La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/1

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 5-20).


Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, il a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. (Saint Mathieu, v. 28.)
Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il ne convient pas de se marier. Mais il leur dit : Tous ne sont pas capables de cela, mais ceux-là seulement à qui il a été donné, car il y a des eunuques qui sont nés tels, dès le ventre de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes, et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre ceci, le comprenne. (Saint Mathieu, xix, 10, 11, 12.)


I


C’était au commencement du printemps ; nous avions passé deux jours et une nuit bien longue en chemin de fer.

Chaque fois que s’arrêtait le train dans lequel nous étions, des voyageurs montaient dans notre wagon, d’autres en descendaient. Trois personnes cependant restaient comme moi dans le compartiment : une femme entre deux âges, la cigarette aux lèvres, les traits tirés, coiffée d’une toque, revêtue d’un manteau d’homme ; à côté, son compagnon, gai, d’environ quarante ans, vêtu d’une façon correcte, élégante même. Puis, se tenant à l’écart, très nerveux, de petite taille, un homme d’âge mûr, aux yeux brillants, au regard vif sans cesse attiré par un nouvel objet.

Il portait un pardessus à col d’astrakan et un bonnet semblable ; sous son pardessus on apercevait une veste courte et une chemise à broderies russes. Durant le trajet, ce monsieur n’avait lié conversation avec personne, paraissant éviter avec soin de se créer des relations. Tantôt il lisait et fumait, tantôt il se faisait une tasse de thé, ou mangeait des tartines qu’il tirait d’un vieux sac.

Si on lui parlait, ses réponses étaient brèves et sèches et son regard allait se perdre sur le paysage qui défilait.

Je m’aperçus, néanmoins, que la solitude lui pesait. Il paraissait deviner ce qui se passait en moi, et, quand nos regards se croisaient, — fréquemment puisque nous nous trouvions placés presque vis-à-vis l’un de l’autre, — il se détournait comme pour se soustraire à toute conversation avec moi.

À la tombée de la nuit, lorsque le train s’arrêta à une station importante, le monsieur élégant — j’appris plus tard que c’était un avocat — se rendit au buffet, avec la dame qui l’accompagnait, pour boire une tasse de thé.

Durant leur absence, de nouveaux voyageurs montèrent dans le compartiment et, parmi eux, un vieillard de haute stature, le visage fraîchement rasé, le front sillonné de rides, un négociant vraisemblablement, drapé dans une vaste pelisse en loutre et coiffé d’un haut bonnet pointu. Il prit sa place en face de celle occupée par l’avocat et sa compagne et se mit tout de suite à causer avec un jeune homme qui venait également de monter et qui paraissait être un employé de commerce. Le commis lui ayant dit que la place d’en face n’était pas libre, le vieillard avait répondu qu’il descendrait à la prochaine station : la conversation était ainsi engagée.

Je me trouvais tout près d’eux et, dans l’immobilité du train, je pus, pendant le silence des autres voyageurs, percevoir quelques mots de leur entretien. Ils causèrent d’abord de voyage, de commerce, d’une personne que tous deux connaissaient, puis enfin de la foire de Nijni-Novgorod. Le commis voulait raconter au vieillard les orgies faites à cette foire, mais celui-ci l’interrompit pour entreprendre le récit de celles auxquelles il avait autrefois, à Kounavino, pris lui-même une part active. Ce n’était pas sans une certaine fierté qu’il évoquait ses souvenirs et, persuadé que ce récit n’enlèverait rien à sa dignité et à la gravité de ses manières, il raconta avec orgueil qu’un jour, à Kounavino, étant très saoul, il s’était livré à une débauche telle qu’il ne pouvait la conter qu’à l’oreille.

Le commis, à cette histoire, fut secoué d’un fou rire, tandis que le vieillard, qui riait aussi, montrait deux dents jaunes.

Cette causerie était sans intérêt pour moi, et je descendis à mon tour afin de me promener un peu en attendant le départ. À la portière, je rencontrai l’avocat et la dame qui parlaient tous deux avec animation :

— Pressez-vous, me dit l’avocat, on va sonner le second coup.

En effet, à peine étais-je arrivé à la queue du train, que la cloche se fit entendre. Quand je remontai, l’avocat causait vivement avec sa compagne. En face d’eux le marchand gardait maintenant le silence et pinçait les lèvres d’un air dédaigneux.

— Elle déclara donc nettement à son mari qu’elle ne pouvait ni ne voulait continuer de vivre avec lui, disait en souriant l’avocat pendant que je passais devant eux, et…

Je ne pus entendre la suite : un contrôleur passait et de nouveaux voyageurs entraient.

Quand le silence fut rétabli, j’entendis de nouveau la voix de l’avocat et il me parut que la conversation avait passé d’un cas particulier à des considérations générales.

L’avocat fit observer que la question du divorce intéressait aujourd’hui toute l’Europe, et qu’en Russie les cas de divorce devenaient de plus en plus fréquents.

— Il n’en était point de même dans le bon vieux temps, n’est-il pas vrai ? dit-il au vieillard en souriant et tout en s’apercevant qu’il était le seul à parler.

Le train se mettait en branle : le vieillard se découvrit sans rien répondre, se signa trois fois, murmurant une prière, puis, en enfonçant sa casquette :

— Cela arrivait bien autrefois aussi, dit-il, mais plus rarement. Aujourd’hui ces choses-là sont forcées, c’est l’instruction qui le veut.

L’avocat répondit, mais le bruit du train, qui augmentait sans cesse de vitesse, m’empêcha d’entendre. Je me rapprochai cependant, curieux de savoir ce que dirait le vieillard.

La conversation semblait également intéresser mon voisin, le monsieur nerveux, car, sans se déranger, il tendit l’oreille.

— En quoi est-ce la faute de l’instruction ? dit la dame esquissant un sourire ; vaudrait-il mieux se marier comme jadis, quand les fiancés ne s’étaient même pas vus avant le mariage ? continua-t-elle, répondant, comme le font très souvent les femmes, non aux arguments invoqués, mais à ceux qui auraient pu l’être. — S’aimaient-ils ? pourraient-ils s’aimer ? ils ne le savaient pas : les femmes épousaient le premier venu et se créaient ainsi un tourment pour toute leur existence. À votre avis, était-ce préférable ? poursuivit-elle, s’adressant plus à l’avocat et à moi qu’au vieux monsieur avec qui elle avait lié conversation.

— On est trop instruit de nos jours, répéta le vieillard, ne répondant pas autrement à la question de la dame qu’en jetant sur elle un regard dédaigneux.

— Il serait intéressant que vous nous disiez quel rapport vous voyez entre l’instruction et la désunion du ménage, dit l’avocat étouffant un léger sourire.

Le marchand allait répondre, mais la dame l’interrompit :

— Non, ces temps sont passés !

— Laissez donc monsieur développer sa pensée, je vous en prie, dit l’avocat.

— Parce qu’il n’y a plus de respect, dit le vieillard d’un ton sentencieux.

— Mais comment le faire naître en unissant des personnes qui ne s’aiment pas ? Il n’y a que les animaux qui s’accouplent au gré du propriétaire. Les hommes, au contraire, sont poussés par leur sympathie, leurs inclinations, acheva la dame en lançant un regard sur l’avocat, sur moi et même sur le commis qui, appuyé sur le dossier de la banquette, suivait en souriant la conversation.

— Erreur, madame, dit le vieillard, l’animal est un animal, mais l’homme vit d’après des lois.

— Quoi qu’il en soit, comment vivre avec un homme lorsqu’il n’y a pas d’amour ? répliqua la dame croyant évidemment émettre des idées très originales.

— Il n’était point question de tout cela autrefois, dit le vieillard d’un ton ferme, c’est tout récemment entré dans nos mœurs. À la plus légère bagatelle, la femme se hérisse, et dit à son mari qu’elle va le quitter. Il n’est pas rare aujourd’hui de voir les paysannes, elles-mêmes, jeter leurs affaires aux pieds de leurs maris pour voler à celui qui a des cheveux plus bouclés. À quoi bon les paroles ! la femme doit d’abord, en face de l’homme, éprouver de la crainte.

Le commis regarda l’avocat, la dame et moi, réprimant un sourire et tout prêt à donner son approbation ou à ridiculiser les paroles du marchand, selon notre attitude.

— Quelle crainte ? demanda la dame.

— Celle-ci : la femme doit craindre son mari, voilà la crainte !

— Ah ! mon cher monsieur, ces temps sont passés !

— Point si passés que vous pourriez le croire, madame. Ève, la première femme, est née d’une côte de l’homme et cela restera vrai jusqu’à la fin des temps. Et, disant cela, le vieillard secoua la tête d’un tel air de triomphe et de gravité que le commis, lui décernant décidément la palme de la victoire, éclata d’un rire sonore.

— C’est bien là votre façon de juger, vous, hommes, dit la dame sans céder et en évitant de nous regarder. Vous gardez pour vous la liberté et vous cloîtrez la femme. Vous-mêmes, n’est-ce pas, vous pouvez tout vous permettre ?

— Ah ! pour l’homme, c’est autre chose.

— Donc, à votre idée, tout est permis à l’homme ?

— Personne ne saurait le soutenir ; seulement la mauvaise conduite de l’homme au dehors n’augmente pas sa famille, tandis que la femme, l’épouse… C’est un vase bien fragile, dit sévèrement le vieillard.

La chaleur de son discours paraissait entraîner la conviction des auditeurs, mais la dame, bien que fortement embarrassée, ne voulut point encore se rendre.

— Cependant la femme est aussi une créature humaine, elle a des sentiments comme l’homme. Que pourra-t-elle faire si elle n’aime pas son mari ?

— Ne pas aimer son mari ! dit le marchand d’une voix forte. Eh bien, on le lui apprendra !

Le commis fut particulièrement charmé de cette réponse inattendue et il fit entendre un murmure d’approbation.

— Mais non, on ne pourra le lui apprendre, dit la dame, l’amour ne vient pas de force.

— Si la femme trompe son mari, que se passera-t-il ? interrogea l’avocat.

— Elle ne doit pas le tromper, dit le marchand. On y veille.

— Et s’il en est ainsi cependant ? Car enfin cela arrive.

— Dans un autre monde, c’est possible, mais pas chez nous, dit le vieillard. Et si le mari est assez bête pour n’être point maître de sa femme, tant pis pour lui ! Inutile, en tout cas, de faire du scandale. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas amour, la maison ne doit pas en subir le contre-coup. Chaque mari peut dominer sa femme, il en a les moyens en main. Les imbéciles, seuls, n’aboutissent pas.

On se tut. Le commis fit un mouvement et, ne voulant pas être en reste avec les autres dans cette conversation, il commença, toujours souriant :

— Un de mes bons amis a été mêlé à un scandale bien mystérieux. Sa femme, licencieuse à l’excès, ne tarda pas à se lancer. Lui était un homme intelligent et sérieux. D’abord, ce fut avec le comptable. Le mari chercha à la ramener par de légères remontrances, elle n’en continua pas moins. Elle vola de l’argent à son mari : il se mit à la battre ; la situation empira. Elle se donna à un païen, à un Juif (sauf votre respect). Que faire ? Il la laissa partir et depuis il vit en célibataire tandis qu’elle court à travers le monde et tombe de plus en plus bas.

— C’est un imbécile ! dit le vieillard. S’il avait su la maintenir dès le début, elle serait encore avec lui. Il faut toujours tenir les rênes en main, dès le départ, et ne pas plus les abandonner à sa femme dans la maison qu’à son cheval sur une grande route.

À ce moment un employé entrait qui demanda les billets pour la prochaine station. Le marchand donna le sien.

— Ah ! oui, il faut savoir brider les femmes à temps, autrement tout est perdu.

— Ce raisonnement ne vous empêche en rien de vous divertir un brin avec les jolies filles de Kounavino, n’est-ce pas ? dit l’avocat avec un fin sourire.

— Vous déplacez la question, répliqua le vieillard sans rien ajouter de plus.

Bientôt un sifflement retentit et le train s’arrêta. Le marchand se leva, s’enveloppa dans sa fourrure, souleva son bonnet et descendit.