La Sirène (Quinet)

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LA SIRÈNE.

C’était le premier jour qui sortit du chaos ;
Comme un blanc nénuphar qui germe au fond des eaux,
Le monde, épanoui dans l’éternel orage,
De l’océan de vie embaumait le rivage.
Des brumes du néant encore environné,
Sans parens, sans berceau, chaque être, nouveau-né,
Se taisait ; et les vents, étouffant leur murmure,
Essuyaient des forêts la sainte chevelure.
Point d’hymne printanier, messager du soleil.
Sur son lit virginal, dans un profond sommeil,
En silence mêlée à l’haleine des roses,
Dormait, au fond des lacs, la grande ame des choses.


Comme au sortir d’un songe où les yeux sont ouverts,
Un soupir s’exhala du muet univers ;
La vague s’amollit sous une tiède haleine,
Et c’est toi qui surgis, éternelle Sirène,
Confidente, aux yeux bleus, de l’abîme en travail.

Sur ton sein ruisselaient tes larmes de corail ;
Long-temps tu te miras dans la source infinie
Où des chants, fils du ciel, tu puises l’harmonie.
Ton humide regard suivit dans son rayon
L’étoile qui jaillit au bord de l’horizon,
Puis l’hymne commença. Des échos de la brise,
Des rumeurs des forêts que la tourmente brise,
Des bruits du coquillage enflés sous les roseaux,
Du chant des flots vibrant sous l’aile des oiseaux,
Ta lèvre avait formé sa liquide parole.
Les fleurs la recueillaient dans leur blanche corolle ;
Parfum, accord vivant, exhalé de ton cœur,
Les mondes, en naissant, la redirent en chœur.


L’étoile, au bord des cieux, converse avec l’étoile ;
Le brin d’herbe connaît ce langage sans voile,
Résonnant dans un rayon d’or.
Mais la Sirène est seule, et son chant de mystère,
Au branle de l’abîme en vain berce la terre ;
Nul esprit ne répond encor.


J’appelle… Qui s’émeut ? une algue de la grève.
Je soupire… Le flot éveillé par un rêve
Répond par un gémissement.
Est-ce là tout l’amour promis à la Sirène ?
Épouser les roseaux, le flot qui sur l’arène
Roule les perles en dormant !


Sur son char attelé de froids troupeaux de phoques,
En visitant mon seuil, la tempête aux yeux glauques
N’a pas encor glacé mon sein.

Dans ma grotte d’azur un feu sourd me consume ;
J’ai convoité les cieux… et j’embrasse l’écume
Qu’évoque mon chant souverain.


Pourquoi semer la fleur dans le lit de l’abîme ?
Vainement, à ma voix, son parfum se ranime ;
Nul ne vient cueillir ses trésors.
Pourquoi loin du soleil, dans la nuit souterraine,
Si jeune ensevelir l’immortelle Sirène
Et sa conque pleine d’accords ?


Que ne puis-je habiter ce monde de lumière,
Où, le jeune arc-en-ciel entr’ouvrant ma paupière,
Le soir, je respire un moment !
Je hais les gouffres sourds où mon destin me plonge ;
Et j’étouffe, en secret, sous l’ennui qui me ronge
Dans mon palais de diamant.


Ô soleil entrevu ! monde heureux, diaphane,
Où toute voix résonne, où nul lis ne se fane,
Où tout m’appelle et me séduit !
À peine ai-je aspiré la vie à pleine haleine,
L’Océan sur mon sein en mugissant ramène
Le poids de l’insondable nuit.


Un moment, chaque jour, arrachée à la lie,
Du flot vain et grossier mon esprit se délie.
Mon ame plane sur les mers.
Le visage essuyé, je consulte la nue ;
Je suis des yeux l’aiglon au bout de l’étendue,
Et ma voix berce l’univers.



Cette heure emplit d’amour ma corne d’abondance.
Les mondes diligens qui marchent en cadence,
Du néant sortent à mon nom.
Le reste est un sommeil où tout se décolore,
Faux rayons jaunissans, vains songes que j’implore
Sur une couche de limon.


Le temps fuit ; hâtez-vous, ô sonores fantômes !
Hymnes, prenez un corps et peuplez les royaumes
De la visible immensité.
Avant que dans sa nuit le gouffre me réclame,
monde, éveille-toi ! nourris-toi de mon ame,
Enivre-toi de ma beauté !


Pendant qu’elle chantait, des golfes de l’Hellade
Jusqu’à l’île fumante où gémit Encelade,
Un long frissonnement parcourut les forêts.
L’hymne ailé s’insinue aux plis les plus secrets
Des choses et des monts que nul dieu ne visite.
Le flot rit en dansant ; il bondit, il palpite.
De colline en colline, enflant ses mouvemens,
La terre suit le rhythme aux longs balancemens.
La vie, en mille essaims, bourdonne ; avec l’abeille
Partout, dans l’herbe tiède, un dieu dormant s’éveille.
D’abord sortent des bois de chênes chevelus,
L’un l’autre s’appelant, les Centaures barbus.
Croupes, flancs de chevaux, visages de prophètes,
Qu’ébaucha le chaos dans le sein des tempêtes.
Au frein de l’hymne d’or assouplissant leurs pas,
Vers la chanteuse errante ils étendent leurs bras.
Ils plongent sous les flots pour saisir sa ceinture ;

Le chant fuit aux confins de l’immense nature.
Aux sauvages amans un cuisant aiguillon
S’attache ; des désirs ils boivent le poison.
Hennissant dans leurs cœurs, du pied creusant le sable,
Ils lèchent, tout pensifs, leur plaie inguérissable.


Le Cyclope, après eux, dans les flancs de Lemnos
Entend la voix de miel qui pénètre ses os ;
Il laisse le marteau retomber sur l’enclume ;
Soit que l’âtre des dieux s’éteigne ou se rallume,
Au bord du promontoire, il roule entre ses doigts
Les sept tuyaux de buis qui modulent sa voix.
Dans ses vieux murs, géans vêtus d’herbe nouvelle,
Pour l’épouse il étend les peaux d’ours ; il appelle,
Et son œil, jour et nuit, rempli de pleurs amers.
Cherche sa Galatée assise sur les mers.


À peine du Cyclope énervé par la lutte
A tari la chanson dans le buis de sa flûte,
Un écho plus nombreux répète en d’autres mots
Les chants que la Sirène a révélés aux flots
Sur son mètre dansant au milieu des Cyclades.
Le temple, au front des monts, dresse ses colonnades ;
Et déjà des devins l’hymne nourri d’encens
Ébranle, sous le dieu, les trépieds bondissans.


Quand le temple se tait, épuisé d’harmonie,
Le Rhapsode, à son tour, vient lutter de génie
Avec le flot qui passe et la fille des eaux,
Des chansons de l’Olympe amusant les roseaux.
Avec art égaré, le grand troupeau d’Homère
D’île en île poursuit la sonore chimère.

Comme un filet jeté, le soir, sur l’Océan,
Le poète a tendu son poème géant,
Qui, dans ses mailles d’or, entraîne au loin les villes,
Les royaumes, les bois, les montagnes, les îles,
Les Centaures blessés menant le premier deuil,
Les races au berceau, vagissant sur le seuil
Que gardent les lions sous les murs du Cyclope,
L’Ida qu’un noir encens d’un nuage enveloppe,
Et le grand Jupiter, source et fin des grands dieux.


Le Rhapsode en son œuvre emprisonnant les cieux,
Tout dans ses chants abonde et sous sa loi s’incline,
Tout, hormis la déesse à la voix cristalline,
Perle qui disparaît dès qu’il croit la toucher.
Divin miel enfoui dans l’ame du rocher.
« Imite-moi, dit-elle, et suis-moi dans mon antre ;
« Vers toi je tends les mains. Encore un pas ; viens, entre,
« Et sur le sable d’or marions nos deux voix. »
Le poète, aveuglé pour la seconde fois,
Dans son urne de marbre épand les rhapsodies,
Ithaque, Ulysse errant, flottantes mélodies.
Poèmes tout trempés des longs pleurs murmurans,
Que parmi les ajoncs nourris dans les torrens,
Avec la fleur marine et la conque épineuse,
Presse de ses cheveux la divine chanteuse.
L’oreille encor tendue aux promesses du bord,
Il meurt en imitant l’inimitable accord.
Il meurt, et sur le rhythme où les Muses l’entraînent,
Les générations l’une à l’autre s’enchaînent.
L’écho gardant l’écho des chants évanouis,
Les peuples ceints de myrte, en chœur épanouis,
Se tiennent par la main, et la flûte thébaine
Exhausse ses cent tours sur le front de Messène.
Cependant la phalange, à la robe d’acier,

Heurtant du javelot le bord du bouclier,
Suit, un pied dans le sang, les leçons de la lyre.
Des hommes et des dieux providence ou délire !
Des grottes du Caucase, où l’arbre échevelé
Répète au fond des bois le mètre révélé,
Des chaumes d’Arcadie, où le chœur des cigales
Mêle aux cent voix de Pan ses voix toujours égales,
Des pieds bleus de l’Olympe à la blanche Délos,
Où le roseau préside à la danse des flots,
Cent peuples enivrés du chant de la Chimère,
En cadence emportés par tout bruit éphémère,
De pensers en pensers, de sommets en sommets,
La convoitent partout sans l’étreindre jamais.


Alors, le sein baigné des longs pleurs de sa grotte,
Seule avec l’aquilon la Sirène sanglotte ;
Et le puits de l’abîme entend son chant d’adieu :


Pourquoi chanter encor quand tout fuit et tout passe ?
Nul chanteur ne m’attend jamais en aucun lieu.
Une ombre, quelquefois, qui s’assied sur ma trace,
Me répond ; je fais signe. Elle approche. J’embrasse
Le froid tombeau d’un demi-dieu.

La perle orne la perle ; et, tous deux nés ensemble,
La nymphe a, dans les bois, le faune pour amant.
Mais, dans l’immensité, quel être me ressemble ?
Partout un froid démon autour de moi rassemble
Les monstres de l’isolement.

Écume soulevée au souffle d’une femme,

Grands dieux qui m’écoutez, à genoux, sur l’autel,
Fantômes d’un moment qui vivez de mon ame,
Dites, avez-vous vu, sur un vaisseau sans rame,
Passer mon amant éternel ?


Peut-être viendra-t-il, ce soir, là, sur la plage ;
Mais toujours, même unis, l’abîme est entre nous.
Sans hymne, sans flambeau, dans une nuit d’orage,
D’un astre pâle et froid mes noces sont l’ouvrage,
Le vide abîme est mon époux.


Lentement, dans le gouffre où surnage l’étoile,
La Sirène descend ; lentement, sous son voile,
Son cœur, en palpitant, fait palpiter le flot.
Au loin, le golfe ému berce le matelot.
Mais la voix pour toujours se tait autour des îles.
Sans l’hymne, les sillons jaunissent infertiles.
Tout reposait sur l’hymne, et tout meurt avec lui,
Temple, autel chancelant sous l’immortel ennui.
Sur son rhythme brisé tout un monde s’écroule ;
De son vase qui fuit, l’éternité s’écoule ;
L’eau sainte avec le chant décroît dans Ilyssus ;
Et le concert fini, les dieux ne trouvent plus
Que temples prosternés, le front sous la poussière,
Klephtes, pachas, Delhis, à travers la bruyère,
Et près d’un scorpion rampant dans un tombeau,
Le roseau d’Eurotas qui siffle au bord de l’eau.


Edgar Quinet.