La Société dans les prisons de Paris pendant la terreur
Au temps du mauvais papier et de la grande épouvante[1], lorsque la Convention mettait les lois hors la loi, se décimait elle-même, créant une partie des obstacles dont elle devait triompher si durement, accomplissant aveuglément son œuvre, lorsque nos armées, gardiennes de la tradition et du véritable héroïsme, héritières du génie libéral de 1789, préservaient dans un élan sublime l’honneur, agrandissaient le patrimoine de la France ; lorsque, chacun se sentant au pied de l’échafaud, la vie était devenue un art et la pitié un crime, un homme d’esprit, interrogé sur ce qu’il pensait, répondit avec une douloureuse ironie : « Ce que je pense ! J’ose à peine me taire ! » Alors, en effet, l’esprit est suspect, le silence lui-même une protestation, la noblesse, les gens riches se cachent, émigrent, se battent en Vendée ou à Lyon ; l’Académie française, le premier salon de France, calomniée par Chamfort, un de ses membres, disparaît ; le salon de Mme Roland, celui de Mme de Sainte-Amaranthe, se ferment pour cause de proscription, de guillotine, et le peuple a son spectacle de prédilection, le travail du fonctionnaire Sanson, le Gratis de la Convention. On parle à la tribune, on vocifère dans les clubs, on agit dans la rue ; emportés par la haine, par l’enthousiasme et la peur, halelans sous un labeur surhumain, les vainqueurs éphémères n’ont ni le temps ni le goût de la conversation, science délicate qui exige des loisirs, une culture raffinée, des mœurs élégantes auxquelles, sauf de rares exceptions, les terroristes demeurent étrangers. Ne leur demandez ni la politesse aimable, ni la malice piquante, ni la grâce : pour les trouver encore, il faut les chercher dans les endroits où l’on est le moins accoutumé à les rencontrer, dans les prisons de Paris, les véritables, les seuls salons de cette époque tragique, devenus le dernier rendez-vous de la bonne compagnie.
Au début, et surtout dans les prisons muscadines, faites à la hâte avec d’anciens palais, hôtels, couvens ou collèges, et d’abord affectées au service des détenus politiques, ceux-ci pouvaient entretenir quelques illusions. La commune n’a pas encore pris à son compte cette administration, le tribunal révolutionnaire accorde des mises en liberté, les parens, les amis ont le droit de visiter les prisonniers, de leur écrire ; ils jouent à toutes sortes de jeux, lisent, étudient à leur gré. On commande sa nourriture au dehors et le dieu assignat fait merveille. D’ailleurs les riches donnent en raison de leurs facultés, et tout s’exécute à leurs dépens : à Port-Libre, par exemple, ils paient la nourriture des indigens, les frais de garde qui atteignent chaque jour cent cinquante livres, même le chien destiné à les surveiller ; un trésorier, choisi par eux, fait la collecte, ordonnance toutes les dépenses. Le soir, on se réunit au salon, où chacun apporte sa lumière : les hommes lisent, écrivent, les femmes brodent, tricotent ; on termine par un petit souper ambigu, quelquefois on organise des concerts ; à défaut de Boufflers ou de Ségur, voici le poète Vigée, l’auteur de la Fausse Coquette et de l’Entrevue : les dames proposent des bouts-rimés et décernent une récompense au vainqueur, les champions ne manquent pas, et l’on se croirait presque revenu au temps de l’hôtel de Rambouillet, à la fameuse Journée des Madrigaux. La lecture du journal a lieu à haute voix, et « à la nouvelle d’une victoire, on voyait passer le bout de l’oreille : les figures pâlissaient, des soupirs étouffés, des contractions de nerfs, des trépignemens de pieds annonçaient l’aristocrate incorrigible. » Le 23 nivôse an II, chants d’église, le Gloria in excelsis, le Credo, enfin la messe complète, observe Coittant, épicurien et libre-penseur. En revanche, le 4 prairial, fête de l’Être suprême, hymnes patriotiques, prières chantées par les dames, danses, chœurs, Marseillaise, vers de Guillaume Tell déclamés par Larive. Il y eut même une prison où les détenus sollicitèrent la permission de planter dans la cour un arbre de la liberté, et le concierge dut leur faire observer que l’endroit ne semblait guère propice à une telle cérémonie : peut-être voulaient-ils planter l’arbre de la liberté pour en avoir l’ombre. Concerts et fêtes durent se passer de musique instrumentale, car la Commune proscrivit impitoyablement violons, violes d’amour, basses et quintes ; les cris de la populace hurlant autour des victimes qu’on entraîne en prison, ou qui en sortent pour mettre leurs têtes à la lunette de l’éternité, voilà sans doute la musique qu’elle leur réservait.
On trompait par d’autres moyens l’inquiétude et l’ennui : par exemple, la manie de tirer les cartes devient au Plessis l’occupation de bien des prisonnières. Une vieille porteuse d’eau avait conquis la vogue et tenait ses assises dans un corridor obscur, une planche appuyée sur deux chaises lui servant de tréteau. Survient une jeune femme qui lui lance ce défi : « Voyons si tu es aussi habile que moi ; point d’amour, de mariage, ni d’argent ; les ci-devant rois seront des accusateurs publics, les reines de bonnes républicaines, le neuf de pique l’échafaud. Tire les cartes pour toi, je les expliquerai. » Et elle jette sur la table une pièce de 5 francs. La porteuse d’eau se trouble, hésite, enfin elle se décide, retourne le neuf et l’as de pique : « Eh bien ! que dis-tu de cette accolade ? Tu pâlis ! Ce soir au tribunal, demain guillotinée. » Le hasard ayant confirmé cette prédiction, la divination par les cartes eut plus d’adeptes que jamais.
L’art de la miniature était fort en honneur dans les salons de la Terreur, et, moyennant finances, les guichetiers consentaient à transmettre aux parens un portrait, un médaillon. Roucher, l’auteur de ce Poème des Saisons que Rivarol appela le plus beau naufrage du siècle, Roucher envoie aux siens un portrait peint par Leroy, avec ces quatre vers :
- Ne vous étonner pas, objets charmans et doux,
- Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ;
- Lorsqu’un savant crayon dessinait cette image,
- On dressait l’échafaud et je pensais à vous.
Le portrait de M. de Broglie venait d’être terminé, lorsqu’il reçut la nouvelle qu’il serait exécuté dans deux heures. Vigée était chez lui et lisait ses ouvrages ; il tira sa montre et dit : « L’heure approche, je ne sais si j’aurai le temps de vous entendre jusqu’à la fin ; mais n’importe, continuez toujours en attendant qu’on vienne me chercher. »
L’amitié naissait, grandissait rapidement dans cette atmosphère de sincérité forcée, loin des conventions sociales, comme dans un naufrage l’isolement, la nécessité, l’oubli de l’étiquette, le dévoûment créent des affinités subites, des sentimens profonds entre des personnes que le cours ordinaire de la vie eût laissées toujours indifférentes les unes aux autres. Là se réalisait l’apologue de l’aveugle et du paralytique ; là chacun se montrait bon, charitable, fraternel pour son semblable : une quarantaine de cultivateurs, envoyés au Luxembourg, étant tombés malades faute de ressources, les détenus font aussitôt une collecte, et en vingt-quatre heures les voilà habillés, couchés, chauffés, nourris.
- La hache a moissonné tant d’êtres innocens
- Qu’elle semble du reste avoir fait des parens.
L’amitié, qui souvent prend sa source dans la reconnaissance, qui vit de déférences et d’attentions, devait naturellement fleurir et s’épanouir en un milieu où les théories de Hobbes n’avaient plus de raison d’être. Le nouvel arrivant trouvait dans les habitans de la chambre commune des consolateurs, des camarades : chacun, à tour de rôle, balayait la chambre, allait à l’eau, faisait la cuisine.
L’amour marchait de conserve avec l’amitié, parfois d’un pas plus rapide. En pleine Terreur, en prison, en dépit des portes à doubles verrous et des grilles, malgré les guichets et les défenses de jour en jour plus sévères, on s’aime, on se réjouit, on corrompt les gardiens à prix d’or, on semble vouloir vivre toute une vie en un jour, en quelques heures, et paraphraser le mot de l’ancien : aujourd’hui le plaisir, demain l’échafaud ! A côté de grands exemples chrétiens comme ceux des dames de Noailles, combien de chutes dans la galanterie, combien de scènes dignes d’un Parny, d’un Dorat ! Madrigaux, bouts-rimés, tendres œillades, rendez-vous sous l’acacia, vont leur train.
- Ma muse, éveille-toi ! Comment ! tu dors encore !
- Sous ta fenêtre, au lever de l’aurore,
- Arrivent de tous les côtés,
- Des groupes de divinités
- Aimant des mortels la présence.
Où sommes-nous ? En prison, en 1794, Robespierre régnant, ou bien dans les salons de la Régence ? « On ne s’y ennuyait pas, disait plus tard un de ceux que sauva le 9 thermidor, on y filait même de jolis romans d’amour qui avaient cet avantage de ne pas durer. L’appel de neuf heures et celui de trois heures mettaient bon ordre aux idylles trop prolongées. » Et Mercier la Source, frère de lait de Louis XV, logé à la Force, dans une chambre bien meublée, encore mieux habitée, la chambre du conseil, répétait à ses camarades : « Si on voulait me mettre en liberté, je prierais bien respectueusement ces messieurs de me laisser ici. Je ne trouverais nulle part meilleure société et autant de soins qu’on en a pour moi dans votre compagnie. »
Aussi bien les femmes conservent le feu sacré du bon ton et du goût, sacrifient jusqu’au dernier moment au désir de plaire : leur chambre est un taudis, leur lit un grabat, mais elles se piquent d’amour-propre, accomplissent des miracles de coquetterie, lavent, relavent avec acharnement leurs vêtemens, demeurent autant que possible fidèles aux trois costumes de la journée. Rien, remarque Beugnot, ne les aurait distraites de ces soins de toilette, pas même un acte d’accusation. A la Conciergerie, les deux sexes parviennent à déjeuner ensemble en posant des bancs le long de la grille qui les sépare. Et propos malins, fines allusions, mordantes épigrammes de jaillir avec autant d’aisance que si l’on eût paradé à Trianon ou à Bagatelle : « On y parlait agréablement de tout sans s’appesantir sur rien. Là le malheur était traité comme un enfant méchant dont il ne fallait que rire, et, dans le fait, on y riait très franchement de la divinité de Marat, du sacerdoce de Robespierre, de la magistrature de Fouquier, et on semblait dire à toute cette valetaille ensanglantée : « Vous nous tuerez quand il vous plaira, mais vous ne nous empêcherez pas d’être aimables. » Qu’un prisonnier se montre pusillanime, qu’il oublie sa dignité, son caractère, on se gausse de lui, on le persifle. Le duc de Gesvres, à peu près cul-de-jatte, bègue, personnage de tout point grotesque, devient la fable de la prison, le point de mire du marquis de la Roche du Maine : « Tu as beau faire le patliote, mon pauvre petit Gesvres, tu seras dillotiné. » — « Ce n’est pas vrai, gémissait celui-ci, je ne suis pas aristoclate ; j’ai dépensé neuf cents flancs pour fêter la mort du tylan (du roi), ma tommune viendra me redemander ; je selai mis en liberté. » — « Va, petit vilain, tu y passeras ! te dis-je ; » et il lui faisait mille contes saugrenus sur tous les tours que lui avait joués la duchesse de Gesvres : de quoi remplir le Décaméron et Rabelais.
La leçon quelquefois remontait de bas en haut, et n’en était que plus significative. Le duc du Châtelet, transféré des Madelonnettes à la Conciergerie, colportait de tous côtés ses larmes et ses lamentations. Une fille des rues s’approche, et le toisant avec dédain : « Fi donc ! Vous pleurez ! Sachez, monsieur le duc, que ceux qui n’ont pas de nom en acquièrent un ici, et que ceux qui en ont un doivent savoir le porter. » Aristocrate enragée, Eglé faisait, comme Ange Pitou, sa propagande dans la rue, se répandant en propos, en cris séditieux, continuant de plus belle lorsqu’elle fut incarcérée. Chaumette avait imaginé de la faire condamner, elle et une de ses compagnes, en même temps que la reine, et de les envoyer à l’échafaud toutes les trois sur la même charrette. Le Christ n’avait-il pas été mis sur la croix entre deux larrons ? On y renonça, mais on ne se donna pas la peine de modifier l’acte d’accusation, de sorte qu’elles étaient accusées d’avoir conspiré avec la veuve Capet. « Malgré tout, ma chère Eglé, observait Beugnot, si on t’eût conduite à l’échafaud avec la reine, il n’y aurait pas eu de différence entre elle et toi, et tu aurais paru son égale. — Oui, mais j’aurais bien attrapé mes coquins. — Et comment cela ? — Comment ? Au beau milieu de la route, je me serais jetée à ses pieds, et ni bourreau ni diable ne m’en auraient fait relever. » Quand le président du tribunal révolutionnaire l’interrogea sur sa complicité avec la reine : « Pour cela, s’écria-t-elle en levant les épaules, voilà qui est beau, et vous avez, par ma foi, de l’esprit ; moi complice de celle que vous appelez la veuve Capet et qui était bien la reine, malgré vos dents ! moi, pauvre fille qui gagnais ma vie au coin des rues, et qui n’aurais pas approché un marmiton de sa cuisine, voilà qui est digne d’un tas de vauriens et d’imbéciles tels que vous ! » N’est-ce pas elle aussi qui, à cette question : « Accusée, de quoi vivez-vous ? » répondait : « De mes grâces, comme toi de la guillotine. » Elle entendit en souriant sa condamnation et protesta gaiment lorsque vint l’article de la confiscation de ses biens : « Ah ! voleur ! dit-elle au président, c’est là que je t’attendais. Je t’en souhaite, de mes biens ! Je te réponds que ce que tu en mangeras ne te donnera pas d’indigestion. » Ne pense-t-on pas involontairement à ce héros du romancier russe qui, s’agenouillant devant une pauvre créature dont le triste métier fait vivre la famille, lance ce mot sublime : « Je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »
Que des femmes aient voulu s’étourdir pendant la Terreur, placer l’amour, comme un voile, entre elles et la mort, au lieu d’y mettre Dieu, que plusieurs même, pour justifier cette déclaration de grossesse qui faisait surseoir à l’exécution, aient eu de coupables faiblesses, rien de plus certain. Mais combien ont réparé leurs erreurs par le dévoûment, combien ont racheté la faute des autres par l’abnégation, l’héroïsme aimable, la pratique constante des vertus les plus rares ! La Révolution a été une glorieuse date pour les femmes : les hommes fléchissent parfois, ils ne se souviennent plus de leur amitié avec les suspects, osent à peine s’approcher des prisons ; les femmes, les contemporains l’attestent, ont tout bravé, tout supporté pour consoler, pour sauver un mari, un père, un amant, même un inconnu. Paysannes, ouvrières, bourgeoises, grandes dames, filles des rois, elles exercent dans toute son étendue le divin ministère de la charité et du sacrifice. Madame Elisabeth défendant qu’on détrompât ceux qui, la confondant avec la reine, menaçaient, le 20 juin, de l’égorger ; — Mlle de Sombreuil arrachant son père des bras des massacreurs de septembre ; — Mme Bouquey recevant à Saint-Emilion les Girondins proscrits, en butte à toutes sortes de vexations, oubliant son danger et ne voyant que celui de ses hôtes ; — Mme Verney cachant pendant huit mois Condorcet, et répondant, lorsqu’il veut la quitter pour ne pas la compromettre davantage : « La Convention a pu vous mettre hors la loi, elle n’a pu vous mettre hors l’humanité, vous resterez ; » — Mme Lavergne criant : Vive le roi ! devant le tribunal révolutionnaire, afin de subir le sort de son mari ; — des femmes charmantes affrontant l’odeur pestilentielle des égouts pour adresser aux détenus des paroles de tendresse, et les avertir des démarches tentées en leur faveur ; — Mme Latour s’enfermant au Luxembourg avec le duc et la duchesse de Mouchy, suppliant qu’on la laisse avec ses maîtres, et offrant de se constituer prisonnière ; — la marquise de Montagu fondant l’Œuvre des Émigrés ; — la marquise de La Fayette partageant pendant plusieurs années la captivité de son mari à Olmütz[2] ; — les paysannes vendéennes dérobant intrépidement les Blancs aux perquisitions des Bleus ; — cette vieille duchesse, rudoyée par le guichetier qui l’appelle dans une fournée, répondant avec un sang-froid hautain : « On y va, canaille ! » — Mme de Noailles, au moment de montera l’échafaud, suppliant un autre condamné, un incrédule, de faire le signe de la croix et de se recommander à Dieu ; — mille traits admirables composent aux femmes de la fin du XVIIIe siècle une auréole de grandeur morale dont d’autres époques peut-être ont égalé, mais dont elles n’ont jamais surpassé l’éclat.
Pénétrons un peu plus avant dans l’intérieur de ces prisons, sépulcres animés, vestibules de la mort, d’où la fureur terroriste a banni, non l’espérance, mais les motifs raisonnables d’espérer. Selon les temps, selon les lieux, le régime diffère sensiblement : presque confortable dans certaines maisons, sévère et presque atroce ailleurs, à la Conciergerie, par exemple ; assez tolérant au commencement de la Terreur, plus dur, plus inquisitorial à mesure que la domination de la Commune s’accentue, que les assassinats juridiques se multiplient, que les arrestations deviennent plus absurdes. La loi du 22 prairial était un merveilleux instrument de tyrannie, tel qu’un Tibère eût pu l’envier à Robespierre et à Saint-Just, tel qu’il permet d’envoyer à l’abattoir les Dantonistes eux-mêmes et les Hébertistes. On entre en prison sous les prétextes les plus frivoles : parce qu’on est riche ou noble (un nom alors devient un forfait), parce qu’on a fait partie de la Constituante, parce qu’on est suspecté d’être suspect d’incivisme, ou qu’on déplaît à quelque puissant du jour. Un pauvre homme et sa femme, qui avaient un théâtre de marionnettes aux Champs-Elysées, sont enfermés, puis guillotinés pour avoir exposé une figure en cire de Charlotte Corday ; on a trouvé chez un autre trente-six œufs ; un troisième a fait venir de la campagne un petit cochon et l’a tué : confisqués les œufs, le cochon, emprisonnés les accapareurs. Un domestique a porté une lettre écrite par un suspect ; le voilà suspect lui-même. Voici une femme incarcérée comme mère d’émigré, et elle n’a jamais été mère. On finira par arrêter un citoyen à cause de sa bonne mine : pendant la Terreur, une figure réjouie insulte à la misère publique. Telles arrestations, tels jugemens : le jeune de Maillé, âgé de dix-sept ans, va jouer à la main chaude avec Sanson pour s’être plaint qu’on lui a servi un hareng rempli de vers ; l’inspecteur d’une maison d’arrêt interdit les moindres instrumens en acier, jusqu’aux grandes épingles des femmes, jurant qu’il fera éternuer dans le sac celles auxquelles il en trouvera. La mort pour une épingle ou pour des rubans ! Arrêté par la foule qui menace de lui faire un mauvais parti, parce qu’il ne porte pas la cocarde, un citoyen ne s’en tire que par son sang-froid : « Parbleu oui ! s’écrie-t-il en retournant son chapeau avec un étonnement feint, je l’ai oubliée à mon bonnet de nuit, car je couche avec elle. »
Conduit à la Conciergerie à travers une populace en délire qui l’a poursuivi de ses huées en lui jetant des ordures, le malheureux subit tout d’abord dans le guichet[3] l’examen du concierge, des porte-clés : ils allument le miston, le regardent sous le nez, afin qu’il soit bien connu et ne puisse se donner pour étranger. A gauche du guichet, le greffe, divisé en deux parties par une cloison à jour : d’un côté, le fauteuil du greffier avec ses registres et ses écritures ; de l’autre, les condamnés à mort ; ils demeurent là pendant ces heures éternelles qui séparent le jugement de l’exécution.
- Le geôlier, la fermant avec tranquillité (la porte),
- Entre eux et les vivans a mis l’éternité.
Du greffe, on passe, à travers d’énormes portes, dans des cachots appelés la souricière, où le jour pénètre à peine : pour litière, des pailles remplies de vermine, corrompues par le défaut d’air, et la puanteur des seaux ou griaches ; pour compagnons, des escrocs, des assassins auxquels il faut payer la bienvenue sous peine de mauvais traitemens, ou bien encore des rats qui parfois mangent la culotte du prisonnier. Heureux quand ils se contentent des vêtemens ! Les rats des prisons de Bordeaux avaient mordu Mme Tallien, et, aux beaux jours du Directoire, Notre-Dame de Thermidor, montrant à ses adorateurs ses pieds chaussés de la sandale antique, leur disait coquettement : « Si vous regardiez bien, vous verriez les dents des rats de Bordeaux. » Beaulieu passe trois nuits dans un de ces cachots, moitié assis, une jambe étendue sur un banc, l’autre posée à terre, le dos appuyé contre la muraille.
Les prisonniers sont aussi à la pistole, à la paille : les chambres des pailleux (ceux qui, n’ayant pas le moyen de payer le loyer d’un lit, couchent sur la paille) ne différent des cachots qu’en ce que leurs habitans doivent en sortir vers huit heures du matin pour y rentrer une heure avant la nuit ; là on les entasse comme un troupeau de moutons, le troupeau dont la mort est le pasteur. Les voilà donc forcés de se morfondre toute la journée dans la cour et les galeries circulaires. A Lyon, un prisonnier qui n’avait pu obtenir sa portion s’était couché sans murmurer sur le pavé humide et froid ; le concierge, faisant sa ronde, s’en aperçut et l’interrogea : « C’est faute d’adresse, répondit-il, je n’ai pu traverser la foule qui était grande. » — Sois mieux que tous les ambitieux, ordonna Brigalaud ; guichetier, donne-lui trois bottes ! » L’ambition consistait à se disputer quelques brins de paille.
Dans les chambres à la pistole, on paie le loyer des lits que l’on occupe : 27 livres 12 sous d’abord, puis 15 livres par mois pour un méchant grabat, avec un matelas « de l’épaisseur d’une omelette soufflée. » N’y passât-on qu’un jour, une nuit, le mois tout entier est exigible, et comme, dans les derniers temps, 40 ou 50 têtes tombaient tous les jours, la Conciergerie devient le premier hôtel garni quant au produit.
De l’argent, de l’argent, et encore de l’argent ! Voilà le refrain des guichetiers. Pas d’argent, pas de lit, pas de douceurs, pas de secours. Mais comment conserver ses assignats, alors que la Commune envoie ses suppôts fouiller les détenus, enlève leurs effets d’or et d’argent, bijoux, couteaux, ciseaux, compas, canifs, miroirs, jusqu’à leurs cuillers et fourchettes qu’on remplace par des couverts de bois, alors qu’en certaines maisons on soumet les hommes et femmes à la formalité humiliante du rapiotage (qui consistait à les déshabiller) ? On leur laisse, il est vrai, cinquante livres, en promettant de tout rendre plus tard, mais on se contente d’entasser les prises dans des paquets, sans dresser d’inventaire. Ces fouilles amènent parfois des incidens assez comiques. Parisot, auteur dramatique, dit aux inquisiteurs : « Citoyens, je suis désolé, vous arrivez trop tard ; j’avais bien ici trois cents livres, mais un citoyen vous a devancés et me les a dérobées ; cependant, comme on m’a dit que vous laissiez cinquante livres et que je n’en ai que vingt-cinq, s’il vous plaisait de parfaire la somme ? — Oh ! non, citoyen. — J’entends, vous ne venez que pour prendre. Il est malheureux qu’il y ait ici des citoyens plus actifs que vous. Au surplus, en suivant la marche que vous prenez, vous n’y perdrez rien et tout rentrera dans vos mains. Vous êtes un océan auquel vont se joindre toutes les petites rivières. — Vous êtes bien honnête, repartit l’administrateur Wiltcheritz, mais ce n’est pas des complimens dont nous sommes en recherche aujourd’hui. » Quand Mme de Duras donna ses assignats, elle fit la remarque qu’on ne les comptait pas : « Nous n’avons que faire de les compter pour vaincre les ennemis de la République, répliqua un municipal. — Je le crois bien, reprit la duchesse, ce ne serait pas avec du papier qu’ils pourraient être vaincus. »
On rusait, cependant, on imaginait des cachettes, et avec du sang-froid, de l’adresse, on parvenait à préserver ce qu’on avait de plus précieux. Coittant réussit de la sorte à dissimuler sa montre, des ciseaux, un rasoir, le journal de sa captivité. Voir dépouiller complètement les détenus au profit de la Commune n’eût pas fait l’affaire des gardiens : aussi ferment-ils les yeux et suggèrent-ils au besoin le moyen de cacher ces assignats qu’ils espèrent bien extorquer en détail.
Leur rapacité était sans bornes. As-tu des sonnettes (de l’argent) ? demandent-ils au nouveau-venu. S’il répond oui, ils apportent une cuvette, un pot à eau, quelques plats fêlés qu’il paie le triple de leur valeur ; s’il a le gousset vide, il doit vendre à vil prix une partie de ses effets pour obtenir les objets strictement nécessaires. Quelques-uns se plaisent à augmenter la terreur des prévenus, leur présentent en ces termes leur acte d’accusation : « Tiens, voilà ton extrait mortuaire ! » A la Conciergerie, Beaulieu rencontre un voleur nommé Barrassin, condamné à quatorze ans de fers pour ses crimes, qui avait obtenu de faire son ban en prison au lieu d’aller aux galères, et possédait la confiance du concierge. Voici la formule qu’il employait pour faire rentrer les détenus : « Eh, Châtelet, eh ! ., aboule ici, eh ! Châtelet ! » Et M. le duc aboulait docilement. En vertu de l’égalité, ce misérable avait été donné pour valet de chambre à la reine. Beaulieu l’interrogeait sur la manière dont on la traitait : — « Comme les autres, répondit-il. — Comment ! comme les autres ! — Oui, comme les autres ; ça ne peut surprendre que les aristocrates. — Et que faisait la reine dans sa triste chambre ? — La Capet ! va, elle était bien penaude ; elle raccommodait ses chausses pour ne pas marcher sur la chrétienté. — Comment était-elle couchée ? — Sur un lit de sangles, comme toi. — Comment était-elle vêtue ? — Elle avait une robe noire qui était toute déchirée : elle avait l’air d’une margot. — Etait-elle seule ? — Non ; un bleu (un gendarme) montait toujours la garde à sa porte. — Ce bleu était avec elle ? — Je t’ai dit qu’il montait la garde à sa porte, mais elle n’en était séparée que par un paravent tout percé et à travers lequel ils pouvaient se voir tout à leur aise l’un et l’autre. — Qu’est-ce qui lui apportait à manger ? — La citoyenne Richard. — Et que lui servait-elle ? — Ah ! de bonnes choses : elle lui apportait des poulets et des pêches ; quelquefois elle lui donnait des bouquets, et la Capet la remerciait de tout son cœur. »
Les geôliers ont pour collaborateurs d’énormes chiens[4] qui les accompagnent dans leurs rondes de nuit, courent les corridors pour presser les paresseux à l’heure de la retraite, empochent les évasions. Quelquefois cependant, ils se montrent, comme leurs maîtres, accessibles à la séduction. Parmi ces cerbères jacobins, Ravage, à la Conciergerie, avait pour mission la garde de nuit de la cour du préau : des prisonniers ayant réussi à pratiquer un trou pour s’échapper, rien ne s’opposait plus à leur dessein, sinon la vigilance du molosse. Cependant il se tait, et le lendemain matin, on trouve attachés à sa queue un assignat de cent sous et un petit billet avec ces mots : On peut corrompre Ravage avec un assignat de cent sous et un paquet de pieds de mouton. Ce fut une belle occasion de rire et de moquerie pour les détenus. Ils avaient, eux aussi, leurs chiens, mais les administrateurs de police ordonnèrent qu’on les renvoyât : un seul, à Port-Libre, le chien de Mme de la Chabeaussière, trouva grâce et fut conservé ; Brillant avait une rare intelligence et faisait à merveille les commissions de sa maîtresse ; ne pouvant s’en prendre au concierge, il s’en prenait à son chien, et, quoique plus faible et plus petit, il le terrassait. Les chiens, pendant la Révolution, ont eu leurs annales de dévoûment, leur martyrologe. L’un d’eux se glisse tous les jours au Luxembourg, apportant à son maître un billet de sa femme caché dans son collier ; un autre refuse de manger, expire de douleur sur la place même où l’on a fusillé Bousquié, à Lyon. Le chien de Saint-Prix, ayant été dressé à aboyer d’une certaine manière lorsque des inconnus se présentaient, avait mordu plusieurs fois un porteur de billets de garde. Saint-Prix fut condamné, et, en vertu d’ordres formels, le chien, complice du crime, assommé à la barrière du Combat, devant un commissaire de police.
En temps ordinaire, les concierges sont les gouverneurs suprêmes, les régulateurs de la destinée des prisonniers : aussi les parens, les amis s’efforcent-ils de capter leurs bonnes grâces. A la Force, Ferney remplit ses devoirs avec un tact parlait. Quand les soixante-treize furent arrêtés, il leur témoigne de touchans égards. Un administrateur, chargé de l’enlèvement des armes, s’étant nonchalamment jeté sur le lit du député Marbos : « Citoyen, l’avertit Ferney, es-tu venu ici pour insulter au malheur ? Ignores-tu que c’est un représentant du peuple qui est couché dans ce lit ? » Après l’institution de la gamelle, on interdit aux guichetiers de boire avec les détenus : Ferney, ému de compassion pour les vieillards et les infirmes, leur dit : « Citoyens, si la loi défend aux guichetiers de boire avec les détenus, elle ne défend pas aux détenus de boire avec les guichetiers. Quand vous aurez besoin d’un verre de vin, passez au guichet et vous trouverez sur la table une bouteille de vin à votre service. » Aux Madelonnettes, Vaubertrand, au Luxembourg Benoît conquièrent l’estime, la sympathie des prisonniers, et peu s’en faut que ce dernier ne paie de sa tête sa mansuétude. Richard, à la Conciergerie, a ses bons et ses mauvais jours, mais en général on se loue de sa femme. Naudet, suspect de modérantisme, coupable de ne pas recueillir assez de malédictions, est remplacé par Guiard, ancien concierge de la Cave des morts de Lyon, une sorte de bourreau avant la lettre, un misérable qui se plaît à inventer mille vexations : défense de respirer l’air à la fenêtre, guichetiers qui viennent compter les victimes dans leur lit, sentinelles qui, pendant la nuit, crient tous les quarts d’heure : « Prenez garde à vous ! » tout billet qui renferme quelques mots de consolation ou d’amitié impitoyablement déchiré. Après l’enlèvement des assignats, on distribuait aux captifs cinquante sous par jour : un matin qu’il payait, il dit avec un mauvais sourire : « Oh ! la première fois, il y en aura deux cents de moins à payer. » On crut qu’ils allaient obtenir leur liberté : cette parole annonçait la terrible fournée des cent soixante-neuf.
Haly, concierge à Port-Libre, puis au Plessis, est aussi fripon que despote et sa femme le seconde à sa façon. Ne s’avise-t-elle pas, un soir, d’emmener une trentaine de pauvres détenues dans une salle du greffe où gisent amoncelés des vêtemens ? là elle les invite à choisir, puisque les leurs sont usés ; quelques-unes obéissent, mais, à la lumière, elles s’aperçoivent qu’ils sont imprégnés de sang et, les rejetant avec horreur, s’éloignent en tremblant. Quant à Haly, il arrête tout ce qui lui convient : vins, pâtés, volailles, linge ; lui adresse-t-on quelque requête, sa réponse ordinaire est celle-ci : « Tais-toi, je te ferai mettre à Bicêtre ! apprends que je suis le maître ici ! » Des malades atteints de la petite vérole implorent un médecin, des soins, un hospice : « Vous m’ennuyez, gronde-t-il, je n’ai pas le temps ; vous m’étourdissez, j’ai mille affaires, les administrateurs sont au greffe. » Ils y venaient, en effet, boire le vin qu’on envoyait aux captifs, et, pendant ce temps, malades, femmes enceintes expiraient dans leurs taudis, sans secours, sans remèdes. Se plaindre au sommelier de la mauvaise qualité des vins, faire remarquer au cuisinier que ses viandes sont gâtées, que son salé ressemblait fort à la chair de guillotinés, c’est s’exposer à Bicêtre, séjour plus rigoureux encore. Par instans Haly ne déteste point la plaisanterie : il affecte de s’étonner lorsque ses prisonnières ne paraissent pas charmées du logement qu’il a assigné, il leur répète journellement : « Ceci ressemble au Palais-Royal ; je vous permets, mes belles, d’envoyer chercher des glaces. » Volontiers héberge-t-il ses collègues, les bourreaux, les huissiers, les recors, et pour que la fête soit complète, il les mène dans sa ménagerie. La vue d’une duchesse, observe la comtesse de Bohm, d’un prêtre, d’une religieuse, les réjouissait comme s’ils eussent regardé un animal rare. C’êtaient leurs pièces capitales. Un jour, les concierges entament une discussion sur les mérites respectifs de leurs maisons. « Sur mon honneur, disait Haly, le Plessis est la plus vaste, la meilleure prison de l’univers ; elle est distribuée à souhait ; chaque détenu a gratuitement l’usage de deux bons matelas de coton, draps, couvertures provenant des maisons royales. J’ai du logement pour sept ou huit mille prisonniers et du linge de corps en proportion. — Très bien, réplique Richard, mais chez moi les voleurs sont à gauche, les suspects à droite, sans communication entre eux, tandis qu’ici les détenus sont pêle-mêle. — C’est qu’au Plessis, reprend Haly, je n’ai en garde que des suspects, des conspirateurs, des royalistes, des gens comme il faut, ressortissant tôt ou tard au seul tribunal révolutionnaire. » L’argument parut péremptoire.
Parfois les détenus font de tristes rencontres chez ces geôliers auxquels la nécessité les forçait de recourir plus souvent qu’ils n’auraient voulu. A Versailles, Mme Elliott apprend ainsi à connaître le bourreau : « Vous devez, ricane son geôlier, vous faire un ami de ce citoyen ; c’est le jeune Sanson, l’exécuteur, et peut-être sera-t-il chargé de vous décapiter. » Elle se sentit défaillir, surtout quand le bourreau lui prit le cou, un cou semblable à celui de Marie Stuart, sa compatriote, et dit : « Ce sera bientôt fait ; il est si long et si mince ! Si c’est moi qui dois vous expédier, vous ne vous en apercevrez même pas. » Un jour, comme elle demandait à ce gardien un peu d’eau chaude pour se laver : « Cela n’a pas le sens commun, murmura-t-il, rien ne peut vous sauver des mains du bourreau, et, comme elles sont fort sales, vous n’avez pas besoin de vous laver. »
Au-dessus des concierges apparaissent d’autres inquisiteurs, membres des commissions populaires, municipaux, administrateurs de police, interprètes des comités de gouvernement et de la Commune, presque toujours disposés à stimuler plutôt qu’à ralentir le zèle des gardiens. A Chantilly, l’un d’eux imagine d’ordonner aux dames de couper leurs cheveux et de recevoir des femmes sans-culottes dans leurs chambres. A la Folie-Renaud, Dupaumier réunit les détenus des deux sexes pour leur déclarer qu’il voudrait voir à la porte de chaque maison une guillotine permanente, et qu’il se ferait un plaisir d’y attacher lui-même avec son écharpe les condamnés. Le savetier Wiltcheritz, Polonais d’origine, répond toujours la même chose : « Patience, la justice est juste, la vérité est véridique, on te rendra justice ; ce durement ne peut pas durer. — Patience, répliqua quelqu’un, c’est la vertu des âmes et non celle des hommes ! — Tu n’es donc pas républicain ? » répondit-il. Chacun de rire, et lui plus fort que les autres, car il pensait avoir dit une chose fort spirituelle. Quant à Marino, homme insolent, brutal et grossier, chacune de ses visites a pour résultat un redoublement de rigueurs ; il ne se sent pas d’aise en annonçant aux prisonniers que la Commune leur interdit toute communication avec le dehors, et va établir l’égalité de table entre le riche et le pauvre, le tout, bien entendu, aux dépens du premier. Il voulait même que les pailleux allassent occuper la place des détenus à la pistole et réciproquement : on le détourna de ce projet en lui représentant que la paille se composait surtout de criminels, de voleurs, de fabricans de faux assignats et qu’il serait fâcheux de favoriser des brigands au détriment de citoyens qui n’étaient que prévenus d’incivisme. Quelqu’un lui demandant l’ouverture du jardin du Luxembourg pour respirer le bon air : « Patience, fit-il, on établit de belles maisons d’arrêt à Picpus, à Port-Libre et ailleurs, où il y a de beaux jardins ; ceux qui auront le bonheur d’y aller pourront se promener tout à leur aise, s’ils ne sont pas guillotinés auparavant. » Un autre se plaint de sa détention, son écrou portait : « Suspecté d’être suspect d’incivisme ! » (L’ombre d’une ombre ! ) « J’aimerais mieux, hurle-t-il, être accusé d’avoir volé quatre chevaux, même d’avoir assassiné sur le grand chemin, que d’être ainsi suspecté. » Un jour de belle humeur, il dit aux artistes du Théâtre-Français qu’il leur enverrait un fermier-général pour les nourrir. Il avait amené de Crosne dans une chambre occupée par des sans-culottes. « Tiens, mon fils, recommande-t-il, voilà les hommes de ma section : il faut que tu en aies soin ; entends-tu bien ? — Oui, citoyen. — Assieds-toi là ? — Oui, citoyen. » Alors lui passant la main sur la joue : « Ah ça ! tu paieras le fricot, entends-tu bien ? — Oui, citoyen. — La chambre, les frais, le vin ? — Oui, citoyen. — Tu as de la fortune, ils n’en ont pas, c’est à toi à payer ; entends-tu ? — Oui, citoyen. — N’y manque pas. — Non, citoyen. — Et tu leur donneras le gigot à l’ail, les pommes de terre et la salade ? — Oui, citoyen. » Après ce dialogue, il quitta de Crosne en lui donnant un petit soufflet protecteur sur la joue. On s’amusait de ces bêtises et de beaucoup d’autres. Henri Heine, dans un de ses poèmes, parle de ces chiens d’Aix-la-Chapelle qui s’ennuient tellement qu’ils ont l’air d’implorer de l’étranger un coup de pied pour les distraire un peu : ainsi la visite de Marino ou de Wiltcheritz égayait parfois les détenus, fût-ce au prix de quelque brutalité. Détail assez plaisant : les nobles estimaient leur fortune réciproque par le nombre de sans-culottes qu’ils nourrissaient, comme jadis ils faisaient dans le monde, par le nombre de leurs chevaux et laquais.
Il fallait compter avec un autre fléau : la détestable engeance des délateurs ; elle pullulait dans les cachots de cette Terreur qui semblait s’appliquer à emprunter, en les perfectionnant, leurs instrumens les plus odieux à tous les systèmes de tyrannie. Observer, dénaturer les actions, chercher des projets de complot dans les regards, jusqu’au fond des pensées, puis former des listes qu’on remettait aux comités de gouvernement, voilà quel fut le métier de ces moutons, métier auquel beaucoup se résignaient pour avoir la vie sauve. Ce sont leurs faux témoignages qui permettent à Fouquier-Tinville d’échafauder la fantastique conspiration des prisons. Interpellé s’il a vu des nobles placer des fleurs de lis à leurs fenêtres en haine de la révolution, Pépin de Grouette répond : « Oui, je les ai vus. » Or ces prétendues fleurs de lis étaient de simples tubéreuses. Coquerie confesse avoir reçu de Vergennes force assignats de 25 livres : « Cela n’a pas empêché, dit-il, que je l’aie fait guillotiner. » On les entendit se disputer la gloire d’avoir fait le plus de dénonciations : « La mienne était mieux imaginée que la tienne ; elle avait au moins un air de vérité. » — « J’aime mieux la mienne, elle est plus forte. » Il en est qui exigent les faveurs de femmes d’accusés, et qui, malgré cela, maintiennent ceux-ci sur la liste. Au bout de quelque temps, ils ne gardèrent plus aucune mesure, logèrent dans la même chambre et se vantèrent publiquement de leur influence. Boyenval se targuait d’aller toutes les nuits au comité de sûreté générale et au comité de salut public, d’avoir toutes les têtes du Luxembourg à sa disposition ; il assurait qu’une fois sorti, il aurait une bonne place, mais que, lui donnât-elle cent livres par jour, il les boufferait, parce que, s’il thésauriserait, on le guillotinerait aussi pour prendre son argent. « Le premier qui me regarde de travers, disait-il, je le fais transférer à la Conciergerie. » Un malheureux suspect se promenant dans la cour avec des pantoufles de maroquin rouge, Boyenval le toise de haut en bas et d’une voix menaçante : « Il n’y a qu’un aristocrate qui puisse avoir des pantoufles comme celles-là. » Et aussitôt il inscrit sur sa liste le Toulousain qui, le surlendemain, fut exécuté. Boyenval fit partie des témoins qui déposèrent dans la conspiration des prisons ; à l’entendre, il avait parlé deux heures, rempli toute la séance, obtenu la condamnation des cinquante-neuf qui passèrent le premier jour en jugement. Un autre espion, ancien aide du général Carteaux, se distinguait par une hypocrisie si profonde qu’on l’avait surnommé le troisième volume de Robespierre. Au reste, les juges ont si bien pris leur parti d’avance qu’on envoie à la Conciergerie un guichetier pour avoir déclaré qu’il n’avait aucune connaissance de la conspiration. Un second porte-clefs eut également le courage de nier. « Mais, lui dit le président du tribunal, quand tu portais quelques paquets à ces contre-révolutionnaires, est-ce que tu ne les entendais pas tenir des propos aristocratiques ? — Écoutez-moi, écoutez-moi tous, répondit-il ; entendez-vous tout ce qui se dit derrière cette porte qui est là-bas ? — Non. — Eh bien, moi, c’est tout de même pour la conspiration. » — Le peuple ayant applaudi, on n’osa pas emprisonner celui-là. En réalité, la docilité des habitans de ces tristes lieux surpassait la dureté de leurs oppresseurs ; jamais communauté astreinte à la règle la plus austère, jamais armée soumise à la discipline la plus rigoureuse, ne se montrèrent plus obéissantes à la voix de son supérieur, à l’ordre de son général.
De mois en mois, de décade en décade, à mesure que Robespierre, les comités, la Commune écrasent davantage la Convention, anéantissent les volontés de ces députés dont les cœurs sont maigres à force de terreur, plus aussi devient intolérable le régime des prisons, comme si l’on avait résolu de faire mourir plusieurs fois chaque victime, de la guillotiner en détail avant de donner le coup de grâce. Non contente de dépouiller les détenus, de confisquer les lettres, l’argent envoyé par les parens, l’administration interdit à ceux-ci de s’approcher des enceintes réservées, établit dans les jardins, celui du Luxembourg par exemple, des cordons patriotiques : elle avait découvert le complot de la pitié, et la presse démagogique dénonça ces femmes, ces petits enfans venant sous les fenêtres des maisons d’arrêt pour tâcher d’émouvoir le peuple et lui rendre les jacobins odieux ; en revanche, on laisse approcher les misérables qui jouent la pantomime du supplice devant les fenêtres des captifs. Défense d’avoir de la lumière dans les chambres[5] ; plus de médicamens, de plumes, de chanvre pour filer, plus de journaux, plus de correspondance, sauf pour réclamer quelques objets indispensables comme le linge ; d’ailleurs tout passe sous les yeux du concierge qui fait fonction de cabinet noir. Plus de livres de philosophie ou de morale, ils pourraient éveiller certaines pensées ; point de livres de dévotion, ils exalteraient les têtes : on ne tolère que les romans. Enfin, dans les premiers jours de messidor II, la Commune inaugure le système de la gamelle : riches et pauvres, gros et petits mangeurs, femmes délicates et gens robustes, tous soumis au régime du traiteur. Et quel régime ! Une fois par jour, pour 50 sous provenant de la masse des effets enlevés, sur une table malpropre, en un pêle-mêle dégoûtant (car on était placé par ordre alphabétique), une soupe détestable dans des gamelles de fer-blanc, du vin plus ou moins frelaté, deux plats, l’un de légumes nageant dans l’eau, l’autre de viande de porc mêlée de choux et qu’il faut déchirer avec les doigts, les couteaux ayant été enlevés, enfin un pain de munition d’une livre et demie, voilà le festin du traiteur Lereyde au Luxembourg :
… La lugubre cloche m’invite,
Moi cent neuvième, à ce festin ;
Malgré moi je finis bien vite :
Adieu ! je vais… mourir de faim !
Toutes les relations de l’époque signalent la cupidité des fournisseurs de banquets civiques : l’un d’eux friponne tant et tant qu’on finit par l’arrêter ; il ne craignait pas de vendre trente sous soixante-douze haricots. Le municipal Vassot assiste souvent à ces agapes, et toujours il adressait la même question : « Eh bien, citoyens, comment ça va-t-il ! L’appétit est-elle bonne ? — Oui, citoyen municipal, mais la soupe, il est mauvais. — Ah ! dame ! c’est que faut pas être nacheux, voyez-vous ; il y a encore diablement de patriotes qui voudraient en avoir leur soûl. » Quand la cloche sonnait, écrit Mme de Duras, nous arrivions avec des paniers (comme à l’école) où étaient nos couverts, gobelets, etc. Souvent, le dîner d’avant n’était pas fini, on attendait sur ses jambes, bien longtemps, en groupes, dans le salon qui précède la galerie. Nous mangions de la soupe où il n’y avait que de l’eau, des lentilles que les chevaux mangent habituellement, du foin en épinards, des pommes de terre germées et un ragoût excessivement dégoûtant appelé ratatouille… On sortait de table ayant faim… » À Chantilly, le commissaire Perdrix composa un chant patriotique pour la circonstance : La liberté veut, pour l’égalité, qu’ils mangent à la gamelle. Il miaulait sans cesse ce refrain.
Quelques concierges ajoutent à leur métier celui de traiteur, et les gens avisés s’efforcent de prendre place à leur table, parce qu’on se trouvait alors à portée pour gagner leur protection en souriant à leurs propos, en les comblant de prévenances, parce qu’on avait ou croyait avoir plus de chances d’échapper à l’appel fatidique. « Qui gagne du temps gagne souvent la vie : » ce proverbe de la sagesse des nations trouva mainte application pendant la Terreur.
Après la loi du 22 prairial, c’est une espèce de miracle qu’un détenu riche ou noble sortant de prison acquitté ; c’est presque aussi un miracle de quitter guéri une infirmerie de prison. Celle de la Conciergerie semblait un véritable charnier[6] : une sorte de boyau de vingt-cinq pieds de large sur cent de long, fermé aux extrémités par des grilles de fer, à peine éclairé par deux fenêtres en abat-jour, très étroites, les lieux d’aisances placés au milieu même de cette salle, dégageant un tourbillon de méphitisme et de corruption, quarante à cinquante grabats, et dans chacun deux ou trois personnes atteintes de maladies différentes, nulle hygiène, aucun souci de purifier l’air, le médecin le plus insouciant et le plus barbare qu’on vît jamais, ce docteur Thierry, protégé de Robespierre, visitant tous ses malades en vingt-cinq minutes, et, nouveau Sangrado, ordonnant un seul remède, de la tisane, et jamais rien que de la tisane ; les cris de douleur des uns, leurs rêves entrecoupés d’images de sang, les chiens répondant la nuit à la sonnerie de l’horloge par de longs hurlemens ; les morts laissés plusieurs heures à côté de leurs compagnons de lit, parce qu’il y avait une heure marquée pour les transporter, des moribonds traînés, malgré leur état, devant le tribunal révolutionnaire, tout contribuait à entretenir l’horreur de ce séjour. Un jour, le docteur Thierry s’approche d’un lit, tâte le pouls d’un de ses cliens : « Ah ! dit-il, il est mieux qu’hier. — Oui, citoyen, répond l’infirmier, il est beaucoup mieux, mais ce n’est pas le même ; le malade d’hier est mort, et celui-ci a pris sa place. — Ah ! c’est différent ; eh bien, qu’on fasse la tisane ! »
Au milieu de ces tourmens, en butte à tant de fluctuations dans l’infortune, placés entre le souvenir des massacres de septembre et la crainte de nouvelles journées populaires, isolés et se croyant oubliés de leurs familles, privés des consolations de la religion, voyant chaque jour leurs amis partir pour le tribunal inexorable, entendant le colporteur de journaux proclamer le nombre des sujets de très haute, très puissante et très expéditive dame Guillotine, comment les détenus n’auraient-ils pas éprouvé quelques défaillances, abandonné parfois leurs cœurs au désespoir ?
Aussi bien le dégoût d’une telle vie engendre le goût de la mort, quelques-uns même se suicident, en poussant le cri de Ninon : je ne laisse au monde que des mourans. Beaucoup mettent à leurs visages un masque de gaîté factice ; la parole se glace sur les lèvres, la misère morale et matérielle étreint des natures fortement trempées. « Tout s’épuise, soupire Roucher ; le maintien le plus ferme n’est plus qu’un mensonge du corps qui veut ne pas paraître complice de la faiblesse de l’âme… Le courage de la veille n’est point celui du lendemain : il faut s’en faire un nouveau tous les jours. » Mais le poète reste fidèle à ses idoles : la liberté, la loi, et il en vient au point de déclarer à sa fille que, si les portes de Lazare (Saint-Lazare) s’ouvraient contre le vœu du législateur, il n’en profiterait point. L’autorité le captive, il faut que l’autorité le délivre. « Patience, ajoute-t-il, la liberté est un fruit qui, comme tous les autres, veut du temps pour mûrir. » Un tel luxe de conscience semblera bizarre dans un temps comme le nôtre où l’on sort volontiers de la légalité pour rentrer dans le droit, où l’on fabrique de la fausse légalité comme on fabrique de la fausse monnaie.
Cependant aux heures décisives, presque tous se relèvent, leur âme est à son poste, ils font du courage, et ces femmes si frêles que les vents du ciel, pour me servir du mot d’Hamlet, n’avaient jamais fatiguées d’un souffle trop impétueux, étonnent leurs geôliers eux-mêmes par leur résignation. André Chénier voue à la haine de la postérité les barbouilleurs de lois homicides, les noirs ivrognes de sang, en même temps qu’il chante la souffrance, cette monnaie de la prière, qui épure des êtres frivoles, refait la famille, réunit dans une communauté de sympathie ces malheureux « qui n’avaient pas en politique le même paradis, mais qui dans le présent avaient le même purgatoire. »
Malgré tout, l’espérance, cette glu qui enveloppe le cœur des malheureux, entretient les illusions des détenus. Combien, par exemple, cherchent à se persuader qu’ils ne sauraient figurer dans la catégorie des détenus ordinaires ! combien montent dans la tour d’ivoire de la chimère, trouvant toujours qu’il y a eu des raisons pour frapper le voisin, semblables à ces malades qui, pendant une épidémie, croient leur situation moins grave que celle des autres ! Tel ce vieux conseiller au parlement de Toulouse qui, au moment de comparaître, avance avec une confiance imperturbable qu’il ne voudrait pas être à la place des jurés, car il va les embarrasser de la belle sorte ; tel cet autre qui se promet de citer le droit romain. Au lieu de se faire oublier, beaucoup harcèlent les commissions populaires, les administrateurs, de mémoires et de pétitions qui ne font que hâter leur mort. Une autre classe de gens habiles à se piper eux-mêmes est celle de ces nobles qui tracent des plans de campagne, font arriver les coalisés à Paris et rentrent triomphalement dans leurs châteaux : ils sont de la même famille que cet émigré qui, entendant parler des victoires de Bonaparte, murmurait en haussant les épaules : « Ne voyez-vous pas que ce sont de vieilles gazettes du temps de Louis XIV qu’ils se contentent de réimprimer ! .. » Ils font bande à part, n’assistent pas aux concerts où l’on chante les victoires de la république, observent l’étiquette la plus rigoureuse, disputent méthodiquement sur les pas et les visites. « Quand le petit ménage était fait, qu’on s’était seulement salué et qu’on avait déjeuné, on voyait le ci-devant lieutenant de police, perruque bien poudrée, souliers bien cirés, chapeau sous le bras, se rendre chez les ci-devant ministres, la Tour du Pin, Saint-Priest le frère du ministre, et puis chez Boulainvilliers ; puis enfin chez les ci-devant conseillers au parlement. De retour chez lui, venaient à leur tour Boulainvilliers, la Tour du Pin, les ex-conseillers, en grande cérémonie, qui rendaient la visite ; c’était là l’occupation de la matinée. M. de Nicolaï, président de la chambre des comptes, ne franchissait jamais le seuil d’une porte où il rencontrait quelqu’un, qu’après un combat de politesse pour savoir qui passerait le premier. Une dispute assez piquante surgit entre un ci-devant conseiller au parlement et le ci-devant procureur Duchemin. Le concierge avait promis à ce dernier une place devenue enfin vacante dans une chambre ; le jeune conseiller, qui la revendiquait de son côté, finit par dire : « Je suis étonné que vous éleviez des difficultés ; de vous à moi, il ne devrait pas y en avoir. » « Monsieur, riposte le procureur, si vous aviez mis plus d’honnêteté dans votre demande, j’aurais pu vous satisfaire ; mais ici nous sommes tous égaux, et je soutiendrai mon droit d’ancienneté : c’est au concierge à décider entre nous deux. » Et tout de suite il lui tourna le dos. Le jeune La Tour du Pin-Gouvernet, âgé de treize ans, ayant été témoin de la querelle, dit : « Voilà comme sont tous ces nobles de robe. » Mais il s’attira cette boutade du citoyen Laborde : « Va, va, tu as beau dire, ta noblesse est aussi bien f… que la sienne. » Cette superstition de l’étiquette fait songer à l’anecdote que raconte Sénac de Meilhan sur un roi d’Espagne qui avait perdu ses cheveux. Il s’agissait de les remplacer par une perruque, et le conseil, composé de grands, décida à l’unanimité qu’on devait soigneusement veiller à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité.
Les détenus se gardent bien d’imiter cette pauvre comtesse de Gamache-Rohan qui restait inerte, accablée, prête à mourir de faim, incapable de s’occuper de son ménage, et gémissait romanesquement : « Puis-je, par de tels soins, gâter mon malheur, m’en distraire un instant ? » A force d’argent, de diplomatie, de belle humeur, ils parviennent à semer quelques fleurs sur leur tombeau : des journaux, payés au poids de l’or, parviennent de loin en loin ; le pli d’un mouchoir, l’ourlet d’une cravate, leur apportent des assignats[7], des nouvelles ; les fleurs elles-mêmes, interprètes brillantes de l’amour, prennent le chemin des prisons, traduisant les amertumes de la séparation, les incertaines espérances de l’amitié. Grâce aux lunettes d’approche, que la Commune a oublié de défendre, on peut se faire quelques signaux. A Saint-Lazare on trompe la surveillance des argus en remplissant de grosses bouteilles de vieux malaga, sur lesquelles on attachait une étiquette avec le mot : Tisane ; de même, un bocal de café en poudre entrait sous le pavillon de : tabac en poudre. Un perruquier qui avait eu l’adresse de soustraire au rapiotage un rasoir, s’en servait pour ceux qui le payaient bien : quelqu’un faisait sentinelle pendant qu’il travaillait, son rasoir lui rapportait beaucoup et il en avait refusé cent écus. Un pauvre sans-culotte avait su conserver aussi une cuiller de fer dont il fit un couteau bien tranchant en l’aiguisant sur le pavé : il le baisait avec attendrissement ; c’était tout son trésor. Mme de Duras apprend à faire la cuisine et à battre le briquet : elle en avait un et cachait soigneusement « ce bijou, de peur qu’on ne le plaçât comme une arme dangereuse dans l’arsenal révolutionnaire. » À la Force, Térézia Gabarus obtint la faveur de descendre le soir dans la cour : une pierre tombe à ses pieds, un billet y était attaché, portant ces mots : « Je veille sur vous ; tous les soirs à neuf heures, vous irez dans la cour, je serai près de vous. » Tallien avait loué un grenier du voisinage d’où il lançait ces pierres éloquentes : on sait qu’il fit le 9 thermidor pour sauver sa maîtresse ; parleur, poète ou soldat, un homme n’est le plus souvent que la voix ou le bras d’une femme qui pleure ou qui sourit dans l’ombre.
Tout est spectacle en prison, et le départ des condamnés sur la charrette n’était pas un des moins suivis ? « Ce que je ne peux pas m’expliquer, remarque Mme de Duras, c’est l’espèce de curiosité barbare qui nous pressait de nous mettre aux fenêtres pour voir arriver et partir ces corbillards ambulans. Je fis la réflexion un jour que dans l’ancien régime nous aurions fait un long détour pour éviter la rencontre d’un criminel qu’on allait pendre, et qu’aujourd’hui notre vue s’attachait sur des victimes innocentes ; je crois que nous devenions un peu cruelles, par le commerce habituel de ceux qui l’étaient. »
Afin de tromper l’ennui qui les dévore, les détenus de Sainte-Pélagie instituent une espèce de club : pour faire partie de cette société, il faut n’être ni faux témoin, ni fabricant de faux assignats ; quand un candidat a subi l’épreuve d’initiation, le président le proclame membre de la société en ces termes : « Citoyen, les patriotes détenus dans ce corridor te jugent digne d’être leur frère et ami. C’est le malheur et la bonne foi qui les unissent entre eux ; ils n’exigent de toi d’autres garans que ceux-là. Je t’envoie l’accolade fraternelle. » Alors, en signe d’applaudissement, et afin d’éviter le bruit des mains, la société crie : Bon ! bon ! La séance commence à huit heures du soir : on s’instruit réciproquement de tout ce qu’on a appris des porte-clés, et, comme il importe de procéder avec mystère, au lieu de dire : j’ai appris telle chose : on disait : j’ai rêvé telle chose. A la Conciergerie, Riouffe et ses camarades de chambrée imaginent une distraction assez singulière : pour faire pièce à un bénédictin qui veut les convertir, ils élèvent autel contre autel, instituaient le culte d’Ibrascha avec des hymnes, des prêtres, toute une parodie liturgique. Un des leurs étant à l’agonie, le bénédictin rôdait autour de lui, espérant toujours le ramener dans le giron de l’église. Mais voilà que le mourant rassemble toutes ses forces pour lancer un dernier cri de : Vive Ibrascha ; le pauvre moine était au désespoir. « Il feignait de dormir au moment où nous commencions notre office, mais il ne pouvait se contenir longtemps. Aussitôt que notre grand chantre avait entonné, le moine furieux se levait en sursaut, chantait De profundis à tue-tête ; sa voix faible et cassée ne pouvait couvrir la voix forte et sonore de deux jeunes anachorètes que nous avions, Bailleul et Mathieu. Alors il nous accablait d’injures, traitait notre Dieu d’imposteur et soutenait qu’il le prouverait de reste… aussi nous lui prodiguions les épithètes de philosophe, d’esprit fort et d’incrédule. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce bonhomme se plaisait dans ces tribulations, et ne voulut jamais changer de chambre ; malgré nos mauvaises plaisanteries, nous l’aimions et nous le respections ; il le savait bien. »
Une autre distraction, et celle-là plus décente assurément, c’est la parodie du tribunal révolutionnaire dans certaines chambrées de la Conciergerie : une seule bougie éclaire la scène, chaque juré siégeant sur son lit, l’accusé placé sur une table, le greffier, l’accusateur public remplissant le parquet ; la séance commence à minuit. Interrogatoires, réponses, réquisitoires se succèdent ; le prévenu, toujours condamné, vient sur la barre d’un lit, les mains attachées, recevoir le coup d’un Sanson improvisé. Pour que la fiction ressemble davantage à la réalité, pour qu’elle devance l’histoire et s’élève jusqu’à la prophétie, l’accusateur subitement devient l’accusé, subit son jugement, et, couvert d’un drap blanc, fantôme shakspearien, évocation dantesque, il apparaît sortant de l’enfer, raconte les supplices qu’il endure, énumère ses crimes, prédit aux jurés leur destinée. Une fois même, le revenant va saisir au collet un compagnon de chambrée, ex-maire d’Ingouville, jacobin enragé, chef de voleurs sous l’ancien régime, et, après lui avoir reproché ses forfaits, il l’entraîne aux enfers. Lapagne ! Lapagne ! Lapagne ! criait-il lamentablement ; et Lapagne le suivait interdit, atterré ! N’est-ce pas dans cette prison qu’on avait eu l’idée d’une caricature où le bourreau, après avoir guillotiné tout le monde, était représenté se guillotinant lui-même ? N’est-ce pas dans les salons de la Terreur que fut conçu le projet de ces bals de victimes où l’on n’admettait que les parens de suppliciés ?
Ainsi, chacun suit le chemin que lui tracent son tempérament, son caractère : ceux-là subissent avec résignation leur destinée, ceux-ci la plaisantent en vers et en prose, quelques-uns l’envisagent avec un dédain ironique, d’autres la méditent et la mettent en leçons de philosophie.
Nobles et bourgeois, princes et paysans, riches et pauvres, généraux, prêtres et philosophes, religieuses et courtisanes, vieillards, femmes et enfans, royalistes d’extrême droite, monarchistes constitutionnels, girondins, dantonistes, hébertistes, tous s’acheminent vers les prisons de la Terreur, tous pêle-mêle arrivent au tribunal révolutionnaire, tous indistinctement montent dans la charrette et pratiquent la seule égalité qu’on connût alors, l’égalité devant le bourreau. De là des contrastes saisissans, des rencontres originales entre le proscrit et le proscripteur, éternelles applications de l’éternelle loi d’ironie ; de là des scènes piquantes et des revanches dont la raillerie fit d’ordinaire tous les frais. Un général révolutionnaire, ancien aboyeur de la foire de Saint-Germain, ci-devant attaché à une ménagerie et nouvellement débarqué, est accosté par un prisonnier jovial qui lui décoche ce boniment : « Le voilà, ce grand Talala, qui a été à la Vendée, ce grand animal d’Afrique qui a des dents et qui mange des pierres ; venez, messieurs, venez le voir, il n’en coûte que deux sous après l’avoir vu ! C’est ce grand général des bois qui est venu des déserts de l’Arabie dans une montgolfière et qui est descendu à la Bourbe ; c’est celui qui a une culotte blanche et un gilet noir ; voyez, voyez ! » Lorsque Chaumette, Hébert, Ronsin, Momoro, Vincent grossirent les rangs des détenus, grande fut la curiosité : on s’empressait surtout autour de Chaumette, qui avait l’air fort penaud de se trouver pris à son propre piège : « Avez-vous vu le loup ? » se demandait-on. Et les députations de se succéder. Quelqu’un, l’ayant salué profondément, lui dit avec la gravité d’un sénateur romain : « Sublime agent national, conformément à ton immortel réquisitoire, je suis suspect, tu es suspect. » Puis montrant un de ses camarades : « Il est suspect, nous sommes suspects, vous êtes suspects, ils sont tous suspects. » Et après une nouvelle révérence, il se retire avec ses camarades, et fait place à une autre députation. Un membre du tribunal révolutionnaire, Kalmer, israélite, Allemand d’origine, président d’un comité jacobin, eut aussi sa part de quolibets : « Feu de file ! — Ma conscience est assez éclairée ! — Vous me donnez un démenti, donc vous insultez le tribunal ; hors des débats ! — Quel est le taux de l’or, de l’argent et des femmes ? — Quel est maintenant entre vous le prix courant de la chair humaine ? » — Quand, le 9 thermidor, on vit arriver Lavalette, Dumas et divers amis de Robespierre, on se vengea de leur mutisme obstiné en les criblant de lazzis. « Maintenant que nous avons parmi nous, disait-on, le confident intime du doge et le magistrat suprême de la république, nous pouvons nous tranquilliser. Il serait beau de voir arriver le doge lui-même ; en pareil cas, nous ne pourrions nous dispenser de lui envoyer une nombreuse députation et de lui donner une garde imposante, afin de l’escorter dans le cas où le médecin Sanson viendrait chercher Sa Majesté pour lui faire la petite opération dont il nous faisait espérer le succès. »
Le 11 thermidor, le bruit se répandit que la femme Duplaix s’était pendue pendant la nuit ; un citoyen confirma la nouvelle : « Citoyens, je vous annonce que la reine douairière vient de se porter à un excès un peu fâcheux. — Quoi donc ? qu’est-il arrivé ? interrogèrent Duplaix père et fils qui ne savaient rien. — Citoyens, reprit le mauvais plaisant ; c’est un grand jour de deuil pour la France ; nous n’avons plus de princesse. » Un épicier, nommé Cortey, qui faisait des signaux à la princesse de Monaco et lui envoyait des baisers, s’attira cette jolie mercuriale du marquis de Pons : « Il faut que vous soyez bien mal élevé, monsieur Cortey, pour vous familiariser avec une personne de ce rang-là ; il n’est pas étonnant qu’on veuille vous guillotiner avec nous, puisque vous nous traitez en égal. »
Rappeler quelques exemples de sang-froid, quelques traits de stoïcisme de ces détenus, c’est proprement instruire le procès de l’esprit de parti, et plaider la cause de la tolérance, sentiment presque divin qui introduit la grâce et la douceur dans la vie sociale, qui remplace les traditions disparues par de nouveaux cultes, le respect de l’humanité, le respect des humbles, des faibles, la religion de la souffrance. Et comment contempler sans émotion ce jeune Gosnay, qui, aimé d’une jolie personne et pouvant se sauver, refuse de lire son acte d’accusation, l’emploie à allumer sa pipe, empêche son avocat de le défendre, demande simplement au président qu’on le mène à la guillotine, et, le plus tranquillement du monde, déjeune avec ses camarades auxquels il annonce en riant qu’il va chez le restaurateur de l’autre monde leur faire préparer un bon souper ? — Lamourette qui, après avoir été condamné, soutient seul la conversation, parle avec enthousiasme de Dieu et de l’âme, va au-devant des regrets, en disant : « Qu’est-ce que la mort ? Un accident auquel il faut se préparer. Qu’est-ce que la guillotine ? Une chiquenaude sur le cou. » — Le maréchal de Mouchy consolant ses amis éplorés : « A seize ans, je suis monté à la tranchée pour mon roi, et à quatre-vingts, je monte à l’échafaud pour mon Dieu ; » — le général du Blaisel, qui, au moment où on l’arrête, n’emporte qu’une chemise, un bonnet, et observe : « Voilà sans doute la dernière que je mettrai ; » — Barnave philosophant avec Beaulieu : « En contemplant, lui disait-il, ces hautes puissances, ces philosophes, ces législateurs, ces vils misérables ici confondus, ne vous semble-t-il pas qu’on est transporté sur les bords de ce fleuve infernal dont nous parle la fable et qu’on doit passer sans retour ? — Oui, répondait Beaulieu, et nous sommes sur l’avant-scène ; » — Malesherbes, traîné dans les cachots pour avoir fait à l’âge de soixante-dix-sept ans son héroïque début au barreau[8], Malesherbes faisant un faux pas en montant l’escalier qui conduisait au tribunal et remarquant avec un fin sourire : « Voilà qui est de mauvais augure ; un Romain serait rentré chez lui. » Pendant sa détention, il adressa à un ami une lettre dans laquelle il s’applaudissait d’avoir été honoré de la confiance du roi : cette lettre ayant passé au visa du greffe, on la lui rendit en l’avertissant qu’elle pourrait le compromettre gravement. « Vous avez raison, répondit-il, cette lettre pourrait bien me conduire à l’échafaud. » Puis après quelques instans de réflexion, il ajouta : « Qu’importe ? elle partira. Telle est mon opinion, je serais un lâche de la trahir ; je n’ai fait que mon devoir. »
Dupont de Nemours, conduit à la Force, arrivait, dit-il lui-même, comme un conscrit dans un régiment, et il pria Beugnot de faire son éducation. Son calme parfait, sa gaîté aimable, sa bonté toujours en éveil, ses leçons d’économie politique (car il ne perdit pas une si belle occasion de professer sa science bien-aimée), eurent bientôt fait de lui une sorte de directeur des courages, de professeur de santé morale. C’est un riche d’une espèce particulière, qui sans cesse fait l’aumône aux autres, aumône d’esprit, de fermeté, de force d’âme. Un jour, se promenant dans le préau, il aperçoit un noyau de pêche, le ramasse, choisit une bonne position au midi, creuse un trou, plante son noyau, et accompagne l’acte de ce commentaire : « Au moment où j’ai aperçu ce noyau, tu me disais que nous avions de la révolution peut-être pour un demi-siècle. Eh bien ! mon ami, mon noyau aura le temps de pousser, de devenir un bel et bon pêcher ; et que sait-on ? Peut-être dans dix, dans vingt, dans trente ans, de pauvres diables, détenus comme nous le sommes par l’éternel droit du plus fort, verront mon pécher, admireront sa fleur, son beau fruit ; ils seront consolés,.. et je jouis de la pensée qu’ils m’en auront l’obligation ; et, comme tu le vois, cela m’a bien peu coûté. » Du moins, un si gracieux apologue mérite de réconcilier avec les économistes ceux qui, à l’exemple de M. Thiers, traitent leur science de littérature ennuyeuse. Hélas ! après le 9 thermidor, les écoliers de Dupont de Nemours furent saisis d’une fureur de plaisir et de joyeuse vie qui les empêchait de l’écouter, et lui de s’écrier avec une tristesse comique : « Voilà le danger de la victoire ; leurs esprits sont à Capoue ! »
Parmi les plus singuliers hôtes des prisons figurent le chartreux dom Gerle, Catherine Théos et leurs disciples. La mère de Dieu, vieille fille sèche, pâle, silencieuse, avait été cruellement maltraitée par les geôliers, qui la traînèrent de la cour jusqu’au sixième étage de la maison du Plessis : loin de se plaindre, elle encouragea ses compagnons qui la contemplaient avec un profond respect. Haly leur témoigna plus d’égards ; il les plaça dans le bâtiment dit de la Police, où elles vécurent isolées, pratiquant une sorte de culte, priant en commun trois fois par jour, parlant comme des sibylles, en termes sentencieux, ambigus, prophétiques. Elle ne croit pas à ces mômeries (la religion catholique), dit l’une d’elles à la comtesse de Bohm en montrant la mère de Dieu, mais elle connaît le passé, le présent et l’avenir. Une autre lui annonça en prairial : « Dans deux mois, nous ne serons pas ici ! — Je le crois, Fouquier-Tinville abrégera notre captivité. — Lui, son tribunal, les jurés, les juges n’existeront plus ! Tout changera en France ! — Le trône sera donc rétabli ? — Non. — Les étrangers s’empareront du royaume ? — Ni l’un ni l’autre. » Catherine Théos était tellement possédée du démon de la prophétie, qu’elle vaticinait ses visions au cuisinier, au marchand de vin, à Haly, aux guichetiers eux-mêmes. « Je ne périrai pas sur un échafaud, comme vous l’espérez peut-être, annonçait-elle ; un événement qui jettera l’épouvante dans Paris annoncera ma mort. » Et ceux-ci ricanaient : « Voilà une belle péronnelle pour faire tant de bruit en disparaissant. » Mais tant était puissant son prestige, qu’une des initiées déclara que, si Catherine Théos lui ordonnait de se tuer elle-même ou de tuer quelqu’un, elle obéirait à l’instant. Cagliostro, Mesmer, n’obtenaient pas de leurs fidèles une confiance plus superstitieuse.
Les Girondins, autour desquels on a accumulé tant de légendes, qui, jusqu’après le 10 août, se montrèrent les émules des plus ardens montagnards et les dépassèrent en violence antireligieuse, les Girondins, artistes séduisans de paroles, rêveurs de bien public et pâles imitateurs de la Grèce et de Rome, rhéteurs et sophistes d’une liberté abstraite qui ne ressemble guère aux libertés pratiques, aimables ignorans, gonflés de chimères, incapables de cohésion, de discipline, qui entrèrent dans la politique comme l’enfant entre dans la vie, comme le sceptique entre dans la mort, hommes d’imagination qui lançaient devant eux la multitude sans mesurer la force de l’instrument, sans calculer la portée de l’arme et qu’elle pourrait éclater dans leurs mains, qui, pendant leur passage au pouvoir, ne déploient aucune des qualités d’un parti de gouvernement ou même, d’un parti d’opposition, qui mettent leur âme dans un discours, flottent à la merci de tous les vents et ne savent même pas que la première condition du succès consiste à vouloir énergiquement, à agir avec décision, et qu’après tout enfin, c’est la force qui accouche les idées ; les Girondins, mis hors, la loi, vinrent à leur tour habiter les maisons de justice.
Michelet, Lamartine, ont suivi la trace des Girondins dans la prison des Carmes : ils ont lu leurs dernières pensées gravées avec la pointe des couteaux, écrites avec du sang ; toutes, disent-ils, respirent le sentiment de l’héroïsme antique, toutes attestent le génie stoïcien. Lamartine reconnaît même la main de Vergniaud dans cette inscription : Potius mori quam fœdari. Michelet, Lamartine, ont rêvé : les Girondins ont été écroués à l’Abbaye, à la Grande-Force, au Luxembourg, puis transférés, le 6 octobre, à la Conciergerie ; aucun n’a passé par les Carmes. A côté de cette fiction, la légende du dernier banquet des Girondins : lisez Lamartine, Michelet, Thiers, Nodier surtout, qui avait fini par y croire, si bien que Martainville lui disait plaisamment : « Tu abuses un peu de l’honneur d’avoir été guillotiné avec ces pauvres Girondins. » Certes, voilà un beau récit, plein de flamme, de verve éloquente ; mais, comme l’a si clairement démontré M. Edmond Biré, ce n’est qu’un roman. En revanche, ce qu’on oublia de rapporter, c’est qu’aux heures suprêmes, deux prêtres assermentés, l’abbé Lothringer et l’abbé Lambert, purent visiter en prison les condamnés : sept se confessèrent ; l’un d’eux, Fauchet, après s’être confessé, confessa lui-même Sillery ; Brissot s’abstint ; mais lorsque les autres demandèrent s’il croyait à la vie éternelle, il répondit que oui.
Plusieurs avaient sur eux le pain des proscrits, les pilules de la liberté, des pastilles de poison de Cabanis ; ils renoncèrent à en faire usage. Valazé s’était poignardé en plein tribunal ; Clavière, un peu plus tard, mourra, lui1 aussi, à la manière antique : ayant interrogé le peintre Boos sur l’attitude des personnages qui, dans les tableaux, se donnent la mort, il marque bien la place, et, rentré dans la chambre, sans jeter un cri, sans faire un mouvement, se frappe, à coups redoublés, d’un couteau à découper escamoté au réfectoire[9]. Cependant, le râle de l’agonie, le bruit du sang qui tombe sur les dalles, éveillent ses compagnons ; mais quel secours apporter ? Rien à attendre du dehors, aucun moyen de se procurer de la lumière ; ils se lèvent cependant, se jettent à genoux, prient pour l’infortuné, et regagnent leurs lits, couverts de son sang. Clavière avait pour camarades de chambrée l’évêque Lamourette, un ancien prieur de Solesmes, le peintre de portraits Boos, un tailleur de Paris et Beugnot ; il était matérialiste, les deux prêtres fort pieux, le tailleur protestant, l’artiste, rien du tout : tous s’accordaient fort bien. Lamourette, qui avait tenu la plus noble conduite pendant le siège de Lyon, se mettait de moitié dans les bonnes œuvres d’un autre détenu, l’abbé Eymeri, ancien supérieur de Saint-Sulpice ; avant de comparaître devant le tribunal, il chargea Beugnot de publier la rétractation de son serment à la constitution civile du clergé.
La femme d’état de la Gironde, celle qui se flatta de diriger ce parti avec sa plume, comme d’autres prétendirent régner avec un éventail, qui ne voyait dans ce monde d’autre rôle pour elle que celui de Providence, qui prit ses enthousiasmes pour des principes, les élans de son imagination pour des règles de bon sens, ses haines pour des raisons, l’amante idéale de Buzot, qui ne craignait pas d’avouer à son vénérable mari cette passion qu’elle eut tant de peine à contenir dans les bornes platoniques, Mme Roland, demeura de longs mois en prison, comme cette reine de France, comme ce roi qu’elle avait détestés, calomniés, comme ce jeune dauphin dont l’agonie au Temple fut un des grands crimes de la révolution et servit de prétexte à tant d’impostures. Ses yeux, interprètes et miroirs de son âme, la pureté, la grâce et l’élégance de sa parole, l’harmonie de sa voix, son esprit, son instruction, son éloquence pénétrante lorsqu’elle parlait de la liberté, des devoirs de mère et d’épouse, l’énergie de son caractère, tout contribuait à accroître l’admiration de ses amis, à dissiper les préventions de ses adversaires. Elle donnait du courage à tous, elle parfumait la prison de son stoïcisme aimable, de son génie attendri, et, comme si elle eut possédé le don des miracles, sa présence dans la cour, au milieu de femmes perdues, rappelait le bon ordre, sa voix apaisait leur tumulte ; il y a des mots, dits par certaines personnes, qui sont des bienfaits. Parfois, cependant, son sexe reprenait le dessus, et la femme qui la servait dit un jour à Riouffe : « Devant vous elle rassemble toutes ses forces, mais dans sa chambre elle reste quelquefois trois heures appuyée sur sa fenêtre à pleurer. » Même en prison, Mme Roland n’abdique rien de ses utopies, de ses haines. Comme elle attaquait avec véhémence Louis XVI, son interlocuteur la rappela aux égards dus au malheur, vanta le courage du roi devant la mort : « Fort bien, reprit-elle, il a été assez beau sur l’échafaud ; mais il ne faut pas lui en savoir gré, les rois sont élevés dès l’enfance à la représentation. » Le jour où elle comparut devant le tribunal, elle s’habilla avec une sorte de recherche : une anglaise de mousseline blonde, rattachée avec une ceinture de velours noir, un bonnet-chapeau d’une élégante simplicité, ses longs cheveux noirs flottans sur ses épaules ; le sourire aux lèvres, elle adressait des recommandations touchantes aux femmes qui se pressaient pour baiser sa main. Un vieux geôlier vint lui ouvrir la grille en pleurant. On sait comment elle marcha au supplice ; sur la charrette, au pied même de l’échafaud, elle consolait son compagnon.
Ils n’oseraient ! s’exclama Danton[10], lorsqu’on l’avertit des trames ourdies contre lui par Robespierre et Saint-Just. Ils osèrent. Quant à lui, il s’était vanté de porter dans son caractère une bonne portion de la gaîté française, et il tint parole. En arrivant, il dit aux détenus du Luxembourg : « Messieurs, je comptais bientôt pouvoir vous faire sortir d’ici ; mais, malheureusement, m’y voilà renfermé avec vous, je ne sais plus quel sera le terme de tout ceci. » Puis, un instant après : « Quand les hommes font des sottises, il faut savoir en rire ; .. je vous plains tous ; si la raison ne revient pas promptement, vous n’avez encore vu que des roses. » Rencontrant Thomas Payne, il lui souhaita le bonjour en anglais, ajoutant : « Ce que tu as fait pour le bonheur et la liberté de ton pays, j’ai en vain essayé de le faire pour le mien ; j’ai été moins heureux, mais non pas plus coupable… On m’envoie à l’échafaud ; eh bien ! j’irai gaîment… » Camille avait l’air rêveur et affligé ; quand il reçut son acte d’accusation, il s’écria douloureusement : « Je vais à l’échafaud pour avoir versé quelques larmes sur le sort des malheureux ; mon seul regret, en mourant, est de n’avoir pu les servir. » Comme il avait apporté des livres mélancoliques, les Nuits d’Young, les Méditations d’Hervey, Real le plaisanta : « Est-ce que tu veux mourir d’avance ? Tiens, voilà mon livre, à moi, c’est la Pucelle d’Orléans. »
Lacroix et Danton furent enfermés dans deux chambres séparées l’une de l’autre par une troisième, de sorte qu’ils devaient élever la voix pour converser, et qu’ainsi beaucoup de détenus les entendaient. Ils s’entretenaient de leur arrestation, de ce qu’ils diraient au tribunal, des grimaces qu’ils feraient lorsque le rasoir national, dirigé par le fonctionnaire Sanson, leur démantibulerait les vertèbres du cou. Des prisonniers notèrent quelques paroles de cet homme étrange, Mirabeau de la populace, dont le patriotisme ardent et les qualités privées n’excusent certes pas les crimes politiques, mais permettent de penser qu’il valait mieux que sa vie, auquel il faut tenir compte d’avoir, avec Camille, fait un appel, bien tardif, hélas ! à la justice, à l’indulgence. « C’est à pareil jour que j’ai fait instituer le tribunal révolutionnaire ; j’en demande pardon à Dieu et aux hommes ! Mais quoi ! ce n’était point par inhumanité ! Je voulais prévenir de nouveaux massacres de septembre ! .. Je laisse tout dans un gâchis épouvantable ; il n’y en a pas un qui s’entende en gouvernement… Dans les révolutions, l’autorité reste aux plus scélérats… Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes. »
Le 9 thermidor fut un jour de terrible angoisse : le tocsin sonnant de toutes parts, les cris du peuple, le bruit des tambours, Rappel aux armes, les mouvemens de troupes, la course des canons, tout semble présager aux prisonniers de nouveaux égorgemens. Une chose cependant eût dû les rassurer un peu : la frayeur des geôliers qui leur laissent le champ libre. Dans quelques prisons ils se rassemblent et jurent de vendre chèrement leurs vies : au premier signal, on s’armera de bois de lits, de meubles brisés, on se réunira dans la cour, et là, les femmes, les enfans abrités derrière les hommes, ceux-ci supporteront le premier choc, protégés par un mur de matelas ; quelques-uns songent à remplir leurs poches de cendres pour les lancer aux yeux des assassins. La nuit s’écoule ainsi dans les plus cruelles incertitudes. A quoi tiennent les destinées des peuples ! Au Luxembourg., le savetier Wiltcheritz refuse de recevoir Robespierre mis hors la loi et ordonne qu’on le conduise à la maison commune, au milieu de ses partisans les plus résolus. Avec un peu de sang-froid et d’énergie, Robespierre pouvait-profiter de cette bonne fortune, faire contre la Convention un nouveau 31 mai, continuer la Terreur. Il ne sut point, et le secret de l’empire fut divulgué ! Le lendemain matin, en dépit des guichetiers, quelques prisonniers montent sur les toits et aperçoivent une foule d’hommes, de femmes, qui, du haut des cheminées, des mansardes, multiplient les signaux de délivrance. Pour célébrer la chute du tyran certains montrent une robe, puis une pierre, et font signe qu’il est décapité. En effet, il monte à l’échafaud, et avec lui une partie de ses complices : « le concierge flûta sa voix, sa femme miella la sienne, » le sang des innocens cessa de couler, et, après une longue éclipse, les mots de justice, d’humanité, retrouvèrent un peu d’écho. Legendre, ami de Danton, régicide, s’écriait avec emphase : « J’ouvrirais mes entrailles, si elles recelaient des prisonniers. » Dans la ville, et les prisons, on spécula sur l’obtention des mises en liberté, comme on trafiquait déjà sur les mandats d’arrêt, les passeports et les ajournemens de mise en accusation. Un gardien, ci-devant valet de chambre de la duchesse de Narbonne, disait avec une sorte d’importance à Mme de Bohm : » Employez-moi pour sortir promptement d’ici, je suis l’intime d’un membre du comité général[11]. »
Au Salon de peinture de 1851, on remarqua beaucoup le tableau de Müller : l’Appel des condamnés. Dans cette vaste composition, moitié historique, moitié symbolique, figurent quelques-unes des victimes du 7 au 9 thermidor : marquis de Montalembert, princesse de Monaco, Rougeot de Montcrif, M.-C. Lepelletier, Puy de Vérinne et sa femme, Aucanne, ancien maître des comptes, Mme Leray, de la Comédie Française, comtesse de Narbonne-Pelet, marquise de Colbert de Maulevrier, Antié dit Léonard, coiffeur de Marie-Antoinette, le prêtre Meynier, le chimiste Séguin, le baron Trenck, le capitaine Leguay, Msr de Saint-Simon, évêque d’Agde, comtesse de Périgord, marquis de Roquelaure. La scène se passe dans une salle basse de la Conciergerie : à chaque nom qui tombe, une grille s’ouvre dans le fond, donnant passage au malheureux qu’attend la bière des vivans, le tombereau. Herman, président des commissions populaires, et Verner, escortés de guichetiers, d’hommes à piques, procèdent avec calme à leur besogne : un geôlier, le bras tendu, désigne celui qu’on vient d’appeler, tandis qu’un sectionnaire, à la figure férocement indifférente, agite sans façon son pied nu hors du sabot. Tout près du poète Roucher, au premier plan, sur une chaise de paille, absorbé dans une rêverie profonde, André Chénier, la tête appuyée sur la main droite ; il tient de l’autre main des tablettes, et de ces tablettes semblent s’échapper ces beaux vers :
- … Avant que de ses deux moitiés
- Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
- Peut-être, en ces murs effrayés,
- Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
- Escorté d’infâmes soldats,
- Remplira de mon nom ces longs corridors sombres…
Cette page si dramatique présente toutefois deux défauts graves. L’artiste a calomnié ses personnages : la plupart manquent de grandeur, semblent n’éprouver qu’un même sentiment, l’épouvante. Et puisque Müller a voulu donner en quelque sorte la synthèse de la Terreur, sans s’asservir aux proportions exactes de l’histoire, pourquoi n’a-t-il mis sur sa toile que des royalistes ou des modérés, pourquoi avoir fait une place si mince aux autres partis vaincus tour à tour, pourquoi surtout cette absence des classes populaires, des ouvriers, des paysans, qui, plus largement que les autres, versèrent leur sang sur l’échafaud ?
VICTOR DU BLED.
- ↑ Journal des Prisons de mon père, par la duchesse de Duras, 1 vol. ; Plon. — Dauban : les Prisons de Paris pendant la Révolution. — La Démagogie en 1793. — Paris en 1794 et 1795, 3 vol. in-8o ; Plon. — Barrière : Bibliothèque des Mémoires, t. XXXIV. — Nougaret : Histoire des Prisons de Paris, 4 vol. — Mémoires de Beugnot, de Mme Elliott. — De Lescure : l’Amour pendant la Terreur. — Foignet : Mémoires d’un prisonnier. — Vicomte de Ségur : Ma Prison, an III. — Edmond Biré : la Légende des Girondins. — Chantelauze : Louis XVII, son enfance, sa prison et sa mort au Temple. — Mémoires du duc de Montpensier. Paris, Baudouin, 1824.
- ↑ Voir mon volume : les Causeurs de la Révolution, in-18 ; Calmann Lévy.
- ↑ On appelait ainsi la première pièce d’entrée. Le même nom était donné à une petite porte haute d’environ 3 pieds ½ pratiquée dans une porte plus grande. La prison de la Conciergerie fait partie du Palais de justice ; les prévenus allaient directement de leur cachot à la salle du tribunal révolutionnaire qui est aujourd’hui celle de la cour de cassation.
- ↑ Après le 9 thermidor, les geôliers donnent des coups de pied à leurs chiens en les appelant : Robespierre ! Lorsque, vaincu, captif, blessé à la mâchoire, incapable de parler, Robespierre fait signe à un guichetier qu’il désire une plume et de l’encre, celui-ci riposte brutalement : « Que diable en veux-tu faire ? Vas-tu écrire à ton être suprême ? »
- ↑ « Loger en face d’un réverbère était une faveur très recherchée. Celles qui avaient des cheminées rendaient le feu bien vif pour s’illuminer. On allumait une chandelle pendant une minute, puis la peur d’être en faute la faisait éteindre. Manger à tâtons était insupportable. Aller tous les jours prier le geôlier de couper mon chocolat n’était pas plus propre qu’amusant. Je me rappelle un grand canif qu’avait Mme de Vassy et qui faisait nos délices. » — Duchesse de Duras.
- ↑ Mémoires de Beugnot, t. Ier, p. 167 et suivantes.
- ↑ André Chénier fait passer ses poésies à son père, grâce à un guichetier complaisant ; il les écrit sur d’étroites bandes de papier, d’une écriture bien serrée, et, par précaution, il indique certains noms par des points, par des blancs, des abréviations, ou bien encore il entremêle de mots grecs ses vers les plus énergiques.
- ↑ Le mot est de M. Renouard, autrefois procureur général à la cour de cassation, un des magistrats qui, par leurs talens et leurs vertus, ont le plus honoré leur compagnie.
- ↑ Beugnot trouva aussi à la Force Garat, l’un des premiers commis du Trésor : « Lui seul connaissait à fond le mécanisme de cette grande machine, et le député Cambon, qui prétendait la diriger, avait demandé aux comités de gouvernement de lui rendre Garat, dont il ne pouvait pas se passer. Les comités le lui avaient refusé ; mais pour concilier les besoins du Trésor avec la détention de Garat, chaque matin deux gendarmes venaient le prendre à la Force, le conduisaient au Trésor, où il travaillait toute la journée, et le ramenaient coucher en prison. De plus, on lui avait imposé la loi de n’introduire dans la prison ni journaux ni nouvelles, et l’homme, assez peu communicatif de sa nature, était très fidèle à sa consigne. Mais le jour où se répandit à Paris la nouvelle de la bataille de Fleurus, il n’y tint pas et nous éveilla pour nous la communiquer. Je m’écriai après l’avoir entendu : « Nous sommes sauvés ! la Terreur ne peut pas se traîner à la suite de la victoire. » — (Beugnot, t. Ier, p. 273.)
- ↑ Camille Desmoulins et les Dantonistes, par Jules Claretie, de l’Académie française, 1 vol. in-8o ; Plon.
- ↑ . Les 10, 11 et 12 thermidor, 103 condamnations à mort par suite de mises hors la loi ; du 24 thermidor an II au 28 frimaire an III (du 11 août au 15 décembre 1794). 46 condamnations à mort et 837 acquittemens ou mises en liberté ; du 8 pluviôse au 28 floréal an III (27 janvier au 17 mai 1795), 17 condamnations à mort et 54 acquittemens. Et voici le bilan de l’assassinat juridique par le seul tribunal révolutionnaire de Paris avant le 9 thermidor : du 6 avril 1793 au 22 prairial an II, 2,358 accusés, 1,259 condamnations à mort ; du 22 prairial au 9 thermidor an II, 1,703 accusés, 1,366 condamnations à mort. A Paris, on arriva au chiffre de 7,500 détenus politiques. La province n’est pas moins décimée : Carrier, Couthon, Lequinio, Lebon, Tallien, Albitte, Rovère, Collot d’Herbois, Javogues, etc., exécutent les décrets de la Convention, font pénétrer la terreur, portent la mort dans les villes et les hameaux. Sans parler des autres moyens de tuer, des mariages républicains de Carrier, des mitraillades de Lyon, 12,000 personnes environ à Paris et dans les départemens passent leurs têtes à la lunette de l’éternité ; parmi elles : 3,871 paysans, 2,212 ouvriers, 1,273 bourgeois, 767 prêtres, 715 soldats, 718 filles (servantes, couturières), 639 nobles ou émigrés, 585 avocats, procureurs, huissiers, 559 négocians, 156 domestiques et cabaretiers, 76 médecins, 73 matelots, 49 instituteurs, 46 littérateurs, 21 comédiens. Ces chiffres ont leur éloquence.