La Suède avant et depuis le traité de Paris

I. La Scandinavie, ses Craintes et ses Espérances, par M. Lallerstedt ; 1 vol. Paris, 1856. — II. La Paix considérée dans ses résultats présens et futurs, par un Suédois, M. C. de V.

Il paraît certain que le traité conclu le 21 novembre 1855 par la Suède avec les puissances occidentales doit être compté parmi les causes qui ont hâté la conclusion de la paix générale, en faisant craindre à l’empereur Alexandre II une défection imminente des états secondaires. À ceux qui regretteraient que ces états n’eussent pas, dès l’ouverture des hostilités, fait une déclaration de nature à empêcher la guerre, on doit rappeler que l’Allemagne avait à donner l’exemple. La Suède, dont la capitale était hier encore à vingt lieues des canons russes, la Suède, sentinelle avancée sous les retranchemens ennemis, ne pouvait jeter le cri d’alarme que si elle savait le gros de l’armée prêt à s’engager avec elle. Une fois qu’elle eût été aux prises, il eût fallu la seconder, la sauver peut-être de grands périls, et cependant les chaloupes canonnières qui devaient se joindre aux siennes n’étaient pas en mesure. Toutefois la Suède n’a point mérité qu’on doutât de son initiative et de sa résolution : elle s’est offerte à l’alliance occidentale, on le verra par la suite de cette étude, sinon dès l’ouverture de la guerre, au moins dès la fin de la première campagne, bien avant la chute de Sébastopol. Elle espérait que les hostilités, s’étendant au Nord, viendraient réaliser ses désirs les plus chers, c’est-à-dire l’affranchir enfin de l’influence excessive de la Russie, en lui rendant cette Finlande, dont la perte est pour elle une blessure qui ne se fermera pas. La paix a paru tromper ces espérances. En ce moment, le roi Oscar institue des commissions que doit présider le prince royal, et qui s’occuperont de fortifier Stockholm et la côte orientale ; une partie du crédit accordé par la dernière diète en vue des nécessités éventuelles de la guerre vient d’être mise, par ordre du roi, à la disposition du gouvernement. Le rétablissement de la paix générale serait-il donc aux yeux de la Suède une source d’inquiétudes nouvelles après sa conduite hardie ? Nous ne le pensons pas. L’occasion a pu paraître favorable au gouvernement suédois de continuer sur ses côtes orientales les fortifications que Bernadotte lui-même, bien instruit du danger, avait conseillées et commencées ; mais le traité du 21 novembre et la paix de Paris ont modifié profondément la situation de la Suède en face de ses redoutables voisins, et l’ont en définitive affranchie. L’histoire des rapports de la Suède avec la Russie depuis 1812 montrera l’importance des résultats aujourd’hui obtenus. Une période nouvelle commence pour ce royaume. Depuis quarante ans, il était mal à l’aise, et pliait presque sous le poids de l’alliance conclue en 1812. La Suède s’est relevée désormais, et la liberté nouvelle de son allure profitera au développement intérieur de ses institutions et de toute sa prospérité autant qu’à la dignité rétablie de ses rapports avec le reste de l’Europe.


I

On ne peut pas beaucoup s’étonner que Bernadotte, après la lutte contre Napoléon, soit resté attaché à l’alliance de la Russie. Ce n’était pas qu’il y tînt par le cœur : il y était enchaîné par la crainte. Bernadotte a gouverné la Suède pendant la période qui, dans toute l’histoire des temps modernes, offre le plus d’agitations et le plus de révolutions contraires ; ce n’étaient pas seulement les trônes qu’il voyait tomber, se relever, puis se briser encore autour de lui, mais les systèmes ou les principes politiques, qui paraissaient ne plus reposer que sur un sol mouvant. Et lui, au milieu de ces tempêtes, il avait à fonder une dynastie, il avait à la maintenir quand tous les vents étaient encore déchaînés. Les plus dangereux orages lui semblant devoir souffler du côté de l’orient s’il ne prenait avec résolution le vent de ce côté, il crut sage de courir vers le péril pour le conjurer, et il se fit l’allié ou le sujet de la puissance qu’il devait redouter la première.

De Napoléon, prisonnier à l’île d’Elbe, il ne pensait plus rien avoir à craindre. Non pas qu’il crût sa carrière terminée ; un jour on parlait devant lui des arméniens qui se faisaient à Naples aux approches du 20 mars, des voyages de la princesse Pauline entre cette capitale et l’île d’Elbe, et on semblait prévoir une expédition de l’empereur à la tête des armées de son beau-frère : « Non, répondit-il, c’est en France qu’il doit aller, et non ailleurs ; » mais il ne croyait pas que Napoléon pût se maintenir contre une coalition nouvelle, et il estimait surtout que le règne des Bourbons, après le renversement facile de Louis XVIII, serait irrévocablement fini. Alors le champ serait ouvert à celui qui saurait mériter les suffrages de la nation française, en y joignant l’amitié des grandes puissances. Ce qu’il espérait surtout, ce qu’il prévoyait avec assurance, parce qu’il le désirait ardemment, c’était la ruine complète du principe de la légitimité. Élu du suffrage populaire à la suite d’une révolution, quand l’héritier direct de la couronne suédoise, quand le roi dépossédé vivait encore, que deviendrait-il, lui et sa dynastie, si une réaction générale tendait à relever en Europe : toutes les anciennes couronnes ? Gustave IV alléguerait peut-être contre son abdication la violence qui la lui avait arrachée ; cet acte d’ailleurs n’engageait point le prince de Vasa, son fils. Et qui était le protecteur désigné, soit du principe tant redouté, soit de la famille dont les prétentions pouvaient inquiéter Bernadotte ? Précisément ce terrible voisin, l’empereur de Russie, chef de la ligue des rois et tuteur du prétendant. Quel habile calcul n’était-ce donc pas, suivant Bernadotte, d’avoir fait accepter son amitié à cet ennemi naturel, afin de l’enchaîner !

Mais de combien de perplexités, dans un temps si fertile en révolutions, ne fallait-il pas payer une alliance qui détruisait toute liberté personnelle ! L’histoire de ces perplexités en présence des deux restaurations, en présence du 20 mars et de 1830, c’est l’histoire même de Bernadotte, c’est celle aussi du pays qui lui avait confié ses destinées.

La première restauration avait surpris Bernadotte, cela est certain ; il s’était toutefois rassuré en songeant qu’après tout les Bourbons lui devaient de la reconnaissance, — bien qu’en vérité il n’eût pas cru d’abord travailler pour eux, — et on le voit, en suivant la correspondance diplomatique, prendre volontiers en 1814 avec M. de Bumigny, notre chargé d’affaires, le ton protecteur. La nouvelle du 20 mars retentit à ses oreilles comme le premier coup de canon d’une de ses anciennes batailles. Il avait prévu que Napoléon ne vieillirait pas inactif dans sa captivité. De plus, l’événement réalisait son pressentiment contre les Bourbons ; ne croyant pas que Napoléon lui-même fût désormais redoutable, il accueillit le nouveau changement avec une satisfaction et une ardeur intérieures qui, contenues d’a bord, éclatèrent bientôt malgré lui.

Les premiers jours, Bernadotte avait parlé avec beaucoup de réserve devant M. de Rumigny de la tentative de Bonaparte, et l’avait qualifiée seulement de démarche hardie, mais insensée et sans aucune chance de succès ni probable ni possible. Quelques jours après, il applaudit à l’entreprise de Murat, disant que le succès de l’un garantirait celui de l’autre et qu’un tel concours était bien combiné. Finalement on l’entendit ne plus mettre de bornes à ses éloges et à son admiration, et la cour de Suède vit avec surprise se réveiller dans le général en chef de la coalition de 1813, dans le vainqueur de Leipzig, l’élève et le lieutenant de Bonaparte. Un soir qu’au souper de la reine le prince royal parlait de l’entreprise du 20 mars avec son effervescence méridionale, il lui arriva, au milieu de ses hyperboles, de conclure en s’écriant : « Oui, madame ! Bonaparte est plus grand qu’Annibal, plus grand, plus admirable qu’Alexandre et que César, plus grand même que Moïse ! » — La reine, pour qui Napoléon n’était à la lettre qu’un démon incarné, n’y tenait pas d’entendre les éloges que multipliait Bernadotte, dont la volubilité intarissable ne laissait aucune place aux répliques ; mais au nom de Moïse, excédée, poussée à bout, elle interrompit en s’écriant d’un ton moqueur : « Pour César, Alexandre et les autres, je vous les passe, mais grâce pour Moïse ! Ne comparez point votre Bonaparte, suppôt de Satan et envoyé du diable, à un prophète, à un envoyé de Dieu ; c’est par trop fort ! »

Non content d’un tel langage, qui paraissait fort excentrique à la vieille cour de Charles XIII, Bernadotte fit circuler des brochures[1] composées évidemment sous son influence ou même en partie sous sa dictée, et qui montraient des sympathies assez nouvelles à Napoléon, une défiance non dissimulée de la Russie et un désir de rapprochement vers la France. On y lisait que l’arrivée subite de Napoléon avait été accueillie avec un immense enthousiasme par la France tout entière, que le prince de Suède, en 1813, n’avait voulu qu’ « arrêter le vol de l’aigle et non pas l’écraser. »… « Aussi longtemps, disait l’auteur anonyme, que le grand homme qui fait en ce moment la gloire de la Suède tiendra le gouvernail de l’état, une estime et une amitié réciproques l’uniront certainement avec le digne souverain de la Russie, et nous n’aurons par conséquent rien à craindre de ce côté-là ; mais ces deux étoiles ne luiront pas toujours sur nous, et l’on ne doit pas, en politique, fonder ses calculs sur un individu ou sur une circonstance accidentelle… Il se pourrait qu’un jour le cabinet de Pétersbourg fût tenté de se mêler des affaires de la Suède. Trop liés avec notre puissant voisin, nous pourrions nous trouver obligés de céder pour ne pas l’irriter par une résistance périlleuse ; ses prétentions augmenteraient avec notre condescendance. Et qui nous répond que la convoitise de la Russie n’ambitionnerait pas quelque jour la domination de la presqu’île Scandinave ?… D’ailleurs ce n’est pas toujours par les armes que le fort nuit au faible, c’est quelquefois aussi par les intrigues secrètes, par une sourde influence… Mais l’Europe et surtout la France ne sauraient voir avec indifférence la Suède devenir la proie de la Russie. Nous ne pouvons donc pas désirer l’affaiblissement de la France, puisque ce serait nous priver ainsi du seul appui solide que nous puissions espérer contre un voisin dangereux… » Voilà des expressions qui ne semblent pas équivoques, il est vrai ; sachons toutefois les bien comprendre. Elles signifient que Bernadotte, jugeant les Bourbons décidément abattus et Napoléon incapable de se soutenir longtemps contre l’Europe, ouvrait ses voiles au bon vent et se croyait à la veille des brillantes destinées qu’il avait rêvées. Si l’on en doute, qu’on écoute la curieuse conversation qu’il eut à quelque temps de là avec le représentant de Louis XVIII, au commencement de juillet 1815, dans un moment qu’il ne savait pas être si critique, un peu après Waterloo, dont la nouvelle n’était pas encore arrivée à Stockholm, et un peu avant la seconde restauration.

Bernadotte commença l’entretien, disent nos dépêches, en lisant à M. de Rumigny quelques fragmens d’une longue lettre que celui-ci crut écrite par le fils de Mme de Staël et dictée en beaucoup d’endroits par Benjamin Constant. Cette lettre assurait que Napoléon était impossible, que la France était profondément divisée, un très fort parti voulant proclamer une nouvelle république… Après cette lecture : « Vous voyez, dit le prince, que le roi a bien peu de partisans… J’aime toujours la France, et je verrais couler mon sang pour elle avec plaisir ; mais vous sentez que peu m’importe qui la gouverne, un Bourbon, un président de république ou tout autre, pourvu qu’elle soit heureuse, libre et grande. Mais était-elle en vérité heureuse et libre sous Louis XVIII, quand le roi, au lieu de faire un pacte avec la nation, se contentait de lui octroyer une charte ?… » — Comme le diplomate voulait répondre à ces accusations : « en ! mon Dieu ! répondit-il, j’ai été élevé dans l’amour des Bourbons, j’aime, je vénère Louis XVIII ; mais ses alentours ont cherché à me nuire, à contrarier mes opérations sur la Norvège, à jeter des doutes sur ma conduite, à m’attaquer dans les journaux, à parler de mon abdication… — Quand il serait vrai, interrompit M. de Rumigny, tout cela ne disparaîtrait-il pas devant l’immense service que le roi a rendu votre altesse ? Louis XVIII, lui seul, vous a réconcilié, monseigneur, avec cette France que vous aimez tant. On ne vous aimait pas en France depuis que vous aviez été un des grands instrumens de nos revers… — Vous vous trompez, reprit vivement Bernadotte, vous vous trompez ; je suis très bien instruit, je connais l’opinion ; on ne me reproche rien. — J’en demandé pardon à votre altesse, je ne me trompe pas. Sans parler des envieux de votre gloire et de votre bonheur, je connais l’armée, dans les rangs de laquelle j’ai vécu long temps. Il n’est pas un seul de ses chefs, je dirais presque un seul de ses soldats qui n’ait désiré venger sur vous les malheurs dont vous avez été une des premières causes. Des milliers d’hommes auraient donné leur vie pour arracher la vôtre, car que pouvaient-ils voir en vous en 1813 et en 1814 ? — Un homme offensé, répondit Bernadotte, et qui cherchait à venger noblement une injure personnelle. Qu’est-ce que l’armée peut me reprocher ? Ne me suis-je pas arrêté lorsque ma vengeance a été satisfaite ? J’ai voulu montrer à l’empereur qu’il ne pouvait pas m’insulter impunément. Quand il a été rejeté dans les limites que la nature lui avait tracées, ne me suis-je pas arrêté ? L’ai-je poursuivi ? On connaît la répugnance que j’avais à passer le Rhin. Vos prisonniers savent comment je me suis conduit envers eux. .. Pour preuve qu’on ne m’est pas si contraire en France, sachez qu’on m’a offert de me mettre à la tête de l’armée et de la nation, et que plus tard encore on a voulu faire de moi un intermédiaire entre la nation et les Bourbons. Des maréchaux, des généraux, — que je vous citerai, — m’ont pressé d’accepter la couronne ; je leur ai demandé quelle garantie j’aurais de leur parole ; pouvais-je compter sur eux quand ils venaient d’abandonner un chef comme Napoléon ? » C’est là un clair témoignage des sentimens qui agitaient alors le prince royal. Évidemment Bernadotte, pendant les cent jours, voulait se rapprocher de la France, avec le secret dessein ou d’accorder à Napoléon l’hommage intéressé de son amitié après lui avoir fait éprouver le poids de sa colère, ou de s’offrir lui-même comme en échange à la fortune fatiguée du héros. Il cherchait ainsi dans une alliance invraisemblable ou dans une élévation que la Russie ne pourrait condamner, puisqu’elle en avait elle-même éveillé et fomenté l’espérance dans l’esprit de Bernadotte, un appui pour la Suède et pour sa nouvelle dynastie contre la protection de cette même Russie, qui ne laissait pas de lui être déjà à charge.

On pense quel tonnerre fut la nouvelle de la seconde restauration pour Bernadotte, engagé bien loin déjà dans ces calculs. « Je ne trouverai jamais d’expressions assez fortes, écrit le chargé d’affaires de Francien date du 11 juillet 1815, pour rendre ce qui s’est passé ici lorsque cette nouvelle s’est répandue. Jamais je n’avais va une consternation pareille. La cour était abattue ; on avait l’air de gémir sur une grande calamité publique ; les moins interdits se servaient d’un reste de voix pour déplorer ce qu’ils appelaient la perte de la grandeur et de la gloire de la France. » C’étaient là en ; effet les sentimens de la nation. Quant au prince royal, il s’était obstiné quel que temps à ne pas accepter franchement les faits accomplis ; il avait rêvé l’établissement d’une république en France, et à la nouvelle de la chute de Bonaparte il n’avait pu cacher sa première émotion. Il avait bien songé à garder le secret pendant deux jours, jusqu’à la tenue du conseil des ministres, afin de parler alors de ses sentimens avec le calme dont il manquait encore ; mais c’était au-dessus de ses forces. Il n’avait pas résisté au besoin de confier sous le secret et ses désirs et ses espérances à un confident, puis à un second, puis à un troisième, enfin à tous ceux qu’il voyait. Pendant toute la journée du 6 juillet, il n’avait pensé qu’à l’établissement de la république, absolument comme si c’eût été sa propre affaire… Il se perdait en illusions incohérentes qui choquaient ceux à qu’il se confiait ; il se flattait visiblement de l’espoir que les républicains, s’ils avaient le dessus, le mettraient à la tête de leur gouvernement. Jusqu’au dernier moment, il voulut encore espérer. Il se rattachait avec bonheur à la proclamation de Napoléon II, qui devait diviser les alliés, arrêter leur marche, rallier tous les Français. M. d’Engeström s’en expliquait très ouvertement, il le dit même au chargé d’affaires d’Autriche, et se mit à le féliciter du rôle éminent qu’allait remplir l’archiduchesse Marie-Louise. « Ce ne fut qu’avec étonnement, écrit M. de Rumigny, qu’il entendit ce diplomate lui demander, avec la franchise d’un ancien hussard, s’il voulait par hasard rire à ses dépens. » La nouvelle de la capitulation de Paris vint couper court à toutes ces illusions. Toutefois, comme elle n’annonçait pas la ruine définitive du parti de Carnot et de Fouché, on voulut espérer encore.

Il est certain que la seconde restauration pouvait attirer sur Bernadotte un coup terrible. Le principe de la légitimité relevé et proclamé pour la seconde fois, c’était son arrêt de condamnation prononcé par tous les rois de l’Europe. Souffriraient-ils en sa faveur une exception unique à la règle posée pour l’avenir, lorsqu’il avait lui-même, en plus d’une rencontre, exprimé son dédain pour leurs vieilles maximes et leurs prétendus droits ? Au moment où les héritiers soi-disant légitimes de la couronne de Suède allaient réclamer auprès des grandes puissances, les services rendus autrefois par Bernadotte à la cause des rois seraient-ils encore dans leur mémoire, et suffiraient-ils à le protéger ?

Ce n’était pas que le malheureux Gustave IV dût paraître personnellement redoutable à Bernadotte. Les symptômes de cet égarement d’esprit qui avait fait commettre à l’ex-roi tant de fautes s’étaient multipliés depuis sa chute. Dans les premiers temps, malgré son abdication, il avait hautement réclamé ses droits ; mais quand il avait appris l’élection de Bernadotte, il avait écrit au roi Charles XIII, son oncle, que la Suède, après un tel choix, n’entendrait plus parler de lui, et il avait chassé les Suédois qui l’entouraient, ne voulant plus de relations avec un pays détesté. Dès-lors on le voit errer, pauvre et seul, à travers l’Allemagne et l’Europe, tantôt se livrant à l’Angleterre ou à la Russie comme un instrument et un drapeau, tantôt s’enfermant avec le visionnaire Jung Stilling, qui, après avoir enflammé jadis son esprit déjà malade, lui persuada aujourd’hui que son rôle était fini sur la terre, et qu’il ne devait plu attendre que la couronne céleste. Un jour il voulait partir pour Jérusalem et se prosterner sur le tombeau du Christ, le lendemain il faisait ses préparatifs pour aller en Amérique, en Pensylvanie, visiter les forêts du Nouveau-Monde. Au commencement de 1811, Gustave est en Angleterre, où il habite chez le comte de Lille (Louis XVIII) ; là il reste enfermé tout le jour à lire la Bible ; il n’en sort que pour le dîner, et refuse à peu près tous rapports sociaux et toute conversation. En mars 1812, il loge à Bâle, à l’auberge de la Cigogne, avec un seul domestique. Il dort le jour et passe les nuits en de mystérieux entretiens avec les ombres de ses aïeux. Au mois de février 1813, le ministre de Danemark à Dresde reçoit subitement sa visite. « Le comte de Gottorp[2], écrit-il, arriva dimanche, à six heures du soir, en chaise de poste ; il s’arrêta à ma porte. On me l’annonça, par méprise, sous le nom de Ganstorf. Ce nom bizarre, un long manteau qui couvrait un étranger extrêmement maigre, un sabre pendant à son côté, deux pistolets à sa ceinture, une grande moustache et un bonnet polonais m’auraient fidèlement représenté quelque farouche officier de Cosaques, si mon hôte n’eût parlé suédois. Persuadé tout au moins que j’étais en présence de quelque aventurier bizarre, je fus fort étonné quand le prince, parlant avec une incroyable volubilité, m’annonça qui il était… Il me demanda des nouvelles de Danemark et même de Suède, parlant du roi Charles XIII avec respect et des généraux qui avaient pris part à la révolution sans aucun ressentiment, protestant d’ailleurs qu’il avait renoncé à tout espoir de remonter sur le trône… Puis il m’annonça qu’il voulait partir pour Jérusalem, parce qu’il ne pouvait résister à l’ennui qui le dévorait en Europe. « Mes idées, me dit-il, ne rencontrent autour de moi, hors de moi, aucun objet ; elles s’obscurcissent et se mêlent, si je veux les fixer sur moi-même ; ma vie est sans direction et sans but… Je veux aller à Jérusalem, parce que c’est un lieu cher à tout chrétien… Et pourtant si le roi de Danemark me permettait de vivre dans ses états, j’y serais peut-être heureux… » Il me raconta enfin qu’il avait voulu récemment se remarier avec une personne dont il avait fait la connaissance à Bâle, que les ministres réformés avaient fait des difficultés, parce que la reine, sa première femme, était encore vivante,… que cette personne, ne pouvant l’épouser, l’avait volé… Tout cela était entrecoupé de larmes, de gémissemens et d’exclamations mystiques… Je fis dîner mon illustre et malheureux hôte. Il fut content du cuisinier et des vins, et perdit seulement alors quelque chose de cet air sombre qui couvait dans ses grands yeux. Enfin il partit après m’avoir plusieurs fois embrassé… » Tel était devenu le dernier roi de l’ancienne dynastie suédoise, le fils de Gustave III ; mais Gustave IV avait un fils dont il avait sans cesse réservé les droits. « J’ai écrit et signé moi-même mon acte d’abdication, écrivait-il au congrès de Vienne en novembre 1814 ; mais je n’ai jamais abdiqué au nom de mon fils : je n’en avais pas le droit… » Neveu de l’empereur de Russie, le prince Vasa, comme on l’appelait, avait là un puissant tuteur, dont la protection pouvait l’aider à faire valoir ses droits ou ses prétentions. Ce fut pour Bernadotte un sujet de vives inquiétudes. Il est certain qu’au lendemain de la seconde restauration française sa situation était bien incertaine et fort menacée. Les saillies récentes de son vieux libéralisme l’avaient de nouveau rendu très suspect aux alliés, et avaient effacé presque entièrement de leur politique la reconnaissance qu’ils devaient à ses anciens services. Les Bourbons en particulier, pour qui il avait affiché un si profond dédain, oubliaient sa lutte acharnée contre Napoléon, et ne voyaient plus en lui que le vieux jacobin élevé par hasard sur un trône. Son élévation était à leurs yeux l’unique témoignage subsistant encore de l’époque révolutionnaire. On pouvait craindre qu’ils n’eussent hâte de rendre la vieille couronne de Suède aux héritiers de ce Gustave III qui avait pris leur cause avec tant d’ardeur contre la révolution : cette réparation manquait seule pour rétablir l’ancien ordre de choses et faire disparaître enfin les dernières traces de la tourmente. — Mille bruits alarmans circulèrent en effet en Suède pendant les derniers mois de 1815 et pendant toute l’année suivante : les alliés préparaient une descente en Scanie, disait-on ; ils rencontreraient de nombreux partisans du prince Vasa, qu’ils voulaient rétablir ; on ajoutait que le prétendant venait d’être nommé gouverneur de la Finlande ; il avait déjà fixé son quartier-général à Helsingfors ; à l’intérieur enfin, les ennemis du prince royal faisaient circuler des bruits de conspirations et annonçaient une révolution prochaine. L’épée de Damoclès., que Bernadotte avait déjà conjurée une première fois, et qui s’était retirée pour faire place un instant à de trop brillantes perspectives, était de nouveau suspendue sur sa tête.

Avec quel profond malaise l’impatient Bernadotte subissait toutes ces alarmes, les correspondances diplomatiques l’attestent abondamment. « En admettant que je vive encore quelques années, ce qui ne sera pas, disait-il un jour, en mars 1817, devant le chargé d’affaires de France, mon fils ne serait-il pas bien plus heureux redevenu Français et pouvant se distinguer parmi les Français ? Il n’y a pas grand bonheur à gouverner les hommes, et avec 25,000 livres de rente dans le midi de la France, je vivrais plus content qu’à régner ici sur des esclaves… Si j’avais entre les mains le fil de ma vie et celui de la vie de ma femme et de mon fils, en vérité je me hâterais de les trancher ! »

Ces accès d’humeur faisaient quelquefois place à des récriminations amères. « Les alliés étaient des ingrats, disait-il. Sans lui, la résidence de l’empereur de Russie serait aujourd’hui Astrakan ou Kasan ; la Finlande, l’Esthonie, la Courlande, la Livonie, la Bologne, lui eussent été arrachées sans retour. Sans lui, la Prusse eût été rayée de la carte d’Europe. Sans lui, l’Allemagne eût été divisée en une foule de petites républiques dont les chefs eussent été nommés par la France… Et ces mêmes alliés oubliaient maintenant ses bienfaits jusqu’à conspirer contre lui !… Il eût été perdu, ajoutait-il, si la famine qui menaçait, pendant l’année 1816, la Suède méridionale fût venue ajouter un nouveau péril intérieur à ceux que rencontrait son gouvernement Heureusement, dès son arrivée en Scanie, des pluies bienfaisantes étaient venues multiplier les moissons. Il savait bien qu’il n’était pas un saint, mais enfin le peuple suédois n’avait pu voir sans étonnement le ciel exaucer ainsi ses prières. Si ce bienfait n’avait mis fin aux tristes prévisions de l’avenir, il ne lui fût resté d’autre ressource que de se mettre à la tête de ses peuples, et d’aller renouveler ces fameuses excursions par lesquelles leurs ancêtres avaient si fortement étonné le monde… » Quant aux conspirations fausses ou réelles qu’on dénonçait chaque semaine à Bernadotte, il fit une grande scène qui atteste ou sa profonde inquiétude sur des complots redoutés, ou son désir de frapper d’étonnement ses ennemis intérieurs. Dans la journée du 13 mars 1817, sur un propos d’une servante de cabaret, on avait donné avis au prince d’un prochain attentat contre sa personne. Aussitôt, jetant feu et flammes, il avait fait ordonner des arrestations et publié qu’il recevrait le jour suivant les félicitations des divers corps de l’état pour son salut inespéré. Les harangues par lesquelles il répondit aux députations de ces corps furent imprimées le lendemain à profusion. Celle qu’il prononça devant les officiers de l’armée fera juger des autres : « Que veut cette faible et méprisable poignée de turbulens qui s’agitent dans l’ombre pour troubler la tranquillité publique ? S’ils n’en voulaient qu’à ma vie et à celle de mon fils, je dédaignerais facilement leurs projets et leurs efforts : je suis soldat, j’ai appris depuis longtemps à mépriser la vie ; mais ils veulent ébranler vos lois, ils veulent attaquer votre honneur et votre liberté : je dois donc me lever pour les défendre… Ce n’est point pour obéir à un vain orgueil que je suis venu au milieu de vous ; mon ambition personnelle est satisfaite ; j’ai acquis pour moi-même assez de gloire. Le bonheur de la Suède est le seul but que j’envisage. Je veux la liberté pour vous, je veux la gloire pour vous, je veux pour vous la prospérité, et malgré les tentatives qu’on pourrait faire, je parviendrai à vous assurer ces avantages, les plus précieux pour les hommes de bien. Vous le savez, je ne marche qu’avec la loi, et je ne veux marcher qu’avec elle. J’assemblerai une diète ; si une seule voix s’élève contre moi, je m’envelopperai de mon manteau et je quitterai une terre ingrate… Si, oubliant ce que je vous dois, si, oubliant mon caractère et mes principes, je me laissais enivrer un jour en buvant dans la coupe de la puissance pour attenter à votre liberté, osez me rappeler à moi-même. C’est le devoir des braves de parler avec franchise et loyauté. Mon cœur sera toujours prêt à vous entendre, et si, ennemi de ma gloire et de mes intérêts, je refuse de vous écouter, tournez alors, j’y consens, tournez contre moi ces mêmes armes que vous venez m’offrir en ce moment pour ma défense[3]. »

Le complot n’était rien, comme il parut quand on voulut pour suivre ; mais, par tout cet éclat, Bernadotte avait eu pour intention de ranimer le dévouement des Suédois pour sa personne, en leur montrant dans de telles entreprises les menées étrangères par les quelles on voulait, assurait-il, l’enlever à la nation qu’il avait sauvée. « Entre toutes ces rumeurs, dit-il aux députés de la bourgeoisie, on a osé mêler le nom d’une famille que vous avez rejetée. Je n’ai rien de commun avec cette famille ; ce n’est pas moi qui ai contribué en rien à son sort. » Il s’avança jusqu’à soutenir, en présence de ces députés, qu’une puissance étrangère avait soldé les mécontens, et il était en cela d’accord avec les soupçons du peuple à la première nouvelle du prétendu complot, le bruit avait couru dans Stockholm que le ministre de Russie, Suchtelen, était arrêté, puis qu’il s’était sauvé, et, dans la matinée du 14 mars, jusqu’à sept fournisseurs de la légation russe s’étaient présentés chez lui, persuadés qu’il allait partir. Les soupçons de Bernadotte sur la Russie furent confirmés par une lettre de Gustave IV qu’il reçut quelques mois plus tard (en septembre 1817). L’ex-roi, tout en lui déclarant qu’il renonçait pour lui-même à toutes prétentions sur la couronne de Suède, exprimait le regret de n’avoir pu faire abdiquer son fils ; le prince et tout le reste de sa famille lui résistaient sur ce point, et se voyaient, assurait-il, soutenus par les cours de Bade et de Russie. — Bernadotte n’ignorait pas non plus (il le dit à M. de Rumigny en juin 1819) que la Russie avait fait sonder en Suède quelques-uns des principaux personnages, en vue d’une tentative prochaine de changement de dynastie.

Que le cabinet de Saint-Pétersbourg fût réellement aussi mal disposé à l’égard de Bernadotte, cela est fort contestable. En possession d’une influence reconnue par le continent tout entier, l’empereur de Russie voyait dans Bernadotte un instrument docile, dont les complications de l’avenir pouvaient rendre les services encore nécessaires. Il avait mis à l’épreuve son habile énergie, il comptait sur son dévouement, tandis qu’une restauration pouvait, en troublant un pays si voisin, lui susciter des inquiétudes nouvelles et le priver d’un solide appui. Cependant il restait incontestable que l’alliance moscovite d’un côté, et de l’autre le nouveau l’établissement des Bourbons, pesaient également sur le malheureux Bernadotte, — la restauration française comme une menace perpétuelle, et l’amitié russe comme un joug insupportable, mais d’où pourrait venir le salut dans la tempête.

L’avènement de Bernadotte au trône de Suède après la mort du vieil et infirme Charles XIII n’en eut pas moins lieu sans difficulté le 5 février 1818. L’avis de cette mort étant parvenu à l’ex-roi Gustave, il renvoya immédiatement la lettre contenant la nouvelle à la reine douairière, en écrivant sur le revers, pour toute réponse, le mot reçu et le nouveau roi n’entendit plus parler de Gustave IV, ni, sauf quelques rumeurs en 1832, de son fils. Reconnu de tous les souverains, protégé de la Russie, Bernadotte sentit la couronne affermie sur sa tête. La nomination du comte Gustave de Löwenhielm comme ministre plénipotentiaire à Paris (avril 1818) créa des liens nouveaux entre son gouvernement et ces Bourbons de France qui l’avaient tant inquiété ; il put espérer qu’on le laisserait régner en paix dans le silence et la résignation.

Bernadotte comptait sans les fautes des Bourbons et sans le remuant génie de la France : 1830 vint troubler son repos apparent, justifier ses vieilles prophéties, et le jeter de nouveau dans les velléités ambitieuses, dans les intempestifs regrets.

Il est certain, toutefois que 1830 lui apportait tout d’abord un soulagement et une délivrance, puisque le principe du droit divin s’effaçait dès lors devant celui de l’élection nationale. Aussi, bien qu’il eût attendu, pour reconnaître le roi des Français, l’exemple ou l’ordre du cabinet de Saint-Pétersbourg, il fit bon accueil au marquis de Dalmatie, qui lui fut envoyé dès le commencement de 1831 comme ministre plénipotentiaire, et que des liens de parenté rapprochaient de la famille royale de Suède. La correspondance diplomatique laisse facilement percer l’affranchissement et l’essor de son esprit ; on le voit revenir sur son passé, en parler plus librement, comme un homme qui n’a plus trop à craindre, et exalter d’abord son présent, comme un homme qui croit avoir réussi et qui s’en félicite. « Oui, monsieur, dit-il à notre chargé d’affaires peu de temps après la révolution, la France a eu toutes mes sympathies dans la lutte qu’elle vient de soutenir pour sa liberté. Si Charles X en était réduit à chercher ailleurs que dans sa conscience les avantages de la foi gardée, que ne tournait-il ses regards vers le pays que je gouverne ? Sa tranquillité depuis seize ans ne repose que sur la fidélité que j’ai gardée à mes sermens… Je ne suis d’ailleurs, j’en conviens, qu’un républicain sur le trône, qu’un faiseur d’opposition qui a fait fortune ; mais cet esprit d’opposition, je m’en fais gloire, parce que je l’ai montré partout : soldat, dans les rangs de l’armée ; prince royal de Suède, dans le conseil des rois. En avril 1814, les salons du prince de Bénévent m’ont retrouvé avec les mêmes sentimens d’indépendance que j’avais jadis à l’armée de Sambre-et-Meuse. En 1810, quand Napoléon songea à épouser l’archiduchesse d’Autriche, ce projet froissa tous mes sentimens, et je dis à Murat, qui le lui répéta : Ce n’est pas sous la pourpre des césars que l’empereur doit chercher une épouse, mais bien plutôt parmi ces vierges modestes de Saint-Cyr. Quand il a demandé de la gloire à la France, elle lui a fourni des soldats ; en bien ! puisqu’il doit fonder une dynastie, qu’il lui demande aujourd’hui une épouse. A-t-il réfléchi de quel œil pourra nous voir aux Tuileries une archiduchesse d’Autriche, nous, soldats de fortune et fils de la révolution ? Voilà, monsieur, pour mon esprit d’opposition dans les rangs de l’armée. Vous saurez aussi mon langage dans le conseil des rois comme prince royal de Suède. J’arrive à Paris en 1814, tout couvert de lauriers qui devaient coûter à mon cœur,… j’avais fait triompher la cause des rois… Pourquoi aussi Napoléon ne consentait-il pas à me laisser vivre en paix au bout du monde, au milieu de mes rochers et de mes frimas ? Sa part n’était-elle pas assez belle ? Pourquoi me forcer à le vaincre ?… Je vous disais donc, monsieur, que j’arrive à Paris après avoir remporté des victoires qui coûtaient à mon cœur. Dans la balance de la justice, qui paraissait enfin pencher du côté des rois, j’avais placé l’épée de Brennus ; mais voilà que, pour ma récompense, j’entends tout le monde autour de moi parler de légitimité. J’allai trouver l’empereur Alexandre, et je lui dis : Sire, ne serez-vous que par votre ingratitude l’Agamemnon de tant de rois ? Votre majesté oublie-t-elle que je ne suis qu’un soldat, ou veut-elle me forcer à le redevenir ?… Après avoir fait triompher la cause des rois, ne dois-je voir en eux que des ennemis ? — Voilà, monsieur, mon langage dans le conseil des rois. — Du reste, reprit Charles XIV après quelques momens de silence, je ne mérite pas qu’on m’admire. Tout cet ensemble de faits dont ma vie est remplie ne m’appartient pas ; je n’ai fait que remplir une vocation ici-bas… Croyez-moi, monsieur, le grand homme n’est qu’une bête féroce ; comme la bête, il a sa voracité, ses instincts. Notre organisation physique tout entière paraît concourir à l’accomplissement de notre destinée. Il y a en nous une plénitude de vie et d’idées qui demande à se faire jour… J’ai bientôt soixante-huit ans, monsieur ; croiriez-vous que j’ai encore des saignemens de nez comme à vingt ans ! »

Vocation providentielle bien voisine du droit divin, opposition républicaine et fierté de parvenu, on voit que Bernadotte après 1830 faisait de l’éclectisme entre toutes les doctrines. Sa théorie du grand homme rappelle le mot de Mlle Scudéry, que les rois ont entre les deux yeux quelque chose qui les distingue des autres mortels. À toutes ses confidences d’ailleurs, Bernadotte ne refusait pas de mêler l’aveu, sans doute sincère, de sa reconnaissance envers la nouvelle révolution : « Je lui dois, disait-il à M. de Saint-Simon, d’avoir une position plus nette en Europe. Je fais donc des vœux pour qu’elle se consolide, et qu’elle ne périsse pas par ses excès. »

Ces derniers mots trahissaient bien, il est vrai, quelque défiance. En effet, malgré le soulagement que Bernadotte avait ressenti du nouvel état de choses, il craignait que la révolution de 1830 n’enfantât une propagande démagogique dont toute l’Europe serait infectée, et il croyait à l’explosion prochaine d’une guerre générale dans le midi de l’Allemagne. Ces deux prévisions suffisaient à le plonger dans de grandes inquiétudes, soit qu’il redoutât pour son gouvernement intérieur la contagion des idées libérales, soit qu’il tremblât à la pensée d’une nouvelle crise européenne qui pût remettre en question tout ce que la fortune avait consacré. Ajouterons-nous qu’un certain sentiment de dépit s’élevait dans son cœur, quand il songeait au nouvel anéantissement de ses étranges illusions sur ses futures destinées en France, illusions que lui avait suggérées Alexandre en 1812, et qu’avait entretenues une nécromancienne de cour ? Bernadotte, lui aussi, avait sa Lenormant.

Tout cela explique pourquoi l’affranchissement ne fut pas complet pour Bernadotte à la suite de 1830. Il l’eût été si, tout à fait confiant dans l’alliance française, il fût revenu sans arrière-pensée à l’ancienne politique suédoise ; mais pour cela il eût fallu renoncer à l’amitié russe, qui ne s’accommodait pas encore très volontiers du nouveau régime libéral, et qui paraissait le tenir en quelque suspicion. Et renoncer à cette ancre, c’était pour Bernadotte se jeter de nouveau dans tous les hasards au moment où il croyait sentir l’approche d’une nouvelle tempête. Il n’osa donc pas secouer le joug. Au lieu de se rapprocher d’un gouvernement dont une singulière conformité d’origine et de principes lui recommandait l’alliance, on le vit, sinon s’en éloigner, au moins s’imposer à son égard une froide réserve, que sa fantasque humeur devait encore lui rendre impraticable. De là ses continuelles déclamations contre la propagande libérale, déclamations qui peuvent servir dépendant à celles qu’il avait débitées naguère contre la contagion des idées absolutistes. Avant 1830, il se plaignait des « manœuvres hostiles d’une faction antisociale qui, d’un bout de l’Europe à l’autre, combattait avec acharnement contre la liberté des peuples, et qui, pour la détruire à sa source, voulait anéantir tout gouvernement constitutionnel[4]… » Après 1830 au contraire, c’est l’idée d’une démocratie puissante qui lui cause mille terreurs. « Il ne veut pas, dit-il en février 1831, concevoir le moindre doute sur la loyauté des intentions du roi Louis-Philippe ; mais, dans un temps si troublé, il faut être sur ses gardes, il faut de la vigilance : une dynastie nouvelle en a surtout besoin… Des avis qu’il a reçus de différens côtés lui font croire que des tentatives ont été faites pour semer chez lui la discorde… » Bien plus, il étonne le ministre d’Autriche par ses nouvelles théories : « Il faut que l’aristocratie soit forte, dit-il au comte de Woyna en septembre 1833, il faut qu’elle oppose des digues puissantes au torrent démagogique. Caïn et Romulus, voilà des aristocrates comme il nous en faut ! Ils n’ont pas hésité à verser le sang de leurs frères !… Remerciez en mon nom M. de Metternich de ses nobles efforts pour combattre les révolutionnaires. L’empereur de Russie et lui sont les sauveurs de l’Europe ! »

Il faut dire que, lorsqu’il prononçait de si bizarres paroles, Bernadotte était sous l’impression de la lecture d’un vaudeville français qu’on lui avait communiqué peu de jours auparavant[5]. – Quelques traits de cette pièce avaient suffi pour faire éclater son humeur irascible. « La France ingrate, oubliant ses bienfaits, s’attachait à lui pour l’outrager… On oubliait quel poids il pouvait mettre dans la balance de l’équilibre européen… On oubliait qu’il pouvait se venger, et il se vengerait… » Il se posséda cependant assez pour ne point exhaler son dépit en présence de M. de Saint-Simon lors de la première audience qu’il lui donna après cet incident, mais on vit clairement quelle contrainte il s’imposait. Brodant sur son thème favori, il se plaignit seulement des trames qui s’ourdissaient en France pour troubler tous les pays de l’Europe, il insinua des doutes sur les bonnes intentions du pouvoir en France ; il parla de la nécessité d’une ligue des souverains, s’ils voulaient ne pas être victimes de ces manœuvres perfides. Il était facile de lire dans ses paroles et dans sa contenance une irritation qu’il s’était interdit de laisser éclater ; mais quelques jours après, à la suite d’un dîner au château de Rosendal, il prit à part, selon sa coutume, M. de Saint-Simon, et s’engagea dans une de ces longues conversations d’où il sortait rarement sain et sauf. Il parla d’abord avec calme et douceur même ; il dit ensuite qu’il voulait s’expliquer franchement sur le compte du gouvernement français et peut-être lui soumettre quelques avis… On était effrayé en Europe, assura-t-il, des tendances du gouvernement français. On craignait qu’il n’agît pas très ouvertement avec les puissances, qu’il ne jouât pas cartes sur table, et que, loin de vouloir anéantir le parti révolutionnaire, il ne fût disposé à l’entretenir secrètement comme un puissant levier dont il se servirait contre les cours quand il jugerait à propos d’avouer ses projets d’agrandissement. Les révolutions de Belgique, de Pologne, de Suisse et d’Italie étaient l’ouvrage d’une propagande favorisée par le gouvernement français et soldée par lui. Les démentis officiels ne prouvaient rien. On avait manifesté publiquement et officiellement des vœux pour des rebelles contre une puissance alliée. On avait prêté deux fois un secours armé à la Belgique contre son souverain légitime. On avait porté le drapeau tricolore en Italie pour soutenir l’espoir des révolutionnaires et neutraliser l’influence pacificatrice des troupes autrichiennes. Enfin des agens avaient été arrêtés en Suisse ; dont les papiers et la correspondance prouvaient qu’ils étaient secrètement dirigés et payés par le gouvernement français… Tout cela avait convaincu les puissances qu’elles devaient exiger de la France qu’elle renonçât à un système de déception et qu’elle donnât enfin des garanties à l’Europe… « Vous que j’estime comme un homme d’honneur, monsieur le duc, jureriez-vous que votre roi est parfaitement sincère quand il dit qu’il veut combattre les révolutions et la propagande ?… » Ces imprudentes paroles avaient été prononcées au commencement d’octobre 1833. Elles ne restèrent pas longtemps sans réponse. Vers les premiers jours de novembre, le ministre des affaires étrangères à Stockholm reçut du ministre de France la lettre suivante : « Monsieur le comte, j’ai l’honneur de vous annoncer que, sur le rapport que j’ai dû faire à mon gouvernement des circonstances de la conversation qui a eu lieu entre sa majesté suédoise et moi, j’ai reçu l’ordre de partir immédiatement pour la France. M. Billecoq, chargé d’affaires, restera à Stockholm pour suivre les affaires courantes de la légation. » Quatre heures après l’envoi de cette lettre, M. de Saint-Simon recevait ses passeports avec une réponse laconique ne témoignant ni surprise ni regret. Un vaudeville avait brouillé deux cabinets ! Le succès étourdissant d’une première, puis d’une seconde édition, achetées pour la Suède, allécha les écrivains français, qui voulurent exploiter cette bonne veine par le Prix de Folie et d’autres pièces encore. Heureusement le gouvernement français restreignit et interdit même cette spéculation, et la nomination de M. le duc de Montebello à la légation de Stockholm en juillet 1834 rétablit les rapports interrompus. La réconciliation était due principalement à l’Angleterre, car cette puissance n’avait pas vu sans une profonde inquiétude une rupture capable de livrer sans retour Bernadotte à la Russie, dont l’influence excessive sur le cabinet de Stockholm pouvait dès-lors paraître grosse de dangers, et dont l’esprit d’envahissement commençait à se montrer au grand jour.

L’influence dominatrice de la Russie et sa perpétuelle ambition, telle était la double menace qui devait à cette époque fixer l’attention des cabinets européens et de la Suède elle-même. Soit que la Russie prévît une rupture prochaine avec l’Occident, soit qu’elle préparât dès lors une agression, il est certain qu’elle faisait d’immenses préparatifs. Au mois de juillet 1834, le célèbre capitaine Ross, passant par Stockholm à son retour de l’extrême Nord, raconta ce qu’il avait vu en Russie. Il y avait à Cronstadt vingt-sept vaisseaux de ligne et quinze frégates, le tout prêt à prendre la mer en quinze jours. Les évolutions de neuf frégates russes, qu’il avait suivies pendant plusieurs jours, lui avaient donné la plus haute idée des perfectionnemens apportés à cette marine. Il était revenu, lui si compétent, émerveillé et presque effrayé d’une telle puissance. Il affirmait qu’une seule idée dominait chez les officiers de la flotte russe, celle de se mesurer contre la marine française, car ils reconnaissaient encore aux Anglais une supériorité marquée sur eux. En même temps la Russie demandait au cabinet suédois de lui céder l’île de Gothland, elle poussait très activement les fortifications des îles Aland, elle multipliait les sourdes intrigues pour s’emparer du Finmark, elle faisait mine de vouloir protéger contre la couronne suédoise l’extrême liberté de la Norvège ; plus que jamais elle surveillait Bernadotte, et l’entourait étroitement par le mariage du duc de Leuchtenberg, fils du prince Eugène et beau-frère du prince Oscar, avec une grande-duchesse, — par un traité de commerce, par des visites réciproques, par celle de Nicolas lui-même, qui vint à Stockholm en 1838. La venue du prince Menchikof en 1834 avait été comme le présage de toutes ces actives démarches. Le prince avait fait son entrée dans la capitale de la Suède au bruit d’une incroyable canonnade, pendant qu’un général suédois allait à Saint-Pétersbourg assister aux fêtes qui se célébraient en mémoire des événemens de 1813, au pied d’un monument dont la première pierre avait été apportée de Pultava, et dont les bronzes avaient été fondus avec les canons de Svéaborg. Pendant son séjour d’une semaine à Stockholm, le prince Menchikof, au milieu d’une perpétuelle ovation préparée par les autorités suédoises, avait visité arsenaux et casernes, et fait exercer devant lui les compagnies d’élite ; il était parti édifié et bien instruit.

Le premier et le plus inévitable des dangers que l’alliance avec la Russie faisait peser sur la tête de Bernadotte, c’était de préparer une scission profonde entre la nation suédoise et lui. En 1812, il est vrai, les Suédois l’avaient suivi, malgré leur répugnance, contre les armées françaises, et le succès avait répondu à son audace ; mais à présent ce n’était plus la tyrannique volonté de Napoléon qu’il s’agissait de combattre : la France avait repris possession d’elle-même, et c’était bien à la nation française, non pas seulement à ses chefs, qu’on s’attaquerait. D’ailleurs, en dépit des victoires de 1813, la haine contre la Russie était toujours aussi ardente parmi les Suédois. Bernadotte en put juger par cent témoignages. La guerre de Pologne excita dès 1831 dans les principales villes de Suède des sympathies qui s’exprimèrent hautement ; on compta sur une insurrection de la Finlande ; le personnel de la légation russe fut insulté dans les rues de Stockholm. Tout à coup, au milieu de cette agitation populaire, voilà que s’imprime et paraît un recueil de lettres et de pièces inédites concernant les négociations de 1809, et parmi lesquelles le public peut lire un éloquent rapport sur la paix conclue après la perte de la Finlande. « L’empereur Alexandre, disait l’auteur, a mérité de la part des Suédois une haine implacable… Le dangereux voisinage du despotisme russe exercera une influence directe sur la politique de la Suède aussi longtemps que la France, occupée d’autres soins, ne portera pas ses regards vers le nord de l’Europe… Toutefois ne désespérons pas de l’avenir. La Suède reprendra des forces contre les menées secrètes et contre les attaques ouvertes de la Russie. Un jour, des rives du Niémen, des frontières de la Pologne régénérée, les armées victorieuses de la France se presseront sur le territoire moscovite. Alors enfin l’heure sera venue où, réunies à celles de la France, les armes suédoises feront rendre un compte sanglant à la Russie… » Qui parlait ainsi en 1809 ? Le comte de Wetterstedt, ministre des affaires étrangères de Suède en 1831 ! Vainement poursuivit-on la brochure qui avait révélé de tels contrastes ; l’effet en avait été considérable, et l’opinion publique s’était clairement manifestée. C’est encore pendant la même année 1831 qu’un singulier épisode concourut au même résultat. Un quatrième fils étant né au prince Oscar, on choisit à l’enfant l’empereur de Russie et la duchesse Helena Paulowna pour parrain et marraine ; mais ce choix excita tant de mécontentement dans la population suédoise, qu’on eut à craindre des manifestations publiques, des insultes à la légation russe lors du baptême, et qu’aujourd’hui, bien que le premier inscrit des prénoms du prince soit celui de Nicolas, celui d’Auguste a prévalu[6]. Du reste il y avait eu déjà précédemment une curieuse aventure qui avait dû inspirer à Bernadotte quelque éloignement pour les galanteries de son redoutable voisin. Bernadotte ayant un jour, par pure politesse, demandé à l’empereur de Russie quelques détails sur l’équipement et les uniformes des armées russes, afin de se mettre à même d’imiter de si belles choses, on vit à quelque temps de là entrer dans le port de Stockholm, à la grande surprise de la population, un brick de guerre sous pavillon russe portant un détachement de soldats russes de toutes les tailles, de toutes les espèces et de toutes les couleurs, lesquels débarquèrent avec tambours et trompettes, armés de pied en cap, traversèrent la ville pour être passés en revue dans le parc de Haga par Bernadotte, puis déposèrent au ministère de la guerre leurs costumes tout neufs, qu’on échangea contre d’autres habits, et se rembarquèrent après avoir reçu du grand-gouverneur de la ville, avec des remerciemens pour leur visite, ce singulier compliment, que les rapports de police ne constataient pas un seul vol, pas un seul acte de pillage, pas un seul excès commis par eux. La population de Stockholm avait cru véritablement à une invasion russe ; cette galanterie de bon voisinage lui avait plu médiocrement, elle avait murmuré, et l’on se garda bien d’exhumer quoi que ce fût des malencontreuses défroques.

Pour être juste, n’omettons pas de dire que Bernadotte apercevait bien lui-même, outre les embarras extérieurs que lui créait sa dépendance, le danger vers lequel la Russie l’entraînait, celui d’une scission avec son peuple. Ajoutons que les nombreux témoignages des correspondances diplomatiques prouvent combien il souffrait de cette alliance, devenue plus pesante que jamais, et qui pouvait cacher de périlleux desseins. « Le roi, dans son intérieur, s’exprime avec une singulière liberté sur la conduite des Russes en Pologne, écrit notre ministre en 1831. Cette alliance avec la Russie est trop monstrueuse pour être sincère ; elle n’est dictée que par la peur. Si la Russie éprouvait de notables revers, le cabinet suédois ne demanderait pas mieux que de s’affranchir d’un joug humiliant… M. de Wetterstedt, ministre des affaires étrangères, m’a avoué que cette guerre de Pologne avait ôté beaucoup de prestige à la Russie, et que son influence morale en devait être pour longtemps diminuée. Il a ajouté des observations peu bienveillantes sur la désorganisation de l’armée russe, sur le peu de véracité de ses bulletins, sur les chants de victoire entonnés avant les combats et peu justifiés par l’issue… Évidemment le gouvernement suédois sourit à l’espoir de voir diminuer son joug. » Au mois de mars 1817, c’est-à-dire lorsque la seconde restauration de France avait plus complètement encore courbé le cabinet suédois sous la protection de la Russie, Bernadotte n’avait pas d’illusions sur cette alliance, et dans ses épanchemens il laissait déjà comprendre comment il l’entendait. « Je sais très bien, disait-il alors, que l’alliance des deux cabinets ne tient véritablement qu’à la vie de l’empereur Alexandre et à la mienne, et cette idée me fait souhaiter que la France reprenne l’attitude qu’elle doit avoir en Europe, parce qu’il faut qu’après moi l’ancienne alliance soit renouvelée entre les deux nations, alliance nécessaire à la Suède, alliance utile à la France elle-même… »

Voilà la vraie pensée de Bernadotte : la politique n’est pas le vaste champ de l’imagination ni des sentimens ; c’est l’étroit sentier de l’intérêt et de la réalité. Bernadotte s’est allié à la Russie d’abord pour se venger personnellement de Napoléon (nous citons ses propres expressions, bien souvent répétées), ensuite pour maintenir et protéger sa dynastie naissante, en lui conciliant l’amitié de la puissance qu’il redoutait le plus pour son avenir ; mais s’il a cru que l’intérêt passager de la Suède et de sa dynastie, dans un temps de trouble et de bouleversement, conseillait cette alliance, ce même Bernadotte a bien compris que les intérêts permanens de sa nouvelle patrie et de sa famille redemanderaient après lui l’ancienne alliance avec l’Occident. S’il ne s’est pas complètement trompé sur le premier point, l’alliance de 1812 n’a guère profité à la Suède. La dynastie nouvelle est restée sur le trône, où elle est à présent solidement assise, cela est vrai ; mais la Suède a perdu définitivement la Finlande, que Napoléon lui aurait sans doute rendue, et la Poméranie, qui lui fût restée. La Norvège n’a été qu’une acquisition toute négative, c’est aussi l’expression de Bernadotte ; la Suède, n’ayant plus de possessions continentales, a cessé, pendant tout le règne de Charles-Jean et le commencement du règne de son fils, de compter parmi les puissances du continent, et le malaise intérieur, l’impatience du joug, sentis par la nation et par Bernadotte lui-même, ont été les résultats funestes de cette politique. Sur ce point donc Bernadotte s’est abusé ; mais il ne s’est point trompé sur la politique générale de l’avenir. Toute la dernière partie de son règne atteste qu’en restant, quant à lui, sous la main de la Russie, il protestait secrètement contre son joug, et l’on pourrait dire contre lui-même, en élevant une plainte et une espérance vers l’avenir. « Si les Finlandais ont encore quelque attachement pour la Suède, disait-il en 1833, qu’ils se consolent en pensant qu’ils servent aujourd’hui de barrière à la mère-patrie contre le colosse russe… Je dirai aux Suédois dans mon testament : Laissez aux Russes la Fin lande ; mais, avec vos économies de chaque année, bâtissez chaque année sur vos côtes orientales une tour bien crénelée. » Lui aussi, comme on le voit, à l’exemple de ce diplomate suédois signataire du traité de 1809, il déposait, en confessant sa politique et en laissant entrevoir les tortures morales qu’elle lui avait causées, son exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ! Bien plus, il mettait la main lui-même aux fortifications qu’il conseillait, faisant construire cette citadelle de Carsborg, dont l’heureuse situation, à l’ouest du lac Wetter, centralise si habilement toute la défense intérieure de la Suède, — achevant cette voie militaire et commerciale si importante du canal de Gothie, — poursuivant enfin les travaux de la citadelle de Waxholm, au milieu du Skœrgârd, en avant de Stockholm, pour répondre aux travaux de Bomarsund, qui, avec les intrigues russes dans le Finmark, l’empêchaient de vieillir en paix et sans nouvelles alarmes.

Venant de lui, de tels avertissemens avaient beaucoup de poids, qu’il se fût ou non trompé pendant sa longue et active carrière, car ils exprimaient évidemment, ou bien le souhait d’une réparation et presque d’une vengeance léguée à son fils, ou bien la conclusion d’un calcul habile. Ils méritaient dans les deux cas d’être entendus ; ils l’ont été en effet.


II

Il nous a paru nécessaire de rappeler dans quels rapports difficiles et pénibles le gouvernement suédois avait été placé par la politique de 1812. Si, pour caractériser ces rapports, nous avons dû entrer dans des détails trop personnels en apparence, il faut se souvenir que Bernadotte, par son ascendant et son initiative, domine toute cette période, dont l’histoire est la sienne C’est lui qui, dans l’entrevue d’Abo, en 1812, avait juré foi et hommage entre les mains d’Alexandre, et qui lui avait engagé pour toujours, disait-il, les armes et les vœux de la Suède, sauf à laisser ensuite par testament aux Suédois et à son fils les conseils que nous rappelions tout à l’heure.

Tout autre est la période nouvelle à laquelle le roi Oscar aura donné son nom.

Dès le règne de son père, le prince avait paru disposé de grand cœur à entrer dans une voie nouvelle. On l’avait vu, dès cette époque, presser activement les travaux de fortification contre la Russie. Un jour de février 1838, comme il venait de commander quatre-vingts mortiers à la Paixhans pour armer Waxholm du côté de la mer, il apprit que l’entrepreneur avait de nombreux engagemens pour la Norvège. « Si c’est, dit-il, contre les Russes que les Norvégiens demandent des canons, il faut leur assurer qu’ils peuvent être sans inquiétude, car c’est sur notre corps qu’il faudra qu’on passe pour arriver jusqu’à eux. » L’avènement du prince au trône, au commencement de mars 1844, rompit plusieurs des liens qui retenaient encore le cabinet de Stockholm attaché à celui de Saint-Pétersbourg. Personnellement, le nouveau roi n’avait jamais eu de rapports particuliers avec le tsar, car on peut sans doute ne pas tenir compte d’un voyage à Saint-Pétersbourg en juillet 1830, qui toutefois fut remarqué. Surtout le roi Oscar n’avait accepté aucun engagement semblable à ceux que son père avait contractés. En second lieu, l’alliance de la Russie ne devait plus lui paraître désirable aux mêmes titres. Qu’il eût commis ou non des erreurs ou bien des fautes, Charles-Jean, cela est certain, avait solidement affermi la couronne sur la tête de son fils. Le nouvel avènement, depuis longtemps prévu, ne rencontra aucune pensée de résistance. L’ex-roi Gustave était mort en février 1837, et cette nouvelle n’avait pas causé en Suède la moindre sensation. Le prince Vasa, qui, dès 1842, avait fait remettre par le prince Metternich une protestation contre l’ouverture des fameuses caisses contenant les papiers de Gustave III à Upsal[7], en envoya une, cette fois encore, aux principales cours de l’Europe. Le roi Oscar y répondit en abolissant la loi qui portait peine de mort contre quiconque aurait des relations écrites ou verbales avec la famille proscrite. L’opinion publique ne s’en occupa plus désormais[8]. D’ailleurs, dans le nombre des ruines que la première moitié du XIXe siècle a déjà accumulées, il faut compter sans aucun doute celle du dogme du droit divin et de la légitimité, remplacé par celui du pacte social. Le roi de Suède n’avait plus à craindre les effets d’une réaction légitimiste, contre laquelle son père avait invoqué le secours de la Russie ; il n’avait à redouter ni les absolutistes, dont la puissance était désormais fort ébranlée, ni les libéraux, dont il partageait lui-même les idées. Aussi l’agitation générale de 1848 n’a-t-elle pas réellement pénétré en Suède ; il y eut bien à Stockholm, quand on y reçut les nouvelles des émeutes de Vienne et de Berlin, au mois de mars, le jour où l’on célébrait, là aussi, un banquet pour la réforme de la représentation, un faible contrecoup. Le peuple, que cette demande de réforme et le bruit des révolutions avaient agité, se réunit sur la grande place ; peu à peu la foule grossissant alla casser des vitres chez les principaux adversaires de la réforme, chez l’évêque de Stockholm et chez M. de Hartmansdorf ; puis elle se tourna contre les Juifs. La police s’était montrée d’abord peu active. Le second jour, la troupe, mal secondée, répondit aux huées et aux sifflets par quelques coups de fusil ; mais la foule cependant n’exprimait encore aucune prétention formelle, et quand le roi descendit en personne au milieu d’elle pour dire ces simples paroles : « Que voulez-vous, mes amis ? » les plus embarrassés furent ceux qu’on interrogeait. Cette émotion sans objet tomba d’elle-même : le roi, pendant les quatre premières années de son règne, avait multiplié les réformes libérales et prévenu les désirs. C’était le plus sûr moyen d’assurer d’une part son repos intérieur, de l’autre son indépendance vis-à-vis de la Russie. Le nouveau règne, malgré le voisinage, ne se trouva en relations étroites avec la Russie que lorsque, dans la guerre des duchés, un corps auxiliaire accourut de Suède au secours des Danois. Aussitôt qu’elle apprit cette résolution prise à Stockholm, la Russie envoya elle-même une escadre pour imposer aux Allemands, et il est bien permis de croire qu’elle voulut se hâter afin d’empêcher une trop cordiale entente des peuples Scandinaves. Quoi qu’il en soit, bien que le but apparent des cabinets suédois et russe fût alors le même, cette rencontre ne donna lieu à aucune complication. Aucun parti ne put médire du concours de la Russie : ceux-là pouvaient s’abstenir de reconnaissance qui le croyaient intéressé ; mais le gouvernement suédois n’était nullement en cause : il était resté complètement étranger à cette démonstration du cabinet de Saint-Pétersbourg, qui ne le touchait qu’indirectement.

Il ne pouvait en être de même pour les récentes affaires d’Orient. Dès le commencement du débat, il fut facile de comprendre qu’il s’agissait ici des intérêts de tout le continent européen. La Suède en particulier se souvint qu’ayant à venger bien des injures, elle pouvait devenir une des armes dont se servirait l’Occident : ses propres désirs s’accordaient avec les intérêts de l’Europe. Comment toutefois passer subitement des relations réservées sans doute, mais extérieurement amicales, qui tenaient encore rapprochés les deux cabinets de Stockholm et de Pétersbourg, à un état d’hostilité déclarée ? La Russie n’avait pas donné, à ce qu’il semblait, d’occasion de mécontentement qui autorisât une subite rupture, à moins qu’on ne voulût briser court à toute hésitation en rejetant loin de soi d’un coup toutes les traditions d’un demi-siècle. Dans ces circonstances, la proclamation de la neutralité suédoise, au milieu de l’hiver qui précéda la première campagne, le 15 décembre 1853, fut déjà un acte de courage, tant il fallut rompre d’attaches ; elle fut le premier épisode de la période nouvelle qui venait de s’ouvrir pour l’histoire des rapports entre la Suède et la Russie. L’auteur d’un livre suédois récemment publié sur les Craintes et les Espérances de la Scandinavie a bien fait ressortir l’importance de cette première démarche. « Une généreuse agitation, dit-il, s’était emparée en Suède de tous les esprits, les états, assemblés depuis un mois, s’associaient à l’émotion générale ; mais, faisant preuve d’une réserve que commandait la gravité des circonstances, ils attendaient silencieusement ce que déciderait la royauté, à qui l’initiative appartenait. La situation était difficile, non pas seulement à cause des précédentes liaisons, mais parce que l’issue de la lutte après tout était douteuse, et que la Suède avait tout à perdre à une résolution prématurée. D’ailleurs les puissances occidentales déclaraient dès leurs premiers manifestes qu’elles voulaient seulement sauver l’empire ottoman sans porter aucune atteinte à la puissance territoriale de la Russie ; la question de la Finlande semblait donc jugée d’avance. C’eût été beaucoup assurément, en présence de telles difficultés, que de résister seulement aux séductions ou aux menaces de Saint-Pétersbourg. Le roi Oscar alla plus loin : il fit, d’accord avec le Danemark, au nom de la Suède et de la Norvège, une déclaration de neutralité dans l’éventualité possible d’une guerre maritime. Deux notes, rédigées dans les mêmes termes, furent remises simultanément au cabinet de Saint-Pétersbourg par les deux ministres de Danemark et de Suède ; mais il y avait cette différence, que le tsar avait été averti d’avance par la cour de Danemark, tandis que le roi Oscar avait gardé le silence. Ce fut donc avec une surprise mêlée d’indignation que Nicolas accueillit le manifeste suédois. L’accord parfait des trois peuples Scandinaves le mécontentait sur tout. Il venait d’ailleurs de recevoir la nouvelle de l’entrée des flottes dans la Mer-Noire. Donnant un libre cours à son ressentiment, il se laissa aller à un de ces accès de colère sauvage qui lui faisaient oublier ses façons de gentilhomme ; il fit voler en éclats des porcelaines de prix, semblable à un enfant qui se venge de ses douleurs sur des objets inanimés. Ses dépêches se ressentirent de cette première impression ; il soutenait avec amertume que la neutralité était tout au profit des alliés ; il demandait que tous les ports de la Suède fussent fermés aux flottes ennemies : c’était demander l’impossible, ces ports étant fort nombreux et la plupart sans fortifications. Des notes furent échangées, mais dans lesquelles le roi de Suède conserva toujours un langage ferme et digne, et qui ne laissait espérer aucune concession. »

Jusqu’au commencement de 1854, la Russie avait hésité à reconnaître la neutralité suédoise : c’est l’avis de M. Lallerstedt, que nous citons volontiers, parce qu’indépendamment des documens suédois, il a eu, pour composer son livre, des communications particulières d’une incontestable valeur. Cependant l’Autriche s’était empressée de reconnaître et d’approuver cette même conduite de la Suède, et la Russie avait dû renoncer à toute récrimination.

On se rappelle dans quelle attente se passa l’été de 1854. La prise de Bomarsund pendant le mois d’août, bien qu’elle eût son importance au point de vue militaire et politique, et le blocus des côtes de Russie, bien qu’il humiliât cette marine si ambitieuse naguère, ne paraissaient pas tenir complètement les promesses d’un magnifique déploiement de forces maritimes. D’ailleurs les puissances occidentales continuaient à déclarer qu’elles n’avaient pas d’autre but que de garantir l’indépendance de la Turquie, la libre navigation du Danube, et qu’elles n’admettaient pas dans les calculs de leur, politique une guerre tendant à démembrer la Russie, au risque d’enflammer l’Europe. Quel fonds pouvait-on faire sur ces apparentes dispositions ? Était-ce une tactique prudente destinée à cacher des projets ultérieurs et à ménager l’avenir ? Il faut reconnaître qu’il était aisé de s’y méprendre, et qu’une persistante neutralité ne devait point étonner de la part des états secondaires. Cependant la Suède, avons-nous dit, ne se comptait pas comme placée au second rang parmi les puissances intéressées à la guerre, soit qu’elle considérât la satisfaction prochaine peut-être et longtemps désirée de ses ressentimens traditionnels, soit qu’elle examinât de quelle utilité pouvait être aux puissances occidentales son active diversion. La nation suédoise était de feu pour la guerre ; la diète, assemblée pendant toute la fin de 1854, était devenue l’écho de ces dispositions belliqueuses ; sur les marches mêmes du trône, les princes montraient une humeur toute guerrière. C’était au gouvernement de se conduire avec prudence au milieu des difficultés que lui créaient l’incertitude de l’avenir, le voisinage perpétuel de la Russie, la protection difficile et sacrée des véritables intérêts de deux peuples, l’entraînement d’un vœu général et des sympathies personnelles pour la cause du droit et de la justice. Quelle a été au vrai dans cette situation la conduite du roi Oscar, nul ne le sait précisément, en Suède même, en dehors de son plus prochain entourage ou du monde diplomatique. Nous croyons cependant pouvoir le conjecturer en rapprochant certaines données fournies par la presse ou par des communications verbales, et, si nous ne nous trompons pas, cette conduite apparaîtra aux yeux de tous très sage, très hardie, et en tout très généreuse.

Des le mois de novembre 1854, c’est-à-dire quand l’incertitude était encore générale sur l’attitude que prendrait l’Allemagne, et quand les partisans de la Russie triomphaient du peu de résultats obtenus pendant la première campagne, le roi Oscar avait déjà fait un pas en avant pour sortir de la neutralité. Nous croyons certain que dès-lors il avait engagé des négociations secrètes, tout au moins des pourparlers, avec le cabinet de Paris pour une coopération suédoise. Une demande de subsides et de garanties traitée d’excessive aurait alors été le motif ou le prétexte d’un ajournement. À la même époque, la diète suédoise, qui ne savait rien de ces démarches, craignait l’inertie ou même la connivence du gouvernement, et l’opposition s’efforçait de mettre des conditions à un crédit demandé aux chambres en vue de ce qu’on appelait la neutralité armée. Le roi manda alors auprès de lui le vice-président de l’ordre des bourgeois, et lui dit que peu importait, pour ce qui concernait la politique extérieure, l’avis particulier de tel ou tel ministre, la résolution définitive appartenant au roi ; que l’exposé de motifs de la demande adressée aux chambres avait dû être rédigé avec la plus attentive discrétion, afin de n’inquiéter aucun des cabinets de l’Europe ; que les fonds votés seraient employés sûrement et en tout cas à compléter et à perfectionner le matériel de la flotte et de l’armée, et que, pour le reste, le roi se flattait de l’espérance que « l’attitude qu’il ferait tenir à la Suède au milieu des complications prochaines paraîtrait entièrement conforme aux intérêts et aux sympathies de la nation. » Quelques jours après, à la fin du même mois de novembre, un petit journal de Stockholm, fort répandu dans les campagnes voisines, publiait qu’au moment de la clôture de la diète, le comité secret, avant d’être dissous, avait reçu du roi une communication toute d’accord avec ces paroles. Le roi avait assuré que, « satisfait de la neutralité conservée jusqu’à présent par la Suède, il ne croyait pourtant pas que cette situation fût durable. Il avait donc, dans le cas où la paix ne serait pas prochainement conclue, pris irrévocablement son parti, celui de se décider pour les puissances occidentales, parti qu’il croyait le plus conforme aux intérêts du pays, le seul d’accord avec les souvenirs du passé, avec l’honneur. Forcé de renoncer à la politique de neutralité, il s’engagerait contre, jamais pour la Russie ; les députés devaient transmettre cette ferme assurance à leurs commettans et l’opposer au langage de ceux qui avaient tenté de rendre suspecte la conduite du gouvernement. »

Le traité autrichien du 2 décembre 1854, qui suivit immédiatement cet épisode, était-il connu d’avance du roi Oscar et l’encourageait-il dans ses dispositions ? C’est possible et même probable. Bien que le gouvernement suédois n’eût pas encore à Vienne l’habile baron de Manderström, dont la nomination n’est que du 30 mai 1855, son représentant jouissait d’un grand crédit auprès de cette cour, qui, nous l’avons indiqué, avait accueilli avec empressement et approbation la déclaration de la neutralité suédoise.

L’accession du Piémont à l’alliance occidentale d’une part, l’ouverture des conférences de Vienne de l’autre (26 janvier et 16 mars 1855), ne pouvaient qu’encourager également, bien que par des raisons fort diverses, le roi Oscar à persister dans ses premiers desseins. Dans le courant du mois de mars, le Times publia un article de correspondance, daté de Stockholm 27 février, écrit, nous croyons le savoir, sous l’inspiration du roi, et contenant les réflexions que le cabinet suédois pouvait souhaiter de proposer à l’examen des cours de l’Occident. « Pour tout esprit éclairé, y disait-on, il est évident que l’équilibre de l’Europe et la paix future du monde courent un égal danger du côté de la Baltique et aux embouchures du Danube. Le seul moyen d’arrêter les envahissemens moscovites est d’établir dans le Nord une puissance assez forte pour résister à tout essai de conquête ou même d’intimidation. Ce n’est pas des opérations sur la Mer-Noire toutes seules qu’on peut attendre une solution complète à la question d’Orient. » Quelques jours après la publication de cet article, des ouvertures étaient faites aux Tuileries directement, en dehors de toute voie officielle ; M. Lallerstedt désigne dans son livre la personne qui fut chargée de les poursuivre ; il dit comment la continuation des opérations en Crimée, devenues si importantes, fit ajourner les entreprises dans la Baltique et par conséquent la négociation : nous lui laissons la responsabilité de ces dernières assurances, mais il faut reconnaître qu’elles concordent bien avec nos premières informations.

Pendant ce temps-là, sauf les deux communications du roi au vice-président des bourgeois et au comité secret de la diète, le gouvernement suédois n’avait rien laissé transpirer au dedans des résolutions ou des tentatives de sa politique extérieure. Dans cette incertitude, le pays commençait à ressentir quelque anxiété, et les journaux semi-officiels, les journaux complaisans, croyant deviner les intentions secrètes du roi, répétaient à satiété que la navigation du Danube et l’administration des principautés intéressaient fort peu la Suède, que la question d’Orient n’avait pas encore fait place à une lutte générale contre la Russie, que la Suède n’avait rien à faire dans un tel débat, qu’il n’y avait pour elle que des coups à gagner. Une de ces feuilles rappela naïvement, en parlant de la politique qu’elle supposait au roi Oscar, ces paroles, qui sont, à ce qu’il paraît, de Gustave-Adolphe, que « les meilleurs rois sont après tout ceux d’une intelligence ordinaire. » C’est au milieu de l’excitation produite par l’inquiétude générale, qu’augmentait encore le maladroit langage de ces journaux, que parut le sixième volume des Mémoires de M. Schinkel, dont nous avons donné ici même une complète analyse. Ce volume comprenait le récit détaillé des circonstances qui avaient amené l’union intime de Bernadotte et d’Alexandre. Il faisait connaître de la manière la plus authentique des lettres inédites, des conversations, des notes, jusque-là secrètes, qui jetaient une lumière imprévue sur toute la politique suédoise, et particulièrement sur l’entrevue d’Abo et le traité de famille du 30 août 1812. « Je suis dévoué entièrement et sans retour à votre majesté, avait dit Bernadotte ; la Suède ne cessera jamais d’être votre plus fidèle alliée ; ses armes, ses hommages et ses vœux vous appartiennent pour toujours ; j’élèverai mon fils dans ces sentimens. » Et un article secret, ajouté à la convention d’Abo, avait engagé réciproquement la Suède et la Russie à s’aider mutuellement, par un secours de dix ou quinze mille hommes, contre tout ennemi extérieur ou intérieur. — L’opposition suédoise demanda si par hasard le traité secret n’était pas encore en vigueur, si le fils de Bernadotte, élevé dans des sentimens conformes à la politique et aux promesses de 1812, n’était pas lié encore par l’acte d’Abo, si le gouvernement suédois enfin n’était pas enchaîné par des engagemens contraires à la volonté et même à l’honneur du pays. Les journaux semi-officiels ou officiels gardèrent longtemps un silence qui pouvait paraître inquiétant. Avant que le Svenska Tidning, feuille semi-officielle, eût parlé, nous crûmes pouvoir affirmer que les craintes de l’opposition suédoise étaient évidemment fort exagérées, ou plutôt qu’elles n’avaient aucun solide fondement ; que le traité secret d’Abo, cette prétendue découverte, était connu depuis longtemps et imprimé tout au long dans une des histoires de Charles-Jean, publiée il y a quelque vingt ans à Paris ; que Bernadotte était trop habile ou trop rusé pour avoir voulu imposer à ses descendans une dangereuse soumission envers la Russie ; qu’après tout enfin un traité ne lie qu’aussi longtemps qu’on veut bien l’observer, et que le roi Oscar n’avait jamais été disposé à faire de la Suède malgré elle une vassale de Saint-Pétersbourg. Le journal officiel fit enfin remarquer, quand il crut devoir rompre le silence, que ce pacte de famille, comme la convention additionnelle dont il faisait partie et comme le traité du 24 mars 1812, n’était valable que pour huit ans, aux termes de l’article 17 de ce dernier traité.

L’opposition suédoise toutefois ne se contenta pas de cette réponse. Elle crut et croit peut-être encore que le pacte fut renouvelé. Elle ne peut cependant donner aucune sorte de preuve, aucun indice, même pour le premier renouvellement. Elle croit au second sur la foi d’une dépêche du ministre russe Suchtelen à M. de Nesselrode, en date du 25 avril 1826, fort intéressante par elle-même, quelles que soient les conclusions qu’on en veuille tirer. — Le 22 avril 1826, Suchtelen dans une audience particulière avait, par ordre de sa cour, communiqué à Charles-Jean plusieurs dépêches concernant la politique anglaise qui intéressaient le cabinet de Stockholm. Charles-Jean, après avoir remercié avec effusion le ministre russe de la confiance qu’on lui témoignait, s’était abandonné à ce courant plein d’écueils que Suchtelen, qui savait bien en faire jaillir la source, appelait malicieusement « son inspiration. » C’était la que Suchtelen l’attendait. « Je souhaite, dit Charles-Jean après des complimens interminables, que l’empereur réussisse dans ses négociations avec la Turquie ; mais enfin, en cas d’échec, sa cause est une juste, une grande, une sainte cause, et mon cœur sera tout entier pour le succès de ses armes. Écrivez cela à Nesselrode… » Ici Suchtelen salua, et, croyant sans doute saisir Charles-Jean à un degré suffisant d’effervescence, il interrompit en disant : « Ce sera sans aucun doute pour moi un grand plaisir de transmettre à mon gouvernement des dispositions si amicales. Cependant j’oserai appeler l’attention de votre majesté sur ce point, qu’elles seraient tout autrement les bienvenues, si elle voulait elle-même et de sa main les exprimer dans une lettre à l’empereur mon maître… — Je le ferais bien volontiers, reprit Charles-Jean, si je n’avais déjà écrit tout récemment à l’occasion de l’avènement : il faut attendre quelque occasion ;… mais comme je vous l’ai dit, je vous autorise à répéter mot pour mot mes paroles de tout à l’heure, c’est l’expression de mes plus intimes sentimens. » La conversation continua sur les affaires de la Turquie ; Suchtelen pourtant ne perdait pas courage, et il savait quelles cordes il pouvait encore toucher. «…Je le répète depuis cinq ans, concluait Charles-Jean après une nouvelle tirade, je vous l’ai dix fois répété, vous ne rendrez le sultan favorable qu’à l’aide du canon. — Je le sais bien, répondit Suchtelen. Le coup d’œil clairvoyant de votre majesté avait deviné parfaitement juste ; mais si la guerre devient décidément une nécessité, votre majesté croit-elle que nous ayons pour nous quelques chances favorables ? Il serait inappréciable pour mon gouvernement de recevoir à ce propos l’avis et les conseils du premier tacticien du monde ! » Cette fois Suchtelen crut avoir réussi. Charles-Jean se leva à ses paroles, et, se promenant de long en large d’un air réfléchi et majestueux, il traça à grands traits le plan de la future campagne. « Il vous faut tel nombre d’hommes ; vous vous mettrez en route tel jour ; un mois après, vous êtes sur le Danube. » Suchtelen, qui naturellement savait tout cela au moins aussi bien que Charles-Jean, était tout oreilles, faisait l’étonné, s’exclamait d’admiration devant une science si profonde et de si beaux calculs. « Enfin vous traversez le Danube, continuait le roi, vous vous précipitez comme un torrent dans les provinces de la Turquie proprement dite ; le chemin vous est ouvert jusqu’aux Balkans. C’est ici seulement que commencent les difficultés… — Est-ce que votre majesté, dit Suchtelen, les croit insurmontables ? — Elles sont grandes, répond Charles-Jean, la chaîne des Balkans est considérable ; mais enfin il y a des défilés qui vous offriront un passage. Il faudra les forcer ; vous y réussirez… Soyez tranquille, tout ira bien… Et, je vous le répète, soyez persuadé que toute mon âme est avec vous, que mes vœux et tous ceux des Suédois vous accompagnent ! » Suchtelen vit poindre ici la seconde occasion qu’il attendait. « Sire, dit-il, pendant que j’avais le bonheur d’entendre cet admirable exposé, avec ces inappréciables directions sur une guerre peut-être imminente, j’ai senti de nouveau le regret que ces conseils et ces directions ne dussent pas avoir, ainsi que les vœux de votre majesté, de meilleur interprète que ma seule correspondance, et j’oserai encore une fois représenter quel prix y ajouteraient pour l’empereur mon maître quelques lignes de votre main… — Eh bien soit ! répliqua Charles-Jean, qui n’apercevait pas le piège. J’ai une idée : la princesse royale va nous donner dans quelques jours, j’espère, un gros garçon ; je saisirai cette bonne occasion d’écrire à l’empereur, et il pourra se convaincre que j’ai transporté sur lui toute l’amitié qui m’unissait à son noble frère. »

Suchtelen termine ainsi sa dépêche au comte de Nesselrode : « Votre excellence peut assurer à l’empereur qu’il recevra bientôt du roi de Suède une missive contenant une complète assurance de la continuation de son intime amitié avec la Russie. Nous avons imposé au roi de Suède une nouvelle attache, nous avons pris en mains un nouveau gage de sa fidélité, et cela sans une seule ligne, sans un seul mot écrit de notre part qui semble avoir demandé ou cherché ce résultat ! » Que la lettre annoncée ait été écrite lors de la naissance du prince royal actuel, qui survint en effet à cette époque, et que cette lettre ait contenu un renouvellement effectif, mais secret, de l’ancien pacte pour la première fois accepté en 1812, l’opposition suédoise n’en doute pas. Quant au troisième renouvellement, dont l’opposition se croit aussi assurée, elle tire cette conclusion du rapprochement plus ou moins habile d’un certain nombre de souvenirs datant de la période qui précède 1836, et ce petit travail d’insidieuse argumentation ne laisse pas d’être curieux à cause des circonstances qu’il rappelle. Dans les premières années du nouveau régime créé par 1830, Charles-Jean, dont le fardeau s’était un peu allégé, fit un pas, nous l’avons dit, vers l’Angleterre et la France ; mais d’une part, dit M. Lallerstedt, il avait trop mérité d’être suspect, de l’autre ses ouvertures n’avaient rien de franc ni de positif : il demandait aux cabinets de Paris et de Londres « de lui faire des propositions qu’il se réservait d’accepter ou de régler suivant le de gré d’énergie et de concorde qui les aurait inspirées. » On pense bien qu’un tel langage ne pouvait être accueilli. D’ailleurs, quand des inquiétudes nouvelles lui furent suscitées soit par la propagande démocratique en Europe, soit par les bruits de guerre générale qui couraient sur le continent, il revint à ses vieilles habitudes, et de nouveau recourut au point d’appui dont il avait cru un instant pouvoir se passer. Le 23 juin 1834, une convention d’alliance, chargée d’articles secrets, resserra pour la troisième fois les liens qui l’unissaient au cabinet de Saint-Pétersbourg. Quels furent ces articles secrets ? On l’ignore ; mais le pacte d’Abo y fut renouvelé (par anticipation et sans attendre l’année 1836), ou bien remplacé par quelque chose d’équivalent. — Ainsi parle dans son livre récent M. Lallersted. — Si nous essayons de contrôler ses conjectures et les précédentes en nous aidant de la comparaison des correspondances diplomatiques, voici ce que nous trouvons : rien n’indique un renouvellement du pacte de famille en 1820 ; celui de 1826 n’est pas suffisamment prouvé par la seule dépêche de Suchtelen. Il est bien vrai que la Russie, de 1834 à 1836, a paru faire des préparatifs belliqueux et s’efforcer d’imposer à la Suède son alliance ; les travaux des îles d’Aland sont du commencement de 1834, ainsi que les démarches attribuées au cabinet de Saint-Pétersbourg pour se faire céder Gothland. En janvier de cette année, la Russie conclut un traité avec la Porte, et l’on sait qu’une telle alliance signifiait toujours inimitié ou attaque prochaine de la Russie contre l’Europe ; en mars, le chargé d’affaires d’Angleterre à Stockholm écrit que la Russie a certainement l’intention d’entraîner la Suède dans une alliance mari time en cas de guerre, et il espère que « l’opinion publique maintiendra le roi. » C’est enfin dans l’automne de la même année 1834 qu’un célèbre diplomate va officiellement porter les hommages du cabinet suédois au pied du monument élevé à Saint-Pétersbourg en mémoire des victoires de 1813. La mission du prince Menchikof à Stockholm survient immédiatement, et tout cela se passe pendant la rupture avec la France, à la suite du Camarade de Lit. Au sortir de l’année 1834, l’attitude belliqueuse et presque agressive de la Russie continue. Le 15 juillet 1836 après un intervalle de cent treize ans, se célèbre pour la première fois l’anniversaire du jour où fut achevé le bateau construit jadis par Pierre le Grand lui-même, et que les Russes appellent le grand-papa de la flotte moscovite ; 26 vaisseaux de ligne, 21 frégates 10 bricks et 7 petites chaloupes de guerre, mouillés dans la rade de Gronstadt, saluent de plus de deux mille coups de canon le tout petit grand-papa qui, placé sur un bateau à vapeur, traverse fièrement les lignes de ses neveux, et arrière-neveux. Voilà, il est vrai, un grand nombre de circonstances qui peuvent faire croire à une intimidation facilement exercée, de 1833 à 1836, par le cabinet de Saint-Pétersbourg sur son ancien allié ; mais il n’y a cependant pas dans les dépêches un seul mot d’un nouveau traité conclu en 1834 sur les bases de l’ancien traité de 1812, et il faut reconnaître que les inductions fondées soit sur la dépêche de Suchtelen, soit sur la négociation de 1834, ne conduisent pas nécessairement au résultat qu’on en a voulu tirer.

Ici du reste peu importe après tout cette conclusion. Quelques engagemens qu’ait contractés Bernadotte pendant son règne, personne ne va jusqu’à soutenir en Suède que son fils en ait jamais accepté de semblables. Le pacte de famille d’Abo n’était plus en vigueur le lendemain de l’avènement du roi Oscar, c’est ce qui paraît certain, et il serait injuste d’établir entre les deux règnes sur ce point une solidarité que ne motiverait aucun acte public du fils de Bernadotte. Si d’ailleurs on admettait que le roi actuel eût été jusque dans ces derniers temps lié encore par les négociations de son père avec la Russie, on ne ferait qu’augmenter le mérite qu’il eut à rompre définitivement des liens antipathiques à la nation suédoise et à lui-même.

Dès le mois de juin 1855, pendant que l’opposition comptait sur ses doigts tous les motifs qui retenaient sans doute le roi Oscar sous l’influence de la Russie, au moment où le sixième volume de M. Bergman devenait un objet de scandale, au moment où le premier assaut de Sébastopol échouait, les négociations avec la France et l’Angleterre, ouvertes en novembre 1854, c’est-à-dire dès la fin de la première campagne, étaient reprises au château de Haga, près de Stockholm, avec les ministres des deux puissances occidentales. Entravées précédemment par la double nécessité de se mettre en état de faire honneur aux garanties que l’on consentirait et de ne pas publier prématurément des dispositions hostiles envers un voisin redoutable, elles le furent cette fois encore par l’attente de la chute de Sébastopol. La journée du 9 septembre écarta enfin ce dernier obstacle. En octobre, le directeur des musées impériaux à Paris ayant fait demander à Stockholm le portrait du roi pour la collection des Tuileries, le baron Bonde, qu’on savait en possession de la confiance royale, fut chargé d’apporter ce portrait en France. Présenté aux Tuileries et secondé par un personnage allié aux deux familles impériale et royale, il parvint à dissiper, s’il en restait, les nuages qu’avait pu laisser le souvenir de 1812. La mission du général Canrobert, au commencement de novembre 1855, eut pour objet de s’assurer des dispositions générales de la nation suédoise et d’achever enfin à Stockholm, dans la prévision commune alors aux trois puissances d’une prochaine et vigoureuse campagne dans la Baltique, l’alliance depuis si longtemps projetée. Ainsi fut conclu le traité du 21 novembre, duquel il ne faut pas séparer la circulaire suédoise du 18 décembre, explicative du traité, et qui en donne la véritable signification.

On a dit qu’à la nouvelle du traité conclu par la Suède avec les puissances occidentales, on avait agité à Saint-Pétersbourg l’avis d’y répondre immédiatement par la guerre, et qu’à ce propos le général de Berg, chargé du gouvernement de la Finlande, avait déclaré qu’il lui fallait avant tout trente mille Russes pour surveiller et contenir au besoin les troupes finlandaises. Ce qui est plus facile à croire, c’est que le traité du 21 novembre a réellement exercé une influence sur les résolutions de l’empereur de Russie, et l’a décidément incliné vers la paix. Ce traité en effet n’était autre chose que le premier signe d’une défection générale des états secondaires. De plus, la Suède devenait menaçante par elle-même. ; Les querelles pour le Finmark n’étaient qu’un prétexte ; le vrai motif du traité était bien la volonté de ne plus rester sous l’influence dominatrice de la Russie, et de saisir même l’occasion offerte de reprendre ce qu’on avait perdu. Tous les plans étaient préparés pour la descente en Finlande. Le roi Oscar devait y passer lui-même. C’était une guerre sérieuse jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg. Ce que le texte public du traité n’exprimait pas, la circulaire du 18 décembre le laissait assez comprendre. « Nos appréhensions pour l’avenir, y disait-on, n’ont pu que s’accroître par la manifestation des idées d’empiétement de la Russie en Orient. » Ces paroles instituaient à bon droit une solidarité entre la question ottomane et la question Scandinave, et par là rendaient à celle-ci toute sa gravité. Il est bien permis de croire que l’empereur Alexandre II a pris en effet le traité suédois en sérieuse considération. — Il aurait poursuivi certainement la guerre, a-t-il dit à Moscou, « si la voix de nations voisines ne s’était prononcée contre la politique russe de ces dernières années. »

Que l’acte du 21 novembre ait exercé ou non sur l’issue de la guerre une si grande influence, il est certain que la Suède a montré à l’Allemagne quel était son devoir, au lieu de suivre son fâcheux exemple. Menacée la première, la Suède s’est déclarée pour nous presque au début de la guerre, et nous l’aurions eue en ligne aussi promptement que la Sardaigne, si son concours avoué ne nous eût exposés à la suivre avant notre heure sur un champ de bataille où il ne fallait s’aventurer qu’avec mille précautions.

La politique du roi de Suède s’est montrée généreuse et hardie. Aujourd’hui que la guerre est terminée, chacun peut juger si cette politique a été prudente. Quelle situation nouvelle la paix récente fait-elle à la Suède, et quels nouveaux rapports lui a-t-elle créés en vers l’empereur de Russie ?

En premier lieu, le brillant espoir de reconquérir la Finlande a été déçu. Il est clair que le traité de Paris ne pouvait offrir à la Suède aucun accroissement de territoire au détriment de cette province, dont la guerre avait seulement touché les côtes. En second lieu, la Russie a été offensée. La France et l’Angleterre laissent-elles la Suède sans défense contre ses futurs ressentimens ? Non. Le traité du 21 novembre a garanti publiquement son intégrité contre toute agression ouverte ou cachée de la Russie. Cette assurance a été solennellement donnée en présence de toute l’Europe, et aucune limite de temps n’est venue en restreindre la valeur. Si le traité de Paris ne l’a pas lui-même inscrite, c’est que, passant sous silence ceux des faits déjà accomplis, celles des conventions déjà conclues qu’il ne modifiait pas expressément, il venait évidemment s’ajouter au traité du 21 novembre et non pas l’effacer. C’est, on n’en peut douter, par une raison toute semblable que le traité de Paris ne dit pas non plus un seul mot sur le règlement des frontières du Finmark norvégien. La Russie s’est engagée envers le cabinet de Stockholm à fixer prochainement, d’accord avec lui, ces frontières, et le bruit qu’on a fait des envahissemens russes de ce côté, joint à la garantie promise par l’Occident précisément à cette occasion, répond suffisamment qu’il ne s’élèvera pas, du moins prochainement, de difficultés à ce sujet. Enfin le traité de Paris satisfait au vœu principal des Suédois en disposant que « les îles d’Aland ne seront pas fortifiées, et qu’il n’y sera maintenu ni créé aucun établissement militaire ou naval. » Il conjure ainsi pour toujours un danger que Charles-Jean avait vu grandir à ses portes sans pouvoir y porter remède.

Garantie perpétuelle des puissances occidentales, fixation définitive des limites du Finmark, assurance de n’avoir plus à redouter, dans les îles situées en avant de Stockholm, une citadelle ou une station russe, voilà donc ce que recelait pour la Suède ce fameux cinquième point, dont quelques publicistes suédois voulaient reculer si loin les limites, afin d’y faire entrer, avec la possession des îles Aland, celle de la Finlande, qui seule confirme la première, puis l’union des trois royaumes du Nord, puis le l’établissement de la Pologne. Le gouvernement suédois n’allait pas si loin sans doute ; mais il a pu regretter que ses armes n’eussent pas été engagées, tant il avait à cœur d’aller en avant dans la carrière qu’il s’était hardiment ouverte.

Quand même la Suède n’aurait pas obtenu les avantages qu’elle avait mérités, quand même le traité de Paris n’aurait rien stipulé à son égard, nous croyons qu’elle aurait encore à s’applaudir de la conduite qu’a tenue son gouvernement. La Suède s’est relevée de l’oppression que la Russie faisait depuis quarante ans peser sur elle. Pour la première fois depuis quarante ans, elle a osé mettre la Russie ; publiquement en suspicion, et elle s’est associée par un acte authentique au mécontentement général. Oscar Ier a rendu à son pays sa liberté d’action ; il a renoué les fils de la politique traditionnelle et des anciennes alliances. C’est un langage bien nouveau dans les annales de la diplomatie suédoise au XIXe siècle que de prévoir dans un traité public une coopération militaire avec d’autres gouvernemens, pour « résister aux prétentions ou aux agressions de la Russie, » et d’ajouter, dans la circulaire explicative du 18 décembre, ce sévère conseil : « Que la Russie cesse d’inspirer de justes inquiétudes pour le maintien de l’équilibre de l’Europe ! » En quelques jours, combien l’aspect a changé ! Hier, vous disiez que la Suède était enchaînée à la Russie par un pacte de famille, et la voilà qui lance aujourd’hui au tsar un défi. Hier, vous la disiez, et à bon droit, isolée du continent, et la voilà qui parle aujourd’hui en protectrice, elle aussi, de l’équilibre européen, au nom de son alliance avec les deux grandes puissances qui ont garanti cet équilibre. La Suède n’est plus seule en effet, elle n’est plus reléguée à l’extrémité de Europe et négligée par les cabinets du continent ; la voilà redevenue puissance continentale par la communauté d’action et d’intérêts. Qui l’attaque dorénavant attaque l’Angleterre et la France.

Si la Suède en un jour a reconquis à l’extérieur ce que son alliance forcée avec la Russie lui avait fait perdre de considération et de crédit politiques, pense-t-on que la récente conduite de son gouvernement n’entraîne pas aussi au dedans même du royaume d’heureux résultats ? Nous ne croyons pas précisément à l’existence de cette Russie intérieure contre laquelle les journaux de l’opposition, à Stockholm fulminent volontiers ; c’est là sans doute un spectre blanc qu’a enfanté, le spectre rouge. Toutefois on pourrait citer dans cette capitale bon nombre de personnages qui allaient répétant avant la prise de Sébastopol : « Vous êtes des enfans ! le premier empire français n’a rien pu faire contre la Russie ; le second ne fera rien. » Il y avait parmi eux, il est vrai, d’anciens généraux, de vieux diplomates ; tout remplis encore des triomphes de 1812 et de 1813, et du grand rôle qu’ils y avaient joué ; mais il y avait aussi des hommes importans dans l’état, ayant leur part dans le gouvernement, qui s’étaient habitués à regarder le cabinet de Saint-Pétersbourg comme le régulateur des affaires de l’Europe, et que cette habitude entraînait à croire volontiers salutaires pour la direction intérieure de leur pays les seuls principes du gouvernement dont ils admiraient le plus la force et la majesté. Eh bien ! cette imitation ou mieux cette contagion de l’absolutisme est en tous points antipathique à la nation suédoise. Au prix de bien des révolutions, après bien des guerres civiles, les Suédois ont conquis en 1809 un gouvernement constitutionnel auquel ils doivent une ample liberté. La constitution politique dont ils jouissent depuis le commencement du XIXe siècle n’a véritablement pas à l’intérieur d’ennemis déclarés qui la veuillent renverser pour y substituer un autre régime. La noblesse, généralement pauvre, y est devenue modeste ; ce n’est pas elle qui menacera jamais les libertés publiques pour reconquérir son ancien ascendant. De démocrates exagérés ou de purs républicains, on peut dire qu’il n’y en a pas, à proprement parler même, il n’y a point de partis politiques.

Toutefois il est indubitable que l’esprit public en Suède est plus avancé politiquement que ne pourraient le faire supposer la lettre et les formes d’une constitution datant déjà de 1809. Il faut un assez grand nombre de réformes législatives pour que cette constitution s’élève au niveau des mœurs. Il est certain d’autre part que de telles réformes, proposées à plusieurs reprises, ont rencontré des adversaires dont la voix se haussait quand le pays était le plus courbé sous l’influence de la Russie, et qui baissaient de l’on quand dominait au tour d’eux l’ascendant des idées occidentales. N’en a-t-il pas été ainsi pour cette représentation bizarre de la nation suédoise en quatre ordres, — vieux chariot dont les deux roues de devant, noblesse et clergé, retiennent dans les ornières les deux roues de derrière, qui voudraient bien en sortir, — pour cette représentation qui n’admet ni les professions libérales ni certaines industries, de telle sorte qu’un avocat, un médecin, un chef d’usine à quelques lieues des barrières d’une ville ne peut pas représenter ses concitoyens ni être représenté lui-même, ne se trouvant pas politiquement classé dans la nation ? On se ferait difficilement une idée de ce qu’est la chambre des nobles à Stockholm. Tout fils aîné d’ancienne famille anoblie ayant conservé le droit d’y siéger, et la noblesse suédoise ayant été en grande partie ruinée par l’ancienne royauté, un bon nombre des membres de cette chambre se trouvent être aujourd’hui des sous-lieutenans et des employés même très inférieurs, de pauvres jeunes gens courbés sous le poids de noms historiques, dont il ne reste souvent d’autre héritage que quelques vieux portraits et une archive (toute famille a là-bas son archive) ! Rien de plus facile, on le comprend bien, s’il s’agit d’un vote important que le gouvernement veuille décider en sa faveur, que de convoquer le ban et l’arrière-ban de tous ces employés et fonctionnaires. Nous ne disons pas que cela se fasse souvent sous un gouvernement scrupuleux, mais il faut avouer qu’une pareille chambre n’offre pas de garanties. Ajoutez que la chambre des prêtres, composée aussi de fonctionnaires après tout, s’est habituée à suivre l’exemple de la noblesse. Restent, puisque la bourgeoisie marche le plus souvent d’accord avec l’ordre des paysans, deux chambres contre deux, et la réforme est ajournée. C’est le mécanisme que Charles-Jean savait si bien mettre en branle à son profit, et dont il ne se fit pas faute, selon le témoignage des correspondances diplomatiques, d’expliquer maintes fois franchement à nos ministres les merveilleux effets.

Nous ne craignons pas de le dire, l’acte récent par lequel le gouvernement suédois s’est rapproché des puissances occidentales signifie que ce gouvernement veut plus que jamais se régler, même pour ce qui concerne sa conduite intérieure, d’après les maximes contraires aux principes qui régissent la Russie. Une diète ordinaire doit se réunir en novembre 1856. Elle trouvera le roi et ses ministres résolus à pousser la Suède dans la voie de toutes les améliorations par le moyen d’un rapprochement toujours plus intime avec l’Occident. Il y a un mois à peine, les journaux nous annonçaient enfin l’inauguration de la première ligne de fer suédoise avec locomotives ; c’est un tronçon encore bien peu considérable de la grande voie, en cours d’exécution, qui doit relier Stockholm à Gothenbourg. La cause des chemins de fer, plaidée depuis dix ans en Suède avec une si louable activité, et malgré tant d’obstacles, par M. le colonel Rosen, est donc à présent gagnée, en dépit de ceux qui disent encore que les chemins de fer porteront une redoutable atteinte à l’an tique moralité du Nord. L’agriculture suédoise a fait de son côté de grands progrès dans ces dernières années, surtout par la nouvelle législation sur l’eau-de-vie, qui, en délivrant la nation d’une liqueur empoisonnée, a réservé pour l’exportation des masses considérables de grains dans un pays à qui naguère l’importation était nécessaire. Cependant, si ces progrès sont incontestables, il en reste encore beau coup d’autres à faire ; il faut surtout, par exemple, doter la Suède d’institutions financières auxquelles elle s’habituera peut-être difficilement, mais qui lui sont indispensables pour multiplier ses ressources. Or, pour tant de réformes à pratiquer, l’Angleterre et la France ne sont-elles pas naturellement les modèles et les auxiliaires de la Suède, et croit-on que l’amitié politique des puissances occidentales doive être impuissante à rendre plus faciles et à multiplier ces féconds emprunts ?

Disons plus : les mœurs elles-mêmes, la culture intellectuelle et morale, l’ensemble de la civilisation suédoise, sont intéressés au rapprochement le plus intime avec les nations occidentales. Qu’on nous permette de noter ici, en passant, quelques détails caractéristiques de la vie locale. Puérils en apparence, ces détails ont leur signification. Nous lisions l’autre jour dans les journaux suédois qu’il se faisait à Stockholm en ce moment une sorte d’agitation pour changer l’heure du dîner dans le monde des affaires, et faire adopter l’heure usitée à Paris, de telle sorte que tout le milieu du jour ne fût pas perdu à cause d’un repas ordinairement placé aujourd’hui à deux ou trois heures de l’après-midi. L’étranger qui arrive à Stockholm doit savoir qu’après quatre heures on ne dîne plus ; le très petit nombre de restaurans que contient Stockholm n’entendent pas raillerie à ce sujet… Il faut employer à dîner les plus belles heures du jour. On conçoit quelle fâcheuse interruption un tel usage apporte à l’activité d’une grande ville. — A la suite de cette réforme, il y en aurait d’autres à essayer, toujours au nom de la civilisation occidentale : ce seraient l’abolition de ces innombrables santés pendant le repas en commun, avec obligation de vider le verre à chacune d’elles, — la suppression du safran, de l’anis, du cumin dans le pain destiné aux étrangers, car nous ne parlons pas du knœcke-bröd national, qui résistera sans doute à l’invasion des mœurs étrangères, — la suppression du fenouil dans tous les ragoûts, — l’introduction. de la viande rôtie, etc. — Bernadotte avait bien porté quelques atteintes au régime culinaire dont se contentent les Suédois, et ce n’est pas sans reconnaissance pour lui que l’étranger découvre chez les boulangers de Stockholm, — après qu’il a acquis un peu d’expérience, — le kungs-bröd ou pain du roi, c’est-à-dire un petit pain blanc tout français, dont le nom, comme on voit, conserve le souvenir de son royal introducteur ; mais on sait combien les coutumes nationales cèdent difficilement le terrain : les boulangers suédois, pour venger sans doute les vieux Ils dédaignés, ont recommencé à mêler à ce pain leurs détestables ingrédiens. Nous voudrions aussi voir disparaître la suppa, c’est-à-dire l’usage, tout à fait général encore, de manger avant le dîner, debout devant une table à part, des radis, du fromage, d’affreux petits poissons crus, le tout assai sonné d’eau-de-vie de grains. Croit-on qu’un peu plus de délicatesse et de comfortable dans la vie ordinaire n’aurait pas une heureuse influence sur les mœurs d’une grande ville ? Cet usage, partout répandu, de boire de l’eau-de-vie presque à chaque repas est pour le peuple suédois un fort dangereux exemple, et ce serait assurément de la part des hommes sérieux et des familles honnêtes à Stockholm une œuvre de patriotisme que d’y renoncer. Le meilleur remède, contre ce mal serait l’introduction facile des vins de France, grâce à des communications rapides et à l’abaissement des droits, ou bien la fabrication de liqueurs fermentées qui fussent en même temps agréables, salutaires et d’un prix peu élevé, de même que le meilleur remède à la cuisine si imparfaite de ces pays serait une agriculture plus développée et une économie domestique mieux entendue. Les premières améliorations dues aux réformes des dernières années prouvent qu’en beaucoup de cas les difficultés provenant du climat ne seraient pas insurmontables. La science a fait d’ailleurs sous ce rapport de grands progrès. Les Suédois, qui ont obtenu, pour leur part, une centaine de récompenses à l’exposition de 1855, ont pu juger des ressources que les inventions nouvelles, faites en Angleterre, en France ou en Allemagne, peuvent leur procurer. C’est encore l’Occident, et non pas la Russie, qui les éclairera à ce sujet.

Pour la première fois depuis l’avènement de la dynastie de Bernadotte au trône de Suède, des liens intimes viennent de rapprocher le gouvernement suédois et le gouvernement français. Pour la première fois depuis l’avènement de Charles-Jean au trône, un prince de sa famille visite notre pays. Nous croyons savoir que le prince Oscar nous arrive heureux de voir enfin de ses propres yeux cette France qu’il aime, et qu’une seule fois, dans ses précédens voyages maritimes, il avait pu entrevoir de son bord. Vice-amiral dans la flotte suédoise, le prince a consacré aux études spéciales de sa carrière toute sa jeunesse. Dans une discussion célèbre, qui s’ouvrit, il y a quelques années, sur la question de savoir si la Suède ne devait pas sacrifier les vaisseaux de ligne et la grande flotte aux intérêts de la flotte spéciale où petite flotte, composée des chaloupes canonnières qui protègent admirablement ses côtes, le prince Oscar, comme autrefois son père, alors prince royal, vota pour que la Suède n’abdiquât pas son avenir colonial et maritime. Le prince veut visiter en France Brest et Cherbourg, en Angleterre les docks et la flotte ; dans les deux pays, il veut étudier particulièrement les institutions financières. Puissent ces patriotiques études être rendues faciles et fécondes par le rapprochement des nations ! Charles-Jean lui-même avait conseillé pendant ses dernières années que la Suède rentrât dans les voies de son ancienne politique. Son fils a accompli ce vœu, conforme aux intérêts de son pays. Si la paix est survenue trop tôt pour le courage des Suédois, elle ne sera pas venue trop tôt cependant pour leur avantagé ; elle ne leur sera pas dangereuse, car toute l’Europe est avec eux, la Russie elle-même, la première intéressée, si elle veut, elle aussi, modifier sagement sa politique, à prendre une belle part dans le laborieux essor de réformes et d’améliorations sociales auquel la paix invite tous les peuples.


A. GEFFROY.

  1. Quelle politique appartient-il à la Suède de suivre dans la crise actuelle ? brochure de vingt-six pages, imprimée chez Olof Grahn, Stockholm 1815. — Les nouveaux événemens de la France tendent-ils au bonheur ou au malheur de l’Europe ? etc.
  2. Gustave IV avait alors adopté ce nom, qu’il changea plus tard en celui de Gustafson.
  3. Imprimé dans le journal Inrikes Tidningar du mardi 18 marc 1817.
  4. Voyez un article du 25 novembre 1818, inséré dans le Constitutionnel, et issu très probablement du cabinet de Bernadotte, dont il, répète non-seulement les idées, mais les phrases habituelles d’alors. On sait combien Bernadotte aimait à se servir des journaux étrangers. Dans ses jours de hardiesse il menaça la restauration de lâcher contre elle, suivant son expression, « ses braillards d’Allemagne. » On sait aussi combien il était sensible à ce que disaient de lui les journalistes, et que de peines il se donna pour avoir des plumes à lui.
  5. Le Camarade de lit, représenté au théâtre du Palais-Royal au mois de mai 1833, et où l’on avait mis assez irrévérencieusement sur la scène l’ancien républicain passé roi.
  6. On dit même que l’Almanach de Gotha, pendant quelques années, donna le dernier prénom avant l’autre.
  7. Voyez nos Notices et Extraits des manuscrits concernant l’histoire ou la littérature de la France qui sont conservés dans les bibliothèques ou archives de Suède, Norvège et Danemark. Paris, 1855-56, chez Durand.
  8. Le fils de Gustave IV est aujourd’hui feld-maréchal au service de l’Autriche et sans héritier mâle.