La Statistique et l’Archéologie dans l’Afrique française

La Statistique et l’Archéologie dans l’Afrique française
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 1179-1199).

LA STATISTIQUE


ET


L'ARCHEOLOGIE EN AFRIQUE.




I. — Tableau de la situation des établissemens français dans l’Algérie.[1]
II. — Publications des érudits et des militaires.




L’histoire en France reste volontiers dans les limites de nos frontières, et quand elle les franchit, ce n’est en général que pour faire campagne à la suite de nos armées. Nos plus belles colonies, l’Inde, le Canada, la Louisiane, Haïti, occupent à peine quelques pages dans les volumineuses compilations de nos annalistes, et tout ce qui touche à cette France d’outre-mer, perdue sans retour, se borne à quelques dates, à quelques noms et à de stériles regrets. Non contens d’être oublieux, nous nous montrons encore injustes envers nous-mêmes, et nous calomnions notre pays en disant qu’il n’a ni le génie des voyages, ni le génie des découvertes, ni le génie de la colonisation. C’est là chez nous une opinion profondément enracinée dans un grand nombre d’esprits, mais, très heureusement, aussi fausse qu’elle est populaire, car il est à remarquer que, sauf les questions d’honneur et de gloire militaire, nous sommes toujours prêts, dans les grandes choses, à nous déprécier et dans les bagatelles à exagérer notre valeur. Qu’on examine en effet notre histoire, et l’on verra combien les reproches dont nous venons de parler sont peu fondés.

Sans doute nous ne sommes pas au même degré que les Anglais pressés par la passion ou le besoin des migrations lointaines, et nous restons plus volontiers chez nous, ce qui n’est peut-être qu’une question de climat, de ressources et d’organisation sociale, où l’avantage est tout entier, de notre côté ; mais ce que l’on : ne saurait contester, c’est que la France n’ait donné d’abord par les croisades le signal des expéditions lointaines, que la première ; elle n’ait entraîné l’Europe en Orient, et que, dans les découvertes géographiques, elle n’ait devancé les autres peuples de près de deux siècles, en agissant par ses propres enfans ou en favorisant les tentatives des étrangers méconnus ou repoussés dans leur propre pays. Dès 1365, les Dieppois forment des établissemens importans au Sénégal et dans la Guinée ; en 1400, Jean de Bethencourt aborde aux Canaries ; Charles VIII, en 1491, appelle Christophe Colomb ; enfin le XVIe siècle tout entier est marqué d’abord par des tentatives, commerciales dans les Indes, puis par la découverte du Canada, la prise de possession de Terre-Neuve au nom du roi de France, la fondation d’établissemens importans au Cap-Breton, à Rio-Janeiro, etc. Le cardinal d’Amboise, François Ier, Sully, Richelieu, Colbert, Vergennes, Turgot, tous les grands ministres, tous les grands rois, tous les gouvernemens, la monarchie, la république, l’empire, ont compris l’importance des colonies et en ont favorisé le développement. On n’a qu’à se rappeler ce que furent la Martinique, Saint-Domingue et la Guadeloupe, sous l’administration du duc de Choiseul, ce que l’illustre et malheureux Labourdonnais a fait dans les îles de France et de Bourbon ; on n’a qu’à se rappeler que la compagnie des Indes sous l’administration de Dupleix possédait 17 vaisseaux de ligne, 25 frégates et 750 navires.

Partout où la France a passé, on peut aujourd’hui même, après de longues années, constater, par la sympathie des souvenirs, combler sa domination a été bienfaisante et civilisatrice. Au lieu d’empoisonner avec l’eau-de-vie et de traquer comme des bêtes fauves les populations sauvages, elle les a converties au christianisme, et si elle a dû quelquefois user d’inévitables rigueurs, elle n’en a pas moins su se faire aimer, et surtout regretter par la comparaison des nouveaux maîtres. Le nom français est, encore respecté dans l’Inde, comme les noms de saint Louis, de Bonaparte et de Kléber le sont en Syrie et en Égypte. Si nous avons perdu nos colonies, ce n’est pas, comme on l’a dit, par suite de notre imprévoyance ou par défaut d’aptitude et de soins, mais par suite de guerres terribles, où, la plupart du temps, nous avons été seuls contre tous, et nos désastres dans nos possessions d’outre-mer n’ont presque toujours été que la conséquence fatale de nos embarras sur le continent. Nous les avons perdues surtout parce que nous ne nous sommes point obstinés à les garder, et que l’opinion publique, distraite par des préoccupations souvent futiles, les avait délaissées long-temps avant l’abandon définitif. Une grande et décisive épreuve a été d’ailleurs tentée de notre temps même au milieu d’une paix générale, et l’Algérie, est là pour répondre à ceux qui accusent la France de ne savoir pas coloniser.

Une sorte de fatalité mystérieuse, ou plutôt le doigt même de la Providence nous indiquait depuis long-temps l’Afrique comme une terre promise à notre civilisation. Déjà au moyen-âge l’idée se fait jour dans les romans du cycle de Charlemagne, et le plus grand projet que l’on puisse prêter au grand empereur, c’est de rêver la conquête du pays des Sarrasins. Bien des siècles après, Charlemagne, quand Louis XIV, dans les premiers enivremens de sa prospérité et de sa gloire, s’apprêtait à fondre sur la Hollande, un jeune homme de vingt ans, à qui la faculté de Leipzig venait de refuser le diplôme de docteur, Leibnitz, effrayé des guerres sans fin qui déchiraient la chrétienté, écrivit, le 1er février 1672, au ministre Pomponne pour le prier de détourner sur l’Afrique les armes victorieuses du grand roi, en désignant l’Égypte comme le plus beau fleuron qu’il pût ajouter à sa couronne. Le projet de l’étudiant allemand fut approuvé et oublié. Napoléon, en exécutant ce qu’avait rêvé Leibnitz, ouvrit, pour ainsi dire, à la France une ère nouvelle. L’Europe, cette fois encore, arracha les vainqueurs à leur colonie naissante ; mais déjà la route était frayée. On savait ce que valait l’Afrique, et trente ans plus tard, quand l’Algérie passa sous notre domination, on devina instinctivement dès l’abord, en dépit des préjugés traditionnels, l’importance de ce nouvel établissement.

Dès les premiers instans de la prise de possession, les livres et les brochures se sont multipliés comme les combats, et, chez nous, c’est toujours d’après le nombre des publications que l’on peut juger de l’importance des choses et de l’intérêt qu’y attache le pays. Depuis 1830 jusqu’à ce jour, c’est la question de colonisation qui domine. Au milieu d’une foule de systèmes plus ou moins praticables, deux grandes théories ont plané constamment au-dessus du débat : l’une qui voulait attribuer à l’état, en lui laissant toutes les charges, la direction suprême de la colonisation ; l’autre qui laissait aux forces individuelles une liberté pleine et entière. En 1837, le maréchal Bugeaud, qui commandait alors la province d’Oran, publia un mémoire pour demander la colonisation militaire : il établissait, comme les Romains, des colonies de vétérans, leur donnait des terres, des femmes qu’il recrutait au besoin dans les maisons de correction, et dans la ferme persuasion qu’il avait trouvé une solution définitive, il essaya de réaliser les projets formulés dans son livre. Cet essai fut un échec ; mais le maréchal avait un esprit trop pratique pour ne point s’incliner devant l’autorité des faits, et, dans les brochures qu’il a publiées depuis, tout en faisant encore, et avec raison, une grande part à l’armée, il a admis sur une large échelle la population civile, et principalement la population agricole, en maintenant néanmoins la direction suprême de l’état. M. le général de Lamoricière, en essayant de concilier, par un moyen terme, les doux théories, souleva une polémique fort vive, mais sans exercer d’influence sur la marche suivie jusqu’à nous. Une revue des nombreux travaux publiés depuis 1830 sur la colonisation de l’Algérie nous mettrait en présence de hautes les utopies contemporaines, côtoyées çà et là par quelques idées pratiques. C’est ainsi par exemple que nous voyons M. Enfantin, dans la Colonisation de l’Algérie, reprendre en sous-œuvre quelques-unes des principales vues du saint-simonisme : il pose en principe que notre politique en Algérie doit avant tout transiger et concilier, 1° en modifiant progressivement et sans violence les institutions, les mœurs, les habitudes des indigènes, 2° en modifiant en même temps celles des colons européens, de manière à faire vivre les uns et les autres en société et à les attacher au sol par le travail et le bien-être. Pour arriver à ce résultat, M. Enfantin organise tout un système social et colonial beaucoup plus compliqué, beaucoup plus dispendieux que celui qu’il voulait renverser, et en définitive, au lieu d’une idée pratique, il ne donne qu’une utopie savante, pleine de verve et complètement impossible. M. Czynski se lance bien plus loin encore dans la région du chimérique, en proposant la colonisation d’après le système de Fourier. Enfin la révolution de 1848 donna un nouvel essor à la polémique coloniale, et l’on voit paraître dans les premiers mois qui suivent cette révolution une douzaine de brochures, où domine surtout cette pensée, que l’Algérie doit servir à supprimer en France le prolétariat. La plupart des écrivains qui ont pris pari aux discussions dont nous venons de parler ont apporté dans leurs livres une ardeur singulière, surtout en ce qui touche la question de prééminence entre le gouvernement civil et le gouvernement militaire, et ce seul point suffirait à montrer combien en France les hommes les mieux intentionnés ont souvent de peine à s’entendre ; et surtout combien ils ont de peine à garder une juste mesure envers ceux qui ne partagent point leurs idées. Du reste, en cherchant par les voies les plus diverses le meilleur système d’occupation, abstraction faite la plupart du temps de l’expérience, les écrivains qui se sont mêlés à cette polémique se sont presque tous montrés favorables à la prise de possession définitive, et le delenda Carthago de M. Desjobert, l’adversaire le plus obstiné de l’Algérie, a fait un nom à ses brochures ou à ses discours sans rallier le public à ses idées, malgré l’ardeur avec laquelle il a cherché à les faire prévaloir.

Cette face de la bibliographie algérienne est de beaucoup la moins intéressante, et on a eu trop souvent ici même à s’occuper des questions traitées dans ces écrits de circonstance pour qu’il y ait profit à s’y arrêter. Notre but serait surtout de faire connaître où en sont arrivées la statistique et l’archéologie algérienne. À côté de publications qu’est venu atteindre ou que, menace un légitime oubli, il en est d’autres qui se rattachent d’une manière plus intime et plus durable à l’histoire même de notre établissement, et, dans le nombre, nous mentionnerons au premier rang les travaux de MM. Baude et Buret, dans lesquels se trouvent exposées les questions les plus importantes qui se rattachent à l’origine, à l’existence et à la vitalité de la colonie. Il y a là pour l’histoire de notre établissement un curieux point de départ, et en quelque sorte la première division d’une bibliothèque algérienne. Grace aux études d’une foule d’hommes dévoués, dont la plupart ont rempli dans la colonie des fonctions civiles ou militaires, cette bibliothèque est aujourd’hui considérable. La géographie de l’Afrique, jusqu’à ce jour si peu connue, a fait depuis vingt ans d’immenses progrès ; le Sahara de M. le général Daumas, les Études sur la Kabylie de M. le capitaine Carette, les belles cartes de ce savant officier, les importans travaux topographiques exécutés sous la direction de M. le général Pelet au dépôt de la guerre, la carte récemment publiée dans le Tableau de la situation des établissemens français, ont complètement modifié, en les rectifiant, les données que la science avait possédées jusqu’ici sur cette région de l’Afrique septentrionale. Les études de MM. de Neveu et Richard sur les institutions, les mœurs et la civilisation des Arabes, les travaux de M. Perron sur la législation musulmane, les explorations de M. Berbrugger, les récits mêmes de quelques soldats que les hasards de la guerre avaient jetés au milieu des indigènes, nous ont fait pénétrer pour la première fois dans la vie intime de ces populations si long-temps inconnues. Nos expéditions militaires ont fourni le sujet de récits pleins d’émotion, d’intérêt et d’instruction tout à la fois ; nous citerons, entre autres, l’Expédition du général Cavaignac dans le Sahara algérien de M. le docteur Félix Jacquot, et l’histoire de la conquête de l’Algérie de M. le capitaine de Mont-Rond, livre excellent par la mise en œuvre, l’exactitude et la netteté du jugement, les lettres du maréchal Clausel sur les expéditions de Tlemcen et de Constantine, et la Bataille d’Isly du maréchal Bugeaud[2].

Outre les livres d’histoire que nous venons d’indiquer, le gouvernement publie, comme on l’a fait pour l’expédition de Morée, un grand recueil, l’Exploration scientifique de l’Algérie, à la rédaction duquel ont concouru des hommes spéciaux et pratiques initiés par l’étude et un long séjour à la connaissance de l’Afrique. En payant à la science cette dette de la conquête, on a voulu en même temps faire connaître au pays ce qu’avaient produit les sacrifices qu’il s’était imposés, et l’éclairer sur sa colonie par des faits précis et positifs. Dans cette vue, le ministre de la guerre a publié d’année en année des tableaux de situation des établissemens français en Algérie. Le dernier de ces tableaux a paru récemment, et, sans aucun doute, c’est là un des plus curieux documens ou plutôt une des plus belles pages de l’histoire contemporaine. La France, qui s’ignore souvent elle-même dans les limites de ses frontières continentales, peut apprendre là, et jusque dans ses moindres détails, ce qu’elle est dans sa colonie[3].

En comparant la publication qui nous occupe à celles qui l’ont précédée, nous avons constaté, sous le rapport des soins et de la mise en œuvre, un progrès considérable. Ce volume, malgré ses dimensions, est facile à consulter à cause de l’excellente méthode qui a présidé à l’exécution ; chaque chose est strictement à sa place. Après avoir présenté, dans sa première partie, le tableau des opérations militaires et des services dépendant de l’armée, on a, dans la seconde, fait l’exposé méthodique de l’organisation et des travaux des services publics. Le livre fait connaître l’Algérie sous le double aspect de la conquête et de la civilisation, et, comme le but n’est pas moins glorieux que les moyens, on ne peut en parcourir les pages sans éprouver, comme nous l’avons éprouvé nous-même, ce que nous appellerons la satisfaction du sentiment national.

L’historique des opérations militaires est rapidement et simplement exposé, et pour ceux qui aiment à se souvenir et à chercher, à la distance des siècles, des rapprochemens entre le passé et le présent, il y a là un singulier attrait de curiosité. Jugurtha et Tacfarinas semblent revivre dans Abd-el-Kader. Les réguliers de l’émir, ne sont-ce pas ces bandes que le Numide illustré par Tacite divisait, « comme dans les armées, par enseignes et par compagnies, » et qu’il armait à la manière des Romains, tandis que des troupes légères portaient au loin l’incendie, le meurtre et la terreur ? Égal en courage, mais inférieur par la science de la guerre, Tacfarinas, toujours battu, revient toujours, courant, pillant, et par la rapidité se dérobant à la vengeance. Fuyant devant les attaques et sans cesse reparaissant sur les flancs ou les derrières de l’armée, il se joue des Romains, qui se fatiguent en vain, à le poursuivre. Pour vaincre cet insaisissable ennemi, qui, comme Mithridate, « était bien mal aisé à chasser et prendre par armes, et plus difficile à vaincre quand il fuyait que quand il combattait[4], » on le combat par la tactique qu’il suivait lui-même. Le proconsul Blésus, comme le maréchal Bugeaud, mobilisa son armée et fit relancer Tacfarinas de retraite en retraite par des troupes légères qui savaient supporter les fatigues de ces climats brûlans. Malgré ces dispositions habiles, la guerre traînait en longueur. On annonçait chaque jour la prise de Tacfarinas ; déjà on avait élevé dans Rome trois statues de la Victoire couronnée de lauriers, et cependant le Numide poursuivait ses courses rapides. Il fallut pour le dompter un effort suprême, et quand Tacite raconte son dernier combat, quand il montre les cohortes et la cavalerie sans bagage tombant à l’improviste au milieu du camp numide, les chevaux africains au piquet auprès des tentes, les soldats de Tacfarinas disséminés et surpris, fuyant en désordre devant les Romains qui les abordent les rangs serrés, on croirait lire un de nos bulletins de l’armée d’Afrique, la prise d’une smala, et, sauf la différence des noms, on est là en pleine histoire contemporaine. C’est qu’en effet depuis Blésus et Tibère la Numidie n’a point changé ; après tant de siècles, nous avons rencontré, avec les traces des Romains, les mêmes ennemis et de plus grands obstacles, car Rome avait trouvé dans la Numidie une civilisation déjà puissante.

La partie historique du Tableau n’embrasse pas seulement les faits militaires : elle nous déroule les diverses phases de la colonisation et de l’exploitation. En mettant le pied sur la terre d’Afrique, la France, placée en présence de l’inconnu, sembla quelque temps embarrassée de sa victoire, et, pendant quatre ou cinq ans, elle oscilla entre divers systèmes ; quelques hommes timides ou prévenus, s’autorisant de l’exemple de nos autres colonies, proposèrent l’abandon. Le maréchal Soult, le premier, protesta du haut de la tribune au nom du gouvernement et du pays contre cette motion désastreuse. La commission d’enquête instituée en 1833 fut d’avis de borner l’occupation aux villes d’Alger, Bone, Oran et Bougie ; de très vifs débats parlementaires éclatèrent à ce sujet en 1834 et en 1835 ; tout se passa en vaines récriminations, et cependant on avait déjà fait un grand pas, car personne à cette date n’eût osé dans la chambre prononcer le mot d’abandon. M. Thiers, alors président du conseil, demanda qu’au lieu de compromettre chaque année par de stériles questions de possession l’avenir de l’Algérie, on déclarât solennellement que la France avait l’inébranlable volonté de garder sa conquête. Ces paroles, qui intéressaient l’orgueil national, trouvèrent de l’écho. On ne s’inquiéta point de savoir comment on conserverait ce que l’on était loin de posséder encore. La question d’abandon écartée sans retour, on se trouva de nouveau aux prises avec deux systèmes opposés qui consistaient, l’un à soumettre et à occuper tout le territoire de l’ancienne régence, l’autre à n’en occuper que les points principaux, en laissant le temps et les intérêts de la politique et du commerce resserrer les relations de la France et des indigènes. Ce dernier système prévalut un instant dans l’opinion des chambres et du pays, et le traité de la Tafna, conclu en 1837, en fut la consécration. L’expérience démontra bientôt qu’on avait fait fausse route ; bien que ce traité n’eût point consacré, comme on l’a dit tant de fois, la souveraineté d’Abd-el Kader, ses résultats n’en furent pas moins désastreux. On avait cru s’assurer un allié et presque un vassal, on n’avait fait que donner à un ennemi le prestige d’une investiture éclatante ; on cherchait la paix, on trouva la guerre. Ce cruel mécompte, ajouté à tant d’autres ; produisit en France et en Afrique un découragement profond. On s’attristait en comparant aux résultats l’immensité des sacrifices, et le général Duvivier disait avec amertume, en parlant des cimetières, des troupes, que c’étaient là les seules colonies toujours croissantes de l’Algérie. Heureusement le soldat illustre qui avait signé le traité ne tarda point à réparer par la victoire une erreur inévitable et pour ainsi dire fatale. Après dix ans de luttes incessantes, l’Algérie fut enfin domptée. Vers 1842, la question si long-temps débattue de l’occupation générale ou restreinte était résolue sans retour, et, comme le dit M. le général Daumas, « la France s’était ralliée à cette opinion, que nous devions être partout en Algérie, sous peine de n’être en sécurité nulle part. »

L’occupation étendue de toute l’ancienne régence était d’ailleurs indiquée par ce que l’on pourrait appeler la logique même du terrain et l’autorité des souvenirs. En effet, sous le rapport de la fertilité, de la richesse du sol, la province de Constantine laisse bien loin derrière elle le reste du territoire algérien ; et l’histoire fournit encore à ce sujet d’utiles indications. Sous les Romains, la province d’Alger, qui réponde à l’ancienne Mauritanie césarienne, était gouvernée par un simple procurateur ; le Maroc, la Mauritanie tingitane, dépendait de l’Espagne, tandis que la province de Constantine, qui constituait avec Tunis l’Afrique proconsulaire, la Numidie, était administrée par un légat impérial, Rome réglant toujours la dignité de ses agens sur l’importance de ses conquêtes. Or pour l’empire, la Numidie était avec l’Asie Mineure la plus précieuse de ses provinces, parce que la Numidie lui fournissait tout la blé qui nourrissait Rome, quand Rome, avait deux millions d’habitans. Avant que la guerre et l’expérience eussent prononcé, il eût suffi, pour ainsi dire, de suivre la trace des ruines pour décider la question de l’occupation ; car toutes les contrées fertiles sont jalonnées par des débris, et ces débris sont d’autant plus nombreux, que l’on s’éloigne davantage pour s’avancer vers Tunis. Aujourd’hui, comme les Romains, nous sommes partout ; nous occupons comme eux les côtes et les pentes de l’Atlas, la Mauritanie césarienne et la Numidie. Quoique soumise encore à un régime exceptionnel, l’ancienne régence n’est plus qu’une vaste annexe de la France. Pour arriver à la conquête définitive, nous avons marché beaucoup plus rapidement que Rome elle-même ; et si, dans cette conquête, nous avons suivi le même système, la guerre sans trêve et sans repos, nous avons pour la colonisation procédé différemment, car la colonisation romaine a toujours, en Afrique, été essentiellement militaire, tandis que chez nous, à part quelques essais confiés à l’armée, elle est restée purement civile.

Les premiers émigrans furent plutôt un embarras qu’un élément de prospérité. Inquiétés sans cesse par les Arabes, épuisés de fatigues et souvent dénués de tout, quelques-uns furent réduits à vivre de soupes faites avec les restes du pain des soldats. Le nombre d’ailleurs en était restreint. C’est seulement à dater de 1838 que les ouvriers et les cultivateurs français, encouragés par le ministère de la guerre, commencèrent à prendre la route de l’Algérie. Le passage gratuit fut accordé à tout chef de famille ou homme valide ayant un métier qui pût le faire vivre, et du travail fut préparé pour les nouveaux colons en attendant qu’ils pussent trouver à s’établir. L’invasion de la Mitidja en 1839 paralysa ce premier essor, et il faut attendre la fin de 1842 pour que les efforts de la colonisation, très circonscrite jusqu’alors, commencent à se développer avec une certaine activité. A, dater de cette époque, malgré quelques ralentissemens passagers, le progrès a été de jour en jour plus sensible, et en 1850 on comptait dans la seule banlieue d’Oran cent quatre-vingt-quinze fermes ou propriétés particulières parfaitement exploitées ; dans la banlieue de Constantine, quatorze mille hectares en plein rapport. Les capitaux, qui se tournaient d’abord vers l’agiotage, la spéculation sur les terrains dans l’intérieur des villes et les constructions, se fixent maintenant sur la terre. Le décret présidentiel du 26 avril 1851 a modifié très heureusement la législation jusqu’alors en vigueur sur les concessions de terres et allégé les charges dont on avait précédemment grevé les concessionnaires ; il a simplifié les formalités sans nombre auxquelles on les avait soumis, et sans nul doute ces améliorations exerceront une influence utile sur le progrès agricole de l’Algérie, en assurant aux colons une sécurité plus grande, une accession plus facile au droit de propriété.

Il faut lire en détail dans le Tableau l’exposé des essais de culture et d’acclimatation entrepris par l’état pour se faire une idée des ressources immenses que présente cette terre fécondée par un repos de tant de siècles, et qui n’attend que des bras plus nombreux pour rendre avec usure l’intérêt de l’or qu’elle nous a coûté. Le gouvernement, pour ne rien laisser au hasard et pour épargner aux émigrans des tâtonnemens ruineux, a pris à ses risques et périls toutes les chances des expériences. Cette initiative, qui, du reste, n’apporte aucun obstacle aux essais individuels, a complètement réussi. Les productions du monde entier ont été réunies dans de vastes pépinières, comme elles le sont dans les serres de nos collections les plus riches, et toutes ont adopté l’Afrique comme une nouvelle patrie. Deux cent cinquante-huit espèces de végétaux ligneux sont aujourd’hui acclimatées, et sur ce nombre quatre-vingt-cinq appartiennent à la Nouvelle-Hollande, à la Nouvelle-Zélande, au Mexique, à la Californie, à la Chine et au Japon ; cent soixante-treize sont originaires de l’Afrique équatoriale, des Indes, de l’Amérique du Sud et des Antilles. Le gingembre, le curcuma, la colocasse d’Égypte, l’arbre à suif, le chou caraïbe, le chanvre de Chine, qui atteint de sept à huit mètres de hauteur et avec lequel on fabrique une batiste beaucoup plus fine que la nôtre, le bambou, le camphrier, le figuier à gomme, le quinquina, après de nombreuses expériences, sont également en pleine voie d’acclimatation ; le coton est définitivement naturalisé à Bone ; la culture de la cochenille, dont les profits sont de beaucoup supérieurs à ceux des cultures les plus lucratives, a été pendant sept années appliquée à un terrain d’une étendue de trois hectares, et dans cet espace de temps elle a donné, au prix moyen des mercuriales, un produit de 115,320 francs, sur lesquels il est resté un bénéfice net de 60,323 francs, soit pour trois hectares 9,475 francs par année. Afin de propager une industrie aussi féconde, le gouvernement entretient deux nopaleries, dans lesquelles on délivre aux colons de la cochenille mère et des plants de nopal, en même temps qu’on les initie aux procédés d’exploitation. Il en est de même de l’élève des vers à soie : les premiers essais furent tentés en 1845 et 1846, et en 1850 on produisait 3,382 kilogrammes de cocons première qualité. Il en est de même encore du tabac : le nombre des hectares affectés à la culture de cette plante, de 12 qu’il était en 1835, fut élevé, en 1850, à 235, et, cette même année, le produit total de la récolte était porté à 520,000 kil. Cette terre nouvelle et encore indomptée se prête mieux que la vieille terre d’Europe aux tentatives téméraires. Il semble qu’on peut tout oser avec elle. Du moment où une expérience a réussi, elle se propage par sa nouveauté même, parce que l’on n’a point à invoquer contre elle les démentis de la tradition. Ici, dans la France continentale, il faut souvent de longues années d’efforts pour faire adopter dans la pratique agricole l’innovation la plus simple ; là, il suffit d’un premier succès pour qu’une plante, une culture nouvelle se propage comme par enchantement. Ce sol vierge n’a point d’ornières, chacun s’empresse de faire ce qu’il a vu réussir, et, dans la seule année 1850, les pépinières du gouvernement ont fourni aux colons 625,776 pieds d’arbres, 305,813 végétaux herbacés et 14,403 kilogrammes de graines diverses.

Les arbres et les végétaux des zones tempérées de l’Europe ont trouvé, comme ceux des régions équinoxiales, une bienfaisante hospitalité sur le sol africain ; nos légumes ont fructifié en s’améliorant. Les céréales surtout y sont d’une venue magnifique ; la seule province de Constantine produit deux tiers de blé en plus de ce qu’elle consomme, et ce blé, admirable en qualité et en rendement, est supérieur aux plus beaux de l’Europe. Ainsi, tandis que la France enrichit l’Algérie, l’Algérie à son tour complète la France par les richesses du monde entier, en lui donnant, d’une part, des denrées telles que la garance, la soie, l’huile, dont la production, fort coûteuse et tout-à-fait insuffisante à la consommation du pays, se trouve restreinte à quelques-uns de nos départemens méridionaux, et, de l’autre, une foule de denrées pour lesquelles nous sommes tributaires de l’étranger, ou qu’il faut aller chercher à grands frais dans des colonies situées aux extrémités du monde. Des mûriers magnifiques bordent les routes de Batna et de Philippeville. Les oliviers, d’une admirable venue et de tous points supérieurs à ceux de la Provence, suffiront, on a tout lieu de l’espérer, à la consommation de la métropole, comme ils ont suffi à la consommation de l’Italie romaine, où l’huile était cependant l’une des denrées les plus usuelles ; et ce n’est pas seulement par les produits du sol, mais aussi par les richesses qu’elle renferme dans ses mines que l’Algérie enrichit la France en l’affranchissant vis-à-vis les autres nations, car, elle a les fers aciéreux que nous demandons à la Suède, le cuivre que nous achetons à la Russie, le plomb que nous fournit l’Espagne.

Sous le rapport de l’agriculture, l’Algérie présente donc aujourd’hui une situation satisfaisante. Il en est de même des travaux d’utilité publique. Cette fois encore tout était à créer, car la seule grande civilisation qui eût touché cette terre, la civilisation, romaine, n’y avait laissé que des souvenirs et des ruines ; mais, dans ces vestiges des maîtres ; du monde, il y eut comme un aiguillon pour les maîtres nouveaux qui venaient, après tant de siècles, recueillir leur héritage, et la France a fait comme Rome, elle a tout créé. Si la virilité et la force expansive des peuples se mesurent à leur énergie dans la guerre, leur civilisation se mesure également aux travaux qu’ils exécutent dans un intérêt social. La truelle et la pioche sont, tout aussi bien que l’épée, des instrumens de conquête, et c’est par elles que nous avons affermi notre domination dans ce pays, qui ne connaissait, avant nous, que des sentiers et des routes muletières. Nous avons créé, de 1831 au mois de janvier 1850, outre 85,000 mètres de voirie urbaine, 3,071 kilomètres de voies de communication nationales, stratégiques et départementales, et c’est là une prise de possession très significative, car les routes sont, sans contredit, le plus puissant moyen de civilisation et de gouvernement. Nous avons jeté 86 ponts sur les canaux et les rivières, et dans ce pays brûlant, où la distribution abondante des eaux est un des principaux élémens de la santé publique, nous avons fait plus de 117,000 mètres de conduites d’eau ou aqueducs, 328 fontaines et 109 châteaux d’eau et réservoirs. Les ouvrages romains nous ont été souvent d’un grand secours. Les trente-deux citernes de Constantine et les cinq de Philippeville, l’ancienne Rusicada, ont été déblayées ou restaurées, et nous avons pu, dans ces grands travaux, admirer une fois de plus la science pratique des constructeurs romains. Ces citernes, divisées en plusieurs compartimens, afin de laisser aux eaux le temps de déposer et, de s’épurer, peuvent contenir chacune plusieurs mille mètres cubes d’eau, et la plupart étaient alimentées, non point par la pluie, comme on le croit généralement, mais par des eaux vives que l’on amenait de distances souvent fort éloignées, au moyen d’un système d’aqueducs, de conduits souterrains et de petits canaux qui communiquaient entre eux comme les viaducs, les tunnels et les terre-plains de nos chemins de fer.

La Mitidja et quinze grands marais ont été desséchés et débarrassés des eaux stagnantes, qui enlevaient en les détrempant de nombreux terrains à l’agriculture et répandaient au loin des miasmes pestilentiels. On a organisé en même temps à Saint-Denis du Sig un vaste système d’irrigation, et 20,000 mètres de canaux portent avec des eaux vives la fraîcheur et la fécondité sur une étendue de 2,500 hectares, étendue qui sera doublée quand le barrage et les travaux accessoires auront reçu la dernière main. De 1831 à 1849, le port d’Alger, création aussi gigantesque que le port de Cherbourg, a reçu d’immenses développemens, et, d’après les plans définitivement adoptés aujourd’hui et qui sont tous en voie d’exécution, ce port, armé de batteries formidables, présentera, après son achèvement complet, une nappe d’eau d’une superficie de 90 hectares. L’ancien bassin romain de Cherchell a été creusé, restauré et remis à flot, et les navires trouvent aujourd’hui un abord facile pour les échanges du commerce et un abri contre la tempête dans les dix-sept ports qui s’ouvrent sur cette côte si long-temps inhospitalière. Les places du littoral ainsi que celles qui se trouvent dans le voisinage de la mer ont été mises dans un état de défense respectable, même contre une invasion européenne. L’Algérie, entre les limites extrêmes de ses frontières, ne compte pas moins aujourd’hui de trente-trois villes fortifiées, et, dans l’enceinte de ces villes ou dans les postes les plus importans, des établissemens militaires qui peuvent recevoir à demeure quarante-six mille hommes de troupes, sur les soixante mille qui doivent composer l’effectif normal de l’armée d’occupation. De nombreux villages, des villes même, se sont comme par enchantement partout où les agrémens et la fertilité du sol, les intérêts du commerce ou ceux de la conquête appelaient des populations nouvelles, et l’on peut dire que nous avons excellé dans cette partie si importante de la colonisation. Chaque village a son église et son école ; parmi les villes, il en est sept qui possèdent, outre les hôpitaux militaires qui s’ouvrent à tout le monde, des hôpitaux civils parfaitement installés, et, à côté des hôpitaux, des dépôts où les émigrans pauvres, qui, souvent à leur arrivée, étaient obligés de recourir à la charité publique, trouvent aujourd’hui, avec une nourriture saine, un asile pour se reposer des fatigues du voyage, et d’utiles indications pour se placer soit comme travailleurs agricoles, soit comme ouvriers chez les patrons. Les bienfaits de la civilisation moderne et de la civilisation chrétienne se sont étendus d’un seul coup à la population tout entière. Nous avons adopté de la civilisation musulmane tout ce qu’elle avait d’utile, et, en même temps que nous fondions des hospices, nous bâtissions des caravansérails ; ces utiles établissemens sont échelonnés aujourd’hui d’étape en étape sur la route de Philippeville à Biskara, c’est-à-dire sur une étendue de cent lieues, et de la sorte, dans cette longue marche, les voyageurs sont assurés de trouver un asile pour chaque nuit. De plus, des salles d’asile, des services médicaux, des dispensaires, sont organisés sur un grand nombre de points. Les orphelins et les enfans recueillis et élevés par l’état reçoivent sans distinction de religion et de nationalité une éducation professionnelle. Enfin des bureaux de bienfaisance et des sociétés charitables fonctionnent dans toutes les localités de quelque importance. Les musulmans aussi bien que les chrétiens ont part à la distribution des secours, et la somme totale de ces secours pour les indigènes seuls s’élève, dans la ville d’Alger, à 100,000 francs environ par année.

L’organisation militaire, l’administration civile, le commerce et les divers services qui constituent le gouvernement d’un grand état, sont exposés en détail dans le document qui vient d’être publié, ainsi que la statistique de la justice correctionnelle et criminelle, et l’organisation administrative des indigènes. Comme c’est là le véritable bilan moral de la colonie et la mesure exacte de notre influence civilisatrice, nous nous y arrêterons de préférence. Voyons d’abord ce qui concerne la question des crimes et délits.

Aux termes de l’ordonnance du 26 septembre 1842, les tribunaux français établis à Oran, à Bone, à Philippeville, à Constantine, et la cour d’appel d’Alger, connaissent de tous les crimes, délits et contraventions, quelles que soient la nationalité et la religion des inculpés, sous la réserve toutefois que les musulmans restent soumis à la juridiction des cadis pour les infractions qui, d’après la loi française, ne constituent ni crime, ni délit, ni contravention. En d’autres termes, ces tribunaux ont exactement sur les Européens et les Africains la même juridiction que nos cours d’assises. Grace à la sévérité de la répression, à l’active surveillance des agens chargés de maintenir l’ordre et la sécurité, il est rare que des faits coupables restent impunis.

Quand on songe aux élémens hétérogènes qui constituent la population de l’Algérie, à la haine traditionnelle des musulmans contre les chrétiens, à l’âpreté native des indigènes, aux rancunes que produisent inévitablement la guerre et la défaite, on peut croire que les délits et crimes ont été nombreux, même en tenant compte des limites restreintes dans lesquelles s’exerce la juridiction des tribunaux dont : nous venons de parler et en laissant de côté les conseils de guerre. Eh bien ! sous ce rapport, le résultat est tout-à-fait inattendu, et prouve jusqu’à l’évidence, que, dans les territoires civils ou les territoires mixtes de l’Algérie, c’est-à-dire sur les points où la population européenne est mêlée à la population arabe, on peut vivre avec autant de sécurité que dans le plus paisible de nos départemens français. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur le tableau des causes portées devant les tribunaux de l’Afrique, On trouve en effet, en 1846, cent soixante-neuf affaires criminelles ; en 1847, cent quatre-vingt-une ; en 1848, cent quatre-vingt-seize ; en 1849, cent quatre-vingts. Sur ce nombre, les attentats contre les personnes sont de beaucoup les moins nombreux, et la moyenne, des meurtres, des empoisonnemens, des infanticides, est, pour toute l’Algérie, de quatorze par année. C’est trop sans doute, comparativement à la population, mais c’est beaucoup moins qu’à Paris. Nous remarquerons en outre que le nombre des accusés européens a considérablement diminué dans ces dernières années, ce qui prouve d’une part que la population coloniale tend de plus en plus à se moraliser par le travail, et de l’autre que le personnel de l’émigration tend également à s’améliorer. Ici encore il y a progrès dans le bien ; ce seul fait est de nature à faire réfléchir ceux qui, s’inspirant exclusivement des vieux préjugés, sont habitués à ne voir dans les établissemens coloniaux qu’une voie ouverte à l’épuration des métropoles. C’est là, ce nous semble, une erreur très grave, du moins en ce qui touche la France ; tout ce qu’il y a d’impur et de taré dans notre société vieillie ne s’expatrie pas, mais afflue de préférence dans les grandes villes, et ce n’est point là, comme on l’a cru long-temps, qu’il faut chercher des colons, mais parmi les travailleurs des campagnes, qui représentent en ce moment même, en Algérie, avec les militaires retirés du service, la portion la plus énergique, la plus morale et la plus laborieuse de l’émigration.

La partie exclusivement relative aux populations indigènes offre, à la fin du volume, sous le titre d’Appendice, le résumé complet de la situation administrative et sociale des tribus, et, dans ce résumé d’une précision et d’une lucidité remarquables, on ; peut suivre jour par jour tous les progrès de cette patiente organisation, moitié civile, moitié militaire, arabe et française tout à la fois, qui s’étend sur un territoire de près de 390,900 kilomètres carrés, ce qui équivaut aux quatre cinquièmes environ de la superficie de la France. Dans les premiers momens de la conquête, on expulsa tous les Turcs, que l’on regardait comme solidaires du gouvernement renversé par nos armes ; mais, par cette mesure, on décapita d’un seul coup toute la hiérarchie sociale et administrative du pays, parce que les Turcs, race énergique et riche, occupaient toutes les grandes positions. On leur donna, dans les fonctions publiques, des Maures pour successeurs ; mais les Maures, ignorans et cupides, avaient tous les défauts des Turcs sans avoir aucune de leurs qualités, et il fallut encore une fois essayer d’un nouveau système. Des officiers français furent chargés, avec le titre d’agha, des affaires arabes ; mais cette administration, qui fonctionnait sans intermédiaire dans un pays frémissant et hostile, dans un pays dont on ne connaissait pas les mœurs, dont on connaissait à peine la langue, cette administration fut dès l’abord frappée d’impuissance, et il fallut encore chercher un mode nouveau. Enfin, après bien des essais, on reconnut que ce qui convenait à la France aussi bien qu’à la population indigène, c’était une administration arabe dirigée par des Français, administration dont le but était surtout d’amener les tribus, par le sentiment même de leurs intérêts, à se rallier à la France, et qui, par l’organisation des bureaux arabes, fut définitivement constituée dans toute l’étendue de la régence à la fin de 1844.

Aujourd’hui, sur les 1,145 tribus dont se compose la population indigène, et qui représentent un total de trois millions d’habitans, 897 relèvent directement de l’autorité française, 160 sont encore administrées par délégation, et 88 seulement restent insoumises.

Ici se présente une importante question ethnographique. Quelle est l’origine de ces tribus, de ces nomades, que l’on retrouve, long-temps avant l’ère chrétienne, désignés sous le nom presque identique de Numidi ou Nomadi, ou de ces Maures qui, dans l’antiquité, donnèrent leur nom à une partie de notre colonie africaine ? L’historien Salluste offre sur ce point de curieux détails. Salluste, on le sait, avait gouverné l’Afrique, et pendant son séjour il fit traduire de la langue punique les livres d’Hiempsal, roi de Numidie. Il consulta toutes les traditions locales, et ces traditions lui apprirent que les Maures et les Numides, les deux peuples les plus puissans de cette partie du monde ancien, devaient leur origine à des Arméniens, à des Perses et à des Mèdes, amenés autrefois par Hercule à l’extrémité occidentale de l’Europe, c’est-à-dire en Espagne, et qui, après la mort de leur chef, avaient passé la mer pour se fixer en Afrique. Le récit de Salluste est net et précis ; ses assertions, à cet égard, sont confirmées par d’autres écrivains de l’antiquité, tels que Strabon. Seulement le nom d’Hercule, jeté au milieu de son récit, lui donne une teinte fabuleuse, et cependant, quand on a réduit à des proportions humaines ce gigantesque dieu de la force, quand on a écarté toute la partie légendaire, on peut penser, avec une grande apparence de raison, que le conquérant désigné par Salluste sous le nom d’Hercule n’était autre que l’un de ces rois assyriens qui ont possédé avant Cyrus l’empire de l’Asie. Cette conjecture, mise en avant pour la première fois par un membre de l’Académie des inscriptions, Saint-Martin, acquiert un nouveau degré de probabilité quand on rapproche les témoignages historiques relatifs aux divers peuples dont nous venons de parler, et surtout lorsque l’on compare les trop rares monumens qu’ils nous ont légués. Ainsi, au temps de Strabon, les Maures comme les Mèdes, leurs aïeux directs suivant ce géographe, se frisaient les cheveux et la barbe et portaient des ornemens d’or ; à la guerre, ils se servaient de chars armés de faux, comme les Mèdes ; les monnaies de leurs rois Bocchus et Juba rappellent exactement les monnaies et les pierres gravées des Persans au temps des Sassanides, et elles offrent l’image du mihir, globe ailé, si commun sur les monumens de la Perse et de la Médie et les ruines de Persépolis. L’analogie est complète, irrécusable ; cette origine asiatique des Maures et des Numides a toujours passé pour constante chez les Grecs et les Romains, et s’il est aujourd’hui fort difficile d’en établir la filiation, il y a cependant là un de ces faits qui, pour rester inexpliqués, n’en paraissent pas moins très probables, et, qui excitent, par la distance même des siècles, cette vive curiosité qui s’attache, dans l’histoire comme dans la philosophie, au mystère et à l’inconnu. Si la vieille civilisation de l’Asie était couverte de ténèbres moins profondes, qui sait ? on retrouverait peut-être encore, dans la constitution actuelle des tribus, quelques traces de leur ancienne organisation, et c’est par cela même que cette constitution offre un intérêt particulier, parce qu’on sent là quelque chose de primitif et d’antique.

Aujourd’hui, le premier élément de l’agrégation sociale des Arabes, c’est le douar, réunion de tentes rangées en cercle ; plusieurs douars juxtaposés forment une ferka ; plusieurs ferkas composent une tribu ; les tribus, en se groupant, constituent un grand kaida ou aghalik ; enfin plusieurs aghaliks peuvent former un kalifa. La ferka obéit à un cheikh, qui remplit des fonctions à peu près analogues à celles des maires dans les communes françaises. La tribu est commandée par un kaïd, agent responsable de l’autorité française, qui perçoit l’impôt, exerce la police intérieure et réunit les contingens indigènes ; puis viennent les aghas, chefs des kaïds d’une réunion, de tribus, et au sommet de la hiérarchie les kalifas, qui exercent une autorité politique et administrative, et qui disposent pour maintenir la tranquillité d’une troupe indigène soldée par la France. À côté du kaïd, il y a de plus, dans chaque tribu, un kadi qui rend la justice d’après la législation arabe et qui remplit en même temps les fonctions de notaire. Ces divers agens, qui reçoivent tous l’investiture de l’autorité française, touchent un traitement qui varie de 1,800 fr. à 12,000 fr. Malheureusement les habitudes de vénalité de la justice et de l’administration, des Turcs ont laissé des traces qui ne sont point encore effacées, et parmi les chefs de tribu il en est qui cèdent volontiers à l’entraînement de cette tradition ; mais les bureaux arabes, véritables intermédiaires entre la France et les indigènes, ont une connaissance si grande des mœurs du pays et de l’influence funeste exercée par la domination des Turcs, que tout garantit une ; surveillance active et sévère dans cette partie si importante de l’administration algérienne, et que tous les efforts sont faits dans l’intérêt, de notre autorité et pour l’honneur de notre civilisation, afin de rendre la justice et, l’administration indigènes plus honnêtes et plus sûres. Du reste, en ce qui touche la justice, les Arabes ont déjà compris et jugé entre eux-mêmes et la France, et ils savent aujourd’hui que, pour toutes, les affaires, quelles qu’elles soient, devant la juridiction civile ou la juridiction militaire, ils sont toujours assurés de trouver un examen consciencieux, un jugement équitable et une répression sévère.

Cette organisation simple et rationnelle des bureaux arabes a donné des résultats très satisfaisans ; l’ordre a été de plus en plus garanti, et la rentrée des impôts est devenue plus facile. Ces impôts étaient d’abord perçus en nature ; on levait un mouton sur cent, un bœuf sur trente, un chameau sur quarante, une mesure de blé et une mesure d’orge sur chaque étendue de terrain équivalant en moyenne à huit hectares. Plus tard, les prestations en nature furent remplacées par le paiement en argent. Le chiffre total des contributions payées par la population indigène s’est élevé en 1849 à la somme de 6,211,144 francs, et c’est là une preuve irrécusable de l’extension de notre domination.

En même temps que l’on s’occupe d’organiser administrativement les tribus, on travaille à ce que l’on peut appeler leur conquête morale, et, pour triompher encore de ce côté, le gouvernement a porté depuis deux ans une attention particulière sur l’organisation du culte et de l’instruction publique. Au moment de la prise de possession, il existait dans des locaux dépendans des mosquées des écoles qui rappellent nos premières écoles du moyen-âge, établies de la même manière près des églises et entretenues par des fondations pieuses. Ces écoles étaient de trois degrés : au premier, on enseignait, les principes de la lecture, de l’écriture et les élémens de la religion ; au second degré, on s’occupait de la grammaire et de l’explication du loran ; enfin le troisième degré comprenait toutes les vieilles sciences des Arabes : l’astronomie, l’histoire naturelle, la jurisprudence, la médecine, figuraient avec la théologie, l’arithmétique, l’histoire et les traditions religieuses. Cet enseignement, du reste très superficiel, était plutôt une affaire de programme qu’une réalité effective.

Quant à nous, ce qui nous importait d’abord, c’était de vulgariser dans la population musulmane la connaissance de notre langue, tout en laissant aux Arabes leurs études traditionnelles, et c’est dans cette pensée que les décrets des 14 juillet et 30 septembre 1850, décrets organisateurs de l’instruction publique dans toute l’étendue de la régence, ont constitué deux sortes d’enseignemens l’un donné aux musulmans par leurs coreligionnaires, et l’autre donné par des Français. Cette organisation, parfaitement appropriée aux besoins de la situation présente, ne peut manquer d’exercer sur l’avenir la plus utile influence. L’enseignement primaire est très suivi, tant par les jeunes Arabes que par les enfans européens, et les cent sept écoles, tant communales que privées, qui existaient dans l’ancienne régence en 1850, étaient fréquentées à cette date par neuf mille six cent soixante-dix-neuf élèves, dont la conduite et les progrès étaient des plus satisfaisans. L’organisation du culte a suivi de près celle de l’instruction. Le décret de 1851 a fixé le traitement des muphtis et des imans, qui sont payés par le budget de l’état, et celui des prêtres de l’ordre inférieur, qui sont payés par les villes. On a bâti aux frais de l’état, et quelquefois aux frais des indigènes, un assez grand nombre de mosquées. Nous citerons, parmi celles que les Arabes ont construites ou réparées, les mosquées de Batna et de Philippeville, et surtout celle de Sidi-Okba, la plus célèbre de toute l’Algérie. Sidi-Okla, on le sait, fut le dernier conquérant arabe de l’Afrique septentrionale. Arrivé à l’Océan par le Maroc, il jeta sa lance dans la mer en disant qu’il avait conquis le monde ; mais, attaqué à son retour, à quatre lieues à l’est de Biskara, par ces populations belliqueuses qui, à toutes les époques, ont supporté impatiemment la domination d’un maître, quel qu’il fût, il succomba dans une grande bataille, et, à la place même où il fut tué, on éleva l’édifice religieux qui porte son nom. En respectant ce monument, auquel se rattachent pour les Arabes des souvenirs de gloire, on a fait pour la paix et les progrès de notre domination autant et plus peut-être qu’on eût fait par la plus glorieuse campagne, et cette protection accordée par les vainqueurs à la foi des vaincus est, sans aucun doute, une des causes qui ont contribué à amortir les ressentimens de la défaite. La France, par son puissant esprit d’assimilation et sa tolérance, qui tient non-seulement au caractère même de la nation, mais encore à son génie unitaire, la France seule pouvait obtenir un pareil résultat ; l’Espagne eût détruit les mosquées pour bâtir des églises ; l’Angleterre eût bâti des temples sans s’inquiéter du culte des indigènes, et les missionnaires eussent donné la Bible pour prétexte à la propagande commerciale. Quant à nous, en accordant à tous les cultes une égale protection, en élevant en même temps des églises et des mosquées, nous avons montré que le fanatisme musulman n’avait plus de prétexte du moment où l’islamisme était rangé par les vainqueurs au nombre des cultes reconnus par l’état. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la partie intelligente de la population arabe a senti qu’entre les chrétiens et les musulmans la dissidence ne doit point inévitablement entraîner l’hostilité, et que, si les croyances et les mœurs sont différentes, les intérêts sont identiques. On peut même dire que les Africains se sont montrés beaucoup plus tolérans que quelques-uns des Européens leurs vainqueurs, car à la tribune comme dans les livres et les journaux on a souvent demandé pour l’Algérie l’organisation, par les missions, d’une vaste propagande religieuse, en criant contre l’athéisme de la tolérance ; mais, fort heureusement pour le repos de la colonie et le sang de nos soldats, la question a toujours été écartée. Les prêtres, les membres des ordres religieux, qui sont aujourd’hui assez nombreux en Afrique, ont fait mieux que de tenter inutilement des conversions impossibles, car, dans la situation actuelle, on ne convertit pas les musulmans : ils ont su s’en faire aimer et respecter, et ils ont dignement servi la cause du christianisme par la propagande de la charité et du dévouement. Moins ardente de jour en jour dans sa haine religieuse, la portion éclairée de la population indigène a senti également qu’au point de vue du bien-être, de la sécurité, de la richesse même, l’occupation française lui offrait d’incontestables avantages. Le gouvernement s’est empressé de profiter de la disposition des esprits pour attacher les tribus à notre cause par la propriété ; il s’adresse aux chefs des familles puissantes, leur donne des terrains, comme aux colons européens, à condition de bâtir des maisons et de cultiver des terres. Ce système de colonisation par les indigènes eux-mêmes a donné des résultats satisfaisans. Dans l’espace de trente mois, les Arabes, dans la seule province d’Alger, ont dépensé environ 2,528,000 fr. pour se créer des habitations permanentes ; 1,030 maisons, dont quelques-unes sont de véritables fermes, avec des bâtimens complets d’exploitation, ont été bâties dans la même province ; ces constructions ont appelé au milieu des tribus un grand nombre d’ouvriers européens, qui tous ont été bien nourris, bien payés, et qui n’ont eu à souffrir aucune violence. Associés aujourd’hui, dans une certaine mesure, aux travaux de la colonisation, les Arabes se sont associés également à nos armes et à notre police. Outre les goum, qui forment temporairement et à titre d’auxiliaires le contingent des tribus soumises, l’armée d’Afrique compte dans des corps spéciaux environ six mille soldats indigènes d’une bravoure éprouvée, et qui ont donné dans maintes circonstances difficiles de grandes preuves d’intelligence et de dévouement. Les habitudes de la vie civilisée tendent de plus en plus d’ailleurs à pénétrer chez les Arabes. Un grand nombre d’indigènes font aujourd’hui constater leurs transactions chez les notaires. La tenue régulière des registres de l’état civil est organisée dans les tribus, et, dans la seule subdivision d’Oran, seize cents enfans ont été vaccinés dans l’espace de quelques mois.

On le voit : pour le soldat qui cherche la gloire, l’administrateur qui veut organiser, le prêtre qui se dévoue, le travailleur qui demande une terre féconde, l’Algérie offre un champ immense, et elle appelle en quelque sorte tous les dévouemens. Elle appelle aussi les hommes patiens, curieux, qu’attirent les mystères de l’histoire et l’inconnu du passé ; car, sous sa couronne d’épis et d’oliviers comme sous les sables de ses plaines brûlantes ou les palmiers de ses oasis, elle cache les vestiges sans nombre de deux grandes civilisations, la civilisation punique et la civilisation romaine, et, de ce côté, l’Algérie a été féconde encore. Elle a ouvert pour l’histoire et l’archéologie des horizons nouveaux, et le cercle s’en est d’autant plus élargi qu’elle était restée jusqu’à ce jour inaccessible à la science. Nous avons aujourd’hui toute une école d’archéologie africaine, l’une punique, l’autre romaine, moitié civile, moitié militaire, comme l’administration elle-même, et qui s’est recrutée dans tous les rangs de l’armée, depuis le soldat jusqu’au général. Cette école, où chacun, à défaut d’une science toujours suffisante, a du moins fait preuve de zèle et même d’une sorte de passion, cette école, disons-nous, a obtenu déjà des résultats très importans. Grace aux explorations actives qui ont été faites sur tous les points, l’Afrique nous a donné dans ces derniers temps un assez grand nombre de monumens puniques, inscriptions ou figures, qui peuvent aider à pénétrer plus avant dans l’étude de la langue et de la symbolique carthaginoises, et qui sont d’autant plus précieuses, que, tout progrès de ce côté étant pour ainsi dire impossible à cause de l’extrême rareté des monumens, les érudits les plus pénétrans se trouvent réduits, faute de documens, aux conjectures. Les travaux de l’Allemand Génésius, les études de M. de Saulcy, les curieux débris recueillis par M. le commandant de La Mare et M. le docteur Judas, la découverte faite à Cherchell par M. Texier de la statue du dieu Aschmou, ont éclairé d’une lumière nouvelle cette partie ténébreuse de l’antiquité, et cette fois encore, comme en Égypte, la conquête a fait parler les sphinx. Cette langue punique que Rome avait respectée sur les ruines même de Carthage, cette langue dans laquelle saint Augustin annonçait aux fidèles du diocèse d’Hippone les vérités de l’Évangile, lettre morte pendant de longs siècles, laisse aujourd’hui, comme les hiéroglyphes, échapper ses mystères. Quant aux débris romains, On peut dire qu’ils foisonnent, surtout dans la province de Constantine ; camps de légions, postes militaires, arcs de triomphe, barrages, aqueducs, citernes, routes où la pierre durcie comme les molécules du fer laisse à peine pénétrer la pointe d’une épée, murs indestructibles comme ceux de Constantine, sur lesquels rebondissent les boulets impuissans ; temples et tombeaux, tous les monumens de la guerre et de la paix, tous les témoignages de la grandeur et du néant de l’homme sont là réunis, les uns sous la terre, les autres debout et dessinant encore leur vive arête sur l’azur foncé du ciel. Ces ruines, on le sent à chaque page dans les livres de ceux qui les ont étudiées, ont produit sur les esprits une impression profonde. En même temps qu’elles semblaient dire aux Arabes que leurs aïeux avaient eu des maîtres venus comme nous d’une autre terre, elles disaient aussi aux nouveaux conquérans que Tacfarinas et Jugurtha n’étaient pas invincibles. Aussi l’émulation des recherches s’est-elle éveillée sur tous les points, en France comme en Afrique, dans l’armée comme dans le académies.

En même temps le gouvernement organisait avec l’aide d’une commission académique une exploration scientifique de l’Algérie, on voyait se former à Paris une société française pour l’étude des antiquités de l’Afrique septentrionale. Au moment de l’expédition de Constantine, M. Dureau de La Malle, pour suppléer à l’insuffisance des enseignemens topographiques, dressait, à l’aide des historiens et des géographes de l’antiquité, la carte de la campagne qui allait s’ouvrir. M. Letronne indiquait, des salles de l’institut, des villes ensevelies et oubliées à ceux qui partaient pour l’Afrique, et, d’après les dessins de M. Hardy, alors sergent du génie, il publiait son beau mémoire sur l’ancienne Thévesta, aujourd’hui Thebsa, cette ville dont l’Arabe Léon l’Africain, dans le XVIe siècle, comparait les ruines aux ruines les plus imposantes de Rome. En Afrique même, les recherches ont été pour ainsi dire incessantes : il suffit de rappeler les beaux travaux de M. Carette, qui a si bien fait marcher de front l’étude comparée de l’Afrique ancienne et moderne ; les recherches de M. E. Pellisier, consul de France à Tunis ; les importantes découvertes archéologiques de M. le commandant de La Mare, consignées dans l’Exploration scientifique de l’Algérie. Au milieu de cette invasion de la science, chacun s’est emparé d’une province, d’une ville ou d’une ruine. M. de Caussade, chef de bataillon au 15e léger, a donné en 1851 une curieuse notice sur les traces de l’occupation romaine dans la province d’Alger, en joignant à son texte une carte des routes, des villes et des postes fortifiés de cette même province sous la domination des empereurs. Ces routes, admirablement entendues sous le rapport de la défense et de la facilité des communications, embrassaient toute la province comme dans un cadre, en suivant d’un côté les pentes de l’Atlas, et de l’autre les côtes. Entre ces deux lignes, à égale distance à peu près de la mer et des montagnes, c’est-à-dire au centre même du TeIl, courait une route parallèle aux deux premières et reliée avec elles, de distance en distance, par des embranchemens qui coupaient le pays dans sa plus grande largeur. La carte de M. de Caussade fait parfaitement comprendre le système d’occupation des Romains, système à la fois audacieux et prudent, où tous les points stratégiques sont soigneusement gardés, où, tout en avançant à de grandes distances à travers de vastes solitudes et des pays inconnus, les communications comme la retraite se trouvent toujours assurées par une ligne de postes établis dans les meilleures conditions de défense et de sécurité, où tout enfin semble prévu, y compris la défaite. MM. Azéma de Montgiavier, de Blinière, Judas, Prévot, Tripier, Texier, ont publié sur les monumens romains et les monumens tumulaires du Sersou, les antiquités de Cherchell, d’Orléansville et sur une foule de points particuliers, des mémoires qui jettent un grand jour sur l’archéologie de l’Afrique et sur son histoire. Les notes qui ont servi à la rédaction de ces mémoires ont été prises la plupart pendant des expéditions militaires et entre deux combats, car l’archéologie en Afrique est la fille de la guerre ; chaque nouvelle expédition a marqué pour elle un progrès nouveau : elle a figuré plus d’une fois dans les rapports des généraux, et nous indiquerons, entre autres, un bulletin du brave général Négrier à la suite d’une brillante expédition sur Thebsa, bulletin qui contient de cette ville antique une description remarquable, simple, large et sévère comme les ruines romaines elles-mêmes. Officiers et soldats, chacun a compris l’importance de ces recherches ; aux travaux exécutés dans un intérêt public, on a fait par des fouilles archéologiques d’attachantes diversions. Le corps du génie a puissamment contribué à former sur divers points des collections d’antiquités, et l’un des régimens de la légion étrangère, grace au zèle et aux lumières de son colonel, M. Carbuccia est devenu un utile auxiliaire de la science, comme il a toujours été sur le champ de bataille le valeureux auxiliaire de la conquête. On peut même dire qu’il s’est établi une sorte de solidarité entre l’armée française et l’armée romaine, et la cérémonie militaire qui eut lieu Le 4 mai 1849 auprès des ruines de Lambessa en offre la preuve. Ce jour-là, la division de Batna était rangée, sous les armes, autour d’un tombeau nouvellement restauré : ce tombeau, c’était celui de Titus Flavius Maximus, chef de la légion troisième Augusta. Les restes de Flavius, conservés dans l’urne même qui les avait recueillis il y a tant de siècles, furent déposés de nouveau dans la tombe, et nos soldats saluèrent par des feux de bataillon la dépouille du général romain. Ils avaient tant de fois, sur les cimes de l’Atlas ou sur les débris épars dans la plaine, rencontré ce nom de la troisième Augusta, que cette légion, avait fini par être pour eux une troupe amie, qui avait versé son sang pour leur frayer la voie.

Les recherches récentes de l’un de nos archéologues et de nos épigraphistes les plus éminens, M. Léon Renier, chargé d’une mission scientifique en Algérie, ont ajouté d’un seul coup une masse considérables d’indications précieuses à celles que nous possédions déjà. Dans les ruines de Verecunda, de Thamugas, de Diana, de Sigus et de quelques autres localités, M. Renier a copié ou estampé lui-même 1,585 inscriptions inédites et jusqu’à ce jour inconnues, sans compter celles qui lui ont été communiqués par divers officiers, et principalement par M. le commandant de La Mare, ce qui porte à 3,085 le nombre total d’inscriptions qu’un premier voyage a révélées à M. Renier. Il n’est pas besoin de parler de l’importance historique des monumens lapidaires, chacun la connaît et l’apprécie ; mais ici cette importance est plus grande encore, parce que les inscriptions dont nous parlons se rattachent à des questions qui sont restées fort obscures, et qu’elles jettent une vive lumière sur le constitution de l’armée romaine et l’organisation civile et militaire de l’Afrique sous les empereurs. Elles complètent en même temps les notions insuffisantes qui nous étaient parvenues jusqu’à ce jour sur quelques évènemens de l’histoire générale, tels que l’élévation à l’empire d’Élagabal, fils de l’un des légats de la légion troisième Augusta, et la proclamation des deux Gordiens d’Afrique. On y trouve enfin de précieuses indications sur les colonies, les municipes, les routes, la géographie, les mœurs, et des juges irrécusables en cette matière, MM. Hase et Lebas, ont dit avec raison que « la publication de ces documens fera plus avancer la science de l’épigraphie romaine que ne l’ont fait toutes les découvertes publiées depuis quinze ans. »

En donnant ici, à travers tant de détails divers, cet aperçu rapide sur quelques-uns des utiles travaux poursuivis dans l’Afrique française, nous aurions pu, comme on ne l’a fait que trop souvent, discuter les différens systèmes qui ont été suivis, et, après tant d’autres, apporter des avis ou des projets. En restant strictement dans les limites de la statistique et de l’histoire, nous avons donné des faits, et nous nous sommes attaché surtout à constater des résultats, parce que les résultats, quoi qu’on en ait dit, sont à la fois incontestables et glorieux, surtout lorsqu’au lieu de chercher dans un esprit mesquin de récrimination les fautes qui ont pu être commises, on s’attache de préférence aux difficultés qui ont été vaincues. Ces difficultés étaient immenses et multiples ; en France, il fallait combattre ces préjugés traditionnels qui font regarder les colonies, même par des hommes éclairés, comme une charge pour la métropole ; il fallait, chaque année, disputer crédit par crédit, le budget de la conquête, et, en Afrique, disputer chaque jour pied à pied le sol aux Arabes. D’une part, on se croyait forcé de détruire pour soumettre ; de l’autre, on devait créer pour coloniser. On avait devant soi un ennemi toujours menaçant et toujours insaisissable, un pays sans routes, dont la géographie était à peine connue, un peuple dont la langue était un mystère, et qu’on devait administrer sans le comprendre et sans en être compris. Tout était nouveau pour nous, même la guerre ; il fallait tout à la fois combattre et organiser, et l’histoire peut dire aujourd’hui que la France a su faire l’un et l’autre. Il y a eu sans doute de nombreux tâtonnemens et de regrettables erreurs, mais du moins, dès l’origine, au lieu de s’entêter, comme il arrive trop souvent, dans un système absolu, on s’est soumis à l’expérience des faits, en reconnaissant avec raison qu’en économie sociale les faits sont les vérificateurs de la science, comme ils en sont les matériaux. Les secousses profondes qui ont ébranlé la France ont ralenti, mais sans les compromettre, les progrès de la colonisation, parce que depuis long-temps déjà il n’y a plus de partis quand il est question d’Alger. Il ne s’agit point ici pour nous d’une de ces colonies lointaines que la distance rend pour ainsi dire étrangères à la métropole ; il s’agit d’une véritable annexion, et cette situation toute nouvelle dans l’histoire de nos possessions d’outre-mer est de tout point conforme au génie de la France. La destinée de l’Algérie est intimement liée désormais à la destinée de la France elle-même, et en comparant, d’une part, ce qu’elle a coûté, et, de l’autre, ce qu’elle promet et ce qu’elle peut donner, nous n’avons, après tant de sacrifices, à regretter qu’une chose, c’est le sang dont nous avons scellé la conquête. Il y a là un avenir immense, et ce qui retarde peut-être le progrès, c’est que l’Algérie n’est pas suffisamment connue en Europe. Si des ouvrages du genre de celui qui nous a guidé dans cette étude étaient plus répandus, bien des hommes qui se sentent l’ardeur et la foi du travail ne manqueraient pas de se tourner vers l’Afrique et d’y porter une vigoureuse initiative. Par malheur, on ignore complètement en France quelles sont pour les émigrans les chances véritables de succès, quelles sont pour les capitaux les chances de placemens avantageux. On ignore même les conditions qu’il faut remplir pour obtenir un modeste coin de terre sur cette terre féconde qui n’attend que des habitans.

Le moyen le plus sûr de faire prospérer l’Afrique, c’est, nous le pensons, de la faire connaître, et c’est pour cela que nous souhaiterions vivement que des livres dans le genre du Tableau, réduits à des proportions usuelles et pratiques, fussent répandus dans toutes les communes de France. Peut-on prévoir en effet l’influence que la possession de l’Algérie peut exercer dans l’avenir sur la métropole ? Si le rapprochement entre les deux peuples s’opère de plus en plus, comme on a tout lieu de l’espérer ; si l’émigration européenne, un moment détournée par la fièvre de l’or et tentée désormais par les progrès de la colonisation, reprend, de jour en jour plus nombreuse, la route de l’ancienne régence, n’est-il point permis d’entrevoir dans l’avenir l’accession d’un peuple nouveau, le peuple gallo-arabe, s’ajoutant, comme un élément rajeuni, aux variétés de la race française ? Peut-on deviner aujourd’hui ce que pourrait faire plus tard, pour la civilisation de l’Afrique, le génie contemplatif et religieux des Arabes, modifié, stimulé par le génie européen ? Peut-on deviner même la réaction qu’exercerait sur la métropole le voisinage de cette seconde France, où se sont perpétuées avec l’islamisme les traditions de l’obéissance, et où, de notre temps même, se sont formés, parmi nos soldats africains, les représentans et les défenseurs les plus énergiques des principes d’ordre et d’autorité ? Au point de vue des relations internationales, l’importance de l’Algérie n’est pas moins grande. Quand tous les états de la vieille Europe, bloqués par la paix dans leurs frontières, cherchent, aux extrémités du monde, des régions inconnues et des solitudes, comme pour abriter dans l’avenir leur décadence et leur misère, la France, à trois journées de route de ses côtes, a ouvert à l’activité de ses enfans une carrière infinie en étendue et en ressources ; elle a pu, ce jour-là, sans manquer à sa gloire, sans compromettre sa grandeur, renoncer à la frontière du Rhin. Elle n’avait plus à réclamer la rive d’un fleuve ; elle avait pris possession des cieux rives d’une mer. Sa politique était changée : elle venait, sans ébranler l’équilibre européen, de doubler d’un seul coup son territoire, et désormais elle pouvait marcher librement vers les régions du soleil.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Paris, 1851, un vol. in-folio.
  2. Le récit du maréchal a paru dans la Revue du 1er mars 1845.
  3. Cet excellent travail a été exécuté sous la direction de M. le général Daumas, qui, après avoir long-temps pratiqué l’Afrique en militaire et en administrateur, a été appelé à utiliser heureusement au ministère de la guerre, comme directeur des affaires de l’Algérie, les lumières acquises par une constante étude et une longue expérience. Les matériaux qui ont servi à la préparation ont été centralisés par une commission instituée auprès du ministère de la guerre. Cette commission, placée dans les attributions du chef du bureau de l’administration générale et des affaires arabes, M. de Lavergne, était présidée par l’ancien secrétaire-général de la préfecture de Constantine, M. Deloche, et se composait de MM. Faure, Roux et Tourneux, anciens auditeurs au conseil d’état, chargés de missions en Algérie, et Beaulieu, précédemment attaché à L’administration centrale.
  4. Amyot, trad. de Plutarque, Vie de Pompée, ch. XI.