La Sorcière/Livre II/Chapitre V

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 514-522).



V

SATAN SE FAIT ECCLÉSIASTIQUE (1610)


Quelle que soit l’apparence de fanatisme satanique que gardent encore les sorcières, il ressort du récit de Lancre et autres du dix-septième siècle que le Sabbat alors est surtout une affaire d’argent. Elles lèvent des contributions presque forcées, font payer un droit de présence, tirent une amende des absents. À Bruxelles et en Picardie, elles payent, sur un tarif fixe, celui qui amène un membre nouveau à la confrérie.

Aux pays basques, nul mystère. Il y a des assemblées de douze mille âmes, et de personnes de toutes classes, riches et pauvres, prêtres, gentilshommes. Satan, lui-même gentilhomme, par-dessus ses trois cornes, porte un chapeau, comme un Monsieur. Il a trouvé trop dur son vieux siège, la pierre druidique ; il s’est donné un bon fauteuil doré. Est-ce à dire qu’il vieillit ? Plus ingambe que dans sa jeunesse, il fait l’espiègle, cabriole, saute du fond d’une grande cruche ; il officie les pieds en l’air, la tête en bas.

Il veut que tout se passe très honorablement, et fait des frais de mise en scène. Outre les flammes ordinaires, jaunes, rouges, bleues, qui amusent la vue, montrent, cachent de fuyantes ombres, il délecte l’oreille d’une étrange musique, « surtout de certaines clochettes qui chatouillent » les nerfs à la manière des vibrations pénétrantes de l’harmonica. Pour comble de magnificence, Satan fait apporter de la vaisselle d’argent. Il n’est pas jusqu’à ses crapauds qui n’affectent des prétentions ; ils deviennent élégants, et, comme de petits seigneurs, vont habillés de velours vert.

L’aspect, en général, est d’un grand champ de foire, d’un vaste bal masqué, à déguisements fort transparents. Satan, qui sait son monde, ouvre le bal avec l’évêque du Sabbat, ou le roi et la reine. Dignités constituées pour flatter les gros personnages, riches ou nobles, qui honorent l’assemblée de leur présence.

Ce n’est plus là la sombre fête de révolte, sinistre orgie des serfs, des Jacques, communiant la nuit dans l’amour, et le jour dans la mort. La violente ronde du sabbat n’est plus l’unique danse. On y joint les danses Moresques, vives ou languissantes, amoureuses, obscènes, où des filles, dressées à cela, comme la Murgui, la Lisalda, simulaient, paradaient les choses les plus provocantes. Ces danses étaient, dit-on, l’irrésistible attrait qui, chez les Basques, précipitait au sabbat tout le monde féminin, femmes, filles, veuves (celles-ci en grand nombre).

Sans ces amusements et le repas, on s’expliquerait peu cette fureur du sabbat. C’est l’amour sans l’amour. La fête était expressément celle de la stérilité. Boguet l’établit à merveille.

Lancre varie dans un passage pour éloigner les femmes et leur faire craindre d’être enceintes. Mais généralement plus sincère, il est d’accord avec Boguet. Le cruel et sale examen qu’il fait même du corps des sorcières dit très-bien qu’il les croit stériles, et que l’amour stérile, passif, est le fond du Sabbat.

Cela eût dû bien assombrir la fête, si les hommes avaient eu du cœur.

Les folles qui y venaient danser, manger, elles étaient victimes au total. Elles se résignaient, ne désirant que de ne pas revenir enceintes. Elles portaient, il est vrai, bien plus que l’homme, le poids de la misère. Sprenger nous dit le triste cri qui déjà, de son temps, échappait dans l’amour : « Le fruit en soit au Diable ! » Or, en ce temps-là (1500), on vivait pour deux sous par jour, et en ce temps-ci (1600), sous Henri IV, on vit à peine avec vingt sous. Dans tout ce siècle, va croissant le désir, le besoin de la stérilité.

Cette triste réserve, cette crainte de l’amour partagé, eût rendu le Sabbat froid, ennuyeux, si les habiles directrices n’en eussent augmenté le burlesque, ne l’eussent égayé d’intermèdes risibles. Ainsi le début du Sabbat, cette scène antique, grossièrement naïve, la fécondation simulée de la sorcière par Satan (jadis par Priape), était suivi d’un autre jeu, un lavabo, une froide purification (pour glacer et stériliser), qu’elle recevait non sans grimaces de frisson, d’horripilation. Comédie à la Pourceaugnac[1] où la sorcière se substituait ordinairement une agréable figure, la reine du Sabbat, jeune et jolie mariée.

Une facétie non moins choquante était celle de la noire hostie, la rave noire, dont on faisait mille sales plaisanteries dès l’Antiquité, dès la Grèce, où on l’infligeait à l’homme-femme, au jeune efféminé qui courait les femmes d’autrui. Satan la découpait en rondelettes qu’il avalait gravement.

La finale était, selon Lancre (sans doute selon les deux effrontées qui lui font croire tout), une chose bien étonnante dans des assemblées si nombreuses. On y eût généralisé publiquement, affiché l’inceste, la vieille condition satanique pour produire la sorcière, à savoir, que la mère conçût de son fils. Chose fort inutile alors où la sorcellerie est héréditaire dans des familles régulières et complètes. Peut-être on en faisait la comédie, celle d’une grotesque Sémiramis, d’un Ninus imbécile.

Ce qui peut-être était plus sérieux, une comédie probablement réelle, et qui indique fortement la présence d’une haute société libertine, c’était une mystification odieuse, barbare.

On tâchait d’attirer quelque imprudent mari que l’on grisait du funeste breuvage (datura, belladone), de sorte qu’enchanté, il perdit le mouvement, la voix, mais non la faculté de voir. Sa femme, autrement enchantée de breuvages érotiques, tristement absente d’elle-même, apparaissait dans un déplorable état de nature, se laissant patiemment caresser sous les yeux indignés de celui qui n’en pouvait mais.

Son désespoir visible, ses efforts inutiles pour délier sa langue, dénouer ses membres immobiles, ses muettes fureurs, ses roulements d’yeux, donnaient aux regardants un cruel plaisir, analogue, du reste, à celui de telles comédies de Molière. Celle-ci était poignante de réalité, et elle pouvait être poussée aux dernières hontes. Hontes stériles, il est vrai, comme le Sabbat l’était toujours, et le lendemain bien obscurcies dans le souvenir des deux victimes dégrisées. Mais ceux qui avaient vu, agi, oubliaient-ils ?

Ces actes punissables sentent déjà l’aristocratie. Ils ne rappellent en rien l’antique fraternité des serfs, le primitif Sabbat, impie, souillé sans doute, mais libre et sans surprise, où tout était voulu et consenti.

Visiblement Satan, de tout temps corrompu, va se gâtant encore. Il devient un Satan poli, rusé, douceâtre, d’autant plus perfide et immonde. Quelle chose nouvelle, étrange, au Sabbat, que son accord avec les prêtres ? Qu’est-ce que ce curé qui amène sa Bénédicte, sa sacristine, qui tripote des choses d’église, dit le matin la Messe blanche, la nuit la Messe noire ? Satan, dit Lancre, lui recommande de faire l’amour à ses filles spirituelles, de corrompre ses pénitentes. Innocent magistrat ! Il a l’air d’ignorer que depuis un siècle déjà Satan a compris, exploité les bénéfices de l’Église. Il s’est fait directeur. Ou, si vous l’aimez mieux, le directeur s’est fait Satan.

Rappelez-vous donc, mon cher Lancre, les procès qui commencent dès 1491, et qui peut-être contribuent à rendre tolérant le Parlement de Paris. Il ne brûle plus guère Satan, n’y voyant plus qu’un masque.

Nombre de nonnes cèdent à sa ruse nouvelle d’emprunter le visage d’un confesseur aimé. Exemple cette Jeanne Pothierre, religieuse du Quesnoy, mûre, de quarante-cinq ans, mais, hélas ! trop sensible. Elle déclare ses feux à son pater, qui n’a garde de l’écouter, et fuit à Falempin, à quelques lieues de là. Le Diable, qui ne dort jamais, comprend son avantage, et la voyant (dit l’annaliste) « piquée d’épines de Vénus, il prit subtilement la forme dudit Père, et, chaque nuit revenu au couvent, il réussit près d’elle, la trompant tellement, qu’elle déclare y avoir été prise, de compte fait, quatre cent trente-quatre fois[2]… » On eut grande pitié de son repentir, et elle fut subitement dispensée de rougir, car on bâtit une bonne fosse murée près de là, au château de Selles, où elle mourut en quelques jours, mais d’une très bonne mort catholique… Quoi de plus touchant ?… Mais tout ceci n’est rien en présence de la belle affaire de Gauffridi, qui a lieu à Marseille pendant que Lancre instrumente à Rayonne.

Le Parlement de Provence n’eut rien à envier aux succès du Parlement de Bordeaux. La juridiction laïque saisit de nouveau l’occasion d’un procès de sorcellerie pour se faire la réformatrice des mœurs ecclésiastiques. Elle jeta un regard sévère dans le monde fermé des couvents. Rare occasion. Il y fallut un concours singulier de circonstances, des jalousies furieuses, des vengeances de prêtre à prêtre. Sans ces passions indiscrètes, que nous verrons plus tard encore éclater de moments en moments, nous n’aurions nulle connaissance de la destinée réelle de ce grand peuple de femmes qui meurt dans ces tristes maisons, pas un mot de ce qui se passe derrière ces grilles et ces grands murs que le confesseur franchit seul.

Le prêtre basque que Lancre montre si léger, si mondain, allant, l’épée au côté, danser la nuit au Sabbat, où il conduit sa sacristine, n’était pas un exemple à craindre. Ce n’était pas celui-là que l’Inquisition d’Espagne prenait tant de peine à couvrir, et pour qui ce corps si sévère se montrait si indulgent. On entrevoit fort bien chez Lancre, au milieu de ses réticences, qu’il y a encore autre chose. Et les États-généraux de 1614, quand ils disent qu’il ne faut pas que le prêtre juge le prêtre, pensent aussi à autre chose. C’est précisément ce mystère qui se trouve déchiré par le Parlement de Provence. Le directeur de religieuses, maître d’elles, et disposant de leur corps et de leur âme, les ensorcelant : voilà ce qui apparut au procès de Gauffridi, plus tard aux affaires terribles de Loudun et de Louviers, dans celles que Llorente, que Ricci et autres nous ont fait connaître.

La tactique fut la même pour atténuer le scandale, désorienter le public, l’occuper de la forme en cachant le fond. Au procès d’un prêtre sorcier, on mit en saillie le sorcier, et l’on escamota le prêtre, de manière à tout rejeter sur les arts magiques et faire oublier la fascination naturelle d’un homme maître d’un troupeau de femmes qui lui sont abandonnées.

Il n’y avait aucun moyen d’étouffer la première affaire. Elle avait éclaté en pleine Provence, dans ce pays de lumière où le soleil perce tout à jour. Le théâtre principal fut non seulement Aix et Marseille, mais le lieu célèbre de la Sainte-Baume, pèlerinage fréquenté où une foule de curieux vinrent de toute la France assister au duel à mort de deux religieuses possédées et de leurs démons. Les Dominicains, qui entamèrent la chose comme inquisiteurs, s’y compromirent fort par l’éclat qu’ils lui donnèrent, par leur partialité pour telle de ces religieuses. Quelque soin que le Parlement mît ensuite à brusquer la conclusion, ces moines eurent grand besoin de s’expliquer et de l’excuser. De là le livre important du moine Michaëlis, mêle de vérités, de fables, où il érige Gauffridi, le prêtre qu’il fit brûler, en Prince des magiciens, non seulement de France, mais d’Espagne, d’Allemagne, d’Angleterre et de Turquie, de toute la terre habitée.

Gauffridi semble avoir été un homme agréable et de mérite. Né aux montagnes de Provence, il avait beaucoup voyagé dans les Pays-Bas et dans l’Orient. Il avait la meilleure réputation à Marseille, où il était prêtre à l’église des Acoules. Son évêque en faisait cas, et les dames les plus dévotes le préféraient pour confesseur. Il avait, dit-on, un don singulier pour se faire aimer de toutes. Néanmoins il aurait gardé une bonne réputation si une dame noble de Provence, aveugle et passionnée, qu’il avait déjà corrompue, n’eût poussé l’infatuation jusqu’à lui confier (peut-être pour son éducation religieuse) une charmante enfant de douze ans, Madeleine de La Palud, blonde et d’un caractère doux. Gauffridi y perdit l’esprit, et ne respecta pas l’âge ni la sainte ignorance, l’abandon de son élève.

Elle grandit cependant, et la jeune demoiselle noble s’aperçut de son malheur, de cet amour inférieur et sans espoir de mariage. Gauffridi, pour la retenir, dit qu’il pouvait l’épouser devant le Diable, s’il ne le pouvait devant Dieu. Il caressa son orgueil en lui disant qu’il était le Prince des magiciens, et qu’elle en deviendrait la reine. Il lui mit au doigt un anneau d’argent, marqué de caractères magiques. La mena-t-il au Sabbat ou lui fit-il croire qu’elle y avait été, en la troublant par des breuvages, des fascinations magnétiques ? Ce qui est sûr, c’est que l’enfant, tiraillée entre deux croyances, pleine d’agitation et de peur, fut dès lors par moments folle, et certains accès la jetaient dans l’épilepsie. Sa peur était d’être enlevée vivante par le Diable. Elle n’osa plus rester dans la maison de son père, et se réfugia au couvent des Ursulines de Marseille.




  1. L’instrument décrit autorise ce mot. Dans Boguet, p. 69, il est froid, dur, très mince, long d’un peu plus d’un doigt (visiblement une canule). Dans Lancre, 224, 225, 226, il est mieux entendu, risque moins de blesser ; il est long d’une aulne et sinueux ; une partie est métallique, une autre souple, etc. C’est déjà le clysoir.
  2. Massée, Chronique du monde (1510), et les chroniqueurs du Hainaut, Vinchant, etc.