La Théorie atomique/Introduction

Félix Alcan (p. i-lv).

INTRODUCTION

LA VIE ET LES TRAVAUX DE AD. WURTZ

Par Ch. Friedel,
Membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne.

Quand vient à disparaître, en pleine activité, un homme qui a exercé par son intelligence et par son caractère une action puissante et féconde sur ses contemporains et sur la jeunesse qui se pressait autour de lui, c’est un devoir et en même temps un douloureux privilège, pour ceux qui l’ont approché de plus près, de faire, autant que possible, revivre sa figure aimée et de maintenir ainsi son influence. Celle-ci n’est pas, en effet, due seulement aux découvertes et aux écrits du maître ; sa personnalité y a une large part.

Les exemples de persévérance dans le travail, d’activité joyeuse, de simplicité, de bienveillance envers les jeunes, d’amour profond de la vérité, ne doivent pas être perdus.

Dans l’héritage d’un homme illustre, il n’est permis qu’à un bien petit nombre (s’il en est d’assez heureux pour cela) de recueillir les dons éminents, le talent, l’éloquence, la supériorité de l’intelligence, l’esprit d’invention ; mais ce qui est à la portée de tous, ce qui féconde les germes déposés à des degrés divers en chacun, ce sont les qualités morales sans lesquelles il n’est pas de véritable grandeur.

Si nous avons cherché à retracer rapidement la vie et les travaux de notre maître profondément regretté, Ad. Wurtz, c’est à la fois avec le désir de rendre à sa mémoire un hommage que nous voudrions moins imparfait, et de gagner au culte de la science quelques-uns de ceux qui, s’il avait vécu, seraient venus s’enflammer à son ardeur communicative.

Rien ne semble mieux fait que cette existence noble et brillante, remplie par le travail, embellie par les joies de la famille, honorée dans son pays, admirée à l’étranger, pour servir d’idéal aux jeunes gens qui veulent entrer dans la carrière des sciences. Puisse-t-il s’en trouver beaucoup qui l’imitent, et qui viennent combler les vides douloureux faits coup sur coup, par la mort, dans les rangs des chimistes français !

I

Charles-Adolphe Wurtz naquit à Strasbourg le 26 novembre 1817.

Son père était alors pasteur a Wolfisheim, village situé près de Strasbourg, dans la fertile plaine d’Alsace. Fils unique de parents d’une modeste condition bourgeoise, qui mirent leur bonheur et leur gloire à lui donner une culture aussi complète que possible, Jean-Jacques Wurtz avait fait ses études en théologie à Strasbourg, et après la fin de celles-ci, chose rare à cette époque et dans sa situation, avait obtenu de ses parents la permission de faire un voyage en Suisse et dans le nord de l’Italie. Il était d’une nature profonde, intime, silencieuse, quelque peu sévère, disposé à prendre la vie, non du côté facile et riant, mais du côté sérieux. Sa forte culture littéraire apparaissait dans ses sermons, dont le ton était peut-être un peu trop élevé et trop philosophique pour son auditoire de simples cultivateurs.

Il était de ceux qui ne se contentent pas d’une foi de tradition ; il chercha la vérité avec ardeur et persévérance, et sur son lit de mort il put, le visage illuminé d’une assurance filiale, se remettre entre les mains du Père céleste et lui confier ceux qu’il allait quitter. Avant d’occuper la cure de Wolfisheim, il avait desservi pendant quelque temps celle de Bergzabern dans le Palatinat. Il fut nommé en 1826 pasteur à l’église Saint-Pierre-le-Jeune à Strasbourg ; il mourut dans cette ville en 1845, à l’âge de cinquante-trois ans.

On a retrouvé chez presque tous les hommes éminents l’influence prépondérante de la mère. Ad. Wurtz ne fait pas exception à cette règle.

Sa mère, Sophie Kreiss, était d’un caractère fort différent de celui de son mari. D’une grande égalité d’humeur, vive, joyeuse, bienveillante, d’un jugement droit, persévérante, ponctuelle dans l’accomplissement de ses devoirs, elle avait beaucoup transmis de ses qualités à son fils, qui fut de bonne heure sa joie et son orgueil et qui lui témoignait son affection par mille attentions délicates.

L’intimité était grande entre la mère et le fils, et elle a duré longtemps, car c’est il y a peu d’années seulement qu’elle fut rompue par la mort (1878). Mme Wurh avait continué à habiter Strasbourg, avec l’un de ses frères, M. Théodore Kreiss, esprit d’une rare distinction, professeur de grec au Gymnase protestant et plus tard au séminaire de la Faculté de théologie de Strasbourg. Après la mort de celui-ci, elle s’était fixée auprès de son fils Adolphe ; c’était un plaisir de la voir chez lui, s’intéressant à tout, aimable et souriante, malgré sa surdité, seule infirmité que l’âge lui eut apportée, et heureuse au milieu de ce cercle de famille charmant dont son fils faisait la vie.

Les premières années d’Ad. Wurtz s’écoutèrent dans le paisible et riant presbytère de Wolfisheim. On ne peut guère imaginer de conditions meilleures pour le développement normal d’un jeune garçon. Élevé au milieu des cultivateurs, il prenait part avec bonheur, quand l’occasion s’en présentait, aux travaux des champs et gagnait ainsi, avec une robuste santé et cette habitude des exercices du corps qu’il a conservée toute sa vie, l’amour de la campagne et le vif sentiment des beautés de la nature.

Le presbytère de Wolfisheim n’était d’ailleurs pas solitaire. Le voisinage de Strasbourg permettait de fréquentes relations avec les habitants de la ville. Le samedi soir amenait souvent la visite bienvenue des deux frères de Mme Wurtz, Th. Kreiss, le professeur dont nous avons déjà parlé, et Adolphe, le pasteur, accompagnés parfois d’autres amis, qui venaient passer le dimanche à la cure.

Les conversations animées auxquelles se livraient ces hommes distingués, toujours préoccupés de quelque question littéraire, artistique, philosophique ou religieuse, et la traitant à un point de vue élevé, ont dû contribuer beaucoup à Wolfisheim déjà, mais surtout plus tard à Strasbourg, au développement intellectuel et moral d’Ad. Wurtz. Ce qui est certain, c’est que son éducation ne donna pas de peine à ses parents, et que dans sa famille on ne se souvient pas qu’il ait jamais été puni. Ses relations avec sa sœur et son frère furent aussi toujours des meilleures, et, s’il fut fidèle à ses affections de famille, ses amis de jeunesse l’ont toujours retrouvé tel qu’ils l’avaient connu, alors même que le temps et les circonstances semblaient avoir mis une grande distance entre eux et lui.

Il était alors un charmant enfant, aimable et toujours gai, au regard franc, aux yeux brillants, la tête ornée de boucles brunes ; vif et alerte, il accourait en sautant au-devant des amis qui venaient jouir de l’hospitalité du presbytère.

La vie ainsi commencée continua sans grand changement dans la petite maison curiale de la place Saint-Pierre-le-Jeune, lorsque M. Wurtz père fut appelé à Strasbourg.

C’est à ce moment qu’Ad. Wurtz commença à suivre les classes du Gymnase protestant[1], établissement d’instruction secondaire fondé par Jean Sturm, à l’époque de la Réformation, respecté dans son indépendance par Louis XIV et par tous les régimes qui lui succédèrent, devenu français dans son enseignement, à mesure que la population strasbourgeoise le devenait elle-même de langage, comme elle l’était depuis longtemps de cœur, et sur lequel l’autorité allemande s’est hâtée d’abattre sa main pesante pour en faire un instrument de germanisation.

Les études qu’y fit Ad. Wurtz n’eurent rien de particulièrement brillant. Sur la liste des nominations qu’il obtint pendant les huit années qu’il y passa, nous trouvons plusieurs prix d’application, un prix de géographie, un autre de mémoire et d’élocution, puis des accessits d’histoire et de géographie, de version latine, de version grecque, de mathématiques et de versification française. On reconnaît là un élève travaillant avec zèle toutes les branches de ses études, mais ne se distinguant spécialement dans aucune. Aussi n’est-il pas étonnant que son père lui-même, avec son esprit un peu chagrin, lui ait prédit plus d’une fois « qu’il ne deviendrait jamais rien de bien extraordinaire ».

Un cours libre de botanique accompagne d’excursions dans les environs de Strasbourg était ouvert aux élèves des diverses classes. En 1828, Wurtz, alors en sixième, suivit ce cours, qui contribua sans doute à développer chez lui l’esprit d’observation et à lui donner pour l’histoire naturelle un goût qu’il conserva toujours. Déjà pleinement lancé dans ses travaux chimiques, il se plaisait encore à lire les œuvres un peu nuageuses du naturaliste-philosophe Oken.

Comme on voit, les études dans ce temps-là ne manquaient pas de cette variété que quelques-uns trouvent excessive aujourd’hui, oubliant qu’il importe d’offrir, dans les années de la première jeunesse, à l’homme tout entier les occasions nécessaires à son développement, et que plus d’une intelligence s’est atrophiée, ne rencontrant devant elle qu’un chemin étroit qui n’était pas celui qui lui convenait.

Celle de Wurtz, malgré le développement spécial et magnifique qu’il lui donna plus tard dans le sens de ses études de prédilection fut dès l’abord et resta toujours remarquablement ouverte dans toutes les directions : science et littérature, beautés de l’art et de la nature, tout l’attirait et lui procurait des jouissances élevées en le mettant en communion avec les grands esprits qui sont comme les guides de l’humanité vers l’idéal.

La vie de famille complétait d’ailleurs l’œuvre de l’école. Plus que la maison paternelle, un peu assombrie par le caractère et par la situation modeste du père, celle du pasteur Kreiss, l’aïeul maternel, procurait aux enfants Wurtz des distractions saines et des relations utiles. À côté du grand-père, homme respectable et plein de bonté, nous y retrouvons ses deux fils, dont l’un, Théodore, devint pour ses neveux un second père, après la mort de son beau-frère, et les suivit dans leurs études avec un dévouement qui ne se démentit jamais et qui fut largement récompensé par leur affection et par leurs succès.

Les vacances se passaient habituellement au Ban de la Roche, à Rothau, dans l’habitation qu’y possédait une grand’tante. On trouvait là une nombreuse société et, par une tradition qui s’est perpétuée, une vie à la fois joyeuse et patriarcale. Les excursions dans les montagnes et dans les bois environnants, si verts et si pittoresques, fournissaient une récréation attrayante et salutaire ; les usines, filatures, tissage et teinturerie, alors dans l’enfance, aujourd’hui dirigées par M. Steinheil, ancien député de l’Alsace à l’Assemblée nationale de Bordeaux, ami et parent de Wurtz, les mines et les forges peu éloignées de Framont, offraient l’occasion d’observations intéressantes. Ces souvenirs étaient de ceux qu’il aimait le plus à rappeler.

Ad. Wurtz quitta le Gymnase protestant en 1831, ayant été reçu bachelier ès lettres. Il semblait alors qu’il dût, comme bon nombre de ses condisciples, se faire inscrire au séminaire protestant, école préparatoire qui conduit aux études en théologie. C’était évidemment le vœu de son père. Mais Wurtz avait été déjà mordu par le démon de la science. Il fut sans doute encouragé dans sa vocation par un goût pareil qui était né chez son ami et condisciple Émile Kopp, autre fils de pasteur, devenu depuis un chimiste distingué, qui professa d’abord à Strasbourg, puis, à la suite du coup d’État, à Zurich, où il s’occupa surtout de chimie industrielle, et qui fut aussi l’un des collaborateurs de son ami dans la rédaction du Dictionnaire de chimie.

Wurtz se livrait depuis quelque temps, dans la buanderie dont était pourvue la cure paternelle, comme l’était alors toute bonne maison alsacienne, des expériences de physique et de chimie, répétition de celles qu’il avait vu faire à ses professeurs. Ces expériences, la mère les tolérait de la part de son fils préféré, le père les voyait de mauvais œil, car elles coûtaient beaucoup de temps et d’argent. Il faisait même démolir parfois par son sacristain les petits fourneaux de briques que le futur chimiste s’était ingénié à construire.

Aussi lorsque, sa passion grandissant de plus en plus et devenant consciente d’elle-même, Wurtz déclara qu’il voulait se vouer à la chimie, le sacristain de l’église Saint-Pierre-le-Jeune, familier de la maison et ne voyant rien au-dessus de la vocation pastorale, s’exclama-t-il : « Le père et moi, nous avions dit depuis longtemps que, de toute cette cuisine, il ne sortirait rien de bon ! »

M. Wurtz père partageait la répulsion de son subordonné pour la chimie : on comprend aisément qu’un père de famille craignît de voir son fils s’engager dans une carrière alors si nouvelle et si peu dessinée. Il s’opposa aux projets du sien et exigea qu’à défaut de la théologie il étudiât la médecine. C’était là une profession régulière, dans laquelle d’ailleurs on pensait qu’Adolphe pourrait avoir l’appui et les directions du docteur Schneiter, parent et ami de la famille, et praticien très aimé à Strasbourg.

Les études en médecine avaient cet avantage pour Wurtz, qu’il pouvait, en les poursuivant, se livrer à son goût dominant : il avait à suivre des cours de chimie, un laboratoire allait lui être ouvert.

Bientôt il devint, à la suite de concours, d’abord aide-préparateur (1835), puis préparateur en titre de chimie, de pharmacie et de physique. En 1839, un nouveau concours, dans lequel il soutint une thèse sur l’Histoire de la bile à l’état sain et à l’état pathologique, lui valut le titre de chef des travaux chimiques de la Faculté. Il en remplit les fonctions jusqu’à son départ de Strasbourg, sous la direction du professeur Cailliot, auquel, par un touchant retour, il eut le bonheur d’offrir l’hospitalité dans son laboratoire, après que le vénérable savant eut été chassé, par la conquête, de sa patrie d’adoption.

C’est là qu’il fit ses premières armes de chimiste, tout en poursuivant ses études médicales et en passant ses examens avec tant de régularité et de modestie que, dans sa famille, on n’était jamais prévenu que du résultat. Pour éviter à sa mère l’émotion de l’attente, Wurtz s’en allait à la Faculté portant sous le bras, en un paquet, l’habit noir de rigueur, et ne s’en revêtait que loin des yeux maternels.

Ses occupations sérieuses et son travail assidu ne l’empêchaient pas d’être d’une grande gaieté et d’apporter dans les amusements de la famille l’entrain qui faisait un des charmes de sa personnalité. Il avait une jolie voix et chantait volontiers : l’occasion ne lui en manquait pas dans une ville aussi musicienne que Strasbourg.

À son retour d’Allemagne, en 1845, il avait même consenti à prendre part à une représentation du Pfingstmontag, la charmante comédie alsacienne d’Arnold, donnée par une société d’amateurs. Il y remplit avec beaucoup de succès le rôle de Reinhold.

Beaucoup plus tard, à Paris, il assistait régulièrement aux concerts du Conservatoire, et souvent à ceux de « la Trompette », création originale de M. Lemoine. Il réunissait aussi dans son salon quelques amis également épris de musique, pour exécuter des chœurs.

Reçu docteur en médecine le 13 août 1843 avec une thèse intitulée : Essai sur l’albumine et la fibrine, qui lui valut une médaille d’honneur de la Faculté, il obtint de ses parents d’aller passer une année à Giessen, où Liebig avait ouvert le premier laboratoire d’enseignement. De là datent ses relations intimes avec M. A.-W. Hofmann, dont les beaux travaux ont plus d’une fois côtoyé les siens, sans que jamais une rivalité scientifique ait pu troubler leur amitié. Il s’y lia aussi avec Strecker, savant distingué dont la mort a interrompu trop tôt la carrière, et avec M. Hermann Kopp, auteur d’une Histoire de la chimie justement célèbre et professeur de physico-chimie à l’université d’Heidelberg.

Liebig l’avait fort bien accueilli et l’avait même chargé de traduire quelques-uns de ses mémoires en français. Ces traductions, envoyées à Paris pour être insérées dans les Annales de chimie et de physique, préparèrent à Wurtz des relations qu’il devait retrouver un peu plus tard, et la plus utile de toutes, celle de M. Dumas.

C’est au laboratoire de Liebig qu’il commença ses recherches sur l’acide hypophosphoreux.

Après son retour de Giessen, précédé d’un rapide voyage qu’il poussa jusqu’à Vienne, il quitta Strasbourg pour ne plus y revenir qu’en passant, et il arriva à Paris vers la fin de mai 1844. Il reçut le meilleur accueil des maîtres de la science, auxquels il se présentait avec la recommandation de Liebig et avec celle encore meilleure de travaux personnels déjà remarquables.

Il fut admis d’abord au laboratoire de Balard à la Faculté des sciences, mais n’y passa que peu de temps.

Il travaillait pourtant avec une ardeur telle qu’un jour, s’y étant attardé plus que de coutume, il trouva, lorsqu’il en sortit, la porte de la petite cour de ta Sorbonne fermée. Il eut beau appeler pour se faire ouvrir personne ne l’entendit. Peu désireux de passer la nuit entre ces vieux murs, il n’eut d’autre ressource que de ramasser de petites pierres et de les lancer dans les carreaux des fenêtres du premier étage. Cette manœuvre eut plein succès. Une fenêtre s’ouvrit ; une tête blanche apparut et lui dit : « Mon enfant, que demandez-vous ? » Et, sur les explications du prisonnier, Cousin lui fit ouvrir la porte et rendre la liberté.

Il entra bientôt au laboratoire particulier que M. Dumas avait installé rue Cuvier et où il recevait libéralement les jeunes savants dignes de travailler sous sa direction.

Piria et M. Stas venaient de le quitter pour rentrer en Italie et en Belgique.

Il s’y trouva avec MM. Cahours, Melsens, Lewy, Le Blanc, Bouis, qui ont tous fait honneur à leur maître, montrant ce que peut, pour le progrès de la science, l’initiative généreuse d’un seul homme.

En 1845, Wurtz fut nommé préparateur de M. Dumas à l’École de médecine ; en même temps, son maître lui procura un élève, devenu l’un de ses amis les plus fidèles, M. Eugène Caventou, aujourd’hui membre de l’Académie de médecine, qui a occupé une place et poursuivi des travaux de recherches au laboratoire de son ancien professeur, jusqu’au dernier jour. Son père, l’illustre auteur de la découverte de la quinine, sut bien vite comprendre le mérite du jeune savant ; il le reçut fréquemment chez lui avec sa franche cordialité et lui prêta l’appui de son influence dans diverses occasions.

Il remplit de 1845 à 1850 les fonctions de chef de travaux chimiques de deuxième et de troisième année à l’École centrale des arts et manufactures.

Il s’était présenté, mais en vain, pour obtenir la place de conservateur des collections de chimie à l’École polytechnique ; le conseil d’administration lui préféra M. E. de Saint-Evre.

En 1847, un concours pour l’agrégation de chimie à la Faculté de médecine ayant été ouvert, il s’y présenta et fut nommé agrégé à la suite d’épreuves brillantes, parmi lesqueles une leçon Sur les corps pyrogénés a laissé une vive impression dans l’esprit de ceux qui y ont assisté. C’est au même concours que furent nommés ses amis, MM. Regnauld et Robin, qui devinrent plus tard aussi ses collègues à la Faculté.

En sa qualité d’agrégé, il fut chargé, en 1849, de faire le cours de chimie organique à la place de M. Dumas, détourné du professorat par ses occupations politiques et administratives.

Il travaillait, alors dans un laboratoire obscur et incommode, situe à l’école pratique de la Faculté de médecine, dans les combles du musée Dupuytren. Lorsqu’il en prit possession, il le trouva dans un tel état que son premier soin fut d’aller avec son préparateur, M. A. Rigout, acheter un pot de couleur et des pinceaux et de peindre lui-même les murs noircis par la fumée et par la poussière ; il a toujours aimé, non seulement l’exactitude et le soin dans les recherches, mais une certaine élégance dans le travail, maintenue d’ailleurs dans des limites très restreintes par les nécessités budgétaires ; et il ne lui était pas indifférent de travailler dans un laboratoire clair, gai, bien tenu, comme devraient l’être toujours ces lieux, où le savant passe la plus grande partie de sa vie et parfois compromet sa santé.

On peut deviner combien l’installation du sien laissait à désirer, si l’on se reporte à ce qu’on faisait alors pour les meilleurs. Le fait suivant montrera mieux encore ce qui en était. Un jour, l’un de ses amis les plus chers, son compatriote M. Himly, le rencontre se promenant tranquillement, contre son habitude, de long en targe sur la place de l’École-de-Médecine. Cependant il avait l’air préoccupé, et à la question : « Que fais-tu là ? » il répondit « J’ai mis une expérience en train, et il y a beaucoup de chances pour que l’appareil saute. Je suis donc sorti, emportant la clef dans ma poche. Dans un moment j’irai voir ce qui s’est passé. » L’appareil avait tenu bon mais la précaution du jeune chimiste, qui pourtant ne péchait pas par excès de prudence, prouve qu’il ne disposait d’aucun des agencements, devenus habituels aujourd’hui, pour éviter le danger des explosions.

Il avait comme voisin, à l’École pratique, Favre, qui commençait alors ses importantes recherches thermo-chimiques et qu’il entendait dans une pièce voisine frapper à petits coups sur son calorimètre, pour vaincre l’inertie de l’instrument. Nicklès vint aussi parfois dans le laboratoire de Wurtz faire quelques expériences, pour lesquelles il y trouvait toujours bon accueil.


Désireux de se procurer des moyens de travail moins imparfaits, Wurtz s’associa en 1850 avec deux jeunes chimistes Ch. Dollfus et Verdeil, qui revenaient de Giessen, où ils s’étaient initiés à la chimie pratique sous la direction de Liebig, pour ouvrir un laboratoire, rue Garanciére. Les trois amis devaient y poursuivre leurs recherches particulières et recevoir quelques élèves. Ch. Dollfus apportait dans l’association les capitaux nécessaires ; Verdeil, une intelligence vive et un esprit d’entreprise que la prudence ne tempérait pas assez ; Wurtz, sa science et l’influence naissante que lui donnait son enseignement à la Faculté de médecine. Il était le véritable directeur scientifique de l’entreprise, et l’on peut dire que ce fut là l’origine de son laboratoire, qui a vu naître tant de beaux travaux et où sont venus se former un si grand nombre de savants français ou étrangers. Rue Garancière, nous trouvons M. Marcet, connu par des travaux de chimie biologique, membre de la Société royale de Londres ; M. E. Risler, qui poursuivait déjà les applications de la chimie à l’agriculture et qui est aujourd’hui directeur de l’Institut national agronomique ; M. Scheurer-Kestner, sénateur, aussi distingué comme savant que comme industriel ; M. Ad. Perrot qui suivit bientôt sont maître et devint plus tard son préparateur à la Faculté de médecine ; et plusieurs autres moins connus.

Quoique l’entreprise des trois chimistes répondit à un besoin évident, elle ne fut pas heureuse.

La maison dans laquelle ils s’étaient établis et où M. Robin, le savant professeur de l’École de médecine, avait aussi organisé un laboratoire d’histologie, fut vendue à l’imprimeur Plon. Les savants furent obligés de vider les lieux, et nos associés de vendre le matériel qu’ils avaient installé grands frais.


C’est vers cette époque que se placent les rotations fréquentes et amicale de Wurtz avec plusieurs hommes qui ont marqué dans les sciences ou dans les lettres. La plupart étaient membres de la Société philomatique, que l’on appelait alors l’antichambre de l’Institut. On était convenu de se réunir après dîner au café Procope pour se rendre à la Société, dont les séances se tenaient non loin de là, rue d’Anjou-Dauphine. Parfois il arrivait que, la conversation étant particulièrement intéressante, elle se prolongeait indéfiniment, et la Société se trouvait négligée ; mais la science n’y perdait rien, car les interlocuteurs étaient, avec Wurtz, Foucault, Verdet et Bréguet, MM. Himly, Regnauld, Robin, Serret.


L’Institut agronomique de Versailles ayant été créé en 1850, Wurtz y fut nommé professeur de chimie ; il eut comme chef des travaux chimiques son associé Verdeil, et comme préparateur M. A. Riche, aujourd’hui professeur à l’École supérieure de pharmacie. Il n’eut d’ailleurs pas longtemps à faire son cours, le nouvel Institut ayant été supprimé en 1852 par le prince président, qui n’aimait pas les créations du gouvernement républicain. Wurtz perdit sa place au moment même où il allait se marier, et l’agriculture dut attendre pendant vingt-cinq ans pour voir renaître cet établissement de haute science agricole, si nécessaire à son développement.


Wurtz reçut bientôt un ample dédommagement en devenant professeur à la Faculté de médecine (1853). Dumas avait renoncé à sa chaire ; Orfila, qui avait occupé celle de chimie minérale et de toxicologie, étant mort, les deux furent fondues en une seule et Wurtz chargé de la remplir. C’était une tâche difficile après deux prédécesseurs d’un si grand talent et d’une telle réputation. Elle ne fut pas au-dessus de ses forces, et pendant trente ans les élèves se pressèrent dans l’amphithéâtre de la Faculté, entraînés par la clarté et par l’éloquence du maître. Celui-ci ne craignait pas, pour un enseignement souvent qualifié d’accessoire, mais qui mériterait plutôt le nom de fondamental, d’exposer les vérités les plus élevées de la science, sachant les rendre accessibles à tous et attrayantes même pour ceux qui avaient hâte d’abandonner la théorie pour la pratique.

C’est là qu’il fallait le voir, maître de son sujet, sûr de son auditoire, marchant à grands pas de la table où se trouvaient préparées les expériences au tableau noir, trouvant chemin faisant des mots d’une éloquence familière et vivante, parlant avec enthousiasme des combinaisons chimiques, comme s’il s’était agi du salut des États ; étonnant parfois ceux qui ne le connaissaient pas et que cette exubérance inaccoutumée dans un cours de science troublait, mais qui revenaient aux leçons suivantes, captivés et charmés ; déroutant souvent ses préparateurs par l’imprévu de son exposition et de ses gestes, quoique ses leçons fussent toujours préparées à l’avance, et cela de plus en plus, à mesure que sa carrière de professeur avançait. Ce n’était pas un érudit venant exposer paisiblement le résultat de ses veilles ; c’était un savant communiquant à ses élèves la science qu’il avait vécue pour ainsi dire, dont il avait fait lui-même une partie, et qui s’était transformées sous ses yeux et par son travail. On sentait la chaleur de la lutte, non pas contre ses adversaires scientifiques, — jamais on n’en a vu trace dans son enseignement, — mais contre l’ignorance, l’obscurité. Et la lumière qui s’était faite pour cet esprit supérieur se communiquait limpide et chaude à ses auditeurs.


Ce n’était pas un auditoire seulement qu’il devait trouver à la Faculté de médecine, mais tout ce qu’il fallait pour créer une véritable école. Il y obtint un local qui, agrandi et arrangé par ses soins, suffit pendant des années à son activité et à celle des jeunes savants qu’il sut grouper autour de lui.

La principale salle de travail, dans laquelle se tenait Wurtz, entouré de ses élèves, avait été retranchée sur le petit amphithéâtre de la Faculté. Elle était très haute, voûtée, claire, et pouvait recevoir une douzaine de travailleurs, sans compter le maître, dont la place, située près d’une des grandes baies, n’était d’ailleurs guère plus large que les autres. Les balances, placées sur une tablette dans l’amphithéâtre même, n’étaient pas accessibles pendant la durée des cours. Plusieurs pièces accessoires étaient destinées d’abord aux grosses préparations, aux combustions et aux expériences encombrantes. Elles finirent par être aménagées de façon à recevoir en outre quelques-uns de ceux qui se pressaient à la porte du laboratoire.

Une petite cour jouait un rôle important, non seulement pour les opérations entraînant le dégagement de vapeurs ou de gaz nuisibles, mais pour celles que l’on faisait en vases scellés. Toute l’installation consistait en un coin dans lequel on plaçait sur les fourneaux des marmites d’huile, et dans celles-ci les tubes et les matras scellés. Quand un de ceux-ci venait à sauter, la marmite était généralement brisée, l’huile prenait feu et les tubes voisins étaient entraînés dans la catastrophe ; il ne faisait pas bon alors s’aventurer dans la cour, et même les habitants des maisons voisines vinrent se plaindre plus d’une fois de ces fusillades trop fréquentes.

Les places, peu nombreuses, comme on l’a vu, ne devenaient pas souvent vacantes. Un invincible attrait retenait tous ceux que les nécessités de leur carrière n’entraînaient pas au loin, et nous pourrions citer tel savant étranger[2] qui, venu à Paris pour passer six mois au laboratoire de M. Wurtz, le quitta au bout de six ans, non sans être obligé de se faire violence à lui-même.

Il est vrai que c’était un charme de travailler dans de pareilles conditions, en contact journalier avec le maître le plus accessible, le plus gai, le plus actif. Dés qu’il arrivait au laboratoire, c’était à qui lui parierait de ses recherches, le consulterait sur tel point embarrassant de pratique ou de théorie. Les réponses ne se faisaient pas attendre, et, tout en poursuivant ses propres expériences, le maître donnait son avis à chacun. Souvent, quand le cas était difficile, ou passait au tableau noir, et alors il écoutait les questions, les objections du plus humble de ses élèves, puis, prenant la parole à son tour, levait les difficultés et jetait la lumière à pleins mains. C’était une causerie ; l’élève pouvait croire qu’il y avait apporté quelque chose, puisque le maître voulait bien le dire et qu’il aimait ce cercle autour du tableau noir ; mais, à coup sûr, l’élève s’était enrichi d’idées et se remettait à l’œuvre avec un entrain nouveau, avec un enthousiasme plus grand pour la science.

parfois pourtant le maître arrivait préoccupé. Pas de réponse aux salutations qu’on lui adressait ! Pas de réponse aux questions ! On le voyait se parler à lui-même, en accompagnant cette conversation intérieure de gestes, comme il avait d’ailleurs l’habitude de faire en marchant dans la rue. Les élèves continuaient chacun leur travail ; après quelque temps, lui, semblent sortir comme d’un songe, répondait à la question qu’on avait presque oubliée et se retrouvait comme d’habitude à la disposition de tous.

S’il ne l’avait pas fait tout de suite, c’est qu’il était profondément absorbé par l’étude de quelque problème. Il avait en effet le don précieux de se dérober aux bruits extérieurs et de travailler dans n’importe quelles circonstances. C’est ce qui explique comment il a pu se contenter de la salle commune pour ses recherches, souvent si délicates, comment aussi il a réussi, dans une vie divisée entre tant d’occupations diverses, à produire une telle somme de travail. Il savait employer tes minutes perdues, qui forment unes grande partie de l’existence, au milieu d’un examen corriger ses épreuves ou écrire des lettres, pendant que ses collègues interrogeaient le candidat ; on le voyait même parfois traverser la cour de l’École de médecine en robe rouge et venir dans son laboratoire surveiller une opération ou s’asseoir à la lampe d’émailleur, dont il savait fort bien se servir, ainsi qu’en témoignent divers apparells qu’il a imaginés et dont tes premiers modèles sont sortis de ses mains.

Il passait avec la plus grande aisance d’une occupation à une autre ; là aussi il n’y avait pour lui aucune perte de temps. Il ne connaissait pas cette mise en train qui mange tant d’heures à ceux qui ont le travail moins facile et l’esprit moins bien équilibré. Il se reposait, semblait-il, d’un travail par un autre.

Toute cette activité scientifique ne pesait pas lourdement sur le budget de l’instruction publique. Wurtz n’avait pour suffire aux dépenses de son laboratoire qu la somme modeste qui lui était allouée pour ses frais de cours. Pourtant il ne s’agissait pas seulement des appareils à acheter et des produits à consommer. Le laboratoire lui avait été remis à peu près nu, et il fallut pourvoir à son installation, y amener le gaz, qui commençait seulement à être employé pour le chauffage des appareils, changer bien des aménagements intérieurs qui laissaient trop à désirer. Tout cela fut fait peu à peu à l’aide des rétributions payées par les élèves. Les démarches du maître pour obtenir une subvention plus élevée n’eurent aucun succès. Lorsqu’il fit valoir les services rendus, un des savants éminents dont l’influence était alors dominante lui répondit que « tout ce qu’on pouvait, c’était de fermer les yeux sur l’irrégularité de cette manière de faire. » C’est seulement beaucoup plus tard, quand il fut nommé doyen de la Faculté, qu’il réussit à obtenir un crédit un peu plus élevé, et d’abord un seul, puis deux préparateurs particuliers pour l’aider dans ses travaux.

En 1877, les travaux de reconstruction de la Faculté de médecine amenèrent la translation du laboratoire de son ancien local dans un autre aménage provisoirement dans les vieilles maisons faisant façade sur la rue des Écoles et sur la rue Hautefeuille.

A l’occasion de l’inauguration de ce nouveau local, les élevés de M. Wurtz lui offrirent un banquet, auquel assistèrent comme invités : M. du Mesnit, alors directeur de l’enseignement supérieur ; M. Bertin, sous-directeur de l’École normale supérieure, ami de Wurtz et qui malheureusement ne lui a pas survécu longtemps ; M. Ginain, architecte de l’École de médecine. On y rappela avec émotion les souvenirs de l’ancien laboratoire, en faisant des vœux pour qu’il sortit du nouveau autant de belles découvertes, autant d’élèves distingués.

En voyant la vigueur, l’activité du maître, son esprit toujours jeune et fécond, c’est à peine si ces vœux pouvaient paraître téméraires. Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/23 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/24 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/25 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/26 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/27 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/28 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/29 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/30 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/31 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/32 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/33 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/34 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/35 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/36 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/37 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/38 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/39 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/40 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/41 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/42 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/43 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/44 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/45 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/46 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/47 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/48 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/49 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/50 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/51 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/52 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/53 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/54 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/55 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/56 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/57 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/58 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/59 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/60 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/61 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/62 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/63 Page:Wurtz - La théorie atomique, 1886.djvu/64 domine que l'esprit humain sera toujours empressé d'aborder et de parcourir, il est ainsi fait et vous ne le changerez pas. C'est en vain que la science lui aura révélé la structure du monde et l'ordre de tous les phénomènes : il veut remonter plus haut, et, dans la conviction instinctive que tes choses n'ont pas en elles-mêmes leur raison d'être, leur support, leur origine, il est conduit a les subordonner à une cause première, unique, universelle, Dieu.

Ch. F.
  1. Il entre en septième en juillet 1826.
  2. A. Opponheim, auteur de travaux estimés sur divers sujets de chimie organique.