La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/2

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 21-32).


II


Le vieillard était à peine sorti qu’une vive conversation s’engagea.

— Un homme du Vieux Testament ! fit le commis.

— Un vrai Domostroï[1], dit la dame. Quelles idées barbares sur la femme et le mariage !

— Nous sommes pourtant bien loin encore d’avoir sur le mariage les mêmes idées que le reste de l’Europe, dit l’avocat. D’abord les droits de la femme, le mariage civil, la question du divorce encore pendante.

— Ce que l’on ne peut faire comprendre à ces gens-là, continua la dame, c’est que le mariage n’a sa vraie consécration que dans l’amour et que seule cette consécration de l’amour rend le mariage vraiment légitime.

Le commis, souriant, était tout oreilles pour retenir le plus possible des propos éclairés qu’il entendait et d’en faire son profit.

— Quel est donc cet amour qui consacre le mariage ? demanda tout d’un coup la voix du monsieur nerveux qui, sans qu’on y eût pris garde, s’était rapproché.

Il se tenait debout, sa main sur le dossier de la banquette, l’air très ému, les joues rouges, les veines du front gonflées, les muscles du visage tendus.

— Comment, quel amour ? fit la dame. L’amour conjugal ?

— Et comment l’amour conjugal peut-il consacrer le mariage ? continua le monsieur, toujours fort ému, presque en colère, sur le point de dire à la dame quelque chose de désagréable. Elle le sentit et puisa dans cette circonstance une excitation nouvelle.

— Comment ? mais la chose est très simple.

Le monsieur nerveux releva le mot :

— Pas simple du tout.

— Vous voulez faire entendre, dit l’avocat en s’adressant à sa compagne, que le mariage doit provenir d’une sympathie, d’un amour et qu’en ce cas seulement, il a vraiment quelque chose de sacré, que, d’autre part, tout mariage qui n’est pas fondé sur une sympathie vraie ou sur un amour, n’a aucun lien moral. J’ai bien compris votre pensée, n’est-ce pas ?

D’un signe de tête la dame approuva l’explication qui venait d’être donnée de sa pensée.

— Puis…

L’avocat allait continuer, mais son interlocuteur, qui se contenait avec peine, ne lui laissa pas le temps de finir.

— Oui, mais qu’entendez-vous par l’amour qui seul consacre le mariage ?

— Personne n’ignore ce qu’est l’amour, fit la dame.

— Moi, je ne le connais pas et je serais curieux d’entendre la définition que vous pourriez donner.

— Elle est bien simple, fit la dame.

Elle réfléchit, puis :

— L’amour… L’amour, c’est la préférence exclusive d’un homme ou d’une femme pour un individu de l’autre sexe.

— Une préférence… pour combien de temps ? un mois, deux jours, une demi-heure ? dit-il avec une amère ironie.

— Permettez, mais vous parlez évidemment d’autre chose.

— Point du tout, je parle absolument de la même chose, c’est-à-dire de la préférence d’un individu quelconque pour un autre individu de sexe différent, et je demande : pour combien de temps cette préférence ?

— Combien de temps ? mais très longtemps, toute la vie, souvent.

— Dans les romans, oui ; dans la vie, jamais. Il est bien rare que cette préférence dure des années. Elle s’en tient le plus souvent à des mois, à des semaines, à des jours, à des heures même.

— Ah ! par exemple ! mais non ! permettez ! dîmes-nous, tous trois à la fois.

Le commis lui-même eut quelques mots de désapprobation.

— Oui, je sais, s’écria-t-il, vous parlez de ce que vous croyez voir, moi, je vous parle de ce qui est. Tout homme éprouve ce que vous appelez de l’amour pour une jolie femme et rarement pour sa femme à lui. D’ailleurs, le proverbe le dit, et il est bien vrai : La femme d’autrui est la pêche, la nôtre en est l’amande amère.

— Mais vous dites là des choses terribles. Les hommes éprouvent un sentiment que l’on a appelé amour et qui dure non pas des mois et des années, mais toute la vie. N’est-ce pas ? dit la dame.

— Aucunement. Supposez que Ménélas eût toujours préféré Hélène ; est-ce qu’Hélène n’aurait pas préféré Pâris ? C’est là une vérité éternelle. Et il est aussi impossible qu’il en soit autrement, qu’il est impossible que, dans un wagon plein de pois, deux pois marqués à l’avance viennent se mettre à côté l’un de l’autre. Et ce n’est pas une simple probabilité, c’est une certitude qu’Hélène se serait lassée de Ménélas ou Ménélas d’Hélène. Cette lassitude est plus prompte chez les uns que chez les autres, voilà toute la différence. Ce n’est que dans les mauvais romans que les amours sont sans fin. Les enfants seuls peuvent y croire. Aimer un homme ou une femme toute la vie, c’est vouloir qu’une seule et même bougie brûle éternellement, dit-il en lançant quelques bouffées de fumée.

― Mais c’est de l’amour sensuel que vous parlez. N’admettez-vous pas qu’il est un amour provenant de la conception d’un même idéal, d’un état d’âme identique ?

— Je veux bien, mais alors pourquoi coucher ensemble ? (Excusez ma façon de parler un peu brutale.) Ce n’est pas une raison de coucher ensemble parce qu’on a un seul et même idéal. Du reste, cette harmonie ne se découvre qu’avec des femmes jeunes et jolies, jamais avec des vieilles, insista-t-il avec un rire sardonique. Je prétends que l’amour vrai est une cause de destruction du mariage, loin d’être, comme on s’est habitué à le croire, une consécration pour lui.

— Mais les faits vous donnent tort, dit l’avocat. Le mariage existe, nous le constatons et c’est la règle, sinon de toute l’humanité, du moins de la plus grande partie, et beaucoup de ménages vivent longtemps heureux et unis.

Le monsieur nerveux ricana.

― Pardon. Vous dites que la base du mariage est l’amour. J’émets un doute sur l’existence d’un amour autre que l’amour sensuel et, comme preuve à l’existence de cet amour, vous me donnez le mariage. Mais aujourd’hui le mariage est fait de tromperie et de violence.

— Permettez, dit l’avocat, je constate simplement l’existence passée et actuelle du mariage.

— Quelle est la raison de cette existence ? C’est qu’on a vu et qu’on voit dans le mariage quelque chose de sacré, un lien devant Dieu. Pour ceux qui pensent ainsi, certes il existe, mais ce n’est là qu’hypocrisie et violence. Nous le comprenons bien et c’est pour nous en délivrer que nous prêchons l’amour libre, que nous préconisons une réaction vers le mélange des sexes, un retour à l’état primitif de la société, à la possession en commun de la femme… Excusez-moi, madame… La vieille base est pourrie, trouvons-en une autre, mais ne prêchons pas la débauche.

Il s’échauffait à tel point que nous l’écoutions tous avec le plus parfait silence.

— Et cet état transitoire est terrible. On sent qu’il faut, en quelque sorte, endiguer le péché universel, réglementer les relations sexuelles et l’on n’a, pour ce faire, que la base surannée à laquelle personne ne croit plus. Comme autrefois, les gens se marient quand même, sans conviction, et c’est de là que viennent la tromperie et la violence.

La tromperie, passe encore ! L’homme et la femme prétendent vivre dans le mariage, tandis qu’en fait, ils sont polyandres ou polygames. C’est mal, on peut néanmoins l’accepter. Mais si l’homme et la femme sont contraints, sans en connaître la raison, de passer en commun toute leur vie ; si, après deux mois, voulant se séparer, cette contrainte les en empêche, les voilà plongés dans cet enfer où prennent naissance l’ivrognerie, le meurtre, l’assassinat, l’empoisonnement et le suicide.

Tous se taisaient, comme gênés.

— Oui, il est dans le mariage de mauvaises périodes. Prenez l’affaire Pozdnychev, par exemple, dit l’avocat, voulant entraîner la discussion hors de ce terrain inconvenant et brutal. Vous avez lu comment il a tué sa femme par jalousie ?

La dame dit qu’elle ne connaissait pas cette histoire.

Le monsieur nerveux se tut, ses traits s’altérèrent, puis tout à coup :

— Je vois que vous m’avez reconnu.

— Je n’ai pas eu ce plaisir.

— Ce n’est pas un bien grand plaisir : Je suis Pozdnychev.

Un nouveau silence se fit. De nouveau son visage changea de couleur.

― Peu importe, du reste, pardonnez-moi ; je ne veux pas vous déranger.

Et il reprit sa place. Je repris aussi la mienne. L’avocat et la dame se mirent à causer à voix basse.



  1. Le Domostroï est un code matrimonial du temps d’Ivan le Terrible et dans lequel la femme n’occupe, par rapport à l’homme, qu’une place tout à fait subalterne.