La Sorcière/Livre II/Chapitre I

Flammarion (Œuvres complètes de Jules Michelet, tome XXXVIIIp. 471-480).



I

LA SORCIÈRE DE LA DÉCADENCE. — SATAN MULTIPLIÉ


Le délicat bijou du Diable, la petite sorcière conçue de la Messe noire où la grande a disparu, elle est venue, elle a fleuri, en malice, en grâce de chat. Celle-ci, toute contraire à l’autre ; fine et oblique d’allure, sournoise, filant doucettement, faisant volontiers le gros dos. Rien de titanique, à coup sûr. Loin de là, basse de nature. Dès le berceau, lubrique et toute pleine de mauvaises friandises. Elle exprimera toute sa vie certain moment nocturne, impur et trouble, où certaine pensée, dont on eût eu horreur le jour, usa des libertés du rêve.

Celle qui naît avec ce secret dans le sang, cette science instinctive du mal, qui a vu si loin et si bas, elle ne respectera rien, ni chose ni personne en ce monde, n’aura guère de religion. Guère pour Satan lui-même, car il est encore un esprit, et celle-ci a un goût unique pour toute chose de matière.

Enfant, elle salissait tout. Grandelette, jolie, elle étonne de malpropreté. Par elle, la sorcellerie sera je ne sais quelle cuisine de je ne sais quelle chimie. De bonne heure, elle manipule surtout les choses répugnantes, les drogues aujourd’hui, demain les intrigues. C’est là son élément, les amours et les maladies. Elle sera fine entremetteuse, habile, audacieuse empirique. On lui fera la guerre pour de prétendus meurtres, pour l’emploi des poisons. Elle a peu l’instinct de telles choses, peu le goût de la mort. Sans bonté, elle aime la vie, à guérir, prolonger la vie. Elle est dangereuse en deux sens : elle vendra des recettes de stérilité, d’avortement peut-être. D’autre part, effrénée, libertine d’imagination, elle aidera volontiers à la chute des femmes par ses damnés breuvages, jouira des crimes d’amour.

Oh ! que celle-ci diffère de l’autre ! C’est un industriel. L’autre fut l’Impie, le Démon ; elle fut la grande Révolte, la femme de Satan, et, on peut dire, sa mère. Car il a grandi d’elle et de sa puissance intérieure. Mais celle-ci est tout au plus la fille du Diable. Elle a de lui deux choses, elle est impure, et elle aime à manipuler la vie. C’est son lot ; elle y est artiste, — déjà artiste à vendre, et nous entrons dans le métier.


On dit qu’elle se perpétuera par l’inceste dont elle est née. Mais elle n’en a pas besoin. Sans mâle, elle fera d’innombrables petits. En moins de cinquante ans, au début du quinzième siècle, sous Charles VI, une contagion immense s’étend. Quiconque croit avoir quelques secrets, quelques recettes, quiconque croit deviner, quiconque rêve et voyage en rêvant, se dit favori de Satan. Toute femme lunatique prend pour elle ce grand nom : Sorcière.

Nom périlleux, nom lucratif, lancé par la haine du peuple, qui, tour à tour, injurie et implore la puissance inconnue. Il n’en est pas moins accepté, revendiqué souvent. Aux enfants qui la suivent, aux femmes qui menacent du poing, lui jettent ce mot comme une pierre, elle se retourne, et dit avec orgueil : « C’est vrai ! vous l’avez dit ! »

Le métier devient bon, et les hommes s’en mêlent. Nouvelle chute pour l’art. La moindre des sorcières a cependant encore un peu de la sibylle. Ceux-ci, sordides charlatans, jongleurs grossiers, taupiers, tueurs de rats, jetant des sorts aux bêtes, vendant les secrets qu’ils n’ont pas, empuantissent ce temps de sombre fumée noire, de peur, et de bêtise. Satan devient immense, immensément multiplié. Pauvre triomphe ! Il est ennuyeux, plat. Le peuple afflue pourtant à lui, ne veut guère d’autre Dieu. C’est lui qui se manque à lui-même.


Le quinzième siècle, malgré deux ou trois grandes inventions, n’en est pas moins, je crois, un siècle fatigué, de peu d’idées.

Il commence très dignement par le Sabbat royal de Saint-Denis, le bal effréné et lugubre que Charles VI fit dans cette abbaye pour l’enterrement de Duguesclin, enterré depuis tant d’années. Trois jours, trois nuits. Sodome se roula sur les tombes. Le fou, qui n’était pas encore idiot, força tous ces rois, ses aïeux, ces os secs sautant dans leur bière, de partager son bal. La mort, bon gré, mal gré, devint entremetteuse, donna aux voluptés un cruel aiguillon. Là éclatèrent les modes immondes de l’époque où les dames, grandies du hennin diabolique, faisaient valoir le ventre et semblaient toutes enceintes (admirable moyen de cacher les grossesses)[1]. Elles y tinrent ; cette mode dura quarante années. L’adolescence, d’autre part, effrontée, les éclipsait en nudités saillantes. La femme avait Satan au front dans le bonnet cornu ; le bachelier, le page, l’avaient au pied dans la chaussure à fine pointe de scorpion. Sous masque d’animaux, ils s’offraient hardiment par les bas côtés de la bête. Le célèbre enleveur d’enfants, Retz, lui-même alors page, prit là son monstrueux essor. Toutes ces grandes dames de fiefs, effrénées Jézabels, moins pudibondes encore que l’homme, ne daignaient se déguiser. Elles s’étalaient à face nue. Leur furie sensuelle, leur folle ostentation de débauche, leurs outrageux défis, furent pour le roi, pour tous, — pour le sens, la vie, le corps, l’âme, — l’abîme et le gouffre sans fond.

Ce qui en sort, ce sont les vaincus d’Azincourt, pauvre génération de seigneurs épuisés qui, dans les miniatures, font grelotter encore à voir sous un habit perfidement serré leurs tristes membres amaigris[2].

Je plains fort la sorcière, qui, au retour de la grande dame après la fête du roi, sera sa confidente et son ministre, dont elle exigera l’impossible.

Au château, il est vrai, elle est seule, l’unique femme, ou à peu près, dans un monde d’hommes non mariés. À en croire les romans, la dame aurait eu plaisir à s’entourer de jolies filles. L’histoire et le bon sens disent justement le contraire. Éléonore n’est pas si sotte que de s’opposer Rosamonde. Ces reines et grandes dames, si licencieuses, n’en sont pas moins horriblement jalouses, (exemple, celle que conte Henri Martin, qui fit mourir sous les outrages des soldats une fille qu’admirait son mari). La puissance d’amour de la dame, répétons-le, tient à ce qu’elle est seule. Quels que soient la figure et l’âge, elle est le rêve de tous. La sorcière a beau jeu de lui faire abuser de sa divinité, de lui faire faire risée de ce troupeau de mâles assotis et domptés. Elle lui fait oser tout, les traiter comme bêtes. Les voila transformés. Ils tombent à quatre pattes, singes flatteurs, ours ridicules, ou chiens lubriques, pourceaux avides à suivre l’outrageuse Circé.

Tout cela fait pitié ! Elle en a la nausée. Elle repousse du pied ces bêtes rampantes. C’est immonde, pas assez coupable. Elle trouve à son mal un absurde remède. C’est (lorsque ceux-ci sont si nuls) d’avoir plus nul encore, de prendre un tout petit amant. Conseil digne de la sorcière. Susciter, avant l’heure, l’étincelle dans l’innocent qui dort du pur sommeil d’enfance. Voilà la laide histoire du petit Jehan de Saintré, type des Chérubins et autres poupées misérables des âges de décadence.

Sous tant d’ornements pédantesques et de moralité sentimentale, la basse cruauté du fond se sent très-bien. On y tue le fruit dans la fleur. C’est, en un sens, la chose qu’on reprochait à la sorcière, « de manger des enfants ». Tout au moins, on en boit la vie. Sous forme tendre et maternelle, la belle dame caressante n’est-elle pas un vampire pour épuiser le sang du faible ? Le résultat de ces énormités, le roman même nous le donne. Saintré, dit-il, devient un chevalier parfait, mais parfaitement frêle et faible, si bien qu’il est bravé, défié, par le butor de paysan abbé, en qui la Dame, enfin mieux avisée, voit ce qui lui convient le mieux.


Ces vains caprices augmentent le blasement, la fureur du vide. Circé, au milieu de ses bêtes, ennuyée, excédée, voudrait être bête elle-même. Elle se sent sauvage, elle s’enferme. De la tourelle, elle jette un regard sinistre sur la sombre forêt. Elle se sent captive, et elle a la fureur d’une louve qu’on tient à la chaîne. — « Vienne à l’instant la vieille !… Je la veux. Courez-y. » — Et deux minutes après : « Quoi ! n’est-elle pas déjà venue ? »

La voici. « Écoute bien… J’ai une envie… (tu le sais, c’est insurmontable), l’envie de t’étrangler, de te noyer ou de te donner à l’évêque qui déjà te demande… Tu n’as qu’un moyen d’échapper, c’est de me satisfaire une autre envie, — de me changer en louve. Je m’ennuie trop. Assez rester. Je veux, au moins la nuit, courir librement la forêt. Plus de sots serviteurs, de chiens qui m’étourdissent, de chevaux maladroits qui heurtent, évitent les fourrés.

— « Mais, madame, si l’on vous prenait… — Insolente… Oh ! tu périras… — Du moins, vous savez bien l’histoire de la dame louve dont on coupa la patte[3]… Que de regrets j’aurais !… — C’est mon affaire… Je ne t’écoute plus. J’ai hâte, et j’ai jappé déjà… Quel bonheur ! chasser seule, au clair de lune, et seule mordre la biche, l’homme aussi, s’il en vient ; mordre l’enfant si tendre, et la femme surtout, oh ! la femme, y mettre la dent !… Je les hais toutes… Pas une autant que toi… Mais ne recule pas, je ne te mordrai pas ; tu me répugnes trop, et, d’ailleurs, tu n’as pas de sang… Du sang, du sang ! c’est ce qu’il faut. »

Il n’y a pas à dire non : « Rien de plus aisé, madame. Ce soir, à neuf heures, vous boirez. Enfermez-vous. Transformée, pendant qu’on vous croit là, vous courrez la forêt. »

Cela se fait, et la dame, au matin, se trouve excédée, abattue ; elle n’en peut plus. Elle doit, cette nuit, avoir fait trente lieues. Elle a chassé, elle a tué ; elle est pleine de sang. Mais ce sang vient peut-être des ronces où elle s’est déchirée.

Grand orgueil, et péril aussi pour celle qui a fait ce miracle. La Dame qui l’exigea, cependant, la reçoit fort sombre : « Ô sorcière, que tu as là un épouvantable pouvoir ! Je ne l’aurais pas deviné ! Mais maintenant j’ai peur et j’ai horreur… Oh ! qu’à bon droit tu es haïe ! Quel beau jour ce sera, quand tu seras brûlée ! Je te perdrai quand je voudrai. Mes paysans, ce soir, repasseraient sur toi leurs faux, si je disais un mot de cette nuit… Va-t’en, noire, exécrable vieille ! »


Elle est précipitée par les grands, ses patrons, dans d’étranges aventures. N’ayant que le château qui la garde du prêtre, la défende un peu du bûcher, que refusera-t-elle à ses terribles protecteurs ? Si le baron, revenu des Croisades, de Nicopolis, par exemple, imitateur de la vie turque, la fait venir, la charge de voler pour lui des enfants ? que fera-t-elle ? Ces razzias, immenses en pays grec, où parfois deux mille pages entraient à la fois au sérail, n’étaient nullement inconnues aux chrétiens (aux barons d’Angleterre dès le douzième siècle, plus tard aux chevaliers de Rhodes ou Malte). Le fameux Gilles de Retz, le seul dont on fit le procès, fut puni non d’avoir enlevé ses petits serfs (chose peu rare), mais de les avoir immolés à Satan. Celle qui les volait, et qui, sans doute, ignorait leur destin, se trouvait entre deux dangers. D’une part, la fourche et la faux du paysan, de l’autre, les tortures de la tour qu’un refus lui aurait values. L’homme de Retz, son terrible Italien[4], eût fort bien pu la piler au mortier.

De tous côtés, périls et gains. Nulle situation plus horriblement corruptrice. Les sorcières elles-mêmes ne niaient pas les absurdes puissances que le peuple leur attribuait. Elles avouaient qu’avec une poupée percée d’aiguilles, elles pouvaient envoûter, faire maigrir, faire périr qui elles voulaient. Elles avouaient qu’avec la mandragore, arrachée du pied du gibet (par la dent d’un chien, disaient-elles, qui ne manquait pas d’en mourir), elles pouvaient pervertir la raison, changer les hommes en bêtes, livrer les femmes aliénées et folles. Bien plus terrible encore le délire furieux de la Pomme épineuse (ou Datura) qui fait danser à mort[5], subir mille hontes, dont on n’a ni conscience ni souvenir.

De là d’immenses haines, mais aussi d’extrêmes terreurs. L’auteur du Marteau des Sorcières, Sprenger raconte avec effroi qu’il vit, par un temps de neige, toutes les routes étant défoncées, une misérable population, éperdue de peur, et maléficiée de maux trop réels, qui couvrait tous les abords d’une petite ville d’Allemagne. Jamais, dit-il, vous ne vîtes de si nombreux pèlerinages à Notre-Dame de Grâce ou Notre-Dame des Ermites. Tous ces gens, par les fondrières, clochant, se traînant, tombant, s’en allaient à la sorcière, implorer leur grâce du Diable. Quels devaient être l’orgueil et l’emportement de la vieille de voir tout ce peuple à ses pieds[6] !




  1. Même au sujet le plus mystique, dans une œuvre de génie, l’Agneau de Van Eyck (Jean dit de Bruges), toutes les Vierges paraissent enceintes. C’est la grotesque mode du quinzième siècle.
  2. Cet amaigrissement de gens uses et énervés me gâte toutes les splendides miniatures de la cour de Bourgogne, du duc de Berry, etc. Les sujets sont si déplorables, que nulle exécution n’en peut faire d’heureuses œuvres d’art.
  3. Cette terrible fantaisie n’était pas rare chez ces grandes dames, nobles captives des châteaux. Elles avaient faim et soif de liberté, de libertés cruelles. Boguet raconte que, dans les montagnes de l’Auvergne, un chasseur tira, certaine nuit, sur une louve, la manqua, mais lui coupa la patte. Elle s’enfuit en boitant. Le chasseur se rendit dans un château voisin pour demander l’hospitalité au gentilhomme qui l’habitait. Celui-ci, en l’apercevant, s’enquit s’il avait fait bonne chasse. Pour répondre à cette question, il voulut tirer de sa gibecière la patte qu’il venait de couper à la louve ; mais quelle ne fut point sa surprise, en trouvant, au lieu d’une patte, une main, et à l’un des doigts un anneau que le gentilhomme reconnut pour être celui de sa femme ! Il se rendit immédiatement auprès d’elle, et la trouva blessée et cachant son avant-bras. Ce bras n’avait plus de main : on y rajusta ce que le chasseur avait rapporté, et force fut à la dame d’avouer que c’était bien elle qui, sous la forme de louve, avait attaqué le chasseur, et s’était sauvée ensuite en laissant une patte sur le champ de bataille. Le mari eut la cruauté de la livrer à la justice, et elle fut brûlée.
  4. Voir mon Histoire de France, et surtout la savante et exacte notice de notre si regrettable Armand Guéraud : Notice sur Gilles de Rais, Nantes, 1855 (reproduite dans la Biographie bretonne de M. Levot). — On y voit que les pourvoyeurs de l’horrible charnier d’enfants étaient généralement des hommes. La Meffraye, qui s’en mêlait aussi, était-elle sorcière ? On ne le dit pas. M. Guéraud devait publier le procès. Il est à désirer qu’on fasse cette publication, mais sincère, intégrale, non mutilée. Les manuscrits sont à Nantes, à Paris. Mon savant ami, M. Dugast-Matifeux, m’apprend qu’il en existe une copie plus complète que ces originaux aux archives de Thouars (provenant des La Trémouille et des Serrant).
  5. Pouchet, Solanées et Botanique générale. — Nysten, Dictionnaire de médecine (édition Littré et Robin), article Datura. Les voleurs n’emploient que trop ces breuvages. Ils en firent prendre un jour au bourreau d’Aix et à sa femme, qu’ils voulaient dépouiller de leur argent ; ces deux personnes entrèrent dans un si étrange délire que pendant toute une nuit ils dansèrent tout nus dans un cimetière.
  6. Cet orgueil la menait parfois à un furieux libertinage. De là ce mot allemand : « La sorcière en son grenier a montré à sa camarade quinze beaux fils en habit vert ; et lui a dit : « Choisis ; ils sont à toi. » — Son triomphe était de changer les rôles, d’infliger comme épreuves d’amour les plus choquants outrages aux nobles, aux grands, qu’elle abrutissait. On sait que les reines, aussi bien que les rois, les hautes dames (en Italie encore au dernier siècle, Collection Maurepas, XXX, 111), recevaient, tenaient cour au moment le plus rebutant, et se faisaient servir aux choses les moins désirables par les personnes favorisées. De la fantasque idole on adorait, on se disputait tout. Pour peu qu’elle fût jeune et jolie, moqueuse, il n’était pas d’épreuve si basse, si choquante que ces animaux domestiques (le sigisbée, l’abbé, un page fou) ne fussent prêts à subir, sur l’idée sotte qu’un philtre répugnant avait plus de vertu. Cela déjà est triste pour la nature humaine. Mais que dire de cette chose prodigieuse que la sorcière, ni grande dame, ni jolie, ni jeune, pauvre, et peut-être une serve, en sales haillons, par sa malice seule, je ne sais quelle furie libertine, une perfide fascination, hébétât, dégradât à ce point les plus graves personnages ? Des moines d’un couvent du Rhin, de ces fiers couvents germaniques où l’on n’entrait qu’avec quatre cents ans de noblesse, firent à Sprenger ce triste aveu : « Nous l’avons vue ensorceler trois de nos abbés tour à tour, tuer le quatrième, disant avec effronterie : « Je l’ai fait et le ferai, et ils ne pourront se tirer de là, parce qu’ils ont mangé, etc. » (Comederunt meam…, etc. Sprenger, Malleus maleficarum, quæstio VII, p. 84). Le pis pour Sprenger, et ce qui fait son désespoir, c’est qu’elle est tellement protégée, sans doute par ces fous, qu’il n’a pu la brûler : « Fateor quia nobis non aderat ulciscendi aut inquirendi super eam facultas ; ideo adhuc superest. »