La Terre pendant l’épreuve - Le devoir paysan


La terre pendant l’épreuve

Le devoir paysan


La guerre actuelle est pour nos campagnes une épreuve extraordinaire, qui rend plus pressant notre devoir envers la terre. La question est grave, même capitale, et on ne lui avait peut-être pas accordé jusqu’ici toute l’attention qu’elle mérite : bien des gens n’ont découvert l’importance du ravitaillement intérieur que le jour où les difficultés de l’autre sont venues changer la couleur et le goût de leur pain quotidien. On entend bien que le devoir envers la terre est celui de tous ceux qui la travaillent à des titres divers, propriétaires, fermiers, métayers, domestiques, ouvriers, celui de tous ceux qui la possèdent sans la travailler, de bien d’autres encore, plus ou moins associés à son travail, et qui en ont indirectement la responsabilité. On les pourrait tous comprendre sous un seul et beau nom, celui de « paysans, » en donnant au vocable la plénitude de sa force et une éminente noblesse, celle de notre terre elle-même, forme et figure, fondement et substance de la patrie. Il y a donc un « devoir paysan. » Quel est-il, ce devoir, pendant la guerre ?

La question a été posée. Voici la réponse, qui sera courte et précise. Elle n’est pas de moi et, comme on va le voir, n’y perdra rien.

Un jour de l’été dernier, j’étais allé voir dans mon voisinage une jeune femme de trente ans, que la mort de son mari laissait veuve sur une petite métairie avec deux enfans en bas âge. Le pauvre garçon avait eu les deux jambes broyées au bois d’Avocourt, et, pendant les deux jours qu’il mit à mourir à l’ambulance, il prononça plusieurs fois mon nom, si bien que le médecin m’écrivit pour me raconter sa fin courageuse et m’envoyer la photographie de sa tombe dans le cimetière de Brocourt. Tombe de primitif, misérable et émouvante, marquée par un simple encadrement de pierres placées côte à côte, telles certaines sépultures de l’homme préhistorique. Je savais qu’un soldat du régiment, cousin éloigné de son camarade, était allé sur cette tombe, avec d’autres pierres dessiner une croix. Ainsi le laboureur gascon, couché dans la terre lorraine, aura reçu l’apaisement du rite funéraire, à caractère familial et religieux, que les morts, à travers les âges, n’ont cessé d’attendre de la piété de leurs parens. L’ébauche grossière de la croix était visible sur la photographie. Il me semblait que ces petites choses seraient douces au cœur de l’affligée. Je ne la trouvai point : elle était allée chercher du pain au village.

À mon retour, j’eus l’occasion de voir une de ses belles-sœurs.

— Que devient, lui dis-je, la pauvre Marie ?

— Monsieur, me répondit-elle, avec cette touchante résignation qui est le fond de l’âme paysanne, que voulez-vous qu’elle devienne ? Elle laboure toute la journée en pleurant.

Ces mots sonnèrent longtemps à mon oreille et reviennent souvent à mon esprit. C’est que, dans le simple geste, journalier, continu, de cette humble femme, il y a la réponse, toute la réponse, à la question posée.

À la nouvelle de son malheur, sa première pensée fut de quitter la métairie, le 8 septembre suivant, où les baux se renouvellent, avec sa part de récolte et un profit non négligeable sur le cheptel : il se trouva bien des gens pour le lui conseiller. Elle pourrait alors choisir entre deux partis : prendre un petit logement au village, « se mettre en chambre, » comme on dit ici, et avec ses enfans y vivre de l’allocation et de quelques menus travaux ; ou résolument se placer en condition. Honnête et courageuse, elle ne manquerait pas d’être recherchée, et de beaux gages grossiraient à vue d’œil son pécule, l’allocation devant suffire pour assurer la garde des enfans chez leur grand’mère.

Elle hésita longtemps, réfléchit beaucoup et finalement décida qu’elle ne partirait pas. Certes les motifs furent complexes et divers. Il y eut l’appui moral et matériel du maître, des avantages, des facilités, la commodité de la maison, les habitudes, l’indépendance, la peur du vague danger de l’inconnu, auquel est si sensible l’instinct de la mère quand « les petits » sont très jeunes. Mais d’autres forces jouèrent : quelque chose lui disait de rester, sans doute le foyer où il s’asseyait, le seuil de la porte où il l’avait embrassée en pleurant, les grandes vaches qu’il avait dressées, la jeune vigne qu’il avait plantée, mille autres objets où s’accrochait la tendresse de son cœur meurtri. Des voix lui parlaient, lointaines, confuses, pour lui montrer, dans le cadre de sa vie heureuse, de la vie vécue à deux, une continuité de douce protection.

Elle est donc restée « dans le train de la métairie, » avec ses deux petits qui, du matin au soir, s’accrochent à ses jupons. Allaire très simple, si l’on, veut, à solution banale, sur laquelle chacun peut dire son avis et, d’ailleurs, ne s’en prive guère, approuvée chez le boulanger, blâmée chez le forgeron ; affaire délicate et fine, si l’on descend aux mouvemens de l’âme profonde d’où la décision est sans doute partie. On la veut seulement voir ici, cette décision, par un autre côté, très représentatif, pour la belle et pleine signification qui s’en dégage.

Cette femme a fait, sans s’en douter, ce qu’en ce moment les Français de l’arrière peuvent faire de mieux à la campagne pour servir le pays, et qui est de maintenir. Rien ne vaut davantage pour le présent et pour l’avenir. Elle a maintenu deux choses dont la ruine serait une perte effrayante pour la fortune de la France et un dommage moral d’une portée incalculable.


I. — L’EFFORT DE CHAQUE JOUR

Il faut maintenir la culture de la terre. C’est la première et essentielle partie du devoir paysan. Il faut maintenir la moisson sur le champ, le troupeau dans l’étable, les grappes gonflées de jus sous le verdoyant feuillage des vignes. Ce sont les trois mamelles de la France, non les seules. Il y a bien d’autres cultures : fruitières, maraîchères, forestières, plus spéciales encore, se combinant de mille manières, parfois à caractère industriel, qui, par leur nombre et leur variété, font la richesse de la France, et aussi sa douceur, sa parure et sa gloire.

Il faut cultiver la terre qui nous nourrit et pourvoit à tant de nos besoins. L’idéal serait qu’en ce moment elle nous pût suffire. Nous sommes loin de compte. Dernièrement, de la pointe de Ville-ès-Martin, qui domine la passe de la Loire, devant le port de Saint-Nazaire, je suivais le mouvement des navires, à l’entrée et à la sortie, les uns remontant lourdement, enfoncés jusqu’aux hublots, sous le poids des grains qui remplissaient leurs flancs, les autres glissant, légers, rapides, la coque presque tout entière hors de l’eau. Le spectacle, dans sa précise signification, ne laissait pas d’être impressionnant. C’est la schématique image de notre déficit : seule l’énergie de notre effort agricole peut l’atténuer ou tout au moins empêcher qu’il ne s’aggrave.

Certes, les difficultés sont grandes. Les hommes sont partis, tous les hommes aux bras robustes, qui chaque jour se mesuraient avec la terre et, dans un rude corps à corps, la forçaient à livrer ses trésors. Ce sont eux qui, là-bas, aidés de leurs frères d’armes, ont creusé ce long fossé, qui de la mer du Nord aux Alpes arrête le Barbare, et d’où chaque jour ils s’élancent pour le repousser. Ils ne savent pas tous la valeur infinie de ce qu’ils défendent, le Droit, la Justice, la Liberté et la Spiritualité humaines, la vraie civilisation, le vrai Dieu. Mais tous ont conscience de défendre la terre qu’ils aiment. Ne faut-il pas que de notre côté nous défendions cette même terre de la friche, de l’horrible friche, afin qu’elle accueille leur retour avec un beau sourire de joie et de fécondité ?

Le départ des hommes n’a laissé que des vieillards, des femmes, des enfans, des insuffisans de santé. La terre est restée en détresse. Cette détresse varie selon les régions, les cultures, le mode de travail. On la devine moindre où la forêt et la prairie dominent qu’ailleurs où c’est le labour. D’une façon générale, la grande et la petite propriété doivent être moins embarrassées que la moyenne : dans la première, une organisation bien calculée, des méthodes scientifiques, un outillage riche et varié réduisent de beaucoup la proportion de main-d’œuvre nécessaire à chaque hectare cultivé ; dans l’autre, il y a presque toujours une surabondance de bras qui se porte sur les terres voisines sous forme de journées.

On peut dire encore que les départemens à belle natalité souffrent moins que les autres. La famille agricole nombreuse, malgré le lourd et sanglant tribut qu’elle paye à la guerre, se défend bien sur les sillons dans ces jours d’épreuve. D’abord il y a l’abondance des jeunes, la marmaille, que le service militaire ne touchera pas : utilisée, dès l’âge de sept ans, pour la garde des animaux, elle rend, vers celui de douze, les plus grands services, quand le petit pâtre est devenu laboureur. On y voit aussi les oncles et les tantes, vieux garçons et vieilles filles, laissés pour compte par le mariage, personnages modestes et effacés, en temps ordinaire, mais que la disparition du père met en beau relief. Que de fois dans le passé, la maison étant décapitée par une épidémie « de mauvaise fièvre » ou de variole, les avons-nous vus sauver la famille du naufrage en maintenant les enfans groupés autour du foyer ! Nul doute qu’aujourd’hui, dans plus d’une ferme de Bretagne ou de Vendée, le même phénomène familial ne se produise.

Du reste, quelle que soit la contrée, les difficultés varient selon l’importance du personnel qui reste à la maison et surtout sa qualité. En règle générale, une situation normale, tout à fait bonne, est exceptionnelle ; on se tient pour satisfait quand elle est passable ; elle est souvent pénible, parfois mauvaise et même désolée.


Cependant la défaite, qu’on pouvait craindre, n’est pas venue. La lutte a été résolument engagée et se continue chaque jour avec de beaux avantages. Il a fallu pour cela deux choses : du courage et de l’ingéniosité.

Le courage n’a pas manqué. L’exemple est peut-être venu des femmes qui ont pris les devans. Tout le monde a suivi. La formule est très simple : chacun fait tout ce qu’il peut et même bien davantage. On voit à ce régime de travail les vieillards malgré leur usure, les enfans malgré leur tendreté, les femmes malgré la faiblesse et les misères de leur sexe, les autres malgré la maladie et l’infirmité. L’élan initial fut admirable : le rare et le beau c’est que, en dépit de la fatigue et de la durée, il se maintient. Au fond tout cela fait partie du grand phénomène de conscience collective, qui constitue notre effort national, l’horreur instinctive de la mort, la volonté de vivre.

L’ingéniosité n’a pas été moindre. On a modifié les assolemens, diminué les plantes sarclées, simplifié les procédés. Les machines ont été largement mises à contribution : on a multiplié celles qui étaient déjà employées, faucheuses, faneuses, lieuses. La lieuse a rendu d’incomparables services. La vieille charrue, presque seule en usage ici, est peu à peu remplacée par la brabant, qui laboure toute seule, c’est-à-dire sans l’appui de la main sur le mancheron. Les femmes ont du goût pour cette dernière avec qui la faiblesse et l’inexpérience de leurs bras ne comptent guère. On recherche les herses perfectionnées, les cultivateurs de tous modèles, les charrues vigneronnes qui, tout en labourant l’interligne, abattent le « cavaillon. »

Telle sole pour le blé qui se préparait par quatre labours n’en recevra plus qu’un, suivi du travail des cultivateurs et des herses, chargés de maintenir le guéret propre et meuble. Dans les battaisons, les hommes valides et adroits ont été réservés pour établir la meule de paille, où il faut du soin et de l’habileté : tout le reste a été fait par les femmes et les enfans. Le grain était recueilli dans des sacs qu’on ne remplissait qu’à moitié. Les femmes sont montées sur les gerbières et les batteurs. J’en voyais six, cet été, qui du matin au soir jetèrent des gerbes au rythme pressé du moteur, et l’agilité de leurs silhouettes m’aurait paru presque amusante si trois d’entre elles, hélas ! n’eussent été tout de noir habillées.

D’être ingénieux ne suffirait pas si l’on n’y joignait de la patience, de l’adresse, de la fermeté, beaucoup de doigté pour tirer parti d’une main-d’œuvre de fortune qu’on est bien obligé d’employer : domestiques dont personne ne voulait, journaliers vieux et ivrognes, ouvriers de passage et laboureurs fort imprécis, étrangers surtout, ici tous Espagnols.

L’appoint espagnol a été fort précieux. Il aurait pu l’être bien davantage si depuis longtemps on avait envisagé l’immigration espagnole en Gascogne avec l’ampleur et l’esprit que mérite cette grave question. Il y a dans chacun de nos bourgs une petite colonie espagnole, établie depuis longtemps, sans cesse entretenue par l’apport d’élémens nouveaux qui remplacent ceux que la population autochtone incorpore. Les fluctuations de ce mouvement ont suivi les événemens politiques et économiques qui se sont produits des deux côtés des Pyrénées au cours du siècle dernier. Nul doute qu’au lendemain de la guerre un appel très puissant ne soit déterminé par le vide immense et douloureux qui se fait chez nous. L’ouvrier espagnol a des défauts et beaucoup de qualités : il ne redoute pas les besognes grossières et pénibles, il s’adapte à notre climat, à nos habitudes ; il se fixe volontiers sur le sol et facilement sa race se fond dans la nôtre. Sur les listes électorales les noms d’origine espagnole sont nombreux. Dans un domaine de sept métairies il y a six familles espagnoles. Mon voisin, le sergent C…, a reçu la médaille militaire, sans être blessé, pour sa belle conduite à la Marne : il y a trente ans, son père et sa mère passaient les Pyrénées pieds nus, aujourd’hui propriétaires d’une maison avec cinq hectares autour. Ces colonies auraient pu devenir des foyers d’attraction et de sympathie aux jours difficiles. Les avons-nous toujours traitées comme il convenait, avec un sens vif et pratique des réalités ? Il n’y a pas longtemps que la plupart des bureaux de bienfaisance refusaient d’inscrire sur leurs listes les vieux ouvriers espagnols, et pas un bourgeois, dont sans eux la vigne ne serait ni plantée ni travaillée, ne sait parler leur langue. L’Espagnol, toujours fier, même sous les haillons, est sensible à l’hommage qu’on lui rend quand on parle sa langue, et vraiment, à qui sait le français, le patois, voire un peu de latin, parler espagnol serait chose facile.

En somme, étrangère ou française, cette main-d’œuvre d’occasion se montre très inégale, incertaine, mobile, parfois mauvaise et mal intentionnée : si le chef de chantier est une femme, la difficulté n’en est que plus délicate et plus pénible.


Mais d’autres auxiliaires se sont présentés d’une valeur infiniment meilleure. La terre a eu ses volontaires. Les ouvriers de métier, comme on les appelle au village, maçons, charpentiers, menuisiers, forgerons, tonneliers, ont trouvé des heures et des journées pour répondre aux appels qui leur étaient adressés. Plus d’un reprenait avec plaisir le travail que dans son enfance il avait pratiqué. Un maître maçon, avec sa petite équipe d’ouvriers espagnols, suivi du serrurier et du charpentier, s’est porté partout où le travail restait en souffrance. Et, comme on félicitait ces braves gens, ils répondirent simplement : « Nous sommes à la tête de la compagnie des pompiers, les premiers au danger quand le tocsin sonne. Le danger n’est-il pas partout où le champ menace de nous refuser le pain qu’il nous donnait ? »

D’autres citations à l’ordre du jour de la terre méritent d’être faites. Un curé, chaque dimanche de l’été dernier, disait du haut de la chaire : « Je prie les familles embarrassées de venir s’inscrire à la sacristie. J’offre mes bras de sept heures du matin à midi et de deux heures à la nuit. » Et chaque jour, il partait, sans accepter, quoique très pauvre, aucune rétribution, même celle de la nourriture. Un autre, dont le bien paternel est sur la limite de sa paroisse, est allé trouver ses neveux, enfans désemparés par le départ de leur père. « Dès aujourd’hui, leur a-t-il dit, je prends ici la place de votre père, qui était avant celle du mien. Du lundi matin au samedi soir, je dirigerai l’étable où nous maintiendrons le troupeau, et les guérets ou nous jetterons la semence accoutumée. » Un instituteur, pendant les vacances, a suivi la batteuse dans toute la commune ; un autre a sulfaté les vignes de ses voisins qui, sans lui, perdaient leur récolte.

D’ailleurs, la vieille entr’aide paysanne, qui remonte aux longs jours sombres d’autrefois, aux temps « de grande pitié, » a joué sous bien des formes, parfois les plus touchantes. La solidarité n’est pas une conquête moderne de notre raison, mais une donnée première de l’instinct de vie, et sur ce point il y aurait beaucoup à dire : les malheurs publics la mettent en branle en provoquant l’élan fraternel qui les adoucit. Une paysanne, ne sachant ni ne pouvant labourer, a fait les lessives de ses voisines qui tiennent sa terre en ordre. Dans une commune, aux semences dernières, — c’est le maire qui parle, — toute femme seule, restée en retard, a vu des équipes volontaires de voisins arriver sur son champ avec les attelages. Ceux-là seuls n’ont pas trouvé d’appui qui se sont eux-mêmes abandonnés.

La bourgeoisie rurale s’est montrée à la hauteur des circonstances. Pour maintenir sur le domaine le cadre ancien du travail, elle accepte ou s’impose discrètement des sacrifices fort durs, surtout dans les pays où, par suite de la crise de main-d’œuvre, les fortunes terriennes avaient vu, peu à peu, leurs réserves s’épuiser. Nombreux sont les bourgeois qui courageusement ont retroussé leurs manches et se sont mis à la besogne. Le paysage en reçoit de l’imprévu : un libraire laboure ses pruniers et un conseiller à la cour sa vigne. Sans doute, ces dévouemens ne sont pas désintéressés ; mais l’impérieuse nécessité qui les commande n’abolit pas le mérite de travaux fort pénibles à ceux qui n’en ont pas l’habitude. Plus d’un d’ailleurs aura senti la noblesse de sa sueur sur des champs où celle de ses pères a préparé sa bourgeoisie. Quelques blasons se terniraient légèrement par l’inculture d’un domaine dont on porte le nom.

Les bourgeoises ont suivi leurs maris. La plupart sont devant le fourneau de la cuisine à la place de la servante envoyée au travail du dehors. Elles redoublent d’ardeur dans les soins de la basse-cour. On en cite, dont les doigts passaient de la broderie au piano, qui ont conduit les brabans, fauché les foins et moissonné les blés. Qu’il y ait de la gaucherie, de l’inexpérience, de l’insuffisance dans tout cela, j’en demeure d’accord. Quelque vieux paysan aura souri, mais d’un sourire vite tombé ; le temps est passé de certains sourires, et chacun a sa part de pensers plus sévères. Si modeste soit-il, le résultat du geste est précieux, et puis il y a le rayonnement de l’exemple qui soutient, confirme, éclaire et exalte la pensée commune de l’effort.


La volonté collective de l’effort est profonde et ardente, encore que certaines idées, qui se montrent et flottent dans l’air, sembleraient pouvoir l’atteindre et la décourager.

Par exemple, les lourds sacrifices que nous consentons sont-ils justifiés pour maintenir une organisation de travail, qui peut-être ne pourra survivre ? Les cadres anciens résisteront-ils à l’effroyable crise de main-d’œuvre dont la terre va souffrir ? Tout cela ne sera-t-il pas emporté dans le renouvellement de tant de choses ? On attend beaucoup d’un machinisme puissant et la motoculture occupe les esprits. Des expériences furent faites, le printemps dernier, solennellement annoncées, auxquelles j’assistais, curieux de surprendre sur le vif l’émoi des paysans. De dix lieues à la ronde, ils étaient accourus, femmes, enfans, vieillards. Devant la machine, qui, sans les bras de l’homme et les jarrets de l’animal, traversait la route, descendait dans le fossé, remontait sur le champ et hardiment l’attaquait de ses trois socs profonds, les yeux restaient émerveillés et les cœurs ravis. Il y avait dans l’air comme une allégresse des temps nouveaux, où l’on sentait de grands espoirs et de vastes pensées.

Les sillons devraient s’allonger et le domaine s’étendre pour permettre le libre jeu d’un pareil engin. Les capitaux se tourneraient-ils vers la terre pour reconstituer la grande propriété et verrait-on de nouveau les bandes noires, chères à Paul-Louis Courier, refaire ce qu’elles ont autrefois défait, aujourd’hui comme alors pour le bonheur de tous ? Les petits biens familiaux devraient-ils se joindre les uns aux autres, sous une forme plus ou moins syndicaliste ? La mise en commun se ferait-elle d’une façon plus générale, plus hardie, plus décisive, sous le contrôle de la commune ou de l’Etat ?… Chacun mettait dans l’image la marque de son âme individuelle, c’est-à-dire de ses origines, de ses tendances, de ses idées. Mais, salué par les uns, redouté par les autres, ce rêve reste trop vague et lointain pour descendre jusqu’à la volonté, l’assaillir, l’étreindre, la paralyser. Il n’a pas fait fermer une seule métairie. Cette pénible extrémité s’est toujours imposée par la force immédiate et concrète de dures contingences.

Une autre idée, plus précise, n’est-elle pas plus dangereuse ? Parfois une femme, dans l’accablement de la fatigue, s’est assise sur le bord du chemin, et, interpellant sa voisine qui passait, pliant sous le même fardeau, lui aura dit : « Nous sommes pires que des bêtes de somme. Pourquoi travaillons-nous ainsi ? Cessons de travailler. La famine viendra et du coup la guerre sera terminée. » Paroles troubles, pénibles, où l’on sent l’âme navrée et à bout, prête à la révolte. Les uns s’en inquiètent, les autres s’en indignent et y voient même l’inspiration de l’ennemi. Certes les Allemands sont capables de tout en propagande comme en espionnage. Mais pourquoi chercher si loin une explication que l’on a sous la main ? Nous sommes devant un fait très simple, un phénomène purement psychologique, qu’on pourrait appeler le phénomène du cauchemar.

Vous souvenez-vous d’un de ces rêves, où tout d’un coup vous vous trouvez menacé par un effrayant danger de mort ? Vous voulez fuir et vous ne pouvez pas. Vous appelez au secours et personne ne répond. Vous êtes perdu… lorsque soudain surgit dans votre esprit une idée étrange, bizarre, de salut…-Vous restez anxieux, haletant entre la crainte et l’espoir, jusqu’à ce que le réveil, amené par la violence de l’émotion, dissipe tous ces fantômes. La guerre actuelle, par sa durée et son horreur, n’est-elle pas un lourd cauchemar ? Faut-il s’étonner qu’à la campagne, dans la solitude nocturne des heures endeuillées, l’idée de sa fin se présente sous les formes les plus inattendues, la mort de Guillaume, une peste en Allemagne, un déluge chassant tout le monde des tranchées, un prodige qui ferait tomber les armes de toutes les mains, la grève universelle, la famine, etc. ? Telle est la valeur du phénomène. Il est trop individuel, trop passager, trop intime pour gagner la conscience collective, y prendre figure et consistance. Le cauchemar est chassé chaque matin par la prise puissante du travail quotidien, véritable courroie sans fin qui, comme un tapis roulant, nous entraîne, réflexe souverain, automatisme toujours déclenché.

On pense bien que nous ne méconnaissons pas l’importance du langage. Il précise et objective la pensée. Exactement il la cristallise. Tant que les cristaux sont petits, isolés, fondent à mesure, ils sont inoffensifs. Mais viennent à souffler les vents froids de la tempête, on les voit s’unir, s’amasser et se conglomérer en blocs redoutables.

L’effort agricole se soutient d’ailleurs pour d’autres raisons, très solides, et d’ordre tout différent. Si on néglige la psychologie, on se trompe ; si l’on y met trop de finesse, on risque de se tromper davantage. L’âme paysanne adore les nourritures substantielles, et pour elle le plus puissant des toniques est le prix très élevé des produits du sol. Sauf le blé, très insuffisamment taxé, tout se vend fort cher : avoine, maïs, vin, animaux de boucherie, légumes, fruits, volailles, lait, beurre, œufs. Les petits cochons roses, que Taine trouvait si jolis dans son voyage aux Pyrénées, « sont au poids de l’or, » si l’image n’était pas un anachronisme. Un de mes voisins a « fait » trois cents francs sur quatre pruniers reine-Claude et un autre deux mille cinq cents francs de melons sur un champ de trente ares. Voici une vigne, toute en chasselas, qui n’est pas grande, un peu plus d’un hectare : une jeune femme, aidée de son vieux père, l’a si bien défendue contre les maladies cryptogamiques, sulfatant et soufrant jusqu’à dix fois, que la récolte, vendue vingt sous le kilo, a donné dix mille francs.

Chez ceux qui travaillent et produisent, l’argent afflue et d’ailleurs facilement s’en retourne. Au règlement des honoraires, moment délicat, où tout se passe en nuances, les médecins peuvent noter quelques petits symptômes. Plus de porte-monnaie à fermoirs rouillés, durs, grinçans ; plus de ces bourses, à deux anneaux, en forme de verveux, béans pour l’entrée et non pour la sortie ; plus de nœuds au coin du mouchoir, redoublés, contournés sur la pièce d’or accotée de pièces blanches, si serrés que les doigts n’en finissent pas de les défaire, mais d’élégans portefeuilles, qui s’ouvrent comme des livres, d’où les petits billets bleus s’échappent, s’envolent, légers, charmans. On a savouré longtemps la joie âpre et orgueilleuse de l’argent thésaurisé ; on goûte maintenant la douceur de celui que l’on dépense, douceur des étoffes moelleuses et jolies, que l’on sent sur ses épaules, des ustensiles et meubles commodes, des nourritures confortables, même succulentes ! Tout cela va d’un beau train. Vogue la galère, les œufs sont si chers ! Et ceci, visible effroi pour les uns, est joie, triomphe de l’autre côté. Si vous saviez de quel ton on en parle, et j’adoucis la verdeur du langage en empruntant celui de Cyrano : « Faut pas coudre le derrière des poules, qui, lâchant leur œuf, vous envoient cinq sous dans la poche ! »


Il reste que l’effort agricole est très grand et d’une vraie beauté. On le juge mal quand on le voit de trop près, au milieu de difficultés personnelles. Trop fragmentaire, l’observation manque aussi d’objectivité. Il faut le considérer dans son ensemble, avec un peu de recul, ce qui n’empêche pas de voir les ombres du tableau.

Il y en a. Bien des sillons ont été raccourcis, bien d’autres abandonnés, laissant s’étendre sur les terres les plus fertiles la tristesse des taches d’inculture. Le mal était inévitable : il devrait être moindre. D’abord certaines bonnes intentions très évidentes n’ont pas donné tout ce qu’on avait le droit d’en attendre. On a manqué de plan général, de méthode, peut-être du véritable esprit d’autorité. Ainsi, par exemple, pendant que nos paysans prisonniers signalent « qu’ils travaillent à la ferme, » où bien d’autres, sans être paysans, les ont suivis, la métairie française ne jouit pas de la réciprocité. Il fallait, à la saison des travaux, établir, au besoin imposer dans toutes les communes agricoles importantes un poste de prisonniers, qui chaque jour, selon les besoins, auraient été distribués. Nous savons les difficultés de la chose, sans compter que nos populations, au moins au début, montraient les plus vives répugnances : il valait la peine de résoudre les unes et de vaincre les autres. La battaison a été très lourde pour nos champs, et aurait pu ne pas l’être, si chaque machine à grand travail avait été munie d’une équipe de vingt Allemands, au lieu que par l’ancien système des journées prêtées et rendues, le personnel étant déjà très réduit, les charrues ont chômé pendant plusieurs semaines. Or les labours de juillet et d’août sont les meilleurs, d’où sort l’abondance du grain. Nos anciens le disaient et les faisaient avec soin, sans savoir comme nous que les microbes nitrificateurs ont besoin de ces labours pour accomplir leur merveilleux travail. Faute d’avoir pris ces mesures si nécessaires, le rendement de la récolte a été notablement diminué.

C’est que la terre a besoin de jouer serré pour traverser l’épreuve. Qu’il y ait eu des découragemens injustifiés, des paresses coupables, des lâchetés, des veuleries, il n’en faut pas douter. Les exigences injustes, abus, combinaisons louches, actes répréhensibles ne sont peut-être pas non plus très rares, sur quoi avocats et magistrats, qui d’ailleurs ne plaident ni ne jugent, en savent plus long que nous par les doléances qu’on leur porte ; et plus d’un ne se plaint pas qui pourrait justement le faire. Tout le monde a pu voir des attitudes mauvaises et entendre des paroles fâcheuses. De celles-ci l’abondance est grande. Mais, comme les poilus au front rouspètent en gagnant la bataille, ici l’on fait de même en travaillant. La protestation verbale est un peu partout, soupape par où se relâchent les tensions intérieures, trop fortes.

La protestation varie de force, de forme, de ton selon les milieux, la région, la race et, si l’on veut, l’accent. On devine bien que, dans les pays où il est échauffé par le soleil, nous ne sommes pas en retard. Parler facilement conduit à parler beaucoup. Le trop arrive vite. De là quelques malheurs, d’abord celui d’inspirer des doutes à l’auditeur, qui se méfie de l’abondance. Et puis — chose plus grave — vous êtes jugé sur des paroles qui généralement vous amplifient dans le mal comme dans le bien. Or, il arrive que, quand nous disons trop de bien de nous, on ne nous croit pas ; mais on nous fait crédit dans le cas contraire. Ainsi naissent des légendes, qui s’attachent à vous, au moindre fléchissement vous accablent, parfois sur une apparence vous condamnent. Rien de tenace comme une légende et le plus beau mérite du monde, ne vous en défend pas. J’ai un ami, qui sait une histoire de chasse extraordinaire et très vraie, où l’on voit cinq loups tués d’un seul coup de fusil : il ne la raconte jamais à cause de son accent.

Il eut peut-être à souffrir du sien, ce soldat d’épopée dont on a publié l’histoire : engagé volontaire, août 1914, à soixante-six ans ; fait prisonnier à Charleroi, s’évade ; percé de six blessures à la Marne, est encore blessé sur le Vardar ; accourt à Verdun où il a les deux cuisses traversées ; trois mois après, non guéri, mais debout sur la Somme et dans les attaques ôtant son casque afin de donner à ses soldats sa tête blanche pour guidon ; tué en plein combat et enterré dans la tranchée conquise qui maintenant porte son nom ; — et, avant ce bouquet final, à dix-neuf ans débute à Mélana, charge à Sedan avec la brigade Margueritte, blessé ; fait prisonnier, s’échappe, se bat sur la Loire, et depuis dans l’extrême Sud Oranais, en Tunisie, au Gabon, à la Côte d’Ivoire, au Soudan, au Maroc, au Transvaal, partout où il y a des coups à donner et à recevoir ; — campagnes, citations, blessures et faits d’armes, verve pétillante comme le clairet de nos coteaux, entrain, esprit, panache à faire guigner Flambeau lui-même ; — le capitaine Dumas, Arthur-Isidore, dit de Rauly, que j’avais vu quelques mois avant la guerre, les yeux fixés sur son épée, attendant l’heure, dans son château de Gramont, non loin de celui du capitaine Charles de Batz-Castelmore, dit d’Artagnan, tous deux cousins par le juron et l’ivresse des combats ; mais voici que l’histoire dépasse le roman.

Il faut d’ailleurs s’entendre sur la valeur du langage à certaines heures comme symptôme de l’âme et nous y gagnerons de devenir indulgens pour celui des paysans. Par exemple, ce n’est pas au langage que se mesure l’héroïsme. Celui-ci, si voisin de la sainteté par une commune démarche de l’âme, s’en distingue par ce point essentiel qu’il est intermittent, au lieu que l’autre est un état continu, à peine traversé de discrètes langueurs. Nous avons des momens d’héroïsme, entre lesquels s’insèrent d’autres momens, où l’âme détendue se relâche jusqu’à paraître guenille par l’attitude et les paroles. Un jeune soldat, légèrement blessé, reçoit à l’hôpital la médaille militaire, la croix de guerre et la médaille du Monténégro avec la citation suivante à l’ordre de l’armée : « Vaillant soldat, toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses. Le 25 mai 1916, dans une attaque ennemie, a, sous les yeux de son officier, abattu douze Allemands et démonté une mitrailleuse après avoir tué le servant et l’officier. » Notre hôpital fêta cette citation comme il en a l’habitude. Le soir, le héros faisait à son infirmière-major des confidences qui montraient un homme sorti de son armure avec une véritable horreur de la bataille, ne pensant plus qu’à sa montagne et son troupeau, doux berger de Virgile, lui naguère si rude combattant dans les trous d’obus de Douaumont. Au front où il repart, l’héroïsme l’aura vite repris. À la campagne aussi, comme ailleurs, on agit souvent beaucoup mieux qu’on ne parle.


Dans cet immense effort, les femmes tiennent le premier rang avec honneur et un entrain qui est beauté. Il faut leur rendre justice et hommage. Sur quinze maisons qui se défendent énergiquement, dix le doivent à la vaillance des femmes. Ce n’est pas que les hommes d’âge ne travaillent beaucoup, d’ailleurs conseillers sages, dont les avis sont recherchés, mais l’apaisement des années, sous la tristesse de certains jours, les incline parfois à l’indifférence. Les femmes, plus jeunes, avec le souci du lendemain et surtout des enfans, le mordant de leur sexe, une sorte de diable au corps, ont beaucoup plus d’énergie. Certains observateurs superficiels parlent trop légèrement d’elles. On fait état de défaillances et de déchéances, qui n’avaient pas attendu la guerre, les unes pour se produire, les autres pour s’annoncer. Et si la guerre en peut réclamer sa part, faut-il s’en étonner ? La réalité profonde de la guerre est avant tout désordre et anarchie. Faut-il s’étonner que les mœurs s’en ressentent ? De tout temps, les historiens ont noté la répercussion. Il y a certainement moins de mal à la campagne qu’à la ville. Peut-être d’ailleurs que, quand on pourra porter sur les événemens actuels un jugement d’ensemble, et considérer l’ascension de l’âme française, du point de départ au point d’arrivée, le temps présent soutiendra glorieusement la comparaison avec le passé.

L’effort des paysannes depuis le début de la guerre est très méritoire, même sans faire intervenir les conditions morales au milieu desquelles il se poursuit : le champ si vaste, les bras si débiles, le travail si dur, l’anxiété des lettres attendues, trop souvent le deuil. Peu ou prou, ces conditions sont celles de tout le monde. D’autres circonstances s’ajoutent ici, spéciales et aggravantes. Sans doute, en temps ordinaire la femme travaille la terre avec son mari, mais celui-ci garde pour son compte la part la plus difficile, la plus pénible, la plus dangereuse. Voilà que des deux associés la femme reste seule, supportant tout le poids du travail, qui par cela même devient pour elle franchement mauvais. Celui de l’usine, malgré les apparences, est meilleur.

On ne compare pas ici la salubrité générale dans les deux cas, où l’avantage reste à l’air pur des champs, mais la technique même du travail. À l’usine tout est calculé pour produire le maximum d’effet avec le minimum d’effort, et on tient compte des forces de la femme, même de sa physiologie. Une surveillance est exercée, qu’au besoin le médecin éclaire. Loin comme près de la machine, le travail se déroule en une succession d’actes, toujours les mêmes, sans flottemens, sans arrêts, reprises et à-coups. De ces actes, quelques-uns peuvent être pénibles, mais, comme ils se répètent sans cesse, toujours les mêmes, une certaine adaptation du corps s’y fait, qui diminue la peine…

Rien de pareil à la métairie. Dans la journée agricole, à côté des tâches légères, même charmantes, combien d’autres où la violence de l’effort est nécessaire et la surprise des brutales secousses inévitable ! Voyez la paysanne accrochée à la charrue sur ce guéret, aux mottes grosses et dures, où chaque pas lui fait perdre l’équilibre. Voyez-la tressautant sur la selle étroite de la faucheuse, ou d’une main saisissant par la corne une vache qui fuit pour la soumettre au joug qu’elle tient de l’autre, ou suspendue aux ridelles de la charrette pour arrêter le chargement qui penche à la traversée d’un ruisseau. Notez que cette femme est passée par les épreuves de la maternité : si légère que soit la noble meurtrissure, elle est un ébranlement des organes qui redoutent avant tout la violence et la brusquerie des secousses. Le soir venu, la fatigue est douloureuse. Le médecin en reçoit la confidence, qui lui permet de faire une remarque intéressante. Quand il a soigné, conseillé, consolé, s’il ajoute quelques félicitations sur la beauté de l’effort et le profit des résultats, aussitôt l’attitude se redresse et le visage superbement s’éclaire.


La paysanne a le droit d’être fière. D’ailleurs l’admiration ne lui est pas marchandée. Quelques-uns trouvent même qu’on l’exagère et en donnent d’assez pauvres raisons. Un article récent sur le féminisme, écrit par une femme, se montre sévère pour les paysannes, qui labourent en maugréant et du même coup emplissent leurs greniers. Il semble pourtant que les plaintes, arrachées par la douleur du corps, méritent quelque indulgence… surtout féminine, et le blé des greniers profite à tout le monde, force précieuse qui travaille à la victoire. N’oublions pas qu’il s’agit des femmes sans culture : ceux qui ont le privilège d’en avoir se doivent montrer moins sensibles à la croûte extérieure et grossière des choses qu’à leur valeur et vérité profondes.

Un autre reproche plus fin est quelquefois entendu. « Oui, les paysannes travaillent beaucoup et durement, mais sans sortir de leurs maisons, de leurs habitudes, de leurs tâches coutumières, tandis que tant d’autres femmes ont tout quitté pour l’œuvre de guerre, qui leur a imposé des besognes inattendues. » Rien de plus beau que l’œuvre de guerre de la femme française, où les filles des plus hautes aristocraties — science, naissance, fortune — se rencontrent et communient dans un admirable effort avec leurs sœurs les plus humbles, ouvrières et paysannes. On y voit bien des doigts délicats se dévouer à des travaux grossiers qu’ils ne connaissaient pas. Il est vrai. Mais entendons bien que la nouveauté d’un travail n’augmente pas forcément le mérite de celui qui le fait.

Les trois sociétés de la Croix-Rouge ont couvert le pays de leurs hôpitaux, foyers lumineux de tendresse humaine, qui nous reposent de l’horreur de la guerre, et pu le cœur de la femme fait des prodiges pour calmer et éteindre la souffrance de nos soldats. Les infirmières s’y partagent naturellement en deux groupes, celui des salles, chargé de tous les soins directs donnés aux blessés, celui des services accessoires, pharmacie, lingerie, cuisine, etc. Tous les bons auteurs affirment que les premières s’estiment d’un ordre plus relevé que les autres, et certains jours, où il y a quelque électricité dans l’air, les combattantes — bien entendu sur le ton d’une honnête plaisanterie — parleraient des embusquées. On raconte pourtant qu’un évêque, visitant un de ces hôpitaux, et entré dans la lingerie, y tint à peu près ce langage : « Mesdames, je vous apporte du fond du cœur une louange, qui peut-être vous surprendra. Soyez louées parce que vous cousez, reprisez, rapiécez, repassez, et ne faites pas autre chose, poursuivies jusqu’ici par la monotonie de vos tâches ordinaires. » Il n’ajouta rien de plus parce qu’un évêque est par état prudent et ne veut désobliger personne. Mais les lingères, point sottes, pensèrent tout de suite aux salles voisines, où le travail est difficile, délicat, pénible, rebutant, dangereux, mais plus varie, plus émouvant, plus humain, plus intéressant, parfois amusant comme quand on y soigne le blessé Gaspard. L’évêque, en bon psychologue, ne trouverait pas le mérite des paysannes moindre pour être restées dans leur travail coutumier, que la guerre a seulement rendu bien plus dur.

De la fierté descend donc dans l’âme des paysannes et plus qu’on ne pense. Elle s’y teinte d’un léger soupçon de féminisme. Certes, les femmes dont je parle n’en savent ni le nom, ni la chose ; mais, si demain on leur offrait le droit de vote, plus d’une l’accepterait avec conscience de l’avoir mérité. Les maris, au retour, noteront peut-être certaines nuances. Tout s’arrangera dans la joie si désirée de ce retour. De tout temps les femmes ont préparé dans leur cœur des douceurs infinies aux soldats qui reviennent victorieux de la bataille.

De vieilles images se réveillent peut-être, qui depuis longtemps dormaient, dans les couches profondes et obscures de l’âme. C’est que la guerre actuelle n’est nouvelle et inédite que par l’immensité du champ de bataille et l’extraordinaire machinisme scientifique qui s’y déploie : mais le fait de la nation armée, tout entière directement ou indirectement engagée dans l’action, est-il autre chose que la primitive bataille de tribu à tribu, lutte à mort pour la possession d’une source, ou d’un pâturage indispensables ? De très vieilles choses sont donc remuées en nous et remontent à la surface. Qui n’a senti, dès le mois d’août 1914, l’horreur de l’antique invasion, le pillage et la destruction des biens, le meurtre ou l’esclavage des hommes, l’humiliante captivité des femmes, l’appel désespéré aux suprêmes énergies, qui soulève et entraîne tout le monde ?

Hier, dans la cour de la gare, une paysanne avec sa carriole attendait son homme. Il arrive, coiffé du casque, s’appuyant sur le bâton grossier des tranchées. Embrassades, effusions, d’ailleurs courtes. L’homme monte sur la carriole, et lui, que je connais grand amateur de chevaux, habile à les conduire, modestement se place à gauche, cependant que la femme, raide, cambrée, saisit les rênes et d’un large coup de fouet enlève l’attelage sous des regards qu’elle sent admiratifs.

Cette paysanne gasconne, emportant son poilu, est-elle donc si loin de son aïeule, la femme Sotiate, qui derrière l’oppidum de Lectoure, d’Eauze ou de Sos, préparait les vivres et les armes à son mari luttant contre les légionnaires de Crassus ? De cela deux mille ans nous séparent et c’est beaucoup, magnum ævi spatium, grand intervalle au regard du temps qui du dehors mesure la continuité de la race, c’est-à-dire sa durée, rien ou presque rien si l’on se tient dans cette durée : à peine soixante générations, à peine soixante momens où des mutations ont été essayées, soixante essais ou expériences. Dans un laboratoire de biologie il en faut bien davantage pour abolir un caractère même superficiel dans une espèce et en fixer définitivement un nouveau. Deux mille ans ne sont rien pour la vie de la terre et peut-être pas beaucoup plus pour ce qu’il y a de plus permanent dans l’homme, je veux dire la subconscience, liée au fait absolument premier de l’instinct de vie.


II. — LE SOUCI DE L’AVENIR

Ces forces cachées de l’âme vont nous servir à bien expliquer la seconde partie de notre devoir envers la terre. Ce n’est pas seulement pour le pain que nous en attendons qu’il faut la cultiver, mais aussi pour garder l’âme des jeunes en contact et communion avec elle. Le salut des vocations paysannes est à ce prix. L’affaire est de grande conséquence puisque notre avenir agricole en dépend.

La vocation du jeune paysan est fragile ; on ne peut la sauver que par un ensemble de précautions dont la première est de la laisser dans le cadre où elle est née. Elle participe à tous les caractères de l’âme paysanne, qui vit sur des hérédités et des traditions mystiques, racines plongeant dans la profondeur du moi comme celles d’un vieux chêne dans l’humus du champ familial. Préparée par de longs atavismes la vocation paysanne naît du charme de la nature, qui, s’associant à celui des travaux journaliers, met une ferveur d’admiration dans l’âme de l’enfant, frissonnante de ses premiers émois : pour entretenir et exalter cette ferveur une ambiance favorable est absolument nécessaire. Loin des labours, on ne crée pas artificiellement une vocation paysanne, pas plus qu’on ne l’y cultive. Il lui faut les vaches, les poules, les pigeons, les oies, la moisson et les vendanges, sous la splendeur du soleil, glorieux témoin de si belles choses. Séparée de la terre, comme Antée quand il ne la touchait plus, la vocation perd sa force, languit et bientôt s’éteint. L’abandon, même passager, est dangereux : l’âme aura vite fait de se laisser prendre à la pipée par des admirations nouvelles qui de tous côtés l’appellent. Ces appels sont, en germe, autant de vocations possibles[1].

Bien des femmes, confusément, ont senti le danger et plus d’une m’a dit : « Ce que je fais est bien dur, et parfois le soir je n’en puis plus. Mais je veux continuer afin que le père, au retour, trouve les enfans prêts à travailler avec lui. » Beau langage, tenu par le bon sens lui-même, auquel se mêle peut-être une discrète inspiration, venue d’ailleurs. Sur le point d’abandonner le métier, dont la famille a toujours vécu, la mère a vu s’ouvrir devant elle le noir de l’inconnu ; elle a tremblé pour ses enfans, elle s’est ramassée sur elle-même, dans une réaction de défense et de tout son être s’est tendue dans l’effort. Une lueur a passé dans son effroi. L’instinct de vie veillait, subtil avertisseur. Ses clartés sont soudaines et ne se distinguent pas de l’action qu’elles déterminent : où l’on croit voir un plan tracé d’avance, il n’y a que le dessin inscrit par le geste à mesure qu’il se déroule. L’instinct ne se découvre que parce qu’il nous fait faire. Pour lui, connaître et agir ne font qu’un, synchrones, inséparables ; et, si parfois l’apparence est contraire, c’est que chez l’homme, comme il y a coïncidence de l’intelligence et de l’instinct, la lumière de ce dernier n’est peut-être jamais pure de tout élément intellectuel.

De tout cela la rude paysanne ne se doute guère non plus que de ceci. Si son effort est douloureux, il se répète dans la maison voisine, et la suivante, et plus loin, de tous côtés ; il se prolonge et se continue dans un effort général, universel, de nuit, de jour, sur terre, sur mer, sur tous les fronts, où il se multiplie, s’intensifie, se pousse et se monte jusqu’à l’extrême de la souffrance et du sacrifice, jusqu’à la mort. L’imprécise vastitude de l’innombrable effort est à tous présente, obsédante : il en revient à la pauvre femme, sans qu’elle s’en doute, réconfort et courage. L’air que nous respirons depuis le début de la guerre est traversé par de mystérieux courans, qui relient les âmes entre elles, non la portion claire de ces âmes, mais l’autre où travaille un psychisme puissant, créateur d’énergie. Par la première, qui sans cesse analyse, raisonne, critique, trop souvent nous pensons et parlons comme avant la guerre ; par la seconde, qui va droit au but, nous agissons conformément au danger de mort dont elle nous menace. Tous, tant que nous sommes, le premier comme le dernier, le plus fort comme le plus faible, nous tirons grand appui de l’âme collective dont le jeu souvent nous échappe. On sait qu’elle dépasse infiniment la somme des apports individuels qui contribuent à la former : chacun lui prend beaucoup plus qu’il ne lui donne.

Cette femme, qui ne redoute ni peine, ni souci, ni souffrance pour maintenir les siens dans le métier familial, agit dans le sens de l’ordre, de la réalité, de la vérité, de la vie. Elle mérite le succès qu’elle ne peut manquer d’avoir.

Il faut se montrer plus inquiet sur le succès d’une autre méthode, trop souvent employée. « La tâche était au-dessus de mes forces. J’ai dû tout lâcher. Les enfans vont à l’école, leur mère à la journée. Aussitôt le père revenu, nous reprendrons tous ensemble le travail. » Cette femme est de bonne foi, je le veux. Mais comme son erreur est grande et dangereuse ! Des enfans il faut faire l’abandon, ils sont perdus pour la terre ; leur vocation ne résistera pas à l’épreuve. Mais le père lui-même y voudra-t-il revenir ? La question est grave, peut-être inattendue, et, vaut qu’on s’y arrête.


La guerre entraîne une foule de désordres. Celui des mœurs est fort connu ; tous les grands troubles et malheurs publics le font naître. On sait l’histoire de la peste d’Athènes, racontée par Thucydide, et celle de Paris sous le Directoire, au lendemain de la Terreur. Mais il est un autre désordre de l’âme, et qui ne mérite, d’ailleurs, ce nom qu’à condition de lui ôter son sens péjoratif, plus discret, plus délicat et fort intéressant.

Au fond, la guerre est pour l’âme une aventure. Plus elle se prolonge et plus l’aventure se précise et se corse. D’ailleurs, et d’une façon générale, la durée dans une guerre est un facteur capital dont les répercussions économiques et financières croissent selon une progression effrayante. L’arithmétique ne suffit pas à la mesurer, il y faut la géométrie. Dans le domaine moral, où nous sommes, tout échappe au nombre et à la mesure ; mais la longue durée de la guerre y multiplie et aggrave ses conséquences à l’infini.

C’est au cours des longues guerres que la crise de l’âme, dont nous parlons, se traduit au dehors par une série de faits, qui, reliés ensemble, composent une histoire, en général inattendue, quelquefois bizarre, tantôt légère et plaisante, tantôt sévère et dramatique, et à qui convient bien le seul nom d’aventure. L’aventure intérieure a sa contre-partie extérieure. Ce paysan, qui n’était jamais allé jusqu’à la ville voisine, prend à la guerre le goût des voyages et se met à courir le monde. Celui-là, bûcheron enfumé, reste à Paris, où de métier en métier il finira dans la peau d’un personnage. Parfois la métamorphose de l’homme est si complète que les siens ne le reconnaissent pas. Je sais une maison dont le fils, en 1815, au retour d’une longue captivité, ne fut pas accepté sans arrière-pensée par le père. Encore aujourd’hui dans le voisinage on croit qu’il y eut substitution. Un autre était parti, fiancé de sa voisine, brune piquante aux yeux noirs, et revint nanti d’une blonde Flamande aux yeux bleus.

Dans un petit pays agricole, qui n’a pas deux mille habitans, quatre familles honorables et prospères descendent de femmes amenées par des soldats deux d’Alsace après la guerre de Sept ans, une de Provence et l’autre de Reims après les guerres de la Révolution. Toutes arrivèrent mariées, car en ce temps-là, de fonder chez nous foyer solide sans papiers bien en règle il n’y fallait pas songer. Toutes ont fait bonne souche et sont au front représentées, l’une par un colonel, qui l’an dernier tombait en Champagne à la tête de son régiment. On raconte que les étrangères suivirent les soldats, fascinées par le mirage d’un château promis en Gascogne. Elles ne savaient pas, les pauvrettes, en géographie innocentes, que la Gascogne est si près de l’Espagne ! Dans mon enfance j’ai connu l’une d’elles ; elle habitait une maison très éloignée du village ; presque infirme, elle ne venait plus à la messe le dimanche ; mais chaque année pour la Saint-Rémi elle invitait notre voisin, le tisserand, qui pendant son service militaire avait fait séjour à Reims. Le dîner était bon et se prolongeait afin qu’on pût parler « tout son soûl » de la ville et surtout de la cathédrale. Douce aïeule champenoise, qui chaque année donnait fête à son cœur en devisant de la vieille église, pour elle la merveille de l’univers, obscurément chargée d’histoire et de sainteté, d’antiques vénérations, fêtes et miracles, de toute l’âme des ancêtres ! Comme elle souffrirait aujourd’hui de la savoir ruinée et que son arrière-petit-fils est mort glorieusement dans la bataille pour éloigner d’elle les canons ennemis !

Ainsi dans le moindre de nos villages le présent se relie au passé par d’invisibles fils. Notre pensée individuelle, dont nous sommes si vains, n’est que parcelle misérablement petite d’une réalité spirituelle infiniment grande et belle, un court moment qui se détache en léger reflet sur la lumineuse durée de l’âme française.


Tous ces événemens extérieurs, qui changent le cours d’une vie, ne doivent pas nous détourner de celui qui, dans le silence intérieur, en est le principe et le point de départ. La guerre que nous subissons est longue, et l’âme y court grand risque d’aventure. Pur dynamisme, elle est un composé vivant d’idées, d’images, de sentimens, de passions, disposés dans un arrangement hiérarchique, selon un ordre de valeurs déterminé. L’aventure est précisément un changement dans cet ordre de valeurs. Mais nous ne pouvons l’appeler désordre avec vérité que s’il est jugé, déclaré tel par un critère extérieur, souverain, comme les lois morales universellement acceptées, et si par exemple il nous rend débauché, voleur, assassin. Hors de là il n’est désordre qu’au regard de l’ordre antérieur qu’il remplace. Il y a succession. Le dérangement et le désordre sont arrangement et ordre nouveaux, immédiatement, ipso facto, comme on voit dans une maison le salon devenir atelier et la cave grenier en vue d’une destination nouvelle de l’édifice. La guerre nous montre à chaque pas de somptueux hôtels transformés en hôpitaux et des sécheresses de cœur en foyers de dévouement. Peut-on parler de désordre ? Dans l’âme individuelle l’ordre à les valeurs est accordé sur une ou plusieurs fins, dont le métier est souvent la principale. On présume donc qu’un changement de métier, affaire extérieure et grossière, en implique un autre intime, plus délicat, et, si métier nouveau passe toujours pour aventure, celle-ci ne fait qu’exprimer une aventureuse nouveauté de l’âme.

Deux laboureurs de ma connaissance, depuis dix-huit mois, conduisent au front une automobile avec succès : à chaque permission je note le progrès de leur âme, qui se détache de la charrue pour s’exalter sur le volant. Un autre, infirmier dans une ambulance, est si bien apprécié du chirurgien que celui-ci le veut garder après la guerre : on verra le nouveau dispositif de son âme accordé sur les propretés de l’asepsie au lien que l’ancien l’était sur la saleté des étables. Celui-ci fait la cuisine à un groupe d’officiers et guigne l’auberge de son village qu’il se sent capable de transformer : son cœur, oublieux du chant matinal de l’alouette, se laisse bercer par celui des fritures dans les poêles. Notez que les familles inquiètes crient au scandale d’un affreux désordre, où il ne faut voir qu’une discrète et psychologique aventure.

En général les choses sont beaucoup moins avancées : chez la plupart des permissionnaires l’ordre ancien des valeurs n’est pas remplacé, mais simplement ébranlé. Comment en serait-il autrement ? L’homme a quitté sa maison, sa famille, son métier pour aller au loin vivre dans les tranchées, sous terre, au milieu d’une foule immense et toute bleue, où il n’y a ni femmes, ni enfans. Il est revêtu d’azur comme les autres et il manie des engins auxquels il n’était pas accoutumé : pendant des journées, il s’exerce à lancer des grenades comme les enfans des pierres. Parfois on l’arme d’un couteau. Il parle longuement avec des hommes dont le parler est si différent du sien que son accent en est modifié. Il traite familièrement des avocats, des fils de famille, des prêtres, des savans, des artistes et par eux est traité de même : il les aime et se sent aimé d’une amitié fraternelle, créée par la communauté des souffrances et des dangers.

Depuis trois ans le pays est loin et voilà que peu à peu le passé s’éloigne à son tour. Sa femme lui écrit que la pluie persistante pourrit les racines des plantes. La belle affaire ! Ses racines à lui ne pourrissent-elles pas, enfoncées jusqu’aux genoux dans la boue gluante de la tranchée ? Voici les foires renommées de l’été, où les étables se vident et les poches se garnissent : les Picards ne sont pas venus, acheteurs des forts attelages, gros bœufs gris à corne noire, mais les Charentais ont donné qui recherchent les bêtes jeunes sous corne claire et poil couleur de froment. La belle affaire encore ! Les Picards ont d’autres soucis et les Charentais sont bien heureux d’aller à la foire. Pour lui de rien il n’a cure que du ravitaillement, fort mauvais depuis quelques jours.

D’ailleurs les plis professionnels de l’âme et du corps s’effacent tout doucement et certains réflexes s’abolissent. Le premier chant du coq, quand par hasard il l’entend dans un village de l’arrière, ne dresse plus l’homme sur ses pieds comme autrefois pour courir aux étables jeter le fourrage dans les râteliers. Il n’a plus ni fourrage, ni bêtes. Abolies aussi certaines importunités : règlemens, comptes et échéances. Bonne ou mauvaise, ordinairement très passable, la pitance arrive chaque jour sans que du boulanger et du boucher on ait souci. La figure précise et sévère du créancier, — et quel est celui qui n’a pas son créancier ? — s’adoucit, s’estompe, se dégrade jusqu’à n’être plus qu’une forme vague, falote, vacillante, un fantôme de rien qui s’évanouit.

Et puis, le grand silence de la nature ne le met plus en tête à tête avec lui-même : son oreille est sans cesse déchirée par le bruit infernal de la canonnade. Et cela « le tire de partout, » le met hors de lui-même ; il n’a pas encore perdu son moi ; mais il se décolle, prend du jeu, le vieux moi qu’on lui connaissait, hérité des ancêtres, si bien façonné, pétri par trente ans de vie paysanne, qu’on le pouvait croire définitif. Des signes suspects se montrent. À la dernière visite, il n’a pour ainsi dire rien regardé, ni l’étable, ni les emblavures, rien que sa femme et les enfans. Il a même dit : « Maintenant, je me f… de tout. C’est le métier qui le veut. On y est aujourd’hui, demain on n’y est plus. » De voisiner ainsi chaque jour familièrement avec la mort, bien des choses ne vous sont plus rien qui devant vous étaient beaucoup. Nous disons : insouciance, indifférence. Le dernier mot est le bon. L’ébranlement de l’ordre des valeurs dans l’âme est un état d’équilibre, instable, indifférent, prêt à pencher dans un sens ou l’autre, au gré de l’incident.

Que fera donc cet homme ? L’incident, dans l’espèce un moment critique et solennel, celui du retour, va tout décider et emporter. Si, déposant son vêtement de guerre, il trouve ouverte devant lui l’armature ancienne, solide, luisante, graissée et jouant bien, il y entrera d’un coup, et avec joie la verra se refermer sur lui. L’homme, la famille et la terre seront sauvés.

S’il trouve l’armature disloquée et gisante, le foyer éteint, la famille dispersée, le cheptel vendu, le champ en friche, il se sentira déchargé, libéré de tout son passé, auquel plus rien ne le rattache. Il glissera tout droit, très vite, vers un métier quelconque, incertain, peut-être dangereux.

Rien de plus triste qu’une maison de paysan abandonnée : toit sans fumée, portes et fenêtres closes, touffes d’herbes devant le seuil, clôtures et barrières renversées. On dirait une morte. La désolation des choses est ici symbole d’un grand deuil : celui de la moisson qui manquera l’an prochain, celui de deux ou trois jeunes âmes qui plus jamais ne reviendront. Et, comme un malheur n’arrive jamais seul, le père, jusque-là bon serviteur de la terre, lui va maintenant retirer son amitié.

Ainsi le découragement d’une femme aura causé la dissolution d’une famille paysanne. L’événement est plus grave qu’on ne pense, perte sensible au point de vue économique, et à un autre peut-être plus sensible encore. La disparition de la famille paysanne entraînerait celle de la paysannerie, non seulement une classe sociale qui fait le fond même de notre population, mais une des formes les plus belles et les plus caractéristiques de l’âme française. La paysannerie tient une si grande place dans notre histoire, dans notre patrimoine moral, dans nos forces les plus vives et les plus intactes, dans le charme et la douceur de notre génie national qu’on ne peut accepter l’idée de la ruine.


Résumons-nous. Pendant l’extraordinaire épreuve de cette longue guerre le devoir envers la terre est net et précis. Il faut la cultiver pour deux raisons capitales, dont l’une est le souci du présent et l’autre celui de l’avenir. Nous n’avons pas méconnu les difficultés qui sont grandes, complexes, pénibles, douloureuses. Elles imposent la fatigue, la souffrance, le sacrifice. Mais dans certains jours graves, la règle est particulièrement bonne de penser à ceux qui peinent, souffrent et se sacrifient plus que nous. On a toujours quelqu’un de plus malheureux et de plus méritant que soi.

Travaillez donc votre champ de toute la force de votre bras, de tout le courage de votre cœur. Si la terre repousse la charrue pensez au champ du voisin dont la terre est plus dure encore. Pensez à Marie, ma pauvre voisine, qui laboure toute la journée en pleurant.

Vous verrez cette femme partout, au Nord, au Midi, au Couchant, au Levant et jusqu’aux abords des lignes où la bataille est déchaînée. Vous la reconnaîtrez : jeune, vêtue de deuil, amaigrie par la fatigue, le regard agrandi par la souffrance, elle tient la charrue agrippée au sol, suivie de deux marmots, qui sur le sillon ouvert mettent leurs petits pas dans les siens. Saluez-la bien bas. Elle est la très belle image, douloureuse et tragique, d’une chose auguste entre toutes. Il se trouvera quelque Millet, coiffé du casque, qui l’ayant vue, comme il allait en permission, la fixera dans son œuvre pour l’immortaliser. Elle est l’image du Devoir, non pas d’un Impératif abstrait et nuageux, qui se dérobe aux catégories de notre pensée comme aux émotions de notre cœur, mais du devoir immédiat, vivant, irrésistible, tel qu’il sort des sombres conjonctures de l’heure présente, le commandement de l’instinct de vie, l’appel de la terre et des ancêtres, le commandement et l’appel de la patrie elle-même.


Dr Emmanuel Labat.
  1. Voir dans la Revue du 1er juillet 1912 : La Vocation paysanne et l’Ecole.