La Situation agricole en France

La Situation agricole en France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 912-934).
LA
SITUATION AGRICOLE
EN FRANCE

Faut-il s’inquiéter aujourd’hui, après trois ans de guerre, du problème de la production agricole dans notre pays ?

Pour répondre à cette question et justifier une conclusion, nous ne pouvons pas mieux faire que de marquer les principaux traits de la situation faite à nos cultivateurs, d’en indiquer les dangers, et de faire connaître les remèdes dont l’expérience a prouvé l’efficacité. Nous l’affirmons, à cette heure, avec une parfaite sincérité : il est nécessaire de se préoccuper du problème agricole, sinon de s’en inquiéter, et l’enquête à laquelle nous venons de nous livrer, en parcourant nos campagnes, démontre clairement l’urgence de l’application d’une réforme générale.

Au lieu de parler, au lieu de légiférer, au lieu de décourager par la contrainte, il faut agir, et surtout laisser agir tous ceux, toutes celles aussi qui mettent en valeur, avec leurs bras robustes et leurs mains adroites, le sol de la France.


LA HAUSSE DES PRIX ET LES DOLÉANCES DU PUBLIC

S’il est malaisé, ou parfois impossible de connaître, avec quelque exactitude, les quantités de denrées alimentaires produites dans nos campagnes, rien n’est plus facile, au contraire, que de constater la marche des prix. A cet égard, toutes les ménagères dressent des statistiques qu’elles croient exactes, et formulent des plaintes qu’elles trouvent justifiées. Depuis le printemps de l’année 1915, il s’est produit une hausse générale des alimens d’origine végétale ou animale. Au cours d’une récente tournée faite dans nos départemens depuis la Normandie jusqu’à la Provence, en passant par le Limousin et les Charentes, nous avons relevé nous-même les mercuriales, et comparé leurs chiffres avec ceux des périodes précédentes.

Il est parfaitement établi que l’élévation des cours est générale et considérable. Elle est générale en ce sens qu’elle porte sur tous les produits du sol sans distinction, et qu’elle n’est pas spéciale à certaines régions. Qu’il s’agisse du bétail et de la viande, du lait, du beurre et des fromages, des grains et des légumes, des fruits, du vin ou du cidre, on observe toujours une hausse variant de 20 pour 100, à 100 pour 100, par rapport aux moyennes des années 1913-1915.

La hausse n’est donc pas seulement générale, elle est encore considérable.

Sans doute, l’intervention de l’Etat a pu limiter parfois cette hausse, en taxant certains produits. Mais la taxe ne modifie pas les prix réels, ceux qui résulteraient normalement du jeu de la concurrence et des effets de la liberté des transactions ; elle dissimule ces prix réels pratiqués et acceptés au besoin par les particuliers, en marge de la loi qui les gêne, et de plus, comme l’Etat est bien forcé de subir la règle commune, comme son action ne s’exerce pas à l’étranger, toutes les importations faites sont cotées aux cours vrais. Le consommateur qui bénéficie de la taxe et le producteur qui en souffre, supportent à titre de contribuables les conséquences des achats faits à perte pour dissimuler la réalité et retarder le règlement inévitable des différences dont l’Etat est responsable !

Que faut-il penser de la hausse dont nous parlons et que nous avons partout constatée ?

Assurément elle étonne les gens mal informés, elle irrite tous ceux dont elle froisse les intérêts, et enfin elle fait supposer au public que nous souffrons d’une disette, d’une énorme réduction des disponibilités ordinaires. A la gêne réelle imposée aux Français dont le revenu modeste est en même temps un revenu fixe, s’ajoute une inquiétude morale qui se traduit par des plaintes, par des appels à l’intervention de l’Etat, et par des achats de précaution portant sur des denrées de conservation facile, — sucre, œufs, légumes secs, salaisons, farines. Ces achats, multipliés en raison même de la hausse nouvelle que l’on redoute, précipitent l’élévation des prix et correspondent à un état d’esprit qui influe sur la cote en même temps qu’il paraît justifier ou excuser l’ingérence de plus en plus marquée de l’Etat dans le domaine économique.

En fait, comme nous le montrerons bientôt, la hausse des prix est parfaitement justifiée par les conditions nouvelles de la production agricole, en France, et de la concurrence étrangère

De plus, la hausse ne correspond nullement à une réduction énorme ou désastreuse de la production au point de vue des quantités.

Jusqu’à présent, au contraire, les denrées restent abondantes, — relativement, — c’est-à-dire qu’en dépit des difficultés prodigieuses dont doivent triompher les agriculteurs — et les femmes de nos agriculteurs mobilisés, les récoltes ou les produits sont loin d’avoir diminué dans la proportion que semblerait indiquer l’élévation des prix. Une hausse de 100 pour 100 ne correspond nullement à une diminution de moitié du total des quantités réellement disponibles. Et c’est cela qu’il faut bien noter et comprendre pour juger sainement la situation agricole, au lieu de parler de famine et de désastre. C’est cela que nous avons constaté.

Enfin la hausse n’a pas d’adversaire plus redoutable que la hausse elle-même, en ce sens que l’appât d’une recette de plus en plus élevée, équivalant souvent à un profit de plus en plus grand, stimule les énergies, éveille les désirs de gain, et fait des miracles qui se traduisent précisément, à la même heure, sur tous les points du territoire, par un labeur obstiné. Ce labeur maintient la production, l’assure, et prévient, à coup sûr, les réductions dont la hausse des prix conduit à exagérer l’importance quand on ne réfléchit pas et qu’on n’observe pas les faits sur place.

Distinguons donc avec soin la marche des prix et les variations de la production. Ecoutons avec sympathie les plaintes de ceux qui souffrent réellement de la hausse parce qu’elle réduit leur bien-être, mais n’oublions pas ce que tant de gens oublient à cette heure : c’est que nous sommes en guerre. La lutte formidable, subie avec tant de fermeté et poursuivie par la France avec tant de courage, doit avoir d’inévitables répercussions sur le bien-être de tous. Il est aussi déraisonnable que puéril d’exiger que personne ne souffre des conséquences de la guerre.

Quelles ont été précisément ces répercussions en ce qui touche les conditions de la production rurale ? C’est ce que nous allons dire en utilisant tous les renseignemens recueillis par nous depuis plus d’un an.


LES CONDITIONS NOUVELLES DE LA PRODUCTION AGRICOLE EN FRANCE

Deux faits caractérisent les conditions nouvelles de la production agricole dans notre pays à l’heure où ces lignes sont écrites : il s’agit tout d’abord de l’extraordinaire rareté de la main-d’œuvre, de la hausse de son prix et des exigences exceptionnelles du travailleur salarié ; il s’agit, en outre, de l’élévation du prix de toutes les matières qu’utilisent et achètent nos agriculteurs, de telle sorte que l’augmentation de leur coût de production comporte nécessairement, autant que logiquement, la hausse du cours de leurs denrées.

Insistons sur ces deux points.

Il est clair que la mobilisation a privé nos campagnes de tous les travailleurs, de tous les chefs d’exploitations notamment, qui étaient en âge de se battre. A cet égard, aucune preuve n’est nécessaire : l’évidence s’impose. Les femmes, les enfans, les adolescens, les hommes d’âge mûr et les vieillards constituent assurément une réserve fort importante, et la nécessité de travailler a été acceptée par tous ces braves gens, par toutes ces courageuses femmes en particulier. Leur éloge n’est plus à faire. Ils concourent tous de la façon la plus efficace à entretenir la vie nationale, et, par suite, à défendre la patrie. On a eu raison de dire que le patriotisme était la religion du sol. Personne ne pratique cette religion avec plus de ferveur que nos « paysans, » les gens du pays !

L’énergie, l’expérience et, disons-le sans fausse pudeur, le désir de gagner, ont rendu possible l’exploitation de notre territoire par les habitans des campagnes ; mais il leur a fallu rechercher des auxiliaires salariés. Ceux-ci, devenus très rares, se sont montrés très exigeans au double point de vue de l’alimentation et du prix de la main-d’œuvre.

Le vin ou le cidre, la viande au moins deux fois par jour, le café, sont le plus souvent exigés par les ouvriers nourris et par les domestiques.

Remarquons, à ce propos, que les salariés agricoles ne supportent pas les conséquences de la hausse des denrées alimentaires. C’est le patron, c’est l’employeur qui subit les augmentations de dépense et qui voit s’élever le prix de revient de ses produits.

Enfin, les gages ou salaires ont suivi une marche ascensionnelle encore plus rapide que celle des principales denrées alimentaires.

Dans nos départemens du Centre, un jeune homme de dix-sept ans pouvait déjà gagner, en 1914, de 500 à 600 francs par an comme domestique de ferme, et il était, bien entendu, nourri et blanchi. Ces gages se sont élevés à 800 francs en 1915 et à 1 200 francs en 1916.

Pendant la période des grands travaux de la fenaison et de la moisson, un ouvrier de la même région gagnait, en 1914, de 6 à 7 francs par jour, et son salaire a varié de 7 à 10 francs en 1915, puis de 10 à 12 francs en 1916. Le tâcheron nourri peut obtenir aisément 8 francs par jour pendant les autres périodes de l’année, et les femmes exigent 2 fr. 50. Fort souvent le coût de la main-d’œuvre a doublé depuis le commencement de la guerre.

Le prix des engrais industriels a également augmenté de 100 pour 100 au moins. Tel est le cas pour le superphosphate de chaux et le nitrate de soude. Les alimens destinés au bétail pour compléter les rations de fourrage ou de racines ont subi une hausse de 80 pour 100.

Il y a plus, et nous nous bornons ici à reproduire les notes que nous ont dictées des gens parfaitement informés :

« Le charron, le maréchal ferrant ont doublé et parfois triplé leurs prix. Les socs de charrue ont doublé de valeur, et le prix des instrumens agricoles a augmenté de 30 à 100 pour 100. Cette hausse continue. »

En regard de ces chiffres, il est intéressant de placer ceux qui se rapportent aux cours des principaux produits du sol. Il y a six mois environ, avant la hausse désordonnée qui a eu pour causes de fâcheuses mesures administratives et la difficulté des transports, l’élévation du prix des denrées agricoles était bien moins considérable qu’on ne le suppose. Les cours dont nous parlons sont des prix de gros, bien entendu, et non des prix de détail. Voici les variations relevées par un homme dont la sincérité et la compétence nous inspirent une entière confiance. Il s’agit des moyennes constatées dans la même région du Centre de la France.

Le quintal de blé, vendu 27 francs en 1914, valait seulement 32 francs en 1916, à cause de la taxe qui en réduisait le prix.

La hausse n’atteint que 18 pour 100.

Le quintal d’orge valait 20 francs en 1914 et 23 francs en 1916.

La hausse s’élève à 25 pour 100.

L’avoine, cotée 22 francs en 1914, était vendue 35 francs en 1916.

La hausse atteint 51 pour 100.

Les pommes de terre ont subi une hausse de 20 pour 100 seulement, dans le même intervalle.

Pour le bétail, citons les plus-values suivantes dans le cours des deux années 1914-1916 :


Bœuf, au poids vif 30 p. 100
Mouton — 27 —
Porc — 106 —


On voit que, sauf pour le porc, les hausses constatées ne sont pas aussi considérables que l’élévation des salaires, du prix des engrais, ou du cours des alimens destinés au bétail !

Par contre, les fromages ont à peu près doublé de prix, et le beurre, qui valait 3 francs par kilo, est vendu près de 5 francs, accusant ainsi une hausse de 60 pour 100. Bien entendu, le lait a subi une augmentation de prix analogue, bien qu’elle soit, en général, moins marquée.

Voici un exemple pris sur le vif à propos des fromages et du lait :

Dans le Cantal, la hausse de la tomme dépasse 100 pour 100 et sa fabrication fait ressortir la valeur du litre de lait à 40 centimes environ.

Dans ces conditions il est clair que le lait vendu à l’état frais dans les villes ou villages s’élève rapidement pour se rapprocher du cours obtenu par les fromagers. Il est bien certain que dans la Franche-Comté, par exemple, la hausse des « Gruyère » a exercé la même influence sur le prix du lait vendu en nature, à l’état frais. La valeur du produit industriel a pour contre-artie la valeur de la matière première, et la hausse du premier entraîne la hausse de la seconde.

« Il est déplorable, dit-on, de voir augmenter le prix des denrées de première nécessité ! »

La hausse n’est-elle pas expliquée et, en somme, parfaitement justifiée par les conditions nouvelles de la production ? Qui pourrait le nier quand on a vu quels étaient désormais les salaires et les cours des produits dont les agriculteurs font usage ?

Que n’a-t-on pas dit cependant à propos de la hausse ? Toute variation de prix dans le sens de la cherté apparaît au public comme une sorte d’attentat contre la tranquillité de tous et contre les intérêts de la société. La cherté des denrées alimentaires ne peut être, à ses yeux, que le résultat d’une entente frauduleuse et criminelle, d’une insupportable avarice, ou d’un accaparement dont il faut châtier les auteurs avec une impitoyable sévérité. Sans doute les esprits, plus exaltés et généreux que perspicaces et réfléchis, se bornent d’ordinaire à blâmer les intermédiaires, les négocians, les revendeurs, les marchands au détail, mais, en ce moment, ils n’hésitent plus à dénoncer les agriculteurs eux-mêmes. Ils croient très sincèrement que ces derniers veulent s’enrichir aux dépens d’autrui, et ils disent que la terre, l’air, l’eau et le soleil n’ayant pas changé de prix, les denrées agricoles fournies par la Nature ne devaient pas subir une hausse ! Ce sont là de pauvres raisonnemens. L’agriculture comme toutes les industries est obligée de faire des avances, et les valeurs qu’elle consomme pour produire doivent avoir pour contre-partie des valeurs au moins égales représentées par ses recettes. Parmi ces avances figurent précisément les salaires, les matières premières achetées par les cultivateurs, semences, engrais industriels, alimens donnés au bétail et fournis par l’industrie. Dès lors, la hausse de ces avances comporte logiquement l’élévation du prix des denrées agricoles.

Les cours montent ainsi sans que les cultivateurs soient le moins du monde responsables de cette marche ascensionnelle Jamais le producteur rural ne fixe les prix ; jamais il n’accapare ou ne constitue des groupemens capables de provoquer un renchérissement. On sait avec quelle lenteur et quelles difficultés les syndicats agricoles ont été établis dans notre pays où ils ne groupent d’ailleurs qu’une minorité. Combien il serait plus difficile encore de former des coalitions ou des trusts agricoles sur tout le territoire du pays ! Jamais on n’a pu nous signaler une seule tentative réelle d’accaparement !

La hausse ne pourrait être efficacement combattue ou limitée que par la concurrence étrangère et par la liberté des importations. Or, la cote des marchés étrangers a subi les mêmes fluctuations que les mercuriales françaises, et, d’autre part, nos tarifs douaniers mettent un obstacle aux entrées des produits capables de concurrencer les nôtres. En outre, l’élévation des prix de transport exagère l’action des droits de douane et les rend prohibitifs.

Enfin, il faut se souvenir que si la France n’est pas menacée de la disette, il est cependant bien certain que les quantités produites et disponibles pour la vente ont diminué sous une double influence : celle de la réduction de la main-d’œuvre jointe à la diminution des stocks de matières fertilisantes, et celle des agens atmosphériques qui ont été peu favorables, notamment à la production des grains en 1916. Cette rareté toute relative des denrées agricoles a exercé naturellement une action sur les cours et ne pouvait que contribuer à leur relèvement.

Mais, remarquons-le bien parce qu’il importe de ne pas exagérer, et surtout de ne pas parler de famine ou de disette, notre production agricole reste encore suffisante pour satisfaire à nos besoins, si nous savons faire un utile emploi de nos ressources en renonçant momentanément au bien-être que trop de gens considèrent comme une nécessité.

Bien que les conditions de la production aient changé, bien que les quantités produites aient diminué, nous disposons encore de quantités supérieures à celles que l’on considérait comme normales, en pleine paix, il y a soixante ans.

Ainsi la production annuelle de blé constatée durant la période 1842-1861 s’élève, en moyenne, à 60 millions de quintaux. Eh bien ! la moisson de 1916 a été supérieure à ce chiffre, si l’on y joint la récolte disponible de l’Algérie-Tunisie. On faisait, il est vrai, un plus large usage, à l’époque dont nous parlons, sous le règne du Louis-Philippe, des céréales inférieures, telles que le seigle, le maïs ou le sarrasin, mais rien ne nous empêche de reprendre cette tradition au lieu de dépenser des centaines de millions que l’Etat consacre (aux frais des contribuables) à des achats de blés étrangers. Nos finances s’en trouveraient mieux, et nos forces ne seraient nullement affaiblies pour cela.

On dit que notre troupeau a diminué, et nous croyons, en effet, que son poids a été réduit parce que nombre d’animaux adultes ont été sacrifiés. Mais, d’une part, les jeunes bêtes qui vont remplacer les absens arrivent plus vite qu’autrefois à leur développement maximum, et, d’autre part, le poids de chacune d’elles est plus élevé qu’il y a cinquante ans. Avec nos effectifs réduits, nous pouvons fournir encore, par tête d’habitant, plus de viande que sous le second Empire. Ce poids ne s’élevait qu’à 20 kilos environ vers 1862, et il atteignait 57 kilos en 1900, d’après les évaluations officielles. Or, notre troupeau peut certes produire encore beaucoup plus de la moitié de la quantité de viande fournie par lui il y a seize ans. Nos disponibilités restent donc supérieures à ce qu’elles étaient en 1862, et personne ne parlait à cette époque de jours sans viande, de disette ou de souffrances !

Ces observations générales se trouvent confirmées par nos informations personnelles. En Normandie, dans le Nivernais, le Bourbonnais, l’Auvergne, nous avons constaté la présence d’un bétail plus jeune, comme âge moyen, que durant les années antérieures, mais ce bétail est nombreux, en excellent état, et l’élévation de son prix encourage les éleveurs qui réalisent de sérieux profits. Nous nous trouvions dans le Cantal à la fin de septembre, au moment où les troupeaux descendaient de la montagne. Il est impossible de voir des animaux en meilleur état, et, dans cette région, les réserves sont abondantes.

C’est là une certitude qui s’impose à l’esprit de tout observateur attentif.

Souvenons-nous, enfin, que la guerre nous impose des sacrifices, et apprenons à nous contenter de ce qui paraissait suffisant à nos pères. C’est ce que nous devons affirmer sans hésitation, en achevant de présenter les observations que nous suggère l’étude des conditions nouvelles de notre production agricole.


LA QUESTION DE LA TAXATION ET LES DANGERS DE LA FIXATION ARBITRAGE DES PRIX

Nous avons signalé plus haut les doléances du public à propos de la cherté relative des denrées alimentaires. Le consommateur des villes, notamment, a vivement protesté contre la hausse, et, sans s’inquiéter des conditions nouvelles de la production, il a demandé au législateur de le protéger contre les prétentions intolérables des intermédiaires, des accapareurs ou des agriculteurs eux-mêmes.

C’est au nom des familles nombreuses, au nom des humbles et des gens de fortune modeste, que les partisans de la taxation ont élevé la voix. Leurs réclamations, leurs appels à l’intervention de la puissance publique ont été d’autant mieux accueillis que la hausse se produisait plus rapidement.

La loi du 16 octobre 1915 permit tout d’abord à l’État de procéder à des opérations de vente et d’achat de blé pour assurer le ravitaillement de la population civile. Ce texte prévoyait les réquisitions imposées aux producteurs comme aux détenteurs de blé, et fixait à 30 francs le prix maximum alloué, par quintal, aux propriétaires des grains réquisitionnés. En même temps, le droit de douane, supprimé en 1914, était rétabli. Dès lors, le prix de revient du blé majoré de 7 francs par 100 kilos rendait toute opération impossible pour les particuliers qui ne pouvaient pas utiliser les réquisitions à leur profit. L’État se trouvait ainsi investi de tous les pouvoirs nécessaires pour monopoliser, en fait, le commerce du froment tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Quant à l’agriculteur, il était bel et bien. contraint de céder son grain à 30 francs par quintal, alors que le prix normal se fût élevé pour lui à 35 ou 36 francs sous le régime de la liberté du commerce ! Enfin, la farine était également taxée.

A ce moment, un partisan enthousiaste de la taxation disait audacieusement :

« Le consommateur qui paie toujours son pain 45 centimes le kilo constate que, dans la crise générale de la vie chère, l’élément essentiel de son alimentation, la base de la nourriture de la famille française, est demeuré invariablement accessible aux petites bourses et aux familles nombreuses. »

En réalité, la taxation imposait à tous les producteurs de blé un sacrifice de 5 à 6 francs par quintal, puisqu’ils se trouvaient contraints de céder leur grain à 30 francs au lieu de le vendre 35 ou 36 francs, et, d’autre part, en achetant du blé au dehors à 38 ou 40 francs pour le vendre 30 francs seulement, l’État faisait une opération commerciale désastreuse dont la perte était naturellement subie par le contribuable ! Sans doute, le consommateur bénéficiait d’une réduction de dépense, mais il en supportait partiellement les conséquences sous forme d’impôt, et il forçait le cultivateur à subir une véritable confiscation.

Est-il besoin de dire que les producteurs de blé accueillirent avec la plus vive irritation une mesure qui réduisait leurs recettes au moment où leurs dépenses augmentaient ? Nous avons constaté partout, au cours de nos voyages, le fâcheux effet moral de la taxation imposée aux agriculteurs. Une conséquence déplorable de l’intervention arbitraire du législateur fut bientôt constatée. Les autres grains, et notamment l’avoine, n’ayant pas été taxés au même moment, leur cours s’éleva rapidement et dépassa même très largement celui du blé. Les agriculteurs avaient dès lors intérêt à vendre l’avoine ou l’orge et à faire consommer le blé par leurs animaux de ferme. Cette substitution fut, en effet, opérée, et nous avons vu sur la place du marché de X... à 100 kilomètres de Paris, les musettes des chevaux pleines de blé ! Bien entendu, les quantités de froment ainsi consommées par le bétail devaient être remplacées, et l’État se voyait forcé d’acheter fort cher à l’étranger le poids de grains que le cultivateur donnait aux animaux au lieu de le porter au moulin pour servira la fabrication de la farine et du pain. La perte subie de ce fait, s’est trouvée aggravée par les dépenses de transport depuis le lieu de débarquement jusqu’au point où le blé devait être amené, moulu et consommé sous forme de pain. Enfin, une autre conséquence de la taxation arbitraire du blé ne tarda pas à être connue. Comme il est toujours plus facile de produire de l’avoine et de l’orge que du blé, comme ces deux premières espèces de grains sont semées notamment au printemps, on a constaté que les agriculteurs réduisaient les surfaces consacrées aux blés d’automne pour augmenter l’étendue des champs réservés aux autres céréales. D’ordinaire cette pratique se trouve en opposition avec l’intérêt du producteur parce que le produit en argent d’une récolte de blé est largement supérieur à celui de la récolte d’orge et d’avoine sur la même terre ; mais la taxation ayant désormais bouleversé l’ordre normal des choses et déprécié le froment pendant que les autres grains montaient de prix, il devenait au contraire avantageux d’augmenter la production des céréales communes en réduisant d’autant celle du froment.

On pourrait dire, il est vrai, que nous raisonnons sur des « espèces, » c’est-à-dire en généralisant abusivement. En réalité, les faits que nous signalons et les craintes que nous exprimons se trouvent exactement confirmés et justifiés par le ministre de l’Agriculture lui-même. Dans un rapport daté de mars 1916 et adressé au Président de la République, l’honorable M. Méline insiste sur les dangers de la taxation en demandant que le prix maximum du blé soit porté de 30 à 33 francs par quintal quand le Ministère de la Guerre fera des achats par voie de réquisitions à l’intérieur du pays. Voici comment il s’exprime :

«... Il est du plus haut intérêt pour l’alimentation publique et celle de l’armée, aussi bien que pour le bon état de nos finances, d’intensifier la production du blé qui est le produit français par excellence. Il devient d’autant plus précieux que les cours du blé étranger ne cessent pas de s’élever et la hausse ne fera que s’aggraver. Chaque quintal de blé étranger introduit en France fait perdre 10 francs au Trésor et augmente la crise du change.

« Nos agriculteurs ne se refusent pas à faire le maximum d’efforts pour diminuer le déficit en se concentrant sur la production du blé, mais ils sont découragés par le prix fixe et immuable de 30 francs qui leur a été imposé au début de la guerre, et qui était déjà insuffisant. »

Depuis l’automne dernier, il l’est devenu bien davantage, los frais de production et les difficultés de culture n’ayant pas cessé de s’accroître. Ainsi, le ministre constate précisément que les conditions de la production ont changé, et ses conclusions confirment les nôtres.

Voici maintenant le passage relatif aux conséquences fâcheuses de la taxation.

« L’enquête récente publiée par le ministère établit que la surface cultivée en blé a été, en 1915, inférieure de 475 000 hectares à celle de 1914. Il est indispensable de s’arrêter sur cette pente pour l’année 1916, et la première précaution à prendre doit s’appliquer aux ensemencemens du printemps qui commencent en ce moment.

« Nos agriculteurs livrés à eux-mêmes choisiront naturellement les céréales qui leur coûtent le moins cher à produire et qui rapportent le plus, et ils donneront la préférence à l’avoine et à l’orge dont les cours n’ont pas cessé de monter. »

La conclusion logique de cette argumentation devait être la suppression de toute taxe, jointe à la liberté du commerce des grains, mais l’honorable ministre de l’Agriculture se borne à demander que la taxe soit relevée à 33 francs pour les achats de l’Intendance, et pour les blés de printemps seulement.

Il est aisé de comprendre que cette mesure sanctionnée par le décret du 14 mars 1916 devait être inopérante. Le relèvement de la taxe ne s’appliquant qu’aux achats de la Guerre, sa portée restait médiocre, et il était, d’autre part, singulièrement difficile de distinguer les blés de printemps des autres blés, une fois la moisson faite !

Ce que nous devons retenir seulement du rapport officiel, c’est la preuve solidement établie des conséquences redoutables de la taxation du blé. Le « découragement » du producteur est notamment signalé d’une façon officielle.

Chose étrange, au lieu de supprimer la taxe du froment, le législateur décida, au contraire, qu’il y avait lieu de taxer désormais les grains tels que l’orge, l’avoine, le seigle, et même les résidus industriels de mouture, c’est-à-dire le son et les issues ! Tel fut l’objet de la loi récente du 17 avril 1916. Bien mieux, un autre texte, celui du 20 avril de la même année, autorisa la taxation, soit par décret, soit par arrêtés préfectoraux, des pommes de terre, du lait, et des légumes secs. Enfin, la loi du 30 octobre dernier permet de fixer arbitrairement le prix des beurres et des fromages, tout en autorisant, il est vrai, la taxation des tourteaux destinés au bétail et que l’agriculteur achète tandis qu’il vend les autres produits.

Il est clair que le découragement signalé par le ministre de l’Agriculture est devenu plus visible et plus dangereux que jamais. La loi du 29 juillet 1916 a bien élevé d’une façon générale à 33 francs le prix de réquisition du blé, porté récemment à 36 francs, mais le producteur sait parfaitement que les achats faits à l’étranger par l’État sont beaucoup plus onéreux et que le vendeur français est moins bien traité que le vendeur américain ou argentin. Ce contraste lui paraît inexplicable. Il se demande pourquoi la taxe réduit le montant de ses recettes, non seulement quand il s’agit des grains, mais lorsqu’il est question de lait, de beurre, de fromages, de légumes secs ; il n’admet pas que le législateur hésite à taxer dès lors les salaires des ouvriers agricoles, le fer des charrues, et tous les objets qui sont achetés par les producteurs ruraux.

D’ailleurs le législateur se rend compte lui-même de la situation faite à l’agriculteur et des sentimens qui l’animent. On a proposé, l’hiver dernier, d’accorder à tout producteur de blé une prime de 3 francs par quintal, et une autre prime de 20 francs par hectare ensemencé au delà de la surface consacrée à la culture du froment en 1915. Cette prime double n’a pas été votée ; son effet sur les semailles d’automne a donc été nul, et, d’autre part, le payement de ces allocations spéciales ne pouvait manquer d’entraîner des vérifications, des enquêtes, des lenteurs et des déceptions de toutes sortes !

Ainsi, à l’heure où il conviendrait de stimuler toutes les énergies, de faire appel à toutes les bonnes volontés, de récompenser tous les labeurs utiles, le système de la taxation est au contraire généralisé, il décourage, il irrite, il refuse aux meilleurs serviteurs du pays, à ceux qui le nourrissent, les prix élevés dont bénéficient pourtant ceux qui vendent à ces mêmes agriculteurs, ou leur travail, ou leurs produits industriels.

Certes nous n’approuvons pas le système du maximum adopté par la Convention nationale, mais du moins nous faut-il reconnaître que cette Assemblée avait traité les agriculteurs avec moins de partialité et de rigueur, car elle avait taxé les salaires ruraux, les gages, et tous les produits achetés par les « laboureurs. »

Le traitement qui leur est infligé aujourd’hui ne saurait donc manquer de produire les effets déplorables, déjà constatés pourtant sous la première Révolution.

Si nos taxes actuelles réussissent à réduire les prix de vente des produits agricoles en dépit de l’augmentation des dépenses de l’agriculteur, celui-ci cessera de produire. Ce sont les quantités disponibles qui diminueront parce que le cultivateur découragé n’aura plus ni la volonté, ni la possibilité d’accomplir sa tâche. Avant même que la taxation ne produise ces effets désastreux, la lutte commencera entre l’agriculteur qui défend ses intérêts légitimes et l’État qui prétend lui imposer un sacrifice arbitraire. Si le producteur ne porte pas ses denrées sur le marché, on devra lui imposer des réquisitions, des visites domiciliaires, lui infliger les peines prévues par les textes en vigueur ou par d’autres lois dont la rigueur devra permettre de triompher de ses résistances !

Est-ce ainsi que l’on espère obtenir ce concert de bonnes volontés, cette ardeur au travail que rien ne saurait remplacer ?

Déjà les mêmes moyens ont été employés autrefois, et voici comment un Conventionnel les appréciait : « Je ne parle pas, disait-il, de la tyrannie de ce moyen, — la réquisition, — mais je vous prie de considérer son insuffisance. Il n’y a rien de si difficile que de forcer un homme à se ruiner ; s’il y a quelque expédient secret pour l’éviter, soyez sûrs qu’il le découvrira. L’intérêt privé est toujours plus habile que les lois prohibitives ne furent rigoureuses. Recourez aux confiscations, vous serez odieux et mieux trompés, voilà tout. »

Peut-on, d’ailleurs, réquisitionner, emmagasiner et répartir des denrées périssables ? Évidemment non ! Déjà le problème est fort difficile à résoudre pour le blé, et l’État a trouvé plus simple d’immobiliser des stocks dans les greniers du cultivateur. Mais pour les pommes de terre, qui se corrompent aisément, la question devient à peu près impossible à résoudre.

À propos du beurre qui s’altère, d’un jour à l’autre, comment ferait-on ? C’est la question que posait dernièrement au ministre de l’Intérieur M. le comte de Saint-Quentin, et ce dernier avait raison de dire :

« Vous réquisitionnerez, vous aurez des stocks de beurre et de fromages ! Comment les répartirez-vous ?… Il faut voir où ce système va nous mener. La réquisition, la répartition, qu’est-ce que cela ?… C’est le rationnement… »

Ce n’est pas seulement le rationnement (qui suppose l’existence préalable d’une ration), c’est l’anéantissement de la production, car la taxation complétée par la réquisition, c’est-à-dire imposée par la violence, a pour conséquence fatale l’inertie du cultivateur, sa mauvaise volonté, et l’abandon même de la terre.

Les difficultés de la taxation sont d’ailleurs démontrées dès à présent par l’expérience. Les prix fixés arbitrairement ne peuvent jamais représenter que des moyennes, et c’est alors la dernière qualité de la marchandise qui est vendue au tarif fixé, les autres qualités devenant introuvables ou s’échangeant de gré à gré — en marge de la taxe — au prix normal. Nous avons relevé nous-même un exemple curieux de ces pratiques. A X... dans un département du bassin de la Loire, l’autorité avait taxé les pommes de terre. Celles-ci étaient bien vendues à ce taux, mais il s’agissait de tubercules petits, de qualité médiocre, provenant de tris faits par les producteurs qui trouvaient ainsi le moyen d’écouler à, un bon prix des pommes de terre de conservation impossible.

Si la taxe est plus élevée dans une région que dans l’autre, les marchandises sont aussitôt expédiées là où leur prix est plus avantageux pour les vendeurs, et la disette sévit ailleurs.

C’est ce qui vient d’être observé à Paris, quand le beurre fut taxé au-dessous des cours pratiqués en province. Les expéditeurs se gardèrent bien d’envoyer aux Halles les marchandises taxées à plus haut prix sur d’autres marchés, et les arrivages constatés à Paris diminuèrent dans de fortes proportions. En même temps, les beurres inférieurs furent vendus au prix de la taxe, c’est-à-dire a un prix maximum devenu un prix unique par suite de la rareté de la marchandise et de l’activité de la demande. Sous la pression de la nécessité, la taxe des beurres a été abolie, et, à Paris comme en province, on a vu augmenter les arrivages pendant que les prix s’abaissaient au lieu de s’élever !

Enfin, la taxe ne saurait rester fixe alors que tous les élémens des prix de revient agricoles varient sans cesse, et notamment ces frais augmentent parce que les difficultés de la production sont toujours plus grandes.

Si l’expérience du passé pouvait éclairer le législateur de 1917, il méditerait les sages paroles d’un Conventionnel, Ducos, qui disait déjà en 1793 :

« Je parlerai tout d’abord de la difficulté d’établir un prix avec quelque raison et quelque équité...

« Sans doute, en fixant le prix des grains, vous voulez faire entrer dans ce prix, comme données nécessaires, les avances de la semence, celles de la culture, l’achat des bestiaux, des instrumens aratoires, des transports, le prix du travail, enfin du laboureur et du fermier ; car, pour vous faire vivre, il faut bien qu’ils puissent vivre eux-mêmes... Si la fixation du prix des grains n’était pas en proportion avec la cherté des autres comestibles, avec les avances de la culture, avec le salaire des manouvriers, le cultivateur, ne tirant alors aucun produit de l’exploitation de son champ, cesserait de cultiver, la plus grande partie des terres serait en friche l’année prochaine, et le peuple mourrait de faim...

« J’ai dit que la taxe, pour être équitable, devrait être en proportion avec une foule d’avances, de frais, de salaires dont le prix, variant sans cesse, devrait faire varier aussi chaque jour celui de la taxe ; et j’ajoute que le commerce, et le commerce libre, peut seul suivre tous les degrés de ces variations...

« Pour labourer, il faut des bœufs ou des chevaux. Eh bien ! un cheval qui coûtait 300 livres il y a trois ans, coûte aujourd’hui 1 200 ou même 1 500 livres. Votre taxe suivra-t-elle cette effrayante progression ?

« Si l’on proposait au cordonnier de taxer les souliers à 6 livres, il répondrait : « Le prix du cuir a doublé ; les journées de mes ouvriers étaient de 50 sous, il y a quelques années ; elles sont à 4 livres aujourd’hui. Je ne puis faire des souliers qu’à 12 livres. Payez-les à ce prix ou je renonce à mon métier. »

« Le cultivateur peut dire à son tour : « Taxez à une pro« portion raisonnable tous les comestibles, tous les objets principaux d’industrie, toutes les avances et tous les travaux, ou ne taxez point le produit de mon travail !... »

On répond, il est vrai, à tous ces argumens que la taxe sera établie pour tous les produits agricoles en tenant compte du prix de revient et d’un bénéfice raisonnable ! Dernièrement, c’est en utilisant la méthode des prix de revient que les préfets ont été invités à taxer le lait et les dérivés du lait, tels que les beurres ou les fromages !

Mais cette méthode ne tient pas compte des variations du coût de production, variations incessantes que la taxe ne peut pas suivre, et, en outre, le calcul des prix de revient précis est impossible, parce qu’il devrait varier avec chaque ferme, avec chaque saison, avec chaque cultivateur. Les prix calculés par les commissions préfectorales sont donc inexacts, trop forts ici et insuffisans ailleurs. Les poursuites intentées contre des laitiers ont pour résultat de rendre le lait plus rare et de forcer maint producteur à vendre ses vaches pour ne pas être exposé à des amendes, voire à des condamnations plus graves, s’il ne veut pas voir ses recettes tomber au-dessous de ses dépenses. Et c’est encore Ducos qui disait très justement à ce propos :

« Comme la proportion entre les prix et les dépenses s’établira bien mieux par la force des choses que par tous vos calculs, comme les échanges sociaux sont toujours justes quand ils sont libres, parce qu’ils sont l’ouvrage des intérêts respectifs et le résultat de leurs conventions, tandis que ce qui est forcé est souvent injuste parce que le législateur ne voit pas tout, comme l’intérêt privé n’oublie rien, il en résulte qu’il vaut mieux ne pas établir de taxe... »

Qu’est-ce, en outre, que ce bénéfice raisonnable dont les circulaires ministérielles ou les commissions locales parlent aujourd’hui ? S’agit-il d’un profit de 5 pour 100, de 10 pour 100, en admettant qu’il soit possible de calculer le montant des capitaux engagés ? Le mot « raisonnable » est assez vague pour autoriser d’avance les actes les plus arbitraires, sous prétexte qu’il faut protéger les intérêts de l’acheteur. En fait, le profit raisonnable est celui qui résulte de la concurrence des producteurs et de l’activité variable de la demande combinée avec l’abondance non moins variable des offres.

Comment ne voit-on pas que l’intérêt du public n’est pas sacrifié à l’avidité du cultivateur aujourd’hui plus qu’hier ? Si les conditions nouvelles de la production nous forcent à subir la hausse des prix, cette hausse n’est-elle pas moins dangereuse que la disette provoquée par le découragement de l’agriculteur ?

Il n’est pas question d’ailleurs d’oublier les souffrances réelles infligées par l’élévation des prix à tous les pauvres dont les ressources ou les revenus fixes ne sont pas en rapport avec le cours des denrées de première nécessité.

C’est un devoir que de songer aux malheureux, mais il importe d’en préciser le nombre pour montrer que l’État peut les secourir sans anéantir la production en taxant le cultivateur.

Voici ce que l’on peut dire à ce sujet.


LA HAUSSE DES PRIX ET LE SORT DES PAUVRES

Nous savons fort bien qu’aux yeux des partisans de la taxation, il est nécessaire de s’opposer à la hausse des denrées pour épargner aux pauvres toutes les souffrances qu’entraîne la cherté des alimens. Cette préoccupation généreuse fait honneur à de bons Français, mais il s’agit, en fait, de savoir si l’on vient réellement au secours des déshérités en multipliant des taxes qui doivent décourager l’agriculteur et provoquer la disette.

Ne serait-il pas, en vérité, plus expédient et plus sage, ne serait-il pas moins coûteux de secourir les pauvres avec discernement plutôt que de ruiner tout le monde et de réduire la production agricole au moment où nous avons précisément besoin de l’assurer, sinon de la développer ? Tout est là.

Nous pensons qu’on exagère trop volontiers le nombre des personnes que la taxation doit protéger contre la misère. Quelques renseignemens précis à cet égard sont donc indispensables, et nous montrerons du même coup que les dépenses à prévoir pour secourir les plus pauvres ne sont pas aussi considérables qu’on pourrait le supposer et qu’on le croit effectivement.

Une première remarque s’impose. La plupart des agriculteurs ne sont pas le moins du monde protégés par la taxation des denrées alimentaires, bien au contraire, et le sacrifice qu’ils subissent est largement supérieur à celui qu’on leur épargne.

Comme le cultivateur produit, en effet, non pas toutes les denrées, mais la plupart des denrées qu’il consomme, la cherté ne lui cause aucune gêne intolérable. En lui permettant de réaliser des profits normaux correspondant aux recettes basées sur des prix librement débattus, on améliore même sa situation, bien loin de la rendre plus douloureuse ou plus misérable. C’est l’évidence même.

Les salariés de l’agriculture constituent, d’autre part, deux groupes distincts, celui des domestiques nourris, logés à la ferme, et celui des journaliers qui ne prennent généralement qu’un repas à l’exploitation rurale. Visiblement, le premier groupe ne souffre nullement de la cherté des vivres, pas plus que tous les domestiques quels qu’ils soient, et le second ne supporte que partiellement les conséquences pénibles de la hausse. D’ailleurs, pour les journaliers des deux sexes comme pour les domestiques, l’augmentation considérable du prix de la main-d’œuvre compense — et fort souvent au delà — l’élévation du cours des denrées alimentaires, surtout à la campagne, où les familles d’ouvriers ruraux possèdent un jardin et profitent de sa culture. Un très grand nombre de journaliers sont même propriétaires, et non pas seulement locataires d’une certaine étendue de terre.

En un mot, le groupe agricole dans notre pays ne saurait être intéressé au maintien ou à l’établissement des taxes.

Or, la population agricole — qu’il ne faut pas confondre avec la population rurale — représente environ 45 pour 100 de la population totale de la France. Ce chiffre doit être retenu ; il est assurément instructif et suggestif au point de vue qui nous intéresse.

On nous accordera que dans les autres groupes sociaux, parmi les industriels, les commerçans, les fonctionnaires, les personnes exerçant des professions libérales, le nombre des nécessiteux-est fort restreint. A cette heure, cependant, les plus riches comme les plus pauvres profitent de la taxation, et notamment ils bénéficient des dépenses énormes faites par l’Etat pour acheter à l’étranger des denrées alimentaires qu’il revend à perte, de façon à ne pas élever les prix. Nos seuls achats de blé ont occasionné des sacrifices se chiffrant par des centaines de millions. Quelques indications précises nous ont été fournies, à cet égard, par des documens officiels.

Les salariés du commerce, de l’industrie, des transports, etc. sont à coup sûr intéressans, mais les statistiques relatives au chômage nous rassurent encore, et, de plus, nous savons très exactement que les salaires se sont élevés avec une extrême rapidité depuis dix-huit mois ou deux ans. Nous avons recueilli nous-même, en province, des informations nombreuses se rapportant spécialement aux salaires féminins. Dans les usines, les manufactures, les ateliers, les salaires ont au moins doublé. A ces salaires s’ajoutent pour les femmes de très nombreuses allocations distribuées — c’est l’opinion générale — avec une générosité excessive.

Enfin, les institutions de « secours aux pauvres » n’ont pas cessé de fonctionner et la solidarité sociale, à titre public ou privé, vient encore protéger bien des déshérités contre la misère provoquée par la cherté. Il y a lieu de ne pas oublier cela et de souhaiter que toutes les œuvres de ce genre multiplient leurs services au lieu de les restreindre. Il n’est pas question d’abandonner à leur sort, ce qui serait cruel, des femmes chargées de famille, des veuves momentanément sans emploi, des enfans orphelins ou des vieillards. Nous pensons seulement que la tâche de l’Etat ou de la bienfaisance privée pourrait utilement consister à secourir les malheureux, au lieu d’abaisser par des taxes le prix des denrées qu’achètent les riches et les gens aisés aussi bien que les plus pauvres. Les sacrifices imposés aux agriculteurs et ceux que l’Etat supporte en vendant à perte profitent ainsi à des personnes dont la situation ne justifie en rien de pareilles largesses. En accordant des secours aux pauvres, aux vrais pauvres, et à eux seuls, on n’aurait pas à déplorer les conséquences de la taxation, tout en soulageant les misères réelles ! C’est exactement ce que disaient les Conventionnels effrayés à la fois des dépenses énormes du Trésor et des conséquences du maximum. Richaud disait à ce propos : « Craignez de détourner les capitaux de l’Agriculture par le maximum qui la ruine... Il n’en a pas moins coûté à la République lorsqu’il a fallu tirer du dehors des subsistances de toute espèce qui coûtaient fort cher et qu’on vendait dans l’intérieur au maximum, et le riche comme le pauvre profitait des pertes énormes que faisait le gouvernement à ce commerce ruineux. Dans le nouveau système (suppression du maximum), il n’y aura au moins de sacrifices à faire que pour les troupes et de secours à donner qu’aux indigens. »

Ces réflexions n’ont rien perdu de leur sagesse et de leur actualité. Elles semblent écrites d’hier !


CONCLUSION

Il ressort clairement des observations faites dans nos campagnes que le système de la taxation, sans cesse aggravé par des applications nouvelles, tend à décourager l’agriculteur, à réduire la production, et à nous forcer de multiplier nos achats à l’étranger, achats ruineux puisque l’Etat vend à perte et contribue à provoquer la hausse sur les marchés neutres. Au lieu de stimuler toutes les énergies et de récompenser tous les efforts en vue de rendre notre production plus abondante, le système du maximum, inauguré de nouveau en France, paralyse les bonnes volontés et brise le ressort de l’intérêt personnel. Cet intérêt personnel, ce désir du gain légitime correspondant, aujourd’hui, à des efforts extraordinaires, est pourtant seul capable de déterminer des actes, partout, au même moment, sans violences et sans menaces. Quelle est la loi qui peut exercer une pareille action et rallier sans difficulté toutes les opinions ?

Il y a plus. Sous l’étreinte de la nécessité représentée par la cherté, la production peut être accrue en obligeant partout les moins fortunés à travailler pour se procurer les alimens dont ils ont besoin.

Il n’est pas de commune rurale qui ne puisse mettre à la disposition des artisans, des journaliers agricoles ou industriels, des familles nombreuses, une dizaine d’hectares prélevés sur des terres communales, sur des domaines ruraux dont quelques parties, sans être réellement délaissées, sont soumises cependant au système de la jachère ou de la dépaissance. En mettant ces parcelles à la disposition de ceux qui voudraient les cultiver, on augmenterait comme par miracle, sous la seule pression du besoin et de l’intérêt personnel, nos ressources en pommes de terre, en légumes verts ou secs, sans compter les grains eux-mêmes dont quelques ares ensemencés peuvent porter une récolte capable de nourrir toute une famille pendant un an. Pour cela, la réquisition est inutile ; il suffit d’indemniser les propriétaires après entente amiable, et de se confier aux suggestions de l’intérêt personnel. Ceux qui ont besoin d’augmenter leurs ressources n’hésiteront pas à travailler dans ce dessein.

À un autre point de vue, au point de vue des économies à réaliser, le système de la taxation n’est pas moins critiquable, car il supprime l’effort nécessaire. Bien entendu, nous ne songeons pas à rationner le pauvre en réduisant la quantité des alimens qu’il serait capable d’acheter ; mais nous songeons à ces substitutions d’alimens qui correspondent à de véritables économies et à une meilleure utilisation des ressources disponibles. Nous avons prouvé, — croyons-nous, — que ces ressources, par tête d’habitant, étaient encore supérieures aujourd’hui à celles dont disposaient nos pères il y a soixante ans, quand on tient compte de la production nationale.

Pourquoi notre population civile ne se contente-t-elle pas, en ces heures de crise, du bien-être matériel qui paraissait suffisant à la génération précédente ? Pourquoi ses exigences actuelles sont-elles considérées comme légitimes, et pourquoi la consommation ne prend-elle pas, — au point de vue de la qualité, — le caractère de celle que l’on acceptait librement vers 1850 ?

C’est qu’aujourd’hui la taxation vient abaisser les prix et rend dès lors possible la persistance des habitudes prises depuis quelques années seulement.

On prétend, à cette heure, qu’il ne faut ni mécontenter, ni inquiéter les acheteurs ! Mais la force des choses, plus puissante que toutes les lois, ne va-t-elle pas contraindre le législateur à renoncer au système qu’il a momentanément adopté ? Les sacrifices imposés, en fait, à la nation tout entière, pour abaisser artificiellement le prix des alimens, ne sauraient être indéfiniment prolongés et accrus.

Cependant la taxation va provoquer la réduction de la production agricole nationale, et les pertes imposées à l’Etat commerçant dépasseront dès lors les forces contributives du pays en épuisant ses ressources financières.

Eh bien ! au lieu de farder la vérité, il faut la révéler ; il faut que tout le monde la voie en face. Il faut que la situation véritable du marché soit connue, et que la cherté même récompense les énergies productives pour prévenir un désastre, ou, du moins, pour éviter un grand danger.

Nous voyons clairement ce danger. Le système de la taxation, de la réquisition et des achats de l’Etat l’a créé. C’est ce système qu’il convient d’abolir avant qu’il ait produit toutes les conséquences dont on ne saurait trop résolument dénoncer la gravité.


D. ZOLLA.