mal administré redouble la fièvre, un remède mal appliqué tue ta malade. Encore une fois, le caractère particulier des applications n’empêche pas l’universalité des principes considérés en eux-mêmes et isolément. En cela, la science sociale ne diffère point des autres sciences ! Si donc elle reconnaît que le régime contractuel n’est pas immédiatement applicable à tout, du moins doit-elle s’écarter le moins possible de cette direction.

Selon Stuart Mill, l’école française a un second tort, celui de chercher toujours dans la science l’unité, de vouloir tout ramener à un principe unique, tel que le contrat social par exemple. — Oui, répondrons-nous, il y a là un tort si l’on fait du contrat social une réalité historique, car les faits historiques sont multiples ; non, si on en fait un idéal auquel tout doit se ramener progressivement, car l’idéal est un. Toute science d’ailleurs n’a-t-elle pas besoin d’unité ? L’art lui-même ne tend-il pas à l’unité ? L’art de la société en particulier ne doit-il pas aussi poursuivre une certaine fin qui est de toutes la plus désirable et la plus haute ? Nous en appelons ici à Stuart Mill lui-même : « S’il y avait, dit-il, plusieurs principes supérieurs de conduite, la pensée en élèverait un autre au-dessus d’eux, lequel serait vraiment le principe supérieur et dernier, et qui par cela même serait unique. » Pourquoi donc l’école française aurait-elle tort de vouloir faire converger toutes les forces sociales vers une seule fin : la liberté la plus égale pour tous, telle que le régime contractuel la suppose ? — Les Français, remarque Stuart Mill, dans leur amour pour l’unité, « concluent que telle ou telle mesure doit être adoptée parce qu’elle est une conséquence du principe sur lequel le gouvernement est fondé, par exemple du principe de la légitimité ou de la souveraineté du peuple… C’est là ce qu’ils appellent être logique et conséquent ; mais, aucun système gouvernemental n’étant parfait, il ne faut pas pousser l’unité logique à cette rigueur. » Et Stuart Mill ajoute un argument ingénieux, mais sophistique, à l’adresse des partisans français de l’unité. Il faut toujours, dit-il, tirer le remède d’ailleurs que du mal ; les inconvéniens d’un gouvernement ne peuvent donc être combattus par des moyens tirés des causes mêmes qui les produisent : « Aussi serait-ce souvent une meilleure recommandation pour une mesure pratique d’être indépendante de ce qu’on appelle le principe général du gouvernement que d’en être une conséquence. Dans un gouvernement reposant sur le principe de la légitimité, la présomption serait plutôt en faveur des institutions d’origine populaire, et dans une démocratie, en faveur des arrangemens qui tendent à tenir en échec l’impétuosité de la volonté populaire. Cette manière de raisonner qu’on prend si communément en France pour de la philosophie politique tend à cette conclusion pratique, que nous devons faire tous nos efforts pour aggraver, au lieu de les atténuer, les imperfections du système d’institutions que nous préférons ou sous lequel nous vivons. » — De deux choses l’une, répondrons-nous à Stuart Mill : ou le principe de ces institutions est théoriquement faux (par exemple la légitimité), et alors il est vrai de dire que, moins on sera conséquent dans la pratique avec ce principe, plus on en palliera les inconvéniens ; ou le principe est vrai, et alors c’est dans ce principe même, compris en son sens exact et en toute son étendue, qu’il faut chercher le remède au mal. La « souveraineté du peuple, » par exemple, mise en avant dans le Contrat social de Rousseau, est un principe exact ou inexact, complet ou incomplet, selon qu’on l’interprète comme l’asservissement des individus à l’état ou comme l’égalité des libertés reposant sur un contrat réciproque. Si l’on prend le principe en son vrai sens, il n’y aura jamais dans la pratique aucun avantage à s’en écarter plus que ne l’exigent les résistances du milieu et la nécessité des circonstances. Quand le but est bon et qu’il est même le seul bon, l’impossibilité de l’atteindre par la voie la plus immédiate et la plus courte peut obliger à modifier les moyens, mais non à changer le but lui-même. Quoi qu’il arrive, les sociétés modernes doivent toujours viser à l’établissement progressif de la liberté et du régime contractuel.

Stuart Mill fait une dernière objection à la méthode française : — Il n’y a point, dit-il, de règles nécessaires et absolues comme celles que posent les politiques français, pas plus qu’en médecine il n’y a de précepte invariable ; c’est là leur troisième erreur. Ne ressemblez pas aux médecins qui tuent leurs malades selon les règles, ni aux tacticiens de la vieille école qui, dans leur lutte avec Napoléon, aimaient mieux perdre la bataille selon les règles que la gagner contre les règles ; un praticien sage ne considérera jamais les règles de conduite que comme provisoires. » — Le conseil de Stuart Mill est excellent quand il ne s’agit que des applications secondaires, des voies et moyens particuliers pour atteindre le but ; mais encore faut-il que le but même et la direction générale soient constans : un médecin n’est pas absolument obligé à donner tel ou tel remède, mais il est absolument obligé à prendre pour but la guérison et non la mort de son malade ; un tacticien n’est pas attaché à telle règle secondaire de tactique, mais il doit se proposer de vaincre et non d’être vaincu. Au reste, il est inexact qu’on puisse être tué ou battu selon les règles, car alors les règles sont fausses : le remède n’est pas de n’en point avoir, mais d’en avoir de bonnes. Un « politicien » sans but fixe, sans principe assuré, sans idéal, ne sait plus où il va ni où il mène les autres. L’école française a donc raison de ne pas abandonner à l’arbitraire la direction essentielle du mouvement social : liberté, égalité, justice, humanité ; c’est le reste qui est affaire de calcul secondaire, d’application spéciale, parfois d’expédiens.

Stuart Mill, qui vient d’adresser toutes ces objections à l’idéalisme français, finit lui-même, sans s’en apercevoir, par lui donner gain de cause sur le point principal. En effet, dans le dernier de ses beaux chapitres consacrés à la science sociale, il déclare nécessaire de couronner toute cette science par l’étude des « fins les plus désirables pour la société. » — « Ceux qui traitent de la nature humaine et de la société, dit-il, prétendent toujours avec raison dire non-seulement ce qui est, mais ce qui devrait être ; pour les autoriser à cela, une doctrine complète des fins est indispensable[10]. Une théorie scientifique, si parfaite qu’elle soit, qui se bornera à considérer l’homme et la société comme une simple partie de l’ordre de la nature, ne peut en aucune façon la remplacer. L’exposé le plus scrupuleux et le mieux digéré des lois de succession ou de coexistence des phénomènes psychologiques ou sociaux, ainsi que des rapports de causalité qui les unissent, ne sera d’aucune utilité pour l’art de la vie ou de la société, si les fins que doit poursuivre cet art sont abandonnées aux vagues suggestions de l’entendement livré à lui-même, de l’intellectus sibi permissus, ou si elles sont prisés pour accordées sans analyse ou sans discussion. » Nos modernes sociologistes de l’école naturaliste qui, avec M. Spencer lui-même, se contentent parfois de nous décrire les phénomènes sociaux, les fonctions sociales, la vie sociale, les phases, du développement social, pourraient s’appliquer ces justes remarques de Stuart Mill. De même pour les sociologistes de l’école historique, anglaise ou allemande. L’histoire naturelle ou politique des sociétés, la statistique, la psychologie des peuples, ne sont ici que les auxiliaires de la philosophie du droit et de l’économie sociale, qui ont pour objet le terme même de l’évolution des états, l’établissement du régime contractuel.


En résumé, l’école française n’a point eu tort de croire, dans la science sociale comme dans toutes les autres, à la puissance de la déduction. Stuart Mill lui-même a fini par montrer que la science sociale doit être déductive, non sans doute à l’exemple de la géométrie qui roule sur des abstractions, mais à l’exemple de la mécanique qui calcule l’effet de forces réelles. Toute question sociale ou politique finit, selon nous, par se condenser en une sorte de syllogisme dont les deux prémisses correspondent, l’une au but, l’autre aux moyens, l’une à l’élément idéal, l’autre à l’élément matériel. Par exemple, pour celui qui veut traiter les problèmes avec l’absolue rigueur de la science, toute discussion sur le droit de propriété se ramasse en un argument fondamental. On posera d’abord, dans la majeure, le but à atteindre : « Ce qui est conforme à l’égalité des libertés et à la justice contractuelle est conforme à la fin de la société. » C’est là une question qui rentre dans la philosophie du droit. Puis on posera, dans la mineure, les moyens matériels d’exécution : « La possession en propre des instrumens et des produits du travail a pour effet l’égalité des libertés et rend possible la justice contractuelle. » C’est une question qui rentre dans l’économie politique. De là il sera facile de tirer, en thèse générale, cette conclusion : légitimité de la possession individuelle. Pour prouver ensuite séparément chacune des prémisses, une série complexe d’observations, d’inductions et de déductions sera nécessaire. Il faudra suivre dans la société les effets de la propriété et ses transformations, chercher si la propriété ne peut pas donner lieu à l’accaparement des instrumens de travail, quels sont les effets de cet accaparement, les moyens de les prévenir, les restrictions qu’il faut apporter au droit de propriété pour sauvegarder d’autres droits non moins importans, etc. Quelques complications que reçoive le problème, il n’en est pas moins vrai qu’il se réduira toujours à déterminer un ensemble de moyens extérieurs et matériels propre à garantir cette fin suprême, la liberté intérieure. Dans les autres problèmes comme dans le précédent, la science sociale doit unir le raisonnement à l’expérience et aux leçons de l’histoire. Par conséquent, dans l’ordre civil, la codification devra être à la fois rationnelle en ses principes, — comme le voulaient en France les philosophes de la Convention, en Allemagne Thibaut, — et expérimentale en ses applications, — comme le voulaient Savigny, Burke et l’école historique, comme le veulent encore M. Sumner Maine, M. Taine et beaucoup d’autres. De même, dans l’ordre politique, la constitution des états devra être dominée par des principes de droit idéal, comme Rousseau l’a compris ; mais elle devra être toujours progressive et subordonnée à l’expérience en son mécanisme extérieur, ce que Rousseau lui-même n’a jamais nié.

L’honneur de la France, en définitive, dans l’étude de ces difficiles problèmes, est d’avoir porté principalement son attention sur ce qui domine et commande tout le reste : les fins idéales de l’humanité. Son point de vue doit être non pas rejeté, mais complété. Il ne faut plus désormais séparer les deux méthodes, l’une historique et naturaliste, l’autre philosophique et idéaliste, l’une qui étudie les lois du développement social et ses moyens, l’autre qui étudie la forme idéale de ce développement et sa fin. On peut appliquer à la science politique le mot d’Aristote en le prenant dans un sens nouveau : — Voulez-vous bien comprendre les choses et les êtres, dans le monde social comme dans le monde physique, tâchez de les saisir dans leur essence même et dans leur fin, c’est-à-dire dans leur perfection naturelle et leur plein achèvement. — C’est là le véritable état de nature dont se préoccupèrent Rousseau et le XVIIIe siècle. Ce qui fait que les esprits positifs d’aujourd’hui se défient de cette perfection idéale si souvent invoquée dans la politique même par les philosophes français, c’est qu’on se la figure trop souvent comme une forme abstraite, étrangère à la réalité, inerte et vide, semblable à ce faux idéal dont le pseudo-platonisme et l’éclectisme prétendirent faire l’objet de l’art. Rien en effet de plus froid et de plus stérile que ce fantôme effacé de la nature ; mais les perfections véritables, qui sont l’objet de la science comme de l’art, consistent au contraire dans la plénitude même des forces de la nature ou de la société. Il n’y a en effet de fort, de fécond, d’énergique au sens d’Aristote ἐνεργεία (energeia) que l’être qui a atteint en quelque point sa perfection naturelle. L’arbre, pour fructifier, doit fleurir. L’homme, pour engendrer, doit condenser dans sa force virile et dans sa faculté génératrice toutes ses autres forces : « C’est l’homme adulte qui engendre l’homme. » L’espèce fait de même pour se perpétuer et survivre : Darwin a raison de dire que c’est la force qui fait subsister les espèces dans la lutte pour la vie, mais qu’est-ce à son tour que cette force même, sinon une certaine perfection acquise, un idéal réalisé ? C’est seulement en ce sens que le supérieur, selon la parole tout aristotélique d’Auguste Comte, aide à comprendre l’inférieur ; non qu’il le précède, comme Aristote l’a cru, mais parce qu’il est le terme du progrès : l’évolution achevée rend intelligibles la marche, l’origine et les lois de l’évolution même. On ne se rend compte de l’embryon que par l’animal adulte. « La progression organique en général, dit Auguste Comte, ne peut se bien définir que quand on en connaît le dernier terme… L’ensemble de la vie animale serait inintelligible sans les attributs supérieurs que la sociologie peut seule apprécier… Chaque espèce animale se réduit, au fond, à un être humain plus ou moins avorté. » Ce que dit Auguste Comte des formes d’organisation, on pourrait l’appliquer aux formes mêmes de société : chacune d’elles se réduit à un régime contractuel plus ou moins incomplet, chaque forme d’état est une république plus ou moins avortée.

La considération des types idéaux n’a point les mêmes inconvéniens dans la science sociale que dans l’histoire naturelle : ici on risque de tomber dans la vieille doctrine des causes finales en croyant que la perfection de chaque espèce est une fin poursuivie par la nature ou par la Providence ; mais dans la science sociale il s’agit seulement des fins que l’homme peut et doit se proposer ; c’est là et non ailleurs que la perfection idéale des êtres peut être considérée comme cause finale. L’idéal, dès que l’intelligence humaine l’a conçu et se l’est proposé pour fin, devient idée féconde, pensée en action, raison et force tout ensemble : on peut dire qu’il arrive en nous à l’existence, qu’il a en nous à la fois l’être et le devenir. Si la science sociale était achevée conformément à la méthode rigoureuse et compréhensive que nous avons essayé de décrire, on verrait non-seulement toutes les fins que la législation et la politique doivent poursuivre se ramener à une seule, mais encore tous les moyens d’exécution se subordonner à un moyen supérieur. Nous savons déjà que la liberté est le but suprême à atteindre, ajoutons maintenant qu’elle est aussi à elle-même son principal moyen et son meilleur instrument. Le jeu et l’équilibre des forces ou des intérêts ne doit faire que suppléer à l’accord des libertés ; on n’en doit appeler aux voies de coercition et de contrainte, aux expédiens et compromis de toute sorte, que pour remplacer la liberté et en vue de la liberté même. L’idéal serait donc que, dans l’évolution rationnelle de la société, dans le grand syllogisme social (comme dirait Hegel), tous les élémens étrangers à la volonté même des individus, c’est-à-dire les forces brutales et les moyens de contrainte, disparussent un jour ; alors, de même que la fin unique serait la liberté, le moyen unique serait encore la liberté. Irréalisable en sa plénitude, cet idéal de l’état parfait peut du moins se réaliser progressivement. Il se réalise même sous nos yeux, puisque en fait, au sein des états modernes, nous avons vu toutes les relations sociales et politiques tendre à s’absorber dans les relations contractuelles, où la liberté demeure seule en face de la liberté.

S’il en est ainsi, nous pouvons conclure en terminant cette étude que nous possédons l’idée maîtresse de la science sociale à venir, l’idée qui doit lui fournir et ses principes et sa méthode. Chaque science repose sur un fait primitif, sur un rapport élémentaire dont le reste n’est que le développement : si, par exemple, les sciences qui étudient la constitution des corps parvenaient jusqu’aux premiers élémens des choses, elles verraient tout sortir d’une combinaison primitive dont la simplicité enveloppe en germe les combinaisons les plus diverses. De même, dans la science sociale, tout se ramène à un rapport essentiel entre les élémens mêmes de la société, c’est-à-dire entre les personnes : ce rapport primitif, que nous avons essayé de dégager, cette combinaison première dont tout le reste doit être la transformation, c’est le contrat, qui maintient l’égalité des libertés dans leur association mutuelle. Multipliez à l’infini le contrat, transformez-le, étendez-le, appliquez-le à tous les rapports des hommes, de telle sorte que dans la vie sociale tout soit réellement l’œuvre de la volonté de tous, et vous vous rapprocherez peu à peu de la seule société qui soit conforme à la justice : une société où tous seraient parfaitement libres et où tous cependant seraient unis.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Il y manque toutefois, selon nous, l’originalité philosophique : on y sent l’œuvre d’un juriste consommé, mais plus habile à classer des matériaux qu’à les relier par une déduction ou une induction scientifique. En métaphysique, M. Bluntschli nous parait souvent dupe des abstractions scolastiques où se plaît encore le génie allemand. Au surplus, esprit impartial qui s’efforce de s’élever au-dessus des considérations trop exclusivement nationales, et qui cependant fait commencer « l’âge viril » de l’humanité à une date précise, 1740. — C’est celle de l’avènement du grand Frédéric.
  2. La Révolution, p. 208.
  3. M. Taine, l’Ancien Régime, 275.
  4. Catéchisme positiviste, p. 288 et suiv.
  5. Voir la Liberté politique.
  6. Naturrecht, III, 52.
  7. S’il est démontré, par exemple, que les hautes mathématiques sont nécessaires aux mathématiques appliquées, et en particulier aux armemens qui intéressent l’existence même de la nation, n’en résultera-t-il pas pour l’état le devoir et le droit de créer en cas de besoin des chaires de mathématiques transcendantes, et, comme tout se tient, d’encourager la haute spéculation intellectuelle ? Cela n’est pas moins vrai pour tout autre genre d’étude.
  8. Comme la famille fut la première origine de la société, les anciens, et de nos jours même les écoles autoritaires, aristocratiques et monarchiques, se sont représenté l’état sur le modèle de la famille, régie par la justice distributive : c’est méconnaître ce fait que la famille est une association entre inégaux, tandis que l’état doit être une association entre des citoyens égaux. Sans doute, dans l’état même, partout où il existe une administration, où il y a un choix à faire entre des personnes, on arrive à pratiquer la justice distributive ; mais cette part est précisément celle qui est encore laissée à l’arbitraire, au caprice, à la faveur ; c’est un pis-aller. L’idéal n’est pas d’étendre la justice distributive, c’est d’éliminer de l’ordre politique ce reste du temps patriarcal ou royal. Les nations modernes ne sauraient revenir aux utopies de Platon, de Thomas Morus, de Babeuf et de Saint-Simon. « Exiger de chacun selon sa capacité et donner à chacun selon ses besoins, » à cette formule se ramènent d’autres plus récentes, par exemple celle qu’ont adoptée dans l’ordre politique certains interprètes de Darwin (selon nous peu exacts) : « La justice consiste non dans l’égalité, mais dans la proportionnalité du droit. » On peut lire sur ce sujet, outre les pages bien connues de M. Renan, le livre de Mme Clémence Royer, Origine de l’homme et des sociétés, chap. XIII. Avec une pareille organisation sociale, c’est l’autorité qui déciderait de tout. Or il est impossible de mesurer exactement et la valeur réelle des personnes et le prix réel des choses. De là, en tout, l’arbitraire substitué aux vrais rapports des personnes entre elles et des choses aux personnes. Les anciens se figuraient Jupiter ayant près de lui deux tonneaux, l’un plein de biens, l’autre de maux, et puisant tour à tour dans l’un ou dans l’autre ; mais le Jupiter antique, tout dieu qu’il était, était souvent représenté comme faisant la distribution selon son caprice plutôt que selon les règles d’une juste proportion. Tel serait l’état, dont les utopistes modernes ont voulu faire le distributeur suprême des biens et des maux selon l’inégalité des mérites et des démérites. C’est ce qui donne à leurs doctrines un caractère si arriéré : les états modernes substituent de plus en plus à la distribution officielle ou artificielle par voie d’autorité, de hiérarchie, de privilèges, la distribution naturelle par voie de liberté et d’égalité.
  9. Quelle était la prétention de la justice distributive ? Réaliser les vrais rapports entre les choses et les personnes ; mais pour réaliser un tel idéal, on ne saurait se fier à l’état : adressons-nous donc à la volonté même des intéressés. Je ne prétendrai pas être votre juge absolu, et vous ne prétendrez pas être le mien : au lieu de comparer nos mérites, nous comparerons les choses ; les choses se pèsent et se comptent, nous nous entendrons mieux là-dessus. La justice deviendra alors un échange. La règle ici ne sera encore que mathématique, mais au moins les mathématiques porteront sur des choses mesurables ; il ne s’agira plus de proportionner les choses aux personnes, mais de proportionner les choses aux choses, les rémunérations aux produits, c’est-à-dire de les égaler. L’égalité pure, non plus la proportion, voilà la règle de la justice commutative.
  10. Stuart Mill l’appelle avec Kant la téléologie.