La Tentation de l’homme/Le Servage
LE SERVAGE
De quels pôles viens-tu, Souffle ! âme du Poème ?
Noir ouragan lyrique où la nuée essaime
Par vols de strophes en fureur,
O sombre esprit de l’Ode, ô chevaucheur d’orages !
Dont l’ombre, épouvantant des océans sans plages
Plane sur des eaux de terreur ?
Ma force a trop longtemps souffert l’âpre et superbe
Rébellion de ta folie ardente, ô Verbe !
Trop longtemps je fus enivré
De ton fracas de bronze où des foudres s’écrasent,
Et du déroulement de triomphes qu’embrasent
Les feux de ton courroux sacré.
O Nombre ! trop longtemps j’ai laissé mon oreille
Retentir des échos que ta révolte éveille,
Et s’emplir du tumulte armé
Des rythmes que ta voix jette aux cieux de l’espace,
Quand le rauque aquilon de la Parole passe
Par l’orgueil des buccins clamé,
Aujourd’hui, c’est mon tour ! Et l’effort qui te brise
Pèse sur ton effort de toute la maîtrise
Sereine de ma volonté,
Et je veux, opprimant ta sauvage détresse,
Que ton servage illustre, en frémissant, caresse
Les deux bras qui t’auront dompté.
La gloire de tes noms divins en vain flamboie !
Et je vais te lier, vivant, comme une proie,
A l’arc de fer de mes arçons,
Pour que puissent mes mains, joyeusement cruelles,
Mêler en se jouant les pennes de tes ailes
Et leurs tempétueux frissons
Aux crins éblouissants de mon cheval terrible…
Rien n’arrachera plus de l’étreinte, insensible
Ainsi qu’un étau de métal,
Des rets profonds de la pensée étincelante,
Ton désespoir cabré dont l’horreur ensanglante
Les mailles du filet brutal.
Allons ! la route est longue et la tâche commence !
Sous les cieux où planait ta royale démence
Marchons, chercheurs de vérités,
Et je serai le maître et tu seras l’esclave,
De qui la pourpre vive à mes bras qu’elle lave
Mettra des joyaux irrités,
Et, si jamais ton obéissance assouplie
Souffre que, sans péril, ma clémence délie
Tes entraves aux lacs d’airain,
Tu marcheras devant mon rêve et dans ma voie,
Vêtu de bronze, armé de fer, drapé de soie,
Ainsi qu un héraut souverain,
Tu marcheras, tenant mon cheval par la bride,
Et quand, porteur du globe et du glaive splendide,
Tu t’inclineras devant moi,
Ma face accueillera ton redoutable hommage
De ce sourire blanc et lumineux d’image,
Qui désormais sied à ton roi.