La Survivance et la Sélection des idées dans la mémoire

La Survivance et la Sélection des idées dans la mémoire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 69 (p. 357-389).
LA SURVIVANCE
ET LA
SÉLECTION DES IDÉES
DANS LA MÉMOIRE

I. Th. Ribot, les Maladies de la mémoire, 2e édition. — II. James Sully, les Illusions des sens et de l’esprit. — III. Louis Ferri, la Psychologie de l’association. — IV. Bain, les Sens et l’Intelligence. — V. Ch. Richet, l’Homme et l’Intelligence.

Refaire dans notre pensée un nouvel univers semblable au grand, tel est le but de la connaissance. Leibniz y voyait avec raison l’analogue de la projection géométrique, qui peut représenter les objets solides par des surfaces, les surfaces par des lignes, les lignes par des points. Nous sommes un atome dans l’univers, et il faut que cet atome devienne le miroir du monde. Or, que de choses simultanées au dehors de nous qui ne peuvent l’être dans notre pensée ! Que d’objets qui coexistent dans l’immensité de l’espace, depuis le brin d’herbe sous nos pieds jusqu’aux astres sur nos têtes ! Notre pensée, au contraire, est un point qui se meut sur la ligne du temps et qui n’y occupe jamais qu’un moment à la fois. De là le premier problème que la nature avait à résoudre : traduire pour l’esprit les choses simultanées en choses successives, faire prendre à l’espace la forme du temps. Ce n’est pas tout : les diverses parties du temps, à leur tour, ne peuvent être à la fois actuelles ; en conséquence, s’il ne restait rien du passé dans le présent, notre existence serait toujours mourante. Le second problème était donc de refaire le passé avec le présent et de conserver les choses en apparence perdues. Il n’y avait pour cela qu’un moyen : leur affecter dans le cerveau une place toujours actuelle, un organe toujours prêt à les ressusciter : un petit coin où reverdira le brin d’herbe, un autre où se lèveront les astres. Ainsi deux opérations inverses constituent notre connaissance du monde : faire s’écouler l’espace sous la forme successive du temps, c’est la sensation ; fixer le temps sous les formes simultanées de l’espace, c’est la mémoire. Double prodige, qui, si on parvenait à en découvrir le secret, nous livrerait sans doute le secret de l’esprit même. ?sous nous proposons de montrer, en résumant et appréciant les plus récens travaux sur ce sujet, à quel point précis est arrivée la psychologie contemporaine, et quelle est la limite de ses explications.

La mémoire à son tour suppose, de l’aveu de tous, trois fonctions dont il faut rendre compte. Quand Mozart, après avoir entendu deux fois le Miserere de la chapelle Sixtine, le notait de mémoire malgré son extrême complication, il avait conservé la représentation des sons et de leurs rapports, il la reproduisait, enfin il la reconnaissait pour identique à ce qu’il avait entendu dans le passé : voilà la mémoire complète. Mais quel degré d’importance relative faut-il attribuer à ces trois fonctions universellement reconnues et quelle est celle qui constitue par essence le souvenir ? Tel est le grand problème sur lequel se divisent encore nos psychologues. Vous devinerez les tendances de chacun à la manière dont il vous répondra. Pour M. Ribot, par exemple, l’action de reconnaître une idée est la chose du monde la plus secondaire ; c’est un phénomène de conscience et comme d’éclairage intérieur qui se surajoute à tout le reste, mais qui n’est nullement nécessaire ; qu’importe que la mémoire soit consciente ou inconsciente ? La terre ne tourne pas moins pendant la nuit que pendant le jour. Suivant en cela MM. Maudsley, Huxley et Taine, M. Ribot va jusqu’à dire que la conscience, qui reconnaît les idées conservées et se reconnaît elle-même à travers le temps, est un simple « accompagnement » des fonctions nerveuses. Aussi est-elle incapable de réagir sur elles, pas plus que l’ombre n’agit sur les pas du voyageur qu’elle escorte. L’unique question, selon M. Ribot et M. Maudsley, c’est donc de chercher comment, en dehors de toute conscience, un état nouveau s’implante dans l’organisme, se conserve et se reproduit ; en d’autres termes, « comment, en dehors de toute conscience, se forme une mémoire. » Et pour cela, il est utile de voir aussi comment elle peut se déformer par la maladie. — À cette façon de poser le problème, qui est aussi à peu près celle de M. Richet dans ses pages suggestives sur la Mémoire élémentaire, il n’est pas difficile de prévoir en quel sens le problème sera résolu. Il le sera en faveur de la physiologie, peut-être un peu aux dépens de la psychologie. M. Ribot, d’ailleurs, nous dit lui-même le but de son livre : montrer que le souvenir conscient est une simple « efflorescence, » dont les racines plongent bien avant dans la vie organique ; « la mémoire est, par essence, un fait biologique ; par accident, un fuit psychologique. » Voilà donc la conscience reléguée humblement parmi les accessoires ; la conscience sans laquelle nous ne pourrions penser ni à notre cerveau, ni à l’univers, ni à ses lois mécaniques ou biologiques, et sans laquelle nous ne nous poserions pas le problème de la mémoire. — Pour la plupart des psychologues, au contraire, par exemple pour M. Louis Ferri, professeur à l’université de Rome, et aussi pour M. James Sully, un des psychologues les plus distingués de l’Angleterre, l’acte que M. Ribot considère comme l’accidentel est précisément l’essentiel ; se rappeler le Colisée, c’est avant tout avoir conscience d’une image actuellement présente à l’esprit et la reconnaître identique à un état de conscience passé. Pour d’autres philosophes encore, comme M. Renouvier, c’est moins la reconnaissance des idées que la distinction des temps qui est constitutive du souvenir. Enfin, pour M. Ravaisson, c’est la raison même, u la raison qui lie les idées » et qui conçoit « l’éternel. » Nous trouvons ainsi deux camps en présence ; celui des « mécanistes » et celui des « intellectualistes. »

Qu’il y ait dans la mémoire un automatisme capable de fonctionner tout seul, c’est chose évidente ; les maladies mêmes et les illusions dont elle est susceptible prouvent ce qu’il y a de délicat et de fragile dans cette merveille de mécanique naturelle. Si un savant, après avoir reçu un coup violent sur la tête, oublie tout ce qu’il sait de grec sans oublier autre chose, et si plus tard, par l’effet d’un second coup, il retrouve soudain son grec perdu, il est bien difficile de voir dans le souvenir, avec M. Ravaisson, une action toute spirituelle. Le côté automatique de la mémoire, surtout de la « mémoire passive, » est mis en lumière par certains faits extraordinaires, où les choses sont conservées et reproduites avec une telle facilité qu’on y reconnaît du premier coup un effet machinal. Quand, dans l’asile d’Earlswood, un imbécile peut répéter exactement une page de n’importe quel livre, lu bien des années auparavant et même sans la comprendre ; quand un autre sujet peut répéter à rebours ce qu’il vient de lire, comme s’il avait sous les yeux une « copie photographique des impressions reçues ; » quand Zakertort joue, les yeux bandés, vingt parties d’échecs à la fois, sans regarder autre chose que des échiquiers imaginaires ; quand Gustave Doré ou Horace Vernet, après avoir attentivement contemplé leur modèle, font son portrait de mémoire ; quand un autre peintre copie de souvenir un Martyre de saint Pierre par Rubens avec une exactitude à tromper les connaisseurs, on devine bien que la conservation et la reproduction si exactes des impressions reçues doit avoir ses causes dans les organes. Pourtant n’y a-t-il ici rien de plus qu’un mécanisme, qu’une danse subtile d’atomes formant des figures variées en harmonie avec celles de l’univers ? Ne serait-ce point un tort égal ou de trop négliger l’élément physiologique de la mémoire ou d’en méconnaître l’élément psychologique, qui est, selon nous, la sensibilité, non la « raison ? » C’est ce que nous nous proposons d’examiner. Nous verrons d’abord si on ne peut pas pousser plus loin encore qu’on ne l’a fait, dans leur sphère légitime, les explications mécaniques de la mémoire. Puis nous rechercherons si ce mécanisme n’a pas sa limite dans un élément qu’on n’y saurait réduire : non l’esprit pur, mais la sensation même, avec l’appétit qui en est inséparable.


I.

Les études contemporaines sur la mémoire et l’association des idées nous semblent confirmer la doctrine selon laquelle les idées ou images sont des forces, en ce sens qu’elles ont une intensité et enveloppent une tendance au mouvement. Il y a dans la conscience un conflit de représentations possibles dont chacune fait effort pour survivre ou revivre. Ces représentations offrent tous les degrés de vivacité et de ténacité. Il est clair, par exemple, qu’après la mort d’une mère, son image est plus vive et plus tenace que la représentation d’une promenade ou d’une partie de plaisir. Le souvenir douloureux a une force qui repousse toutes les représentations agréables. En parlant d’idées-forces, nous ne considérons pas les idées, ainsi que l’a fait parfois l’école de Herbart, comme des espèces d’entités ayant chacune une existence à part, agissant l’une sur l’autre à la façon d’un acide et d’une base mis en présence. Les idées ou images sont pour nous des états de conscience qui présupposent des sentimens et aboutissent à des mouvemens. Ces sentimens et ces tendances motrices n’ont pas toujours des formes déterminées, des limites et des contours précis : ce sont des états continus et reliés à d’autres états par des transitions souvent insensibles. Ainsi entendues, les idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience corrélatifs aux vibrations du cerveau, luttent pour la vie, et les plus fortes l’emportent par une sélection analogue à la sélection naturelle, qui elle-même n’est qu’une extension de la loi du « parallélogramme des forces. » Nous admettons donc une sorte de darwinisme psychologique qui n’est pas sans analogie avec le darwinisme biologique. Il y a lutte et sélection dans les plaisirs et les peines, dans les émotions, dans les pensées, dans les états de conscience de toute sorte. Si l’on prend le mot d’idées au sens plus étroit de représentations ayant un objet, on peut dire que les idées, ayant presque toutes pour objets des genres et des espèces, animaux, hommes, Français, etc., sont elles-mêmes des espèces plus ou moins viables et stables. Ce mot même d’idée signifie espèce, εἶδος, species. Les lois de la mémoire et de l’association pourraient s’appeler des lois de sélection intellectuelle ; et il n’est pas moins intéressant de savoir comment survivent et revivent les idées que de savoir comment subsistent les individus ou les espèces dans la lutte pour l’existence.

Quelles sont donc les lois qui conservent nos idées et les font revivre à un moment donné ? — Impossible de s’expliquer cette conservation et cette reproduction des idées quand on se les représente comme purement spirituelles, sans relations avec le mouvement et avec la force motrice. On est alors obligé de les concevoir comme subsistant dans l’esprit même, dans l’âme, sous une forme inconsciente ; mais comment une idée, dont toute l’existence à nous connue consiste précisément à être un état de conscience, peut-elle être conçue comme inconsciente ? C’est là se payer de mots et donner pour solution d’un problème la traduction du problème sous une forme nouvelle : ce n’est pas une explication, mais une duplication de la difficulté. De plus, l’âme est par définition un être simple, et cet être prétendu simple devient dans la mémoire une sorte de réceptacle et de magasin, comme celui que saint Augustin décrit éloquemment, où l’on admet la présence « latente » des idées ; on introduit ainsi dans l’âme une multiplicité indéfinie d’images, on place en elle le pendant de toute la variété qui vient se peindre dans le cerveau : champs, maisons, villes, mers, ciel ; dès lors, à quoi bon surajouter un être nouveau qui n’est que le double de l’organisme ?

Ramenons donc les idées, de l’existence tout élyséenne qu’on leur attribue d’ordinaire, à une existence plus concrète et plus sensible. Les idées ne sont point détachées des organes, puisqu’elles enveloppent toujours des images, et que l’image est un retentissement ou un renouvellement plus ou moins affaibli de la sensation. On peut regarder la chose comme démontrée par la physiologie contemporaine : l’impression renouvelée occupe les mêmes parties du cerveau que l’impression primitive et s’y reproduit de la même manière. L’image a lieu dans les mêmes centres nerveux que la sensation même, en l’absence des causes extérieures et sous une excitation intérieure ; de plus, elle entraîne les mêmes mouvemens que la sensation. Parfois l’image suit immédiatement la sensation et se produit dans l’organe même du sens. Un coup de cloche retentit, le son éclate, puis diminue, puis s’éteint, et un moment vient où je ne distingue plus si l’écho affaibli est extérieur ou intérieur, s’il est un dernier ébranlement de l’air ou un dernier ébranlement de mon cerveau, s’il est une image ou une perception. Pour l’enfant, cette distinction est d’abord impossible : il est reconnu par l’expérience que nous localisons la cause du son affaibli tantôt dans le milieu extérieur, tantôt dans le milieu cérébral. Qu’un nouveau son éclate, l’écho reçoit une force nouvelle, et il n’a besoin que de se renforcer ainsi pour coïncider avec l’image de l’impression primitive. Quand je suis bien loin du clocher et dans un tout autre milieu, l’écho affaibli pourra se produire encore à l’occasion d’une simple représentation de la cloche. Il en est de même dans le domaine de la vue, quand nous venons de regarder un objet brillant et que le nerf optique continue de vibrer. Ceux qui étudient les objets au microscope voient très souvent une « image consécutive » de l’objet, qui persiste quelques instans après qu’ils ont cessé de le regarder. L’expérience montre que l’idée persistante d’une couleur brillante fatigue le nerf optique : cette idée implique donc une force qui produit ses effets dans les organes. On sait que la perception d’un objet coloré est souvent suivie d’une sensation consécutive qui nous fait voir l’objet avec les mêmes contours, mais avec la couleur complémentaire de la couleur réelle ; si, par exemple, j’ai regardé un disque rouge, j’ai ensuite l’image d’un disque vert ; or il peut en être de même pour une simple représentation, en apparence toute mentale : elle laisse aussi, quoique avec une intensité moindre, une image consécutive[1]. Les yeux fermés, pensons fortement à une couleur très vive et tenons-la longtemps fixée devant notre imagination ; par exemple, représentons-nous avec assez de force une croix d’un rouge éclatant ; si, après cela, nous ouvrons brusquement les yeux pour les porter sur une surface blanche, nous y verrons, dit M. Wundt, durant un instant très court, l’image de la croix, mais avec la couleur complémentaire : le vert. Ce fait prouve que l’opération nerveuse est la même dans les deux cas, dans la perception et le souvenir, et que le souvenir n’est point un état tout intellectuel. C’est, en effet, parce que les nerfs du rouge sont fatigués par l’image tout comme par la sensation même, que les nerfs du vert vibrent ensuite presque seuls sous l’influence de la lumière blanche. On peut donc dire, avec MM. Bain et Spencer, que, pour se rappeler la couleur rouge, il faut éprouver, à un faible degré, l’état mental que la couleur rouge produit. De plus, toute image, toute idée enveloppe quelque tendance à l’action et au mouvement, et c’est surtout en ce sens qu’elle mérite de s’appeler une « force. » Les idées abstraites elles-mêmes produisent des mouvemens élémentaires aboutissant à la représentation et à l’articulation des mots qui les expriment.

L’image n’étant qu’une répétition des sensations, émotions, pensées, accompagnée de mouvemens à l’état naissant, le pouvoir de conserver les images ne peut être qu’une aptitude à les renouveler et à répéter les mouvemens qui en résultent ; c’est donc une habitude. Les psychologues de l’école spiritualiste, avec Aristote, Leibniz et M. Ravaisson, conçoivent cette habitude comme une tendance de l’esprit ; mais qu’est-ce qu’une tendance, et une tendance spirituelle ? Nous n’avons une conscience déterminée que de certains états plus ou moins intenses ou de certains actes plus ou moins énergiques, nullement de tendances ou d’habitudes qui ne seraient ni des états ni des actes, mais des puissances occultes. Ce n’est pas dans ces insondables puissances de l’âme, c’est dans les organes et le cerveau que la science positive doit chercher les conditions déterminables du souvenir. À ce point de vue, le mécanisme qui rend possible la survivance des images en l’absence même des objets peut s’expliquer de trois manières principales, entre lesquelles les physiologistes se divisent : 1o comme un mouvement persistant dans le cerveau ; 1o comme une trace persistante dans le cerveau ou résidu ; 3o comme une disposition persistante dans le cerveau. M. Ribot n’admet guère que la troisième hypothèse. Il semble la croire plus nouvelle qu’elle ne l’est en réalité, car nous la retrouvons dans Érasme Darwin, dans Maudsley et dans Wundt. Selon nous, les trois explications contiennent une part de vérité et, quand on abstrait le côté mental, elles se ramènent, en définitive, à une persistance de mouvemens ou, si l’on préfère, à une persistance de force.

La première théorie, avons-nous dit, explique la conservation des images par une prolongation de mouvemens dans le cerveau. Certains phénomènes inorganiques offrent des analogies plus ou moins lointaines avec cette persistance des vibrations cérébrales une fois produites. Selon le docteur Luys, qui s’est un peu trop contenté de cette explication, la mémoire serait une sorte de phosphorescence cérébrale, analogue à la propriété qu’ont les vibrations lumineuses de pouvoir être emmagasinées sur une feuille de papier et de persister ainsi, à l’état de vibrations silencieuses, pendant un temps plus ou moins long, pour reparaître à l’appel d’une substance révélatrice. On sait que des gravures exposées aux rayons solaires et conservées dans l’obscurité peuvent, plusieurs mois après, à l’aide de réactifs spéciaux, révéler la persistance de la vibration lumineuse sur leur surface[2]. — Mais comment, objectent les adversaires des vibrations persistantes, tant de mouvemens et d’ondulations en sens divers pourraient-ils trouver place et se propager dans le cerveau pendant toute la vie ? Notre cerveau n’est-il pas trop petit ? — Parler ainsi, répondrons-nous, c’est oublier que les dimensions des choses sont toutes relatives, et que, par rapport à des vibrations infiniment petites, notre cerveau devient un monde infiniment grand. Raccourcissez par la pensée les dimensions du ciel visible en gardant toutes les distances respectives des astres, vous pourrez, dans votre tête, faire tenir le firmament. On peut donc très bien admettre, parmi les conditions matérielles du souvenir, des vibrations qui se perpétuent. Nous savons qu’une étoile éteinte depuis longtemps pourrait nous envoyer encore ses rayons avec leur forme propre et leur spectre spécial ; le foyer n’est plus, la vibration éthérée existe encore ; des profondeurs de l’infini elle vient nous révéler sa cause aujourd’hui disparue. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les ondulations du cerveau se propagent pendant la vie entière et à ce qu’une sensation puisse reparaître en l’absence de sa cause, comme le rayon de l’étoile semble se rallumer dans la nuit ?

Tous les phénomènes cérébraux nous semblent explicables par ce que M. Dubois-Reymond appelle « l’astronomie moléculaire du cerveau. » Sans doute, outre la simple propagation continue du mouvement, il faut considérer encore les modifications de structure que subit le cerveau, c’est-à-dire les traces laissées par le mouvement même dans cet organe. C’est Là ce que les psychologues contemporains appellent les résidus. Mais la trace d’un mouvement n’est-elle pas elle-même une combinaison de mouvemens invisibles qui persiste et dont l’immobilité apparente est faite de mobilité, comme notre constance, selon La Rochefoucauld, est faite d’inconstance ?

Sous ce rapport, à combien d’objets divers n’a-t-on pas comparé le cerveau ! D’après M. Spencer, il a quelque analogie avec ces pianos mécaniques qui peuvent reproduire un nombre d’airs indéfinis. M. Taine en fait une sorte d’imprimerie fabriquant sans cesse et mettant en réserve des clichés innombrables. Le dessin et la photographie peuvent fournir aussi des termes de comparaison instructifs. Les résidus des images successives se superposent ou se combinent ensemble dans notre esprit. C’est par ces résidus qu’on peut expliquer en partie non-seulement la reproduction d’un objet individuel, mais encore celle d’une idée générale et typique. La généralisation spontanée s’accomplit mécaniquement par la fusion des images dans la mémoire. Si le vois successivement une certaine quantité d’arbres, il me reste dans l’esprit une représentation confuse de tronc, de branches, de feuilles, qui est l’image générique de l’arbre. Un savant anglais, M. F. Galton, a reproduit artificiellement un travail analogue par des procédés purement mécaniques, en combinant plusieurs portraits de manière à former ce qu’il appelle un portrait générique ou typique. Il projette sur le même écran plusieurs portraits distincts, comme ceux des frères et des sœurs d’une famille, au moyen de lanternes magiques disposées de telle sorte que les images se superposent exactement. On pourrait croire qu’on aura ainsi un dessin grossier et confus ; au contraire : les traits communs, les traits de famille, se renforcent si bien que les autres disparaissent, et l’image obtenue est très nette ; c’est le type de la famille. M. Galton s’y prend encore d’une autre façon. Il photographie sur la même plaque une série de portraits, en ayant soin de ne laisser agir la lumière sur chacun d’eux que pendant un temps très court, et il obtient une photographie qui est la moyenne ou la résultante des divers portraits. Chose curieuse, ces photographies ont un caractère individuel très marqué, et en même temps une pureté de lignes qui les rend souvent plus agréables à voir que les portraits primitifs. M. Galton a combiné ainsi les traits de six femmes romaines, qui lui ont donné un type d’une beauté singulière et un charmant profil générique. Il a obtenu un Alexandre le Grand, d’après six médailles du Britisch Museum qui le représentaient à différens âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documens. Cette Cléopâtre était beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires. Ce qui est plus curieux encore, ce sont les images typiques d’assassins, de voleurs, de fous, etc. Voici, d’un côté, une image générique obtenue par la fusion des photographies de dix assassins. Voilà, d’un autre côté, une seconde image générique obtenue par la fusion des photographies de dix autres assassins. Si vous placez côte à côte les deux images répondans à des groupes différens, vous êtes frappés de leur grande ressemblance. Il y a donc un type général d’assassins. La photographie ainsi pratiquée est une sorte de statistique visible. De plus, elle nous fait entrevoir comment la nature, par une lente sélection, opère le triage des caractères d’une espèce et leur fusion dans les individus.

Malgré les analogies qui existent entre les résidus des sensations et les images photographiques, le terme de comparaison qui précède est encore trop grossier. Une telle conception de la mémoire prend le cerveau à l’état de repos ; on y considère les images comme fixées, clichées, photographiées, ce qui n’est pas exact. Il n’y a point de pensées toutes faites dans le cerveau, pas d’images réelles, mais seulement des images virtuelles qui n’attendent qu’une excitation pour passer à l’acte. Il faut donc combiner les deux explications précédentes : persistance des vibrations et des résidus. Il faudrait un terme de comparaison où l’on vît non-seulement un objet recevoir et garder une empreinte, mais cette empreinte même revivre à un moment donné et reproduire dans l’objet une vibration nouvelle. « Peut-être, a-t-on dit avec raison, l’instrument le plus délicat, réceptacle et moteur tout ensemble, serait le phonographe[3]. » La différence entre le cerveau et le phonographe, c’est que, dans la machine encore grossière d’Edison, la plaque de métal reste sourde pour elle-même, la traduction du mouvement dans la conscience ne se fait pas ; cette traduction est la chose merveilleuse, et c’est ce qui se produit sans cesse dans le cerveau, (c Le souvenir reste ainsi toujours un mystère, mais ce mystère est pourtant encore moins étonnant qu’il ne le semble. Si le phonographe s’entendait lui-même, ce serait, en somme beaucoup moins étrange que de penser que nous l’entendons[4]. »

Ni l’hypothèse des vibrations persistantes ni celle des résidus persistans, que nous venons de ramener à l’unité, ne paraissent suffisantes à M. Ribot et à M. Maudsley. Selon eux, comme selon Érasme Darwin, la mémoire « dépend essentiellement des lois vitales, et non pas seulement des lois mécaniques. » Il y a dans le cerveau, dit M. Wundt, non des empreintes, mais des dispositions à fonctionner d’une certaine manière, c’est-à-dire des a dispositions fonctionnelles. » Il s’établit dans le cerveau, dit M. Ribot, des liens nouveaux entre les cellules pour l’accomplissement de certaines fonctions, c’est-à-dire des associations dynamiques. » Rien n’est plus vrai, et le savant ne doit jamais oublier qu’il a affaire, dans le cerveau, à de la matière vivante, non à une substance inorganique, mais ce n’en est pas moins là une vérité toute relative à notre ignorance. Pour le philosophe qui généralise, si on laisse de côté la sensibilité et la conscience, la vie elle-même offre-t-elle extérieurement autre chose qu’un mécanisme perfectionné ? C’est d’une manière toute provisoire, croyons-nous, que la science intercale entre les lois mécaniques et les lois psychiques des lois vitales. Au point de vue philosophique, il suffit de combiner les deux formes du mécanisme, — mouvemens persistans et résidus persistans, — pour obtenir des modifications stables de structure cérébrale, qui entraîneront une disposition à reproduire certains mouvemens déterminés. Ce sera l’équivalent de ce que M. Ribot appelle les « associations dynamiques d’entre les cellules, de ce que M. Wundt appelle des « dispositions fonctionnelles. » Supprimez, par hypothèse, le côté mental pour ne considérer que le côté physique, et placez-vous ainsi, comme le veut M. Ribot, « en dehors de toute conscience, » il ne restera alors que le mouvement et ses lois.

Aussi retrouve-t-on le côté physique de la mémoire dans tout ce qui est capable de conserver un certain état, une même forme, ou de répéter un même mouvement. En ce sens, tout organe est une mémoire ; l’œil est une mémoire des ondes lumineuses et l’oreille est une mémoire des ondes sonores, car l’œil vibrera de la même manière et se retrouvera dans le même état sous l’influence des mêmes rayons. Bien plus, chaque nerf est une mémoire où se conserve un certain genre de vibrations prêt à se reproduire ; un muscle même est une mémoire prête à répéter certaine contraction. Tout ce qui est organisé, tout ce qui a une structure naturelle, une forme entraînant tel mouvement déterminé, tout cela est une mémoire. Toute habitude, qui est une structure acquise, est encore une mémoire. L’habitude suppose, en effet, soit de nouveaux nerfs, soit des relations nouvelles entre les nerfs, et ces relations, une fois établies, sont de véritables organes, comme le sont nos yeux et nos oreilles : le pianiste s’est fait un organe pour parcourir le clavier, le calculateur pour accomplir ses opérations. On connaît la belle hypothèse de M. Spencer sur la « genèse des nerfs, » que plusieurs découvertes récentes ont paru confirmer ; M. Spencer aurait pu employer des considérations analogues pour expliquer comment l’organe de la mémoire s’est peu à peu formé dans le cerveau et dans tout le système nerveux. Supposez, à l’origine, une masse à peu près homogène de substance vivante ou de protoplasma, comme la substance des méduses flottant sur la mer. Que cette masse homogène reçoive l’action d’un foyer de chaleur, elle s’échauffera seulement du côté tourné vers ce foyer. Si la même influence se reproduit souvent au même endroit, celui-ci finira par acquérir une aptitude spéciale à se mettre en harmonie avec la cause extérieure et à vibrer sous l’influence de la chaleur. C’est ainsi, suivant la remarque de M. Delbœuf, que le contact souvent répété d’un aimant finit par aimanter un barreau d’acier, parce que les molécules de l’acier, souvent dérangées, restent à la fin dans l’orientation qu’on leur a fait prendre. Dans la masse vivante, quand un mouvement aura parcouru une ligne une première fois, il y aura, suivant cette ligne, plus de facilité pour une seconde transmission du mouvement. Une voie de communication s’établira donc entre certains points. Le long de ces voies finira par se distribuer la partie la plus excitable du protoplasma. Un nerf rudimentaire pourra ainsi prendre naissance, avec une forme nouvelle de vibrations dans le centre nerveux. Si cette forme est utile, elle subsistera et, en vertu de la sélection naturelle, se perfectionnera de génération en génération. Il pourra s’établir dans l’animal autant d’organes nouveaux, par cela même autant de formes de mouvemens reçus ou transmis, qu’il y a d’espèces de mouvemens physiques. Il se formera, par exemple, des organes, excitables à ces vibrations chimiques des atomes qu’on appelle saveurs et odeurs. L’organe par où s’introduisent les alimens deviendra de plus en plus modifiable sous leur influence chimique, et l’animal doué de cette excitabilité plus grande aura des chances de plus dans la lutte pour la vie. Chez certains animaux, la sélection pourra développer des organes qui ne se produiront pas chez d’autres, par exemple, un organe excitable à l’électricité, une mémoire de l’électricité. En un mot, le caractère particulier de la cause extérieure entraînera le développement particulier des centres sensoriels, qui sont, si l’on veut, autant de mémoires organiques. On pourrait comparer les cordons nerveux à des cordes tendues, l’une produisant le la du diapason, une autre produisant l’ut, etc., quel que soit le moyen par lequel vous arriverez à ébranler la première, — frottement d’un archet, pincement avec le doigt, coup donné sur la corde, fort ébranlement de l’air, courant électrique, — la première corde donnera toujours le la et non une autre note, l’autre corde donnera toujours l’ut : l’une sera la mémoire du la l’autre de l’ut. Il en est du cerveau comme d’un instrument composé de cordes prêtes à vibrer ; si on prononce une note devant l’instrument, les cordes qui donnent naturellement cette note ou ses harmoniques vibrent, et les autres demeurent immobiles ou à peu près ; de même, une impression dont le cerveau est le siège éveille les impressions semblables ou harmoniques dans les nerfs ou dans les cellules qui sont précisément aptes à les fournir. Au point de vue physiologique, organisation et mémoire sont donc une seule et même chose, parce que toute organisation est un système naturel de mouvemens ayant pour résultante une forme déterminée, qui, dans la conscience, pourra devenir une idée déterminée. Allons plus loin ; dans le monde inorganique lui-même, toute forme durable ou susceptible de répétition peut être appelée une mémoire : le système solaire, qui reproduit périodiquement les mêmes figures, est une mémoire, comme le système respiratoire qui reproduit périodiquement les mêmes soulèvemens de la poitrine. La périodicité et l’uniformité vont seulement en croissant à mesure qu’on descend plus bas dans l’échelle des êtres. L’enfant répète toujours le même mot ou le même geste ; de même pour les êtres inorganiques, qui persévèrent dans le même mouvement ou dans la même figure. Le mouvement le plus simple, qui suppose une répétition de soi-même au moins pendant deux instans consécutifs, est déjà une mémoire ; bref, la conservation de la force et, comme conséquence, du mouvement, voilà le fond de l’habitude et aussi de la mémoire, quand on n’en considère que le côté extérieur.


II

Psychologiquement, pour avoir la seconde base et l’intérieur de la mémoire, il faut ajouter au mouvement : 1o la sensation ou le germe de la sensation ; 2o la réaction motrice qui en est inséparable. Dans le problème de la survivance des idées, nous sommes plus « mécaniste » que les partisans du mécanisme les mieux convaincus ; mais nous ne sommes pas exclusivement mécaniste, et nous ne saurions faire si bon marché de ce que les philosophes contemporains nomment « l’aspect mental. » Où il n’y aurait, comme dans nos machines artificielles, qu’une transmission de mouvement tout extérieure, il n’y aurait de la mémoire que le symbole et la forme. Quand nous passons au point de vue psychologique, nous ne pouvons plus dire avec M. Maudsley que le visage défiguré par la variole se souvienne du virus, avec M. Luys, que la gravure, devenue phosphorescente par l’exposition au soleil, se souvienne des rayons solaires ; nous ne saurions davantage admettre avec M. Richet qu’une corde pincée qui continue de vibrer à la manière de nos nerfs « se souvienne de l’excitation. » Non-seulement il n’y a pas alors « mémoire consciente, » mais il n’y a aucune mémoire mentale, si, par hypothèse, il n’y a dans la feuille de papier ou dans la corde de violon rien de mental. L’être qui ne sent pas peut sans doute conserver tantôt des mouvemens, comme l’eau qui ondule, tantôt des empreintes ou « résidus », comme le sable du rivage : mais ce mode de conservation tout extérieur n’est pas cette conservation indivisiblement mécanique et mentale sans laquelle on ne peut parler de souvenir proprement dit. « La mer frémit encore du sillage des vaisseaux de Pompée ; » oui, sans doute, mais la mer ne se souvient ni des vaisseaux qui l’ont fait frémir, ni de Pompée qui s’est miré dans ses eaux. Reconnaître avec MM. Maudsley et Ribot que la mémoire est une fonction biologique, ce n’est donc pas assez ; elle est encore et par cela même psychologique, c’est-à-dire qu’elle suppose le phénomène mental élémentaire : l’émotion suivie de réaction motrice, la sensation suivie d’appétition, dont l’acte réflexe n’est que la manifestation extérieure. On aura beau invoquer des luis « biologiques » pour se dispenser d’introduire l’état « psychique » et pour le réduire à une sorte de « luxe, » cet état est dès le début nécessaire ; il est, avec le mouvement, un des « facteurs » du souvenir, u L’habitude ou disposition fonctionnelle » chez l’être vivant suppose elle-même des émotions plus ou moins élémentaires et des efforts élémentaires entre lesquels s’est établi un lien par l’exercice. La masse même du protoplasma flottante sur la mer ne contracterait pas l’habitude de réagir sous l’influence des agens extérieurs s’il n’y avait en elle quelque sourde sensibilité, un bien-être et un malaise rudimentaires. Voilà l’élément « psychique » qui nous semble nécessaire à la base de la mémoire. La matière organique est à la fois sentante et agissante, à la différence des pures machines. La harpe vivante diffère des autres en ce qu’elle se sent elle-même résonner, en ce qu’elle jouit ou souffre de ses accords ou de ses discordances, en ce que ce sentiment de soi réagit sur elle-même : elle a un fond mental en même temps qu’une organisation physique ; sans ce fond, il n’y aurait point de mémoire véritable, pas plus qu’il n’y aurait de chaleur véritable, malgré les ondulations de l’éther en certaines directions, sans l’être qui sent ces ondulations sous forme de chaleur. Les physiologistes croient se dispenser d’admettre l’élément psychologique en attribuant comme propriété à la matière vivante l’irritabilité, mais cette irritabilité dont ils parlent tant est un mot vague qui désigne deux choses différentes, quoique inséparables : d’une part, la sensibilité intérieure, d’autre part, le mouvement extérieur.

Nous rejetons donc les opinions trop étroites et exclusives. La conservation des souvenirs n’est pas pour nous, comme pour MM. Ribot et Maudsley, un phénomène physiologique qui n’aurait qu’accidentellement un reflet psychologique ; elle est un phénomène indivisiblement psychologique et physiologique. Au point de vue physiologique, elle a lieu en venu du mécanisme des actions réflexes, où l’excitation extérieure est suivie d’un mouvement de contraction qui, une fois produit, est plus facile à reproduire. Au point de vue psychologique, elle a lieu en vertu de la loi parallèle qui fait qu’une émotion agréable ou désagréable est suivie d’un effort pour la conserver ou l’écarter, effort qui, une fois produit, est plus facile à reproduire. De plus, nous croyons que c’est la loi mentale qui est la vraie explication de la loi physique elle-même. En un mot, l’élément fondamental en germe dans toutes les cellules vivantes, c’est à nos yeux l’émotion, c’est-à-dire une sensation plus ou moins agréable ou pénible, laquelle provoque la réaction motrice.

De même que les lois biologiques ou vitales, qu’on reconnaît nécessaires pour l’explication du souvenir, sont simplement, à nos yeux, le premier degré des lois psychiques, de même les lois « sociologiques » en sont le plus haut développement, et la considération de ces dernières lois nous semble également nécessaire pour expliquer le souvenir. Nous regrettons que cette considération ne se rencontre point chez. MM. Spencer, Maudsley et Ribot. L’être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivans et plus ou moins sentans, comme l’ont montré MM. Schæffle, de Lilienfeld et Espinas. S’il en est ainsi, la conservation des images dans la mémoire doit être en partie le résultat de la coopération entre les cellules vivantes. Comparez, dans la société humaine, les effets du travail isolé et ceux du travail associé : jadis, comme on l’a remarqué, la fabrication d’une montre de précision exigeait un horloger d’une extrême habileté personnelle, qui faisait presque tout à lui seul ; aujourd’hui, une fois le procédé trouvé, il n’y a plus qu’à répartir la confection des diverses pièces entre des ouvriers ordinaires et à ajuster ensuite toutes ces pièces : vous aurez une montre marquant exactement l’heure. L’habitude et la mémoire produisent dans le cerveau quelque chose d’analogue : à l’origine, il faut, dans le centre cérébral, un acte de conscience et d’attention personnelle ; puis le travail se distribue entre les diverses cellules et entre les centres secondaires de la moelle, et il n’y a plus besoin ensuite que d’un rajustement des vibrations diverses pour reproduire sans effort l’image précise de l’objet.


III.

La théorie qui fait de l’émotion le germe de la mémoire nous semble confirmée par les applications qu’on en peut faire et par les éclaircissemens qu’elle fournit dans divers problèmes difficiles. Le premier de ces problèmes, c’est le rapport de la mémoire avec la sensibilité et avec l’activité. Si la conservation des idées tient à l’établissement de voies nouvelles dans le cerveau pour les courans nerveux et les actes réflexes, et si les deux élémens essentiels de tout acte réflexe, pour le psychologue, sont l’émotion et l’effort moteur, il en résulte une importante conséquence : c’est que la force de conservation devra être proportionnelle à l’intensité de ces deux élémens. C’est ce qui a lieu, en effet, dans la lutte des souvenirs pour la survivance. Quels sont ceux au profit desquels se fait la sélection ? Nous conservons mieux le souvenir, soit de ce qui nous a ému fortement, soit de ce qui a provoqué de notre part une plus grande énergie de mouvement volontaire. Sur l’influence du mouvement volontaire ou de l’attention, tout le monde est d’accord ; mais la vraie difficulté porte sur l’autre condition de survivance dans la mémoire, c’est-à-dire sur l’émotion de plaisir ou de douleur : le rapport des émotions au souvenir donne lieu à de nombreuses discussions entre les psychologues. D’une part, en effet, l’esprit se représente moins aisément les émotions que les perceptions et idées ; d’autre part, il est certain que ce qui nous a ému reste plus longtemps dans le souvenir. Comment concilier ces deux assertions ? On pourrait reconnaître la vérité d’une théorie de la mémoire à la clarté avec laquelle elle expliquera ce double fait. Selon nous, dans ce problème délicat, il y a des distinctions nécessaires à établir. D’une part, il est très vrai que l’émotion sert à produire le souvenir. Pourquoi ? Parce que l’émotion seule provoque des mouvemens caractérisés, conséquemment ouvre aux courans nerveux des voies nouvelles. Qui pourrait oublier une vive joie ou une vive douleur ? Ce qui ne nous émeut en aucune manière, au contraire, passe à notre surface sans y laisser de trace. Mais, d’autre part, si l’émotion sert à produire le souvenir en ouvrant des voies à la réaction motrice, elle n’est pas cependant par elle-même facile à reproduire et à renouveler, ou du moins la reproduction en est extrêmement affaiblie. Ainsi, nous n’avons par le souvenir, comme le remarque M. Horwicz, qu’une très faible reproduction d’un mal de dents passé. On a même prétendu que nous n’avons réellement aucune reproduction mentale des émotions[5]. Cela est faux : on se figure très bien le mal de dents, la brûlure, le frisson produit par une eau glacée, le mal de tête, la peur, etc. Mais ce qui est vrai, c’est que la reproduction des émotions physiques est comparativement bien plus affaiblie que celle des perceptions, et voici l’explication que nous en proposerions pour notre part. En premier lieu, par cela même que la mémoire consiste en voies nerveuses plus faciles qui se sont établies dans le cerveau pour aboutir à des mouvemens, le souvenir d’une peine trouve des voies toutes tracées qui ne permettent pas à la peine même (πόνος) de se reproduire. En second lieu, l’excitation violente du premier instant manque au souvenir de la douleur, car ce souvenir n’est qu’une excitation produite par une image, non plus par un objet réel : aucune représentation d’un mal de dents ne peut faire vibrer les nerfs dentaires aussi vivement que le mal même. Enfin les perceptions ne sont, à notre avis, que la conscience de relations, de différences tranchées, de changemens et de mouvemens ; conséquemment elles tiennent de la nature affaiblie et superficielle des signes ou symboles ; les émotions, au contraire, sont des états généraux et profonds, des termes réels dans la conscience et non des rapports : elles sont donc autrement difficiles à reproduire qu’une simple esquisse de nature intellectuelle. Enfin on a tort de ne pas distinguer, dans cette question, les émotions physiques et les émotions morales. Autant les premières sont difficiles à reproduire, autant les secondes se renouvellent aisément quand on se remet par la pensée dans le même courant d’idées : c’est qu’ici ce sont les idées mêmes qui produisent les sentimens.

Un autre problème, voisin du précédent (et qui n’est pas de moindre importance dans la question du bonheur humain), ce serait de savoir si les douleurs laissent plus de traces et se rappellent plus aisément que les plaisirs. M. Maudsley répond négativement, M. Sergi affirmativement. Selon M. Maudsley, les peines se renouvellent moins aisément dans l’imagination que les plaisirs, parce qu’elles impliquent une désorganisation, un trouble de l’élément nerveux ; de plus, M. Maudsley remarque que, dans un organisme sain, il y a une disposition spéciale au plaisir ; le plaisir doit donc, reparaître plus aisément dans la mémoire que les peines, à intensité égale. Ici encore, selon nous, il faudrait distinguer les émotions physiques et les émotions morales. Le mal physique est bien vite oublié, mais la souffrance du cœur, combien elle est vivace ! C’est qu’ici encore les conditions des souvenirs sont des idées toujours présentes et renouvelables, non une perturbation passagère de l’organisme. Les mêmes pensées reproduisent le même orage intérieur.


Après avoir vu la formation de la mémoire, voyons-en la dissolution : le mécanisme qui produit l’oubli sera la contre-épreuve du mécanisme qui produit la conservation des idées. S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que l’émotion et la réaction motrice soient les deux « facteurs » de la mémoire, ils devront disparaître en dernier lieu du souvenir ; or, c’est ce qui nous paraît ressortir de cette loi des amnésies indiquée par M. Spencer et par M. Maudsley, et que M. Ribot, dans son savant livre, a mise en pleine lumière. Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable : d’abord disparaissent les faits les plus récens, puis les faits moins récens[6]. Ensuite s’effacent les idées en général, puis les sentimens, enfin les actes et mouvemens automatiques. C’est ce que M. Ribot nomme « la loi de régression. » Cette loi, si nous ne nous trompons, confirme notre hypothèse sur le fond du souvenir. Les actes purement automatiques qui disparaissent en dernier lieu ne sont plus guère qu’un mouvement de machine ; pourtant, sous ces actes mêmes, subsiste le sentiment primordial de l’existence, du bien-être ou du malaise, la faim, la soif, etc. Par là, l’automatisme est encore une mémoire ; mais celle-ci, à vrai dire, est surtout dans les sentimens, appétits, émotions fondamentales ; aussi est-ce là ce qui offre le plus de résistance après les actes automatiques. « Les meilleurs observateurs s’accordent à le remarquer, dit M. Ribot, les facultés affectives s’éteignent bien plus lentement que les facultés intellectuelles[7]. » C’est qu’elles sont ce qu’il y a en nous de plus profond et de plus intime. Les états affectifs ont beau être vagues et indescriptibles pour l’intelligence, ils sont le fond dont l’intelligence réfléchie ne saisit que la forme.

Les amnésies partielles montrent que des séries entières d’idées et de connaissances peuvent disparaître alors que le reste demeure intact, ce qui suppose qu’elles sont attachées au fonctionnement régulier de certaines parties du cerveau et à la division du travail entre les cellules diverses. Les uns perdent la mémoire des figures, d’autres des couleurs, d’autres d’une seule couleur, d’autres des nombres, d’autres de plusieurs nombres seulement. Les cas les plus curieux sont les amnésies du langage ou aphasies[8]. Elles sont soumises à la même loi de régression que les autres. On oublie d’abord les mots, c’est-à-dire le langage rationnel, puis les exclamations et interjections, ou langage émotionnel, et, dans des cas très rares, les gestes. On reconnaît encore là les deux élémens essentiels : émotion et motion. Parmi les mots, le malade oublie d’abord les noms propres, puis les noms communs, qui ne sont que des adjectifs érigés en substantifs, puis les adjectifs, puis les verbes. Ici encore la régression va du plus complexe au plus simple, du moins organisé au plus organique. Ajoutons que les verbes, passifs et actifs, qui subsistent les derniers, sont l’immédiate expression des émotions et des actions.

Les causes physiologiques des amnésies partielles ne peuvent être que conjecturées. Probablement il existe dans le cerveau des voies particulières et une sorte d’organisme particulier répondant à ces espèces d’organismes qu’on nomme les langues, les signes, les mouvemens vocaux. Ces systèmes d’associations mentales et de mouvemens réflexes peuvent être atteints par la maladie sans que le reste le soit. Ln annélide peut perdre une partie de ses organes et continuer de vivre. Supposez qu’une boîte à musique, capable de jouer plusieurs airs, tombe à terre pendant qu’elle en joue un et que le cylindre garni de pointes se mette à rouler avec une très grande rapidité, de manière à briser ou à altérer ses pointes : un air entier pourra disparaître sans que les autres soient atteints, Tous les mouvemens réflexes qui répondent, par exemple, à l’association des mots grecs entre eux et avec les mots français correspondans peuvent se trouver paralysés, tandis que les systèmes de réflexes répondant au français, appris dès l’enfance et solidement imprimé dans le cerveau, peuvent résister à la commotion. En un mot, les amnésies sont des paralysies générales ou partielles, atteignant ces ordres de mouvemens réflexes qui se traduisent dans la conscience par des associations d’idées.

Les hypermnésies, au contraire, sont des exaltations maladives de la mémoire. Une jeune fille, dans le paroxysme de la fièvre, par le le gallois, langue oubliée de son enfance. La nièce d’un pasteur récite des morceaux d’hébreu qu’elle a retenus sans les comprendre. Ces hypermnésies sont causées tantôt par une circulation fébrile du sang, qui donne une activité anormale à certaines portions du cerveau ou à certains systèmes de réflexes, tantôt par une régression qui, ayant détruit les souvenirs plus récens, ramène à la lumière des couches profondes et oubliées : par exemple des impressions et passions de la jeunesse, des croyances anciennes auxquelles il semble qu’on revient par une sorte de conversion. Ce phénomène s’observe souvent chez les mourans[9]. Ici encore, nous voyons les sentimens, et surtout ceux des jeunes années, résister mieux que les idées à l’influence destructive de la maladie, tant il est vrai que la sensibilité est le fond de la vie même et conséquemment de la mémoire !


IV.

La seconde fonction de la mémoire est le rappel des souvenirs produit par l’association des idées. On sait toute l’importance que cette fonction a prise dans l’école anglaise depuis Hobbes, Hume et Hartley jusqu’à Mill, Bain et Spencer. Selon Hume, cette loi a la même importance dans la vie intellectuelle que l’attraction dans les mouvemens des astres. Peut-être, en effet, au point de vue physiologique, cette loi n’est-elle, comme la gravitation dans les corps et la sélection dans les espèces vivantes, qu’un cas particulier des lois qui règlent la propagation du mouvement selon la ligne de la moindre résistance. La psychologie anglaise contemporaine, qui s’intitule elle-même psychologie de l’association, va jusqu’à ramener toutes les lois de l’esprit à cette loi unique. Sans aller aussi loin, on peut dire que, dans l’association des idées, la part du mécanisme est prédominante. C’est qu’il s’agit ici non plus des termes mêmes de la pensée, mais de leurs relations et successions, choses soumises aux lois mécaniques : rien n’est plus voisin de l’automatisme que l’entendement.

Le mécanisme physiologique de l’association des idées n’est pas très difficile à se figurer : c’est l’association même des mouvemens réflexes entre les diverses cellules cérébrales par l’intermédiaire des fibres qui les relient. La suggestion des représentations mentales et des mouvemens corrélatifs peut être comparée aux phénomènes d’induction électrique par lesquels un courant exerce son influence sur un autre et produit une aimantation. Les courans nerveux qui répondent à telle série de représentations se trouvent induits, et les représentations subissent parallèlement des phénomènes d’attraction qui les font se succéder l’une à l’autre dans la conscience. Le cerveau est à l’état de tension et agit toujours dans sa totalité ; chaque pensée particulière suppose une décharge cérébrale qui ne peut se produire sans altérer les tensions de toutes les autres parties et sans amener par cela même une suite indéfinie d’autres décharges dans une direction déterminée. L’effet produit sur un point est, à chaque instant, fonction du changement total. Aussi peut-on comparer la pensée au phénomène électrique qu’on appelle l’aurore boréale, où l’équilibre entre l’électricité terrestre et celle des particules glacées de l’atmosphère est sans cesse rompu et rétabli, de manière à produire des irradiations continuellement changeantes ; les rayons lumineux sont associés entre eux comme le sont nos idées : chacune est comme une irradiation révélant à la fois la tension générale et la décharge particulière du magnétisme intérieur.

Maintenant, dans le conflit des idées et dans leur lutte pour la vie, qu’est-ce qui explique pourquoi c’est telle pensée et non telle autre qui, en tel moment, est victorieuse au sein de la conscience ? La sélection des idées et leur suggestion a lieu tantôt en vertu de la simple rencontre ou contiguïté des impressions dans le temps[10], tantôt en vertu de leur ressemblance ou similarité. La plupart des psychologues anglais, avec Stuart Mill et M. Bain, considèrent ces deux lois comme irréductibles. Quelques-uns cependant, comme Hamilton, ont tenté de réduire l’une à l’autre. Mais alors se pose un des problèmes les plus importans de la psychologie contemporaine. — Est-ce la sélection par ressemblance qui se ramène à la sélection par contiguïté, ou est-ce, au contraire, celle-ci qui se ramène à l’autre ? — En ces termes, il semble que la question offre un intérêt purement logique ; en réalité, il ne s’agit de rien moins que de déterminer le ressort fondamental qui produit le mouvement ininterrompu de nos idées. Il y a là un mécanisme plus curieux à étudier que toutes les machines visibles.

Dans ce problème, il nous semble qu’on n’a point assez distingué trois choses très différentes : 1o la conscience finale de ressemblance entre deux idées préalablement suggérées, comme l’électricité et la foudre ; 2o la loi de succession en vertu de laquelle la première idée a suggéré l’idée similaire qui lui était unie ; 3o la force qui avait primitivement produit cette union des deux idées similaires. Cette dernière question, généralement négligée, est la plus fondamentale ; en effet, il faut savoir par quoi et comment les anneaux de la chaîne sont soudés pour comprendre dans quel ordre ils se suivent et sous quelle forme ils apparaissent dans notre conscience. Les philosophes intellectualistes, comme M. Ravaisson et M. Ferri, nous semblent confondre la loi de succession, qui amène l’apparition des idées dans la conscience avec, le jugement que l’esprit prononce sur les idées une fois apparues : « L’intelligence, dit M. Ravaisson, une notion se présentant à elle, conçoit immédiatement ce qui, d’une manière ou d’une autre, la complète, ce qui lui est ou semblable ou contraire, ce qui dépend d’elle ou dont elle dépend, » en un mot, les rapports rationnels. Soit ; mais M. Ravaisson ajoute : « Le principe de l’association et de la mémoire n’est donc autre que la raison[11]. » Cette théorie, qui fait de la raison comme un moyen de mouvement et de transport pour les idées, intervertit l’ordre des faits. Comment la raison de Lavoisier apercevra-t-elle le rapport de deux idées, par exemple de la combustion et de la respiration, si ces deux idées n’ont pas d’abord été simultanément présentées à sa conscience et n’y coïncident pas par cette partie commune : l’oxygène ? Comment la raison prononcera-t-elle sur la ressemblance ou la différence des deux termes si ces termes ne lui sont pas préalablement donnés ? Jamais la conception d’un rapport ne pourra précéder la conscience des deux termes entre lesquels il est saisi. La raison de Franklin aurait eu beau se dire pendant des siècles : « Tout a une cause et la foudre a une cause ; » ces deux rapports ne lui auraient jamais donné le terme inconnu : l’électricité. La doctrine rationaliste s’enferme donc elle-même dans un cercle vicieux ; la raison ne saurait engendrer la mémoire ni mouvoir les idées et produire leur rappel ; elle est obligée, pour entrer en exercice, d’attendre que le rappel ait eu lieu et que les deux termes soient amenés devant elle par quelque moteur différent d’elle-même ; semblable au prisonnier de la caverne imaginée par Platon, elle doit attendre que la procession des ombres se produise pour pouvoir spéculer sur leurs rapports. Le principe de la succession des idées est donc nécessairement autre que la raison, et elles se suggèrent par une action originairement indépendante de la réaction intellectuelle qui saisit leurs rapports. Il en est ainsi même quand une idée en suggère une autre que nous reconnaissons ensuite lui être semblable. Pourquoi, par exemple, l’étincelle électrique éveille-t-elle un certain jour dans l’esprit de Franklin l’idée de la foudre ? C’est qu’il y avait entre ces deux idées une partie commune : lumière subite et choc capable de tuer un animal. Cette représentation de lumière et de choc qui coexiste actuellement, dans la conscience de Franklin, avec l’idée de l’étincelle électrique, y a déjà coexisté souvent avec l’idée de la foudre : c’est en vertu de cette partie commune que l’idée de l’étincelle électrique vient aboutir au souvenir de la foudre, et c’est seulement quand la suggestion a eu lieu que Franklin peut dire : « L’étincelle et la foudre sont semblables. » Les semblables se suggèrent donc mutuellement, sans doute, mais ils ne se suggèrent pas par la conscience de leur similitude ; cette conscience est ici l’effet, que l’intellectualisme prend pour la cause. Seulement, un esprit ordinaire se contentera de remarquer une similitude entre deux idées sans en tirer des conséquences et sans remonter aux principes ; un Franklin, habitué à ce que Platon appelait la chasse aux ressemblances, partira de là pour concevoir sous les contrastes visibles des similitudes cachées et pour les vérifier par l’expérimentation.

Reste à déterminer pourquoi et comment deux images qui se sont rencontrées dans le temps ont pu se lier, surtout si elles sont similaires ? On peut répondre d’abord, avec M. Taine : « l’une étant le commencement de l’autre, nous tendons à passer de l’une à l’autre. » — Mais c’est cette tendance, cette force intérieure des idées qu’il faut expliquer. Pourquoi ne restons-nous pas toujours sur le commencement, sans passer au milieu et à la fin ? Qu’est-ce qui a produit et maintient la synthèse des idées ? La psychologie de l’association, ici, se contente trop du fait brut : dire que deux idées se retrouvent ensemble dans le temps uniquement parce qu’elles s’y sont déjà trouvées ensemble, c’est constater le fait et non l’expliquer. Le temps, à lui seul, ne lie rien : des anneaux qui se suivent dans le temps sans être unis dans l’espace ne forment pas une chaîne. Parfois des images existent ou se succèdent dans notre esprit, comme dans une lanterne magique, sans qu’un lien durable s’établisse entre elles ; parfois même nous sommes étourdis par le pêle-mêle des sensations simultanées ou successives. La synthèse des idées reste donc à expliquer, et, comme elle doit être à la fois cérébrale et mentale, il faut en chercher la vraie explication dans la manière dont le cerveau agit et dont la conscience réagit. Nous verrons alors se réconcilier les deux lois de la contiguïté dans le temps et de la similarité, qui sont, à notre avis, deux aspects d’une seule et même loi.

D’abord, comment deux impressions, par exemple de la vue et de l’ouïe, se lient-elles dans le cerveau ? Il faut pour cela qu’elles ne demeurent pas isolées, l’une dans le centre visuel, l’autre dans le centre auditif, mais qu’elles aient assez de force, de durée et de netteté pour retentir dans une commune région du cerveau et pour y être centralisées. Ainsi vont à la rencontre l’une de l’autre les deux ondulations produites dans une masse d’eau par deux pierres tombées à une faible distance. Quand il y a rencontre de deux ondes nerveuses, il s’établit une communication entre elles, une première union qui est une habitude naissante. Maintenant, il importe de le remarquer, cette union ne peut avoir lieu que dans des parties du cerveau contiguës. La contiguïté dans le temps ne lie donc les choses que par l’intermédiaire d’une contiguïté dans l’étendue du cerveau. Ainsi s’établissent entre les voies nerveuses, comme entre les voies ferrées, des bifurcations analogues à celles où l’aiguilleur détermine la marche des trains ; la succession des idées, même de celles que nous reconnaissons ensuite pour similaires, est provoquée par la rencontre, au point de bifurcation, de deux trains d’images dans des régions contiguës du cerveau. Les mots entremets, entrecôte, entrepont, s’éveilleront mutuellement par leur point de bifurcation entre, et dans certaines maladies, le malade répétera machinalement ces mots à la suite l’un de l’autre. La force qui, dans le cerveau, soude entre elles les représentations est donc mécanique : c’est la persistance de l’énergie et la continuité du mouvement qui se transmet toujours à des parties contiguës. Tout mouvement produit tend à se dépenser d’une manière ou d’une autre ; il ne peut donc s’arrêter dans un groupe de cellules cérébrales, il passe nécessairement aux groupes voisins pour retentir de proche en proche jusqu’à des groupes plus éloignés. La loi de continuité se confond ainsi, dans le cerveau, avec la loi de propagation du mouvement.

Est-ce à dire que la similarité ne joue dans le cerveau aucun rôle ? — Tant s’en faut, car les parties du cerveau contiguës sont précisément des parties similaires, qui vibrent d’une façon partiellement identiques. Ainsi, dans les centres visuels, les cellules sont toutes organisées de façon à réagir sous les rayons lumineux ; les cellules des centres auditifs réagissent sous les vibrations sonores, etc. Donc, en somme, les impressions ne peuvent se lier que si elles sont centralisées dans des parties du cerveau similaires en même temps que contiguës ; donc encore, dans le cerveau même, la contiguïté implique une certaine similarité et une certaine réduction à l’unité.

Retournons-nous maintenant du côté de la conscience, et nous allons voir la fécondité de cette loi. Quand deux impressions ont pour siège des parties contiguës et similaires du cerveau, sous quelle forme apparaîtront-elles à la conscience ? Précisément sous la forme de représentations semblables. En effet, des représentations de même qualité pour l’esprit, comme la couleur rouge, la couleur rose, la couleur pourpre, sont des représentations de même siège dans le cerveau : les représentations visuelles ont pour siège commun les centres visuels du cerveau ; les représentations de l’ouïe ont pour siège commun le centre auditif ; notre cerveau a des casiers tout faits à l’avance, tout préparés par la sélection naturelle : ces casiers sont ses diverses régions. Dans le centre visuel dorment toutes les images de la vue, triées et mises à part ; dans le centre auditif sommeillent toutes les images de l’ouïe. De plus, les parties du cerveau sont reliées par des intermédiaires. Toute impression ébranle donc, par une contagion inévitable, les parties contiguës et similaires du cerveau, puis celles mêmes qui, plus éloignées, conséquemment différentes, sont cependant encore unies aux premières par des fibres conductrices. Qu’une image particulière de la vue, comme celle de la couleur rouge, ébranle le centre visuel, cet ébranlement se répandra, par diffusion dans le centre visuel tout entier, il suscitera l’image plus ou moins précise d’autres couleurs similaires, ou encore celle de la couleur en général, puis, par une sélection nouvelle, celle de l’étendue, et ainsi de suite. De là cette loi établie par M. Spencer : — Toute représentation tend à s’agréger avec les représentations semblables en vertu de l’identité de leur siège cérébral. — Nous croyons avec M. Spencer que c’est l’unique loi de l’association des idées.

Les autres lois, en effet, sont secondaires, fondées sur des rencontres accidentelles et superficielles entre les idées : la loi en question est primitive, essentielle, fondée sur l’organisation stable du cerveau, qui elle-même résulte de l’action constante de la nature sur l’homme. Les rencontres fortuites d’impressions ne produisent un lien durable que si elles aboutissent à une classification et viennent se ranger sous quelque loi inscrite dans notre système nerveux. M. Spencer a montré que cette classification se fait tout d’abord d’une façon automatique, par la seule diffusion du courant nerveux dans le cerveau. Dès que nous voyons une rose rouge, cette image se range d’elle-même dans la classe des objets visibles, puis dans la sous-classe des objets rouges, puis dans la sous-classe des fleurs, etc. Cette série de classifications est immédiate, aussi involontaire que la propagation d’un ébranlement à la masse de l’air ou de l’eau. Le semblable, dans le cerveau, s’associe mécaniquement avec le semblable : voilà le ressort moteur des idées et souvenirs dans la conscience.

Il est certain que la classification, qui, au premier abord, paraît une fonction tout intellectuelle et rationnelle, renferme un côté mécanique et fonctionne d’abord comme une merveilleuse machine à calculer. Grâce à l’organisation du cerveau, produit de l’accumulation des siècles, chaque impression vient d’elle-même se placer dans sa case, qui, à son tour, vient se placer dans une case plus grande, et celle-ci dans une autre, comme par un emboîtement successif. Le seul tort de M. Spencer est d’avoir immédiatement identifié cet emboîtement des images similaires avec la conscience de leur similarité, qui a besoin d’une explication particulière, et avec la reconnaissance de la similitude entre le passé et le présent, opération encore plus compliquée. M. Spencer n’en a pas moins le mérite d’avoir posé la loi qui nous permet de ramener à l’unité les deux opinions en présence relativement à l’association des idées. Point de contiguïté, dirons-nous, sans similarité. Objectivement, la contiguïté elle-même est une espèce de similarité, sous le rapport de l’espace et du temps, car c’est une rencontre dans un même temps et dans un même espace, qui aboutit toujours à une certaine fusion des mouvemens les plus opposés dans une forme commune de mouvement. Subjectivement, la contiguïté devient toujours, pour la conscience, une certaine similarité. Le seul fait de s’apercevoir que des choses disparates coïncident, comme une vive lumière, un son, une douleur, est déjà une conscience de similitude au sein même de la différence. Ce jugement suppose une réaction de la conscience par rapport aux sensations qui lui arrivent, et c’est cette réaction qui constitue la synthèse mentale. Cette synthèse, sans doute, ne peut avoir lieu qu’entre des termes déjà donnés par un pur automatisme, mais la conscience achève et perpétue la soudure déjà commencée par la simple coïncidence mécanique.

Il résulte de ce qui précède que l’association a divers stades. Au plus bas degré, le cerveau peut lier des impressions indépendamment de l’intelligence, sinon d’une sourde sensibilité. Nous pouvons ensuite nous souvenir et prendre conscience d’une coïncidence qui s’était marquée mécaniquement dans le cerveau sans avoir été alors remarquée par l’intelligence. Parfois aussi, les termes intermédiaires entre deux idées conscientes échappent eux-mêmes à la conscience. On sait que Hamilton comparait ce phénomène à la transmission du mouvement à travers une rangée de billes : la première se meut, les billes intermédiaires n’ont qu’un mouvement intestin, la dernière a un mouvement visible. Rappelons encore que, quand les vibrations cérébrales sont trop rapides ou trop uniformes, elles échappent à la conscience, et nous comprendrons que certaines idées puissent surgir dans le temps en vertu d’un arrangement qui a eu lieu dans l’espace, entre des cellules que notre esprit ignore. C’est la sélection inconsciente. Ainsi, pendant le sommeil, s’organise dans le cerveau de l’enfant la leçon étudiée la veille. La loi de contiguïté est alors presque seule en action. Tant que cette loi prédomine, les choses ne s’associent que selon des réactions mécaniques ; mais, dès que la conscience s’éveille, une nouvelle force d’organisation se manifeste. Le cerveau ne connaissait guère que la contiguïté, dont la similarité est une conséquence ; l’intelligence ne connaît guère que la similitude, dont la contiguïté est pour elle une simple espèce et une ébauche. Des ressemblances les plus extérieures et les plus superficielles, comme celles qui tiennent à de simples coïncidences de temps ou de lieu, la pensée dégage peu à peu des ressemblances plus intimes et plus profondes : la conscience est donc une force organisatrice qui réagit sur les représentations et les ordonne selon une règle d’harmonie, comme un instrument façonné par un grand maître qui rejetterait de soi-même les discordances pour n’admettre que les accords.

En agissant ainsi, la conscience obéit à la loi universelle d’économie, qui veut que toute force s’exerce avec la moindre dépense possible : le rapprochement des semblables, en effet, permet à la conscience d’embrasser d’un même regard une foule d’objets et de produire le plus grand travail avec le moindre effort. Cette loi, à son tour, se rattache à la loi de conservation, qui joue le principal rôle dans la sélection des idées comme dans celle des espèces. Nous avons dit que les idées sont des espèces et que la lutte des idées est une lutte d’espèces ; en voilà une preuve nouvelle : l’humanité porte dans sa tête les embranchemens, les ordres, les classes, les familles, les genres, des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire et des Jussieu. Nous avons dans notre cerveau le raccourci du règne minéral, du règne végétal, du règne animal ; chaque idée individuelle n’est qu’un membre d’un groupe plus vaste dans lequel elle rentre : la concurrence des idées aboutit au triomphe de celles qui réalisent le mieux les conditions vitales de leur espèce par l’élimination de tous les accidens défavorables et par la sélection de tous les accidens favorables. Dans la tête de Franklin, le paratonnerre était préparé d’avance, et l’accident apparent, mais en réalité nécessaire, qui y fit se joindre les idées d’étincelle électrique et de foudre, introduisit dans le monde des idées une espèce nouvelle et viable.

Pour reconstruire un monde nouveau selon ses besoins, l’esprit est obligé préalablement, comme l’ont montré MM. Martineau et James, de dissocier ce qui avait été associé par la simple habitude et par la fréquence des simples contiguïtés. Le savant ne doit-il pas d’abord séparer l’idée de combustion d’avec toutes ses associations habituelles, — dégagement de flamme et destruction de l’objet brûlé, etc., — pour pouvoir l’associer ensuite avec l’idée de cette respiration qui entretient la vie ? Si donc la conscience n’est pas la force primitive d’association, c’est elle qui, en réagissant sur les associations arrivées du dehors, devient la force principale de dissociation et d’analyse. Selon M. Spencer, cette rupture des associations primitives et cette sélection des ressemblances cachées se ferait par la simple variation des circonstances extérieures, qui nous présentent les mêmes objets dans des groupes différens ; mais il est clair qu’il faut aussi considérer l’influence de ce milieu intérieur qui est la conscience même, sous les trois formes de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté. Les idées de l’intelligence entrent comme facteurs dans cet ensemble de « circonstances » qui dissolvent les associations primitives et en composent de nouvelles. On en peut dire autant, comme nous allons le voir, de nos sentimens et de nos volitions.

D’abord, la loi même de similarité se confond avec la loi qui veut que l’être sensible tende à son plus grand plaisir, car la similarité, en permettant la plus grande activité avec le moindre effort, produit par cela même du plaisir : le seul fait qu’une nouvelle expérience coïncide avec une expérience ancienne engendre un sentiment agréable. L’enfant sourit au visage qu’il retrouve le même. Si les contrastes nous plaisent, c’est qu’ils ont lieu au sein de la ressemblance et la font ressortir : ils nous donnent à la fois la jouissance de l’ancien et celle du nouveau, distinctes et cependant unies. Enfin, c’est déjà jouir que se souvenir, car c’est contempler des semblables et doubler sans effort le présent avec le passé ; de là cette volupté secrète qui se retrouve jusque dans le souvenir de la douleur. L’émotion apparaît ainsi au fond de la mémoire, comme le ressort caché de l’association des idées et le principal moyen de la synthèse mentale.

Aussi les mêmes objets ne réveillent pas les mêmes souvenirs quand nous sommes gais ou quand nous sommes tristes. Il y a en nous une disposition générale de la sensibilité et comme un ton général de notre humeur qui repousse ce qui lui est contraire et attire ce qui lui est conforme. On pourrait appeler cette loi d’association « loi de sélection sensible, » puisqu’elle fait de notre sensibilité une force d’attraction et de répulsion. Les idées ne s’enchaînent pas seulement par des rapports tout mécaniques et logiques ; elles s’enchaînent par un rapport d’adaptation à nos sentimens. Nous regrettons que M. Ferri, dans son étude sur la psychologie de l’association, n’ait rien dit de cette loi essentielle, qui nous montre dans l’émotion le principe le plus efficace de l’association comme de la conservation des souvenirs. M. Ferri cite pourtant lui-même un exemple qui aurait pu le mettre sur la voie. Un jour, piqué par une mouche, il se rappela tout à coup un enfant que jadis, étant lui-même fort jeune, il avait vu couché sur son lit de mort. Pourquoi cette vision subite ? « D’abord, dit-il, j’étais couché sur mon lit au moment même de ce souvenir ; première concordance ; puis j’avais vu le visage de l’enfant piqué par les mouches ; mais, que de fois j’ai éprouvé le même inconvénient sans avoir le même souvenir ! Enfin je remarque que la vue du cadavre m’avait causé alors une profonde tristesse et que tout à l’heure aussi j’étais triste. » C’est donc la similarité d’émotion, c’est l’état de la sensibilité qui a été la puissance dominatrice et déterminante ; ici encore les idées empruntent leur principale force aux sentimens qui les animent, et la conscience, au lieu de refléter passivement les impressions, réagit pour les accepter ou les repousser.

Ce pouvoir de réaction mentale, quand il est réfléchi, constitue la volonté, dont l’action sélective sur les idées se nomme l’attention. Demandons-nous d’abord en quoi consiste l’attention volontaire et consciente. Au point de vue physiologique, elle est une concentration d’efforts musculaires dans une direction déterminée. Si je veux faire attention à un objet que je regarde, écoute, palpe, flaire ou savoure, je produis des efforts musculaires dans la direction de mes divers sens : je tends les muscles de ma main pour mieux palper, ceux de mes yeux pour les accommoder à l’objet et à la lumière, etc. Ces mouvemens sont visibles. Même quand je fais attention à la simple représentation d’un objet absent, je commence les mêmes mouvemens. L’idée la plus pure, encore une fois, contient toujours quelque représentation sensible, est toujours accompagnée de quelque mouvement et de quelque effort : dans la méditation, cet effort se manifeste sur le visage même par la tension et l’immobilité des traits. L’attention est donc un phénomène « d’innervation motrice. » C’est pour cela qu’elle produit, comme l’expérience le prouve, un afflux sanguin correspondant à l’afflux nerveux et à la dépense des nerfs, que le sang doit réparer. De là combustion et chaleur à la tête, phénomènes d’électricité, etc.

On peut en déduire le véritable pouvoir de l’attention consciente sur la sélection des idées. La première loi, c’est que l’attention diminue la force des représentations dont elle se détourne. C’est ainsi, on le sait, que Pascal diminuait l’intensité de violentes douleurs en concentrant son attention sur un problème de géométrie. — Cet effet s’explique par la loi de l’équilibre et de l’équivalence des forces. Si je concentre l’innervation sur un point, je la diminue par cela même sur d’autres points. Une petite douleur peut même en soulager une grande : on se mord la langue pour sentir moins une violence souffrance, on dépense du mouvement en gestes convulsifs pour retirer de l’innervation à un point du corps violemment atteint et pour diminuer ainsi la douleur. L’attention produit de même ce que les physiologistes appellent un effet suspensif et « inhibitoire » sur les centres affectés par la douleur, tout comme je puis, par ma volonté, produire pendant quelques instans un effet suspensif sur ma respiration.

Il résulte de la loi précédente qu’un excès d’attention consciente et de médiation volontaire peut parfois nuire au succès d’une opération ou d’une recherche, — comme la recherche d’un souvenir oublié, — mais en tant seulement que cette opération est automatique. Si un pianiste exercé veut faire attention à toutes les notes d’une gamme rapide, il contrarie, au lieu de les favoriser, le jeu automatique de ses mains et les associations inconscientes de ses mouvemens, car il leur enlève au profit de sa conscience une partie de l’innervation nécessaire. De même, quand nous cherchons un souvenir, si nous concentrons trop notre attention sur un point, nous empêchons le courant nerveux de se répandre dans les divers groupes de fibres cérébrales et d’associations aboutissant à l’objet cherché. Dès lors, pour peu que nous ne soyons pas dans la bonne voie, plus nous cherchons et moins nous trouvons. Au contraire, laissons l’esprit se détendre et le courant nerveux s’irradier : il arrive qu’après un certain temps l’association cherchée se produit spontanément ; en s’étendant de courans en courans, l’espèce d’aimantation cérébrale a fini par « induire, » parmi les courans sympathiques, celui qui répond à l’idée cherchée. La méditation et l’inspiration spontanées ne sont donc pas en raison directe l’une de l’autre. L’inspiration spontanée est due à l’automatisme des associations d’idées, qui fonctionne dans le cerveau d’une manière souvent inconsciente pour nous. La méditation peut l’entraver quand elle lui dérobe une partie de l’innervation nécessaire. Mais, même dans ce cas, la conscience se manifeste comme une force qui intervient dans le cours des idées : alors même qu’elle le détourne, elle montre encore son pouvoir. Si elle est parfois un obstacle au lieu d’une aide, toujours elle agit, nulle part elle n’apparaît comme un « accompagnement » passif et inefficace.

La véritable utilité de la conscience, dans l’inspiration, c’est de poser le but et l’effet final à atteindre : les moyens se présentent ensuite d’eux-mêmes en vue de la fin. Ainsi procèdent l’orateur et l’artiste inspirés. Nous nous proposons telle idée, a dit M. Ravaisson dans une de ses pages les plus éloquentes et les plus souvent citées : « des profondeurs de la mémoire sort aussitôt tout ce qui peut y servir des trésors qu’elle contient. Nous voulons tel mouvement, et, sous l’influence médiatrice de l’imagination, qui traduit pour ainsi dire dans le langage de la sensibilité les dictées de l’intelligence, du fond de notre être émergent des mouvemens élémentaires dont le mouvement voulu est le terme et l’accomplissement. Ainsi arrivaient, à l’appel d’un chant, selon la fable antique, et s’arrangeaient, comme d’eux-mêmes, en murailles et en tours, de dociles matériaux[12]. » M. de Hartmann dit semblablement que, la volonté ayant posé le but, « l’inconscient » intervient pour le réaliser ; mais cet inconscient, selon nous, n’est autre que le travail cérébral et, au lieu de voir ici un exemple de finalité mystérieuse, une inspiration providentielle, une magie divine, nous y voyons une série de mouvemens enchaînés par les lois du choc et de l’équivalence des forces. Le dieu inspirateur des poètes et des artistes, c’est la marée montante des associations, où toutes les ondes nerveuses, sous l’attraction d’une force commune, se soulèvent et s’entraînent dans la masse frémissante du cerveau.

La conscience n’a pas pour cela le rôle passif que lui prêtent MM. Ribot et Maudsley : non-seulement c’est elle qui pose la fin et l’idée principale, mais c’est elle encore qui dirige le cours même des idées secondaires. Sans doute elle ne peut empêcher l’association de lui offrir telle et telle idée, mais elle peut rejeter ce que l’automatisme lui offre, jusqu’à ce qu’il lui offre ce qui convient à son projet. C’est ainsi que la conscience refait sur un plan nouveau ce qu’avait ébauché un mécanisme inconscient. Bien plus, outre sa puissance négative de refus, la conscience a aussi le pouvoir positif d’accroître par la réflexion la force des idées propres à son dessein ; or, quand une idée, devenue ainsi prédominante, a multiplié sa propre force en se réfléchissant sur elle-même, elle devient un centre d’attraction irrésistible pour toutes les autres idées et produit ainsi parmi elles une sélection intelligente. Outre l’inspiration spontanée dont nous parlions tout à l’heure, il peut donc exister une inspiration réfléchie qui, au lieu de se faire dans l’obscurité de l’inconscience, s’accomplit au grand jour de la conscience. L’organisme même en ressent les effets : la réflexion, par le courant nerveux plus intense qu’elle produit dans une direction déterminée, rend les nerfs plus sensibles à des impressions faibles, de sorte que l’ouïe, la vue, le tact, l’odorat, le goût, gagnent en finesse et distinguent des différences qui, sans cela, n’auraient pas été distinctes : c’est là une loi de l’attention bien connue. N’a-t-on pas cent fois remarqué qu’en dégustant un vin on en reconnaît l’arôme et le cru ? qu’en flairant une odeur composée de rose, de jasmin et de violette, on en peut discerner les principaux élémens ? Les nerfs sont, comme des cordes de violon qui vibrent mieux et plus rapidement quand elles sont tendues. Et cette loi en entraîne une autre. L’attention consciente, en réalisant ainsi une partie des conditions nécessaires à la perception, rend la perception plus prompte en même temps que plus facile. La vitesse de la perception est augmentée. C’est ce que prouvent les expériences « psychophysiques » qui montrent que, si je suis attentif, la durée nécessaire à la perception devient de plus en plus voisine de zéro. C’est que la perception à laquelle on fait attention est attendue, donc pressentie, donc déjà partiellement sentie et commencée ; la conséquence est une plus grande rapidité dans l’achèvement. Quelquefois même l’attente suffit à produire la sensation attendue, qui devient ainsi hallucinatoire ; c’est ce qu’ont bien montré MM. James Sully et Richet. Faites croire à des personnes qu’il y a dans un jeu de cartes une carte magnétisée qui leur donnera des sensations électriques, la plupart croiront sentir des frissons, des secousses dans la main, des éblouissemens dans la vue. En un mot, faire attention à une représentation, c’est l’accroître et l’achever en soi-même, comme si notre main passait à l’encre un dessin vaguement crayonné. Le souvenir cherché est un souvenir dont on a trouvé le commencement ; le problème posé est un problème dont la solution se prépare. De là cette puissance des idées directrices, des idées-forces, trop méconnue par ceux qui font de la conscience une lueur inerte et extérieure aux choses qu’elle éclaire. Les grandes idées qui dirigent les penseurs sont des soleils qui agissent par leur lumière même et non pas seulement, comme les autres, par une gravitation en apparence indépendante de leur lumière.

Non-seulement la conscience, sous sa forme réfléchie, a ainsi le pouvoir de réagir sur la conservation et sur l’association mécanique des idées, mais encore elle est absolument nécessaire à cette troisième fonction qui est la vraie caractéristique de la mémoire mentale, la reconnaissance des souvenirs. L’automatisme que nous avons décrit explique simplement la renaissance des idées semblables et non leur reconnaissance comme semblables. Cette reconnaissance sera l’objet de notre prochaine étude. Dès à présent, nous pouvons conclure que, dans ses deux premières fonctions, la mémoire est indivisiblement physique et mentale, physique pour le spectateur du dehors, mentale pour le spectateur du dedans. En premier lieu, si les idées ou images survivent dans la lutte et se conservent, c’est qu’elles enveloppent à des degrés divers des sentimens tendant à se satisfaire par tels mouvemens ; les idées sont des forces parce qu’elles recouvrent des appétits plus ou moins vagues ou précis. En second lieu, si les idées se renouvellent, c’est le plus souvent en vertu de la même force, en vertu du lien qui unit tels mouvemens à tels sentimens, et qui a établi comme conséquences dans le cerveau tels arcs réflexes, telles voies de communication toutes prêtes à recevoir les courans nerveux. La contiguïté de ces courans produit dans la conscience la similarité des impressions, et cette similarité réagit pour adapter tout le reste à sa loi. Sur ces deux premiers points, nous regrettons que M. Ribot, Comme M. Maudsley, s’en soit tenu trop exclusivement au côté physique et qu’il n’ait pas étudié l’action spontanée de la sensibilité ou de l’appétit, puis l’action réfléchie de la conscience sur la conservation des souvenirs et sur leur reproduction. Dans la conservation des idées, la conscience n’est pas un enregistrement passif, ni une reproduction des choses toute machinale. En outre, après avoir été à l’origine un simple témoin de la lutte des idées, la conscience finit par être la grande force de sélection parmi elles et tend à devenir de plus en plus dominante dans l’humanité : purement imitatrice au début, elle devient créatrice. La conscience n’est donc ni si haut ni si bas que la placent ses admirateurs ou ses détracteurs : elle n’est pas une puissance séparée et indépendante du mécanisme naturel, mais elle n’est pas non plus » un simple effet accidentel et superficiel de ce mécanisme. Si elle s’élève trop, « je l’abaisse ; » si elle s’abaisse, « je la relève. »


ALFRED FOUILLEE.

  1. Ribot, Maladies de la mémoire, ch. II.
  2. Le Cerveau et ses Fonctions, p. 106.
  3. M. Guyau, la Mémoire et le Phonographe (Revue philosophique de mars 1880).
  4. Ibid.
  5. Voir Léon Dumont, Théorie scientifique de la sensibilité.
  6. Un enfant tombe d’un mur, dit M. Ribot d’après Abercrombie ; revenu à lui, il sent que sa tête est blessée, mais ne soupçonne pas comment il a reçu la blessure. Après un peu de temps, il se rappelle qu’il s’est frappe la tête contre une pierre, mais ne peut se rappeler comment. Après un autre intervalle, il se rappelle qu’il est allé sur la crête d’un mur et en est tombé. On a vu en Russie un célèbre astronome oublier tour à tour les événemens de la veille, puis ceux de l’année, puis ceux des dernières années, et ainsi de suite, la lacune gagnant toujours, tant qu’enfin il ne lui resta plus que le souvenir des événemens de son enfance. On le croyait perdu, mais, par un arrêt soudain et un retour imprévu, la lacune se combla en sens inverse. »
  7. Une jeune femme tomba par accident dans une rivière et fut presque noyée. Quand elle rouvrir les yeux, elle ne reconnaissait plus personne ; elle était privée de l’ouïe, de la parole, du goût et de l’odorat. Ignorante de toute chose, incapable par elle-même de se remuer, elle ressemblait à un animal privé de cerveau. Plus tard, sa seule occupation était de couper en morceaux, automatiquement, ce qui tombait sous sa main. Les idées, dérivées de son ancienne expérience, qui paraissent s’être éveillées les premières, étaient liées à deux sujets qui avaient fait sur elle une forte impression : sa chute dans la rivière et une affaire d’amour. À une époque où elle ne se rappelait pas d’une heure à l’autre ce qu’elle avait fait, elle attendait anxieusement que la porte s’ouvrît à l’heure accoutumée, et, si l’amant ne venait pas, elle était de mauvaise humeur toute la soirée.
  8. Certains malades ont oublié une des langues qu’ils savent ; d’autres ne savent plus écrire et savent encore parler ; d’autres ne savent plus parler et savent écrire ; d’autres ne peuvent ni parler ni écrire, mais reconnaissent le sens des mots qu’on prononce ou qu’on écrit. Un gentleman, qui dirigeait une ferme, avait dans sa chambre une liste des mots qui avaient chance de se rencontrer dans les discours de ses ouvriers. Quand un de ceux-ci désirait l’entretenir sur un sujet, le gentleman l’écoutait d’abord sans rien saisir des paroles, sauf le son. Il regardait alors les mots de sa liste écrite, et toutes les fois que les mêmes mots écrits frappaient ses yeux, il les comprenait parfaitement. L’amnésie des signes n’entraîne pas nécessairement la perte de l’intelligence. Tel ce grand propriétaire dont parle Trousseau, qui se faisait présenter les baux, traités, etc., et, par des gestes intelligibles seulement pour ses proches, indiquait des modifications à faire, le plus souvent utiles et raisonnables.
  9. En Amérique, un nombre considérable d’Allemands et de Suédois, peu avant de mourir, prient dans leur langue maternelle, qu’ils n’ont souvent pas parlée depuis cinquante ou soixante ans. Winslow note aussi que des catholiques convertis au protestantisme ont, pendant le délire qui précédait leur mort, prié uniquement d’après le formulaire de l’église romaine. — « Les reviviscences de ce genre, dit M. Ribot, ne sont au sens strict qu’un retour en arrière, à des conditions d’existence qui semblaient disparues, mais que le travail à rebours de la dissolution a ramenées… Certains retours religieux de la dernière heure dont on a fait grand bruit ne sont, pour une psychologie clairvoyante, que l’effet nécessaire d’une dissolution sans remède. » (Voir M. Ribot, p. 147.)
  10. Deux idées sont appelées contiguës quand elles se sont produites simultanément ou en succession immédiate dans votre conscience ; il ne s’agit nullement d’une contiguïté extérieure.
  11. M. Ravaisson, la Philosophie en France au XIXe siècle.
  12. La Philosophie en France au XIXe siècle.