La Sibérie au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 602-642).
II  ►
LA SIBERIE


AU DIX-NEUVIEME SIECLE




PREMIERE PARTIE.
LE PAYS DE TOBOLSK. - LES EXILES POLITIQUES.
I. Reise um die Erde durch Nord-Asien und die beiden Oceane, von Adolph Erman,3 vol. ; Berlin, 1833-1838-48. — II. Mathiad Alexander Castrén’s Reisen im Norden, aus dem Schweditchen überssetzt, von H. Helms, 1 vol. ; Leipzig, 1853 — III. Travels in Siberia, by S. S. Hill, esq., 2 vol. ; Londres, 1854. — IV. Reise-erinnerungen aus Sibirien, von Chistoph Hansteen, 1 vol. ; Leipzig, 1854.





La Sibérie n’a guère été visitée que par des Russes ; je ne parle pas de ceux à qui le tsar fournit une escorte et qui ne doivent pas revenir de leur voyage. Pendant la plus grande partie du moyen âge, malgré de fréquentes relations avec les peuplades asiatiques du nord qui venaient leur vendre leurs pelleteries, les Moscovites eux-mêmes connaissaient à peine de nom cet immense pays, qui porte aujourd’hui l’influence russe jusqu’aux frontières de la Chine. Vers la fin du XIVe siècle, on voit de hardis colons, à la fois commerçans, agriculteurs, chefs de bandes guerrières, s’aventurer d’abord sur le versant occidental de la chaîne de l’Oural ; ils s’y installent solidement, bâtissent des villages, des villes, des forteresses, défrichent les terres, établissent des salines, habituent les sauvages des montagnes aux transactions du commerce, acquièrent bientôt des richesses considérables, et organisent une sorte de peuple composé d’aventuriers, de vagabonds, de Cosaques, venus de tous les points de la Moscovie et du nord de l’Allemagne. Le plus illustre de ces colons, Strogonof, chef d’une famille qui est encore aujourd’hui l’une des premières de l’empire, était un homme à vastes projets et d’une singulière audace ; ses fils, Jacques, Grégoire, Michel, continuèrent son entreprise, et bientôt, devenus assez puissans pour rendre des services au tsar Ivan le Terrible, ils obtinrent l’autorisation de mettre sur pied une armée qui devait franchir les défilés de l’Oural. Le Cosaque Jermak, chargé par les Strogonof de la conduite de l’expédition, s’avança au-delà de l’Oural à la tête de quelques milliers d’hommes, et soumit rapidement une grande partie de la Sibérie inférieure. À peu près vers la même époque, des événemens analogues s’accomplissaient au nord. Un négociant de Solvitchegodzka conçut le projet d’envoyer une mission chez les Tonguses et les Samoyèdes, afin de faire explorer les lieux et d’y établir un comptoir. L’entreprise réussit ; les parties les plus accessibles de la contrée s’ouvrirent aux recherches des agens, et au bout de quelques années, après avoir lié des rapports avec ces peuplades lointaines, le hardi négociant russe devint un intermédiaire puissant entre la Sibérie septentrionale et les commerçans de Moscou. Le nom de cet homme est resté célèbre dans les annales moscovites ; il s’appelait Anika. Ses fils poursuivirent ses travaux et acquirent de si grandes richesses, qu’ils furent bientôt en butte aux accusations de l’envie. Pour se soustraire aux dangers qui les menaçaient, ils jugèrent prudent de révéler au gouvernement le secret de leur découverte et d’invoquer sa protection. Boris Godunof, beau-frère du tsar Féodor Ivanovitch, administrait alors la Russie en qualité de ministre avant de la gouverner en son nom ; c’est à lui que les héritiers d’Anika dévoilèrent l’existence des peuples de la Sibérie et les rapports qu’ils avaient déjà établis avec eux. Boris Godunof profita de l’indication ; quelques années après, une partie des Samoyèdes était soumise à la domination moscovite. Une fois la route ouverte, la Sibérie entière devait être promptement réduite. C’est ainsi que la conquête fie la Sibérie, commencée en 1580 sous Ivan le Terrible, fut terminée cinq ans plus tard sous le tsar Féodor Ivanovitch.

Depuis ces hardies entreprises, la Sibérie fut parcourue en divers sens par les ambassades qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, allaient conclure des traités de commerce avec la Chine ou régler la délimitation des frontières. En 1689, le comte Golovin conclut à Nertschinsk une première convention qui fixa provisoirement les bornes des deux empires. En 1715, Pierre le Grand envoya à l’empereur de Chine Khang-hi le chirurgien anglais Thomas Garwin et un officier russe, d’origine allemande, nommé Laurent Lange, pour recueillir des renseignemens sur le commerce des Chinois et examiner de plus près la question des frontières. Cette question, longtemps indécise, suscita ainsi pendant le XVIIIe siècle bien des missions et des ambassades qui furent pour les Russes une occasion naturelle d’étudier les Kirghises, les Baschkirs, les Ostiakes, les Tonguses, et toutes ces races mongoles qui ont fourni des soldats à Gengis-Khan. Aux voyageurs diplomatiques succédèrent enfin les savans. La première expédition scientifique en Sibérie, commencée en 1739, sous le règne d’Anna Ivanovna, nous montre avec orgueil, à côté de l’illustre nom de Behring, ceux de ses dignes compagnons, l’historien Müller, l’archéologue Fischer, le médecin Steller, et le laborieux botaniste si apprécié de Linné, Jean-George Gmelin. Il y en a eu une autre, accomplie par les ordres de Catherine II, qui rappelle aussi de glorieux souvenirs ; elle fut conduite par le Cuvier de la Russie, le grand naturaliste Pallas, assisté du second des Gmelin, ce courageux Samuel-Théophile, qui, après de longues fatigues en Sibérie, fut fait prisonnier par les sauvages du Caucase, et périt martyr de la science au fond d’un cachot humide. Le dernier de ces vaillans explorateurs est l’amiral Wrangel, dont le voyage, exécuté de 1820 à 1824, a été pour les physiciens et les naturalistes une source d’informations précieuses. Entre Behring et Wrangel, l’histoire cite plusieurs noms dignes de mémoire, et quelques-uns illustres ; ce sont surtout de hardis capitaines de vaisseau, M. Krusenstern et M. Otto de Kotzebue, d’intrépides voyageurs, M. Ledeburg, M. Bunge, M. Gustave Rose, et un maître qu’on trouve toujours à la tête des grandes explorations de la science, M. Alexandre de Humboldt.

Presque tous ces hommes sont des fonctionnaires russes ou des savans allemands. Dévoués à des études spéciales ou gênés dans leurs narrations par l’esprit de leur pays, on comprend qu’ils n’aient pu donner un tableau complet de leur voyage. Quel que soit cependant l’intérêt des observations scientifiques en ces régions de l’Asie septentrionale, il y a mille autres détails qui excitent notre curiosité. La politique et l’histoire ont là d’étranges mystères. J’ai souvent cherché des renseignemens exacts sur ces contrées, où tant de milliers d’hommes ont été envoyés en exil, où tant de nobles cœurs et de personnages tragiques, les uns punis d’un mouvement généreux, les autres victimes des drames ténébreux d’une cour despotique, ont été ensevelis vivans dans un linceul de neige. Je voulais avoir autre chose sur ce point que des déclamations trop faciles. Quand je lisais les tragiques aventures des Menchikof, des Jean de Courlande, des Dolgorouki, des Tolstoy, des Biren ; quand je lisais que le maréchal de Munnich avait été relégué dans le petit bourg de Pélim, au milieu des glaces, au milieu de forêts marécageuses qu’il est impossible de parcourir même en été, et qui semblent exactement décrites en ces vers de Dante :

Questa palude, che ’l gran puzzo spira,
Cinge d’intorno la città dolente[1] ;

quand je me rappelais que le glorieux vieillard, tant de fois vainqueur des Turcs, avait blanchi dans ce sépulcre horrible, qu’il y avait passé vingt années de sa vie, vingt années de douleur, de misère, de désespoir, sans autre consolation que la société de sa femme et la pratique d’une piété ardente ; quand je me rappelais enfin cette innombrable légion de martyrs inconnus, exilés sans nom, prisonniers dégradés de leur dignité d’hommes et numérotés comme du bétail, c’est alors surtout que je maudissais le mystère dont le despotisme s’enveloppe et le sceau qu’il imprime sur les lèvres humaines. Les aventures de Praskovie Lopoulof, dans le touchant récit de M. Xavier de Maistre, n’étaient-elles pas jusqu’ici le seul épisode bien connu de cette lugubre histoire ?

Or voici des voyageurs qui ont parcouru assez récemment la Sibérie et qui racontent avec netteté tout ce qu’ils ont vu. Ce sont des savans, mais ce sont aussi des hommes ; rien de ce qui intéresse l’humanité ne les laisse indifférens. S’ils ont rencontré sur leur chemin des familles exilées, ils ne craignent pas de nous dire les émotions qu’ils ont ressenties. Ils ne déclament pas ; bien loin de là, ils sont brefs, précis, et d’autant plus expressifs. Ils décrivent aussi l’aspect général du pays, les mœurs des tribus nomades, les rapports des Russes et des Chinois sur la frontière, la vie des fonctionnaires dans ces solitudes lointaines, le contraste bizarre du christianisme moscovite et des religions du Nord et de l’Orient. La variété des choses et des hommes est si grande en ces contrées où la civilisation et la barbarie se heurtent à chaque pas, il y a tant de différences du nord au sud et de l’est à l’ouest, que le simple récit de ces mille oppositions semble le résultat d’un artifice ingénieux. Nos voyageurs nous donnent leur journal complet : rien de plus piquant et de plus inattendu que cette pittoresque mêlée de gouverneurs russes, de khans tartares, d’aristocrates samoyèdes, de sorciers tonguses, de popes moscovites, de lamas bouddhistes, de commerçans chinois, dont les profils passent et repassent dans leurs tableaux.

Le premier, M. Christophe Hansteen, célèbre astronome norvégien, professeur à l’université et directeur de l’observatoire de Christiania, a parcouru la Sibérie tout entière pour y faire des études sur les courans magnétiques du globe. Les découvertes de M. Hansteen sont connues du monde savant. Occupé depuis longtemps des variations de l’aiguille aimantée et impatient de les réduire à une loi, l’astronome de Christiania, après avoir comparé entre elles les observations des grands navigateurs, s’était arrêté à cette idée, qu’un seul pôle magnétique ne suffit pas à expliquer les mouvemens de la boussole. Indépendamment du principal pôle magnétique placé au nord de l’Amérique dans les régions de la baie de Badin, il y avait, pensait-il, un autre pôle, c’est-à-dire un autre foyer de courans magnétiques, et c’était dans le nord-ouest de la Sibérie qu’on devait le trouver. Déjà, en 1811, M. Hansteen avait exposé ce système dans un mémoire qui fut couronné par l’Académie des sciences de Copenhague ; il ne lui restait plus qu’à le vérifier par des observations directes. M. Hansteen conçut le projet de cette expédition ; il s’y prépara par de nouvelles recherches, par des lectures immenses, par la confection d’un atlas où les notes éparses des voyageurs étaient habilement rapprochées, et le storthing de Norvège ayant libéralement pourvu aux frais de l’entreprise, il partit enfin pour ces contrées de l’Asie septentrionale, où il devait trouver la justification de sa théorie. C’est de 1828 à 1830 qu’il a accompli sa tâche, assisté de M. Due, lieutenant de marine, qui fut pour lui, à travers mille fatigues, le plus fidèle des compagnons. Il y a quelques années, M. Hansteen, qui avait déjà donné à l’Europe le résultat scientifique de ses explorations, a eu l’idée de publier dans le Calendrier populaire de Norvège ce qu’on peut appeler la partie humaine et vivante de son voyage. Un écrivain allemand, M. le docteur Sebald, lui a demandé l’autorisation de faire connaître à son pays ces descriptions si curieuses. La modestie de M. Hansteen s’est alarmée ; « ce n’étaient là, disait-il, que des notes prises à la hâte et rédigées sans prétention pour le peuple norvégien ; » il a donc refait son travail avec des développemens nouveaux, afin de le rendre plus digne du grand public, et ce sont ces pages de l’astronome de Christiania, inédites encore en Norvège, que M. Sebald vient de publier en allemand.

Lorsque M. Hansteen arriva à Saint-Pétersbourg, il y trouva un professeur de l’université de Berlin, M. Adolphe Erman, occupé des mêmes recherches sur le magnétisme, terrestre, et qui avait exprimé le désir de partager en Sibérie ses périls et ses travaux. M. Erman avait aussi en vue d’autres problèmes, des études de minéralogie et de botanique, il dut maintes fois se séparer de son compagnon. D’ailleurs ce voyage en Sibérie n’était pour M. Erman que le début d’un voyage autour du monde ; il sortit de la Sibérie par le Kamtchatka et le Groenland, tandis que M. Hansteen revint en Europe en suivant les frontières de la Chine et de la l’erse. La narration de M. Erman, rédigée un peu confusément sous la forme d’un journal quotidien, avait paru ayant l’excellent livre de M. Hansteen, de 1836 à 1848 ; je l’ai sous les yeux, et soit que nous confrontions les récits des deux écrivains, soit que nous les complétions l’un par l’autre, cette double épreuve tournera au profit de la vérité. Le troisième des voyageurs que je signale ici à l’attention des esprits studieux, M. Mathias-Alexandre Castrén, est un sujet russe de la province de Finlande. M. Castrén est historien et philologue ; ce sont des études de linguistique et d’ethnographie qui l’ont conduit dans la Russie du nord et dans la Sibérie. Après avoir visité la Laponie en 1838, et la Karélie l’année suivante, il traversa de 1841 à 1844 toute la contrée qu’habitent les Samoyèdes, les Tonguses, les Syrians et les Ostiakes. Le dernier enfin est un Anglais, M. Hill, qui a visité la Sibérie en 1847[2]. M. Castrén n’a vu que la Sibérie septentrionale ; M. Hansteen, M. Erman et M. Hill ont parcouru ce grand pays dans tous les sens. Suivons-les tous les quatre ; ce sont des guides éclairés, des observateurs précis ; ils ont visité plus d’une région où nul voyageur n’avait encore mis le pied, et leurs narrations, précieuses pour l’ethnographie et pour la science, éclairent souvent d’une vive lumière l’histoire de l’esprit russe.


I. – SCENES DE MOEURS DANS LA PROVINCE DE TOBOLSK.

Avant de peindre les Russes de Sibérie, M. Hansteen a eu l’occasion de noter quelques traits particuliers des Russes de Saint-Pétersbourg. Dès que nous entrons avec lui sur la terre des tsars, nous nous sentons enlacés de toutes parts dans les liens de la vie officielle. L’astronome norvégien devait s’embarquer à Stockholm pour aborder dans un port de Finlande ; recommandé au ministère russe par les plus hauts personnages de la Norvège et de la Suède, il avait lieu d’espérer qu’on abrégerait pour lui les formalités, les perquisitions, les censures de la douane et de la police, plus longues et plus intolérables en ce pays que partout ailleurs ; mais, n’ayant pas trouvé de navire qui fit voile pour la Finlande, il partit directement pour Cronstadt, et il eut à souffrir, soit en cette ville, soit à Saint-Pétersbourg, des vexations inouïes. Des caisses revêtues de scellés, des papiers et des livres déférés à la censure la moins expéditive, le matériel d’un long voyage scientifique retenu à la douane pendant plus d’une semaine, tout cela ne fut rien encore ; la police voulut confisquer comme suspect un fourgon chargé d’instrumens de physique. C’était en 1828. Le comte Cancrin administrait alors les finances de l’empire. M. Hansteen, désolé de se voir ainsi arrêté dès le début de son voyage, s’adressa directement au chef. « Vous avez tort, lui répond brusquement le ministre ; j’étais informé que vous débarqueriez à Abo, et j’avais donné l’ordre de vous laisser passer librement, vous, votre suite et votre bagage, Pourquoi ayez-vous changé de chemin ? » La réprimande était permise, mais puisque le gouvernement était si bien disposé pour le savant norvégien, la logique la plus simple, sans parler de la justice et de l’hospitalité, voulait que le ministre averti s’empressât de réparer l’erreur. Cette pensée ne lui vint pas, et pour expier son manquement aux formalités, M. Hansteen fut obligé de solliciter longtemps encore à Cronstadt et à Saint-Pétersbourg la faveur qu’on lui avait accordée en Finlande. Ces vulgaires ennuis, racontés sans trop de mauvaise humeur par l’aimable et spirituel savant, ne sont pas une préface inutile au récit de ses aventures. Un trait qui distingue les fonctionnaires russes nouvellement arrivés en Sibérie, c’est la régularité d’une existence prescrite, et cette discipline servile fait souvent un étrange contraste avec la douceur naïve des colons libres et des tribus nomades. M. Hansteen avait ici un avant-goût des mœurs qu’il devait rencontrer plus d’une fois sur sa route ; son voyage de Sibérie commençait à Cronstadt.

Heureusement, à côté de ces hommes esclaves de la lettre et fonctionnant comme les rouages d’une machine, il y a en Russie une société d’élite. Ni la grâce de l’hospitalité ni les lumières de l’esprit ne font défaut à cette aristocratie brillante. M. Hansteen trouvera des familles d’un rare mérite jusqu’au fond des plus obscures résidences de la Sibérie ; on ne s’étonnera pas de l’accueil empressé qui l’attendait à Saint-Péyersbourg. Ce sont les sciences, et surtout les sciences physiques, géographiques, ethnographiques, qui, depuis le règne de Pierre le Grand, sont l’objet d’une protection marquée dans la capitale des tsars. Il s’en faut bien que la Russie se connaisse elle-même ; il lui resté encore bien des expéditions intérieures à accomplir avant qu’elle ait découvert tout ce qu’elle renferme, avant qu’elle ait fixé avec précision la géographie et l’histoire de ses provinces ; les savans qui se dévouent à cette tâche sont assurés de l’appui du gouvernement et de la sympathie des classes éclairées. M. Hansteen et M. Erman, M. Castrén et M. Hill n’ont eu qu’à se louer des hommes qui pouvaient contribuer au succès de leur voyage ; les révélations qu’ils nous donneront çà et là n’en auront que plus d’autorité, il n’y a pas trace de colère ou de déclamation dans ces calmes peintures.

Parmi les personnes qui lui fournissent des renseignemens et des recommandations de toute sorte, M. Hansteen cite les voyageurs célèbres qui avaient parcouru récemment les côtes de la Sibérie, l’amiral Wrangel, l’amiral Krusenstern, le capitaine Kotzebue, et quelques-uns des fonctionnaires supérieurs de l’administration : ici le lieutenant-général Schubert, chef de l’état-major et directeur du dépôt des cartes, là le ministre comte Speranski, ancien gouverneur de toute la Russie d’Asie à l’époque où ces possessions immenses n’êtaient pas divisées comme aujourd’hui en deux gouvernemens distincts. M. le comte Speranski prit la peine de tracer lui-même à M. Hansteen l’itinéraire qu’il devait suivre ; il lui indiqua les routes les plus sûres et lui conseilla surtout de revenir de Tomsk par les provinces méridionales, en longeant la frontière chinoise, la partie la plus belle, disait-il, et certainement la plus intéressante de toute la Sibérie. Ce premier chapitre de M. Hansteen est plein de grâce et fait le plus grand honneur à l’hospitalité des seigneurs russes. Habituons-nous à connaître nos ennemis autrement que par des tableaux de l’autre siècle. À côté de la barbarie tartare, qui persiste encore, je le sais, sous le vernis des mœurs élégantes, il y a là des qualités sérieuses et des progrès féconds qu’il serait absurde de vouloir nier. C’est en dédaignant ses adversaires qu’on s’expose à de cruels mécomptes. La Russie, depuis quarante ans, a fait bien des emprunts à la civilisation occidentale, sans altérer ces instincts nationaux, sans affaiblir ces ambitions politiques et religieuses qui sont entre ses mains une si formidable ressource. Mêlée aux sociétés libérales de l’Occident pendant ces luttes, si funestes pour nous, de 1812 à 1815, la Russie en a rapporté des germes qui ont grandi dans l’ombre. Je signale seulement ici ces vives sympathies scientifiques dont le passage de M. Hansteen à Saint-Pétersbourg nous donne un si attrayant témoignage. Un pays qui comprend ainsi la portée des travaux de l’intelligence, un pays qui les aime si sincèrement et les protège d’une façon si efficace, ne peut plus être placé au nombre des pays barbares. Nous qui sommes si fiers de notre supériorité, prenons garde de la perdre ! S’il était vrai que les classes riches de notre France fussent de plus en plus indifférentes aux œuvres de la pensée, s’il était vrai que l’amour du luxe, les luttes de la vanité, la préoccupation constante des intérêts matériels, eussent éteint ou diminué chez nous le respect des choses de l’esprit, ne serait-ce pas là un signe de décadence morale, et ne faudrait-il pas envier, même au prix d’une culture moins raffinée, l’enthousiasme ardent du Moscovite et sa foi dans la science[3] ?

La première chose qui frappa Mme de Staël quand elle entra en Russie, ce fut le charme des tableaux rustiques. Des paysannes, vêtues de costumes pittoresques, revenant de leurs travaux et chantant ces airs de l’Ukraine dont les paroles vantent l’amour et la liberté avec une sorte de mélancolie qui tient du regret ; des groupes de jeunes filles dansant dans une prairie avec ce mélange d’indolence et de vivacité particulier à la race slave, voilà les premières scènes qu’elle prend plaisir à peindre dans ces pages toutes frémissantes de passion. Ce sont aussi les mœurs gracieuses du peuple qui attirent tout d’abord l’attention de M. Hansteen, quand il met le pied en Sibérie. Parti de Saint-Pétersbourg le 11 juillet 1828, le voyageur était arrivé à Tobolsk le 7 octobre avec sa petite caravane. Au milieu de ces solitudes qui entourent le chef-lieu de la Sibérie occidentale, dans ces petits villages où la vie est si dure, si pénible, où l’homme semble n’avoir d’autre occupation que de se défendre contre le climat, c’est un spectacle intéressant de retrouver le cœur humain avec ses émotions vraies, avec ses joies, avec ses peines, et de voir tout cela se traduire en des coutumes populaires empreintes d’une poésie naïve.

Une des plus curieuses cérémonies auxquelles M. Hansteen ait assisté chez les Russo-Sibériens, ce fut un mariage. Les hommes et les femmes, en Sibérie, vivent assez séparés les uns des autres ; c’est une trace des mœurs orientales, sans parler de la rigueur du climat et des difficultés de la vie, qui retiennent chaque famille sous son toit comme l’assiégé dans son fort. Quand un Sibérien veut se marier, il s’adresse à une espèce d’entremetteuse nommée en russe la svacha. C’est ordinairement une vieille femme très au courant du personnel féminin de la contrée, connaissant à merveille toutes les jeunes filles et toutes les veuves, habituée à pénétrer partout, à tout examiner d’un œil curieux, à recevoir mainte et mainte confidence. Le Sibérien la prie de lui procurer une femme pourvue de telles et telles qualités ; la svacha parcourt sa liste, interroge sa mémoire, et elle indique au prétendant la personne qui doit le mieux lui convenir. C’est ici que commence le rôle de la svacha et cette bizarre comédie des fiançailles que les mœurs sibériennes ont divisée en cinq actes. La svacha va trouver la jeune fille dont elle a fait le portrait à son client : je connais un jeune homme, dit-elle, qui se marierait volontiers, s’il trouvait une brave fille, aimable et laborieuse ; il est ceci, il est cela… La svacha dessine le poitrait à sa manière, et, au milieu de toutes les vertus qu’elle glorifie, si elle peut dire que le jeune homme possède un service à thé, il est bien rare que son éloquence ne triomphe pas du premier coup. Le thé est la boisson favorite du Sibérien ; c’est du thé qu’on offre tout d’abord à l’étranger qui entre sous le toit hospitalier : quand un serviteur s’engage chez quelque riche famille, il a grand soin de stipuler combien de fois il prendra le thé chaque jour. Je suppose donc que le jeune homme possède la théière, la bouilloire, la boîte à thé, et que la demande a été favorablement accueillie ; aussitôt la svacha leur procure à tous deux l’occasion de se voir, quelquefois chez un tiers, le plus souvent dans une église. C’est le premier acte, celui que les Russes nomment la smotrénie, c’est-à-dire l’entrevue. Les deux futurs, en effet, ne font guère que s’entrevoir un instant. La svacha les présente l’un à l’autre, et tel est ordinairement leur mutuel embarras, que la svacha doit faire à elle seule tous les frais de la conversation. C’est un examen muet, après quoi l’on se sépare. Si l’examen n’amène pas une rupture, les négociations continuent. La svacha obtient que les deux jeunes gens se rencontrent encore une fois dans la famille de l’un ou de l’autre. Les parens sont là, des amis sont invités. Grâce à ce patronage, qui met chacun plus à l’aise, on devrait échanger quelques paroles et tâcher de se connaître ; mais la sauvagerie des pauvres solitaires est si farouche, que la svacha se donne presque toujours les peines les plus comiques et les plus inutiles du monde pour délier les langues engourdies. Ce second acte (on l’appelle en russe svidanie ou le revoir) est suivi presque immédiatement du troisième, appelé rukobitie ou la poignée de main. La jeune fille s’est décidée ; elle donne sa main soit à la svacha, soit au fiancé lui-même. Le quatrième acte arrive bientôt ; c’est la soirée virginale (devitschnik) où la jeune fille prend congé de toutes ses compagnes. On prend du thé, on danse aux sons du violon ou de la balalaïka nationale, petit instrument à quatre cordes que l’on vend pour quelques kopeks dans toutes les foires et toutes les boutiques de Sibérie. C’est ce soir-là que les compagnes de la jeune fille défont ses nattes de cheveux et les lui rejettent sur le sommet de la tête ; elle ne les nattera de nouveau qu’après le mariage, mais ce sera pour les tenir toujours enfermés sous un chaperon. Enfin le cinquième acte va s’accomplir, et là encore il y a de curieux usages à signaler. On sait quel rôle jouent les images saintes dans l’existence du paysan russe. Citons une page de M. Hansteen, qui fera apprécier la précision de l’observateur et la gracieuse simplicité du peintre :


« Chaque chambre de chaque maison doit contenir une obras, c’est-à-dire une image sainte. Ces images sont placées ordinairement dans un coin, à côté de la porte, et suspendues à peu près à hauteur d’homme. Dès le matin, sitôt qu’il est sorti de son lit et qu’il s’est lavé le visage et les mains, le paysan russe va se prosterner et faire trois signes de croix devant l’obras. S’il entre dans une chambre où il n’a pas encore mis le pied de tout le jour, que ce soit dans sa propre demeure, ou dans une maison étrangère, la même cérémonie recommence. N’essayez pas de lui parler avant qu’il ait accompli ce pieux devoir ; tant qu’il n’a pas fait ses dévoilons à l’obras, le Russe ne voit rien et n’entend rien. Les familles protestantes elles-mêmes sont obligées d’avoir les saintes images dans leurs demeures, car dès qu’un homme du peuple entre dans la maison, il cherche l’obras dans tous les coins, et son embarras est grand quand il ne l’aperçoit pas. Il lui semble, — c’est la formule habituelle de sa surprise, — il lui semble qu’il est chez des païens, ou qu’il vient de passer le seuil d’une étable de pourceaux. Devant cette image, ou plutôt devant ces images (car plus il y en a, mieux cela vaut), un cierge est fixé sur une espèce de clou à forme recourbée. Quand la famille a quelque aisance, le cierge est orné d’une feuille d’or qui s’enroule de bas en haut et enveloppe toute la tige. Chez d’autres un peu plus riches, une lampe de verre est suspendue devant la plus précieuse des images. Les obras sont les pouvoirs tulélaires qui veillent sur la famille, et elles se transmettent de la mère, à la fille à travers bien des générations.

« Chez les pauvres gens, en Sibérie par exemple, où les arts plastiques n’ont pas encore franchi les degrés inférieurs, elles se composent de petites plaques de cuivre avec des figures en relief. Ces plaques sont disposées comme les retables des autels primitifs, elles ont deux ailes ou deux volets qui peuvent se replier sur la principale figure placée au milieu, laquelle est d’ordinaire une très médiocre représentation de la Vierge. Elles n’ont guère plus de trois ou quatre pouces en hauteur comme en largeur. Les passementiers de chaque village les fabriquent eux-mêmes pour quelques roubles ; ensuite on les fait bénir par le pope. Au marché de Nijni-Novogorod, nous vîmes plusieurs boutiques toutes remplies d’obras de différens prix, et nous eûmes la fantaisie d’en acheter. Quelques-unes de ces images, un peu meilleures que celles que je viens de décrire, et toutefois bien mauvaises encore, sont peintes sur une plaque de bois d’environ huit pouces carrés et recouvertes d’un vernis épais. Il en est de plus élégantes où la peinture atteste un art plus avancé, mais cette peinture est cachée par des plaques d’argent ou de cuivre doré qui représentent en relief soit la robe, du saint ou de la sainte, soit la gloire qui rayonne autour de sa tête. C’est seulement devant la figure et les mains que le métal est découpé et laisse voir la peinture. Une bordure brillante encadre le tableau. Chez les plus riches enfin, la gloire est entourée de perles et de diamans, et sur la célèbre image de la Vierge de Kasan, placée, si ma mémoire ne me trompe pas, dans une chapelle du Kremlin à Moscou, ces diamans sont du prix le plus élevé. « A chaque prasdnik ou fête sainte, et le nombre de ces fêtes est considérable en Russie, on allume les lampes ou les cierges devant les obras. Dans les grands jours, à Noël par exemple, les popes s’en vont de maison en maison, chantant à pleine voix leur Gospodi pomilio (Seigneur, aie pitié de nous !) en présence des domestiques de chaque famille, et aspergeant d’eau bénite images et habitans. Or, le jour de la célébration du mariage, le fiancé et la fiancée se rendent chez leurs parens, d’abord chez les pareils du fiancé, puis chez ceux de la jeune fille, afin de recevoir la bénédiction. Une obras est placée sur une table avec un cierge allumé. Devant l’obras est un gros pain rond sur lequel est posée une salière pleine de sel. Un tapis est étendu à terre. La jeune fille entre dans la chambre, accompagnée de sa mère ; elle s’avance d’un pas lent sur le tapis, et fait trois fois son pokorno, c’est-à-dire une sorte de révérence respectueuse, devant la sainte image. Elle commence par se signer solennellement, du front à la ceinture et de l’épaule droite à l’épaule gauche ; puis elle s’agenouille, appuie ses mains à terre et touche, le sol de son front. Trois fois elle s’agenouille ainsi, trois fois elle incline son front jusqu’à terre, et chaque fois sa mère l’aide à se relever en lui prenant la main, car il faut que ce double mouvement se fasse sans hésitation et sans gaucherie. Alors le père s’avance, il soulève l’obras, la promène en faisant une croix au-dessus de la tête de la jeune fille, et prononce la formule de bénédiction. Il prend ensuite le pain et la salière, et répète sur la tête de la mariée la même cérémonie qu’avec l’obras. La jeune fille recommence devant son père et devant sa mère la triple génuflexion qu’elle a accomplie en l’honneur de l’obras, et la cérémonie de la bénédiction domestique est terminée. »

Le mariage à l’église, assez semblable aux cérémonies du culte catholique, ne présente rien de particulièrement remarquable ; j’ajouterai seulement, que ces jolis tableaux de M. Hansteen ne sont pas de simples généralités. L’auteur a vu ces choses en action, et elles ont eu pour lui un touchant intérêt qui se traduit avec grâce dans son récit. La jeune fille au mariage de laquelle il a assisté à Tobolsk était au service d’une famille allemande dont le chef, M. Hirsch, avait offert au savant norvégien l’hospitalité la plus aimable. M. Hirsch est un de ces nombreux Allemands qui sont la force et l’honneur de l’administration russe ; à l’époque où M. Hansteen séjourna à Tobolsk, il était colonel du génie et chargé des fortifications de la province. Mme Hirsch aimait tendrement cette jeune fille qui remplissait depuis plusieurs années auprès d’elle l’office de femme de chambre, et qui, aussi gracieuse que dévouée, s’était concilié l’estime et l’affection de toute la famille. Ce mariage était donc un événement dans la maison, et M. Hansteen put voir de près les émotions diverses auxquelles la cérémonie donna lieu.

Dans les conditions de la vie civilisée, il arrive trop souvent que la femme est supérieure à l’homme par l’élévation du cœur et la noblesse des sentimens. Partout où la culture morale n’apparaît pas, cette supériorité de la femme est bien autrement fréquente, et il n’est rien de plus triste, à coup sûr, que de voir chez l’ouvrier, chez le paysan, chez le sauvage, la distinction naturelle de la femme à côté de la brutalité de celui qui se croit son seigneur et son maître. Les mœurs de la Sibérie, et la manière dont les mariages s’y concluent, doivent nécessairement faire éclater de la façon la plus pénible ce douloureux contraste. Quand le jour décisif fut arrivé, la jeune fille était plongée dans une profonde tristesse. Sous ses vêtemens de fête, dit le voyageur, elle semblait une victime. Elle n’avait vu son fiancé que dans les trois premières rencontres établies par l’usage, et le lourdaud n’avait pas ouvert une seule fois la bouche, malgré les provocations de la svacha. La pauvre enfant n’était guère disposée à engager ainsi son avenir, mais sa mère et la svacha l’avaient tellement endoctrinée, qu’elle avait dû céder à leurs instances. Le cœur bien gros, et retenant à peine ses larmes, elle demandait à Mme Hirsch ce qu’elle pensait de son fiancé. L’excellente femme, aussi affligée que la jeune fille, essayait de se faire illusion. « Il était bien intimidé, disait-elle ; quand il te connaîtra mieux, tu verras que son cœur s’ouvrira. » Il y avait encore là d’autres douleurs qui se manifestaient sous une forme naïve ; M. Hansteen n’eut pas de peine à les deviner. Un serf qui faisait partie de la domesticité de M. Hirsch, le brave Xavier, aimait depuis longtemps la jeune fille, et celle-ci eût sans doute préféré à ce fiancé inconnu le compagnon si humble, mais si dévoué, dont elle avait certainement deviné la respectueuse tendresse ; mais quoi ! Xavier n’était qu’un serf, et un serf ne peut se marier qu’avec la permission de son seigneur, il ne peut se marier qu’au jour fixé pour cela, et avec la personne qu’on lui désigne. Toute la famille, y compris M. Hansteen, en voulait beaucoup à la svacha d’avoir décidé cette malencontreuse union. Après que le mariage eut été célébré par le pope, le pauvre Xavier revint à la maison, portant les obras, le pain et la salière qui devenaient dès lors la propriété de la jeune femme. Le soir, il y eut un repas chez les nouveaux mariés. Tous les témoins y assistaient, et Xavier servait à table. Irrité contre la svacha, il se vengea à sa façon en la servant la dernière, ce qui indigna fort la vieille entremetteuse, très entiché de l’importance de ses fonctions, et habituée, à ce qu’il paraît, à des procédés plus respectueux. « Tu mériterais bien que je t’appliquasse un soufflet, » lui dit-elle avec une colère bouffonne qui fit sourire plus d’un spectateur malgré les émotions du moment. Xavier ne se troubla pas, il continua gravement son service, et, le repas fini, s’approchant de la svacha  : « Tu m’as menacé d’un soufflet, dit-il, c’est toi qui as mérité d’en recevoir un, et tu ne l’attendras pas longtemps. » Aussitôt dit, aussitôt fait. La svacha était folle de fureur. Déjà très mécontente du marié, qui n’avait pas reconnu ses services assez libéralement, très irritée aussi de la tristesse et de la mauvaise humeur de l’assemblée, elle sortit violemment en jetant à Xavier des injures et des imprécations. Quelques jours après, la jeune femme vint voir son ancienne maîtresse, et celle-ci lui ayant demandé ce que devenait son mari : « Ah ! c’est fini, répondit-elle, il ne s’en relèvera jamais ! La svacha est furieuse contre lui parce qu’il l’a mal payée, elle lui a enlevé la parole. » Elle croyait très sérieusement que la svacha, pour se venger, avait ensorcelé son mari. « Les Russes, ajoute M. Hansteen, sont naturellement très vifs et très bavards ; garder le silence en compagnie, c’est pour eux la chose impossible. Les allures de ce mari taciturne ne pouvaient donc s’expliquer pour la jeune femme que par une influence malfaisante : et quelle douleur était la sienne, quand elle comparait ce mutisme opiniâtre avec la gaieté de l’honnête Xavier, qui avait toujours sur les lèvres quelque vive et spirituelle repartie ! »

Tout ce qui intéresse la question du mariage attire nécessairement l’attention du voyageur en ces contrées lointaines, dont les mœurs ressemblent si peu aux nôtres. C’est surtout à propos de ces actes, si importans dans la vie de l’homme, que se révèlent le mieux l’esprit d’une société et le caractère d’une religion. M. Hill, en parcourant aussi la province de Tobolsk, a fait des observations qui complètent les peintures de M. Hansteen. Il ne s’agit plus du mariage des gens du peuple, il s’agit au contraire d’une classe privilégiée qui n’a pas besoin de l’entremise de la svacha. On sait que la religion gréco-russe, semblable sur ce point au protestantisme, dont elle s’éloigne par tant de différences profondes, permet aux popes de se marier. Seuls, les hauts dignitaires, archevêques et évêques, archimandrites et supérieurs de couvens, sont astreints au célibat. Quant aux popes, ce n’est pas assez de dire qu’ils peuvent contracter mariage, ce sacrement est une condition indispensable sans laquelle ils ne seraient pas revêtus du sacerdoce à titre définitif. Seulement, remarquez cette clause singulière, en les contraignant de prendre femme, l’église leur défend de se marier deux fois. Quand un pope a perdu sa compagne, il est obligé par la discipline religieuse de se résigner à un veuvage éternel, comme le faisaient volontairement les chrétiens des premiers siècles. Il arrive parfois alors que l’ambition les console de la privation des joies domestiques ; le pope devenu veuf peut aspirer, s’il a des protecteurs puissans, aux dignités supérieures, dont l’accès lui était interdit. On comprend bien cependant que ces heureux-là seront le petit nombre. Or, sans parler des avantages que l’église russe assure à ses ministres, sans parler du rang qu’ils occupent, de l’influence qu’ils exercent au sein de ces populations dévouées, comme elles disent, à la foi orthodoxe, cette défense de se marier en secondes noces les fait rechercher par les familles comme les plus désirables des maris. Les jeunes filles elles-mêmes, avec une naïveté de tendresse plus forte que la pudeur, ne dissimulent pas, en Sibérie du moins, leurs sentimens à cet égard. Un homme qui, en perdant sa femme, perd aussi l’espoir de la remplacer jamais, ne doit-il pas avoir pour elle des soins particuliers et une affection doublement vive ? C’est là-dessus qu’elles comptent avec candeur, et sans déguiser leurs désirs. Un jeune pope, né d’une famille sibérienne, venait d’arriver dans une petite ville des environs de Tobolsk, où se trouvait alors le voyageur anglais. Avant de recevoir les derniers ordres et la consécration définitive, il ne lui manquait plus que le sacrement du mariage. On pense quelle dut être dans la ville la rivalité de toutes les jeunes filles. Combien d’imaginations en travail ! combien de cœurs en émoi ! Les robes de fête, les riches coiffures, toutes les élégances sibériennes, s’étalaient à l’envi. Il y avait dans la maison où demeurait M. Hill une jeune fille que cette nouvelle de l’arrivée du pope avait singulièrement émue. Laissons la parole à M. Hill :


« Nous n’avions pas vu les rivales de notre jeune et belle amie, mais nous pensions que le pope n’eût pas été à plaindre, s’il eût choisi la seule des prétendantes que nous avions eu l’occasion de connaître. Grande et complètement formée, elle n’avait guère plus de seize ans. Sa chevelure, bien tressée, était gracieusement partagée sur son front. L’étoffe de sa robe était de fabrique européenne. À la vérité, elle ne portait point de bas, mais elle avait des souliers qui venaient certainement d’une grande ville. La nature l’avait douée d’une parfaite élégance, et son bizarre costume, qui eût été grotesque sur une des personnes de son entourage, la parait à merveille. Ses parens nous ayant communiqué l’espérance qu’ils avaient de voir un pope dans leur famille, nous ne pûmes nous empêcher de lui exprimer ce vœu à elle-même. — Dans quelque temps, lui dis-je, nous repasserons par ici ; puissiez-vous être alors la compagne d’un homme qui aura un double intérêt à conserver votre existence ! — Ses joues se colorèrent d’une rougeur subite, et tandis qu’elle nous révélait ainsi par sa confusion la pensée qui l’agitait, nous remarquions, non sans plaisir, que les flammes du cœur peuvent s’allumer dans les solitudes de la Sibérie aussi bien que dans le brillant tumulte de nos salons d’Europe. »


Il est difficile de concilier ces privilèges des popes, je veux dire l’empressement que leur témoignent les familles, avec l’aversion superstitieuse dont ils sont souvent l’objet. M. Hill nous apprend que ces popes, si vénérés à l’église, sont exposés dans la rue aux plus étranges affronts. Quand un Russo-Sibérien sort de chez lui pour conclure quelque affaire importante, il ne franchit pas le seuil de sa maison avant de s’être assuré que la première personne qu’il rencontrera ne sera pas un pope. La rencontre d’un pope en pareille circonstance est un pronostic de malheur. Veut-on échapper à l’influence fatale, il n’est qu’un seul moyen : c’est d’aller droit au prêtre et de cracher sur sa barbe (spitting upon the beard of the priest !). Sans doute il y a d’honnêtes Russes qui se résignent à subir les conséquences du mauvais sort plutôt que de commettre un acte aussi odieux, surtout, ajoute plaisamment le voyageur anglais, si l’affaire qu’ils vont conclure n’a pas grande importance ; mais quelle condition que celle du pope, exposé sans cesse à se voir outragé de cette façon ! Si c’est une femme qui fait cette rencontre si redoutée, le remède du mal est moins violent ; il suffit qu’elle lance une épingle sur cette barbe maudite. Cette superstition ridicule et barbare remonte, dit-on, aux mœurs farouches du XVe siècle. Un pope a raconté à M. Hill les efforts qu’il a tentés pour l’extirper ; tous les raisonnemens furent vains, toutes les preuves impuissantes. Quels que soient les progrès accomplis depuis cinquante ans par le pays des tsars, progrès dont le peuple russe est fier et qu’il nous reproche d’ignorer, la barbe du pope est aussi menacée en plein XIXe siècle que sous le règne d’Ivan Vassiljevitch.

M. Hansteen, qui nous a si agréablement conté le mariage d’une Sibérienne de Tobolsk, a assisté, dans cette même ville, à une autre cérémonie religieuse, à une cérémonie si étrange en vérité, qu’il faut l’avoir vue pour la croire possible. Dans l’église gréco-russe, ce n’est pas par l’aspersion, comme chez les catholiques et chez les protestans, c’est par l’immersion du corps tout entier que s’accomplit le baptême. Ordinairement les nouveau-nés sont baptisés quelques jours après la naissance. Un bassin est dans la chapelle ; le pope commence par bénir l’eau baptismale, en traçant des signes de croix et en prononçant des prières. Ces préparatifs terminés, il prend le corps de l’enfant dans la main droite, et, plaçant la main gauche sur le visage de manière à fermer les yeux et la bouche, il le plonge trois fois dans le bassin. L’eau ne doit être chauffée par aucun moyen artificiel, et il arrive souvent en hiver qu’elle est complètement glacée. S’il y a un fleuve ou un lac dans le voisinage, on en bénit les eaux à un certain jour de l’hiver. Un large trou carré est creusé dans la glace, et le clergé, conduit par les hauts dignitaires, l’archevêque ou l’archimandrite, se rend solennellement à l’endroit convenu. Un crucifix, tiré du couvent le plus important ou de la principale église de la contrée, est porté là en grande pompe et plongé sous la glace. Quand le crucifix sort de l’onde, c’est à qui recueillera les gouttes qui en découlent, gouttes sacrées auxquelles on attribue une bienfaisante influence. Quelquefois, après la cérémonie, des gens du peuple se dépouillent de leurs vêtemens et s’élancent dans l’onde glacée pour participer aux bénédictions qu’elle a reçues. S’il y a un nouveau-né dans le pays, on profite aussi de l’occasion pour le baptiser, et le pauvre enfant est enfoncé par trois fois dans le trou sacré. Malheur à lui, si le pope est ivre ! il paraît que le cas n’est pas rare, et maintes fois le ministre de l’église russe, trop bien prémuni contre le froid et l’humidité par des libations copieuses, a laissé glisser de ses mains et se perdre sous les glaçons le pauvre innocent qu’il devait introduire dans la société des chrétiens.

Cette barbarie est atroce, combien elle deviendra ridicule et grossière s’il s’agit non plus d’un enfant, mais d’un adulte et surtout d’une femme ! C’est ce spectacle qui fut donné à M. Hansteen pendant son séjour à Tobolsk. Une juive allait épouser un fabricant de pelleteries ; l’homme était protestant, et comme la loi interdit formellement le mariage entre chrétiens et juifs, la jeune femme avait été obligée de se convertir à la religion grecque. Pourquoi, demandera-t-on, ne se convertissait-elle pas à la religion de son mari ? C’est encore là un des traits de la société russe. En Sibérie comme en Russie (sans parler des persécutions tant de fois exercées contre les catholiques de Pologne et les protestans d’Esthonie et de Courlande), on peut abjurer le judaïsme, le catholicisme, le protestantisme, mais seulement à la condition d’entrer dans l’église nationale. C’est ainsi que la jeune israélite, en renonçant au culte de ses pères, n’était pas libre de professer la religion de son mari. Je reviens à mon récit. La curiosité de notre voyageur était vivement excitée. Comment se fera le baptême ? pensait-il. Dérogera-t-on aux usages consacrés, ou bien faudra-t-il que cette juive de vingt ans soit plongée trois fois dans le bassin baptismal, comme l’enfant qui vient de naître ? Mme Hirsch et une femme de ses amies devaient assister toutes deux à la cérémonie ; plies prièrent le voyageur de les accompagner à l’église. Il faisait ce jour-là, dit M. Hansteen, près de vingt degrés de froid. À peine entré dans le sanctuaire, M. Hansteen aperçut une femme debout, appuyée contre la porte, et les pieds nus sur la pierre. Elle portait pour tout vêtement une longue chemise de coton blanc, attachée au col par un ruban de soie bleue, garnie de larges manches, et tombant jusqu’à la cheville : c’était la prosélyte. Les églises de Sibérie se composent presque toujours de deux parties distinctes ; d’un côté, l’église d’hiver, plus petite, garnie de poètes et appelée en russe teplaja zerkva, c’est-à-dire l’église chaude ; de l’autre, la grande église, sans poètes, et destinée au service d’été. L’église d’hiver était chauffée, mais pas assez cependant pour dispenser M. Hansteen de s’envelopper dans ses fourrures. On voyait la prosélyte greloter sous sa chemise. L’église se remplit bientôt de curieux, et à mesure que le moment de la cérémonie approchait, les grands yeux noirs de la juive, errant ça et là sur la foule avec une mobilité farouche, exprimaient de plus en plus le trouble et l’épouvante. Cette femme était grande, robuste, âgée d’une vingtaine d’années environ, avec des cheveux noirs déroulés en boucles, et un teint frais et brillant. Elle eût pu passer pour belle, s’il y avait eu moins de vigueur dans toute sa personne, et plus de délicatesse dans les traits de son visage. Après quelques instans, deux popes parurent sur le seuil de l’église et se mirent à psalmodier les prières. Il y avait avec eux une jolie dame russe, Mme Schukolsky, et un docteur en médecine, M. Albert, Hanovrien de naissance, qui devaient servir de parrains à la convertie. Après les prières et les chants, qui durèrent bien un quart d’heure, Mme Schukofsky présenta à la juive une chemise de fine mousseline blanche avec un long ruban de soie rose flottant derrière l’épaule ; la jeune fille devait se dépouiller de la chemise de coton et y substituer celle-là. Les deux popes se placèrent devant elle comme pour la mettre à l’abri des regards indiscrets, et assez au large cependant pour qu’elle pût exécuter à son aise cette substitution de vêtemens. L’opération se fit sans blesser en aucune façon les convenances, et certes il faut en tenir compte à la prestesse ainsi qu’à la pudeur de la juive, car la foule était nombreuse, et l’abri que lui prêtaient les deux popes la protégeait médiocrement. C’est ici que commence la partie scabreuse de la cérémonie. Il y avait en haut du chœur une espèce de baignoire toute remplie, d’eau, aux quatre coins de laquelle étaient fixés des cierges de cire blanche ; un marche-pied était placé du côté gauche. La prosélyte allait donc être soumise aussi comme un enfant à l’immersion complète ? Cette question courait de bouche en bouche ; presque tous y faisaient une réponse affirmative, mais on ajoutait en même temps qu’elle ne se dépouillerait pas de sa longue tunique. La pauvre créature faisait pitié. M. Hansteen, ne sachant trop quelle tournure les choses allaient prendre, demanda aux deux dames qu’il accompagnait si elles pensaient que les hommes dussent se retirer. — « Non, non, vous pouvez rester, » lui répondit Mme Hirsch, et presqu’au même moment la cérémonie commença. Toute l’assistance s’approcha du choeur. Un des popes se mit à entonner des cantiques auprès de la baignoire et traça de la main une large croix sur la surface de l’eau. On apporta ensuite deux paravens qui furent dressés en demi-cercle, de manière à cacher la baignoire aux spectateurs. Il ne resta dans ce demi-cercle que les deux popes et la marraine ; le parrain se retira du côté de la foule. Malgré ces précautions, il était encore assez facile de voir ce qui se passait dans l’enceinte réservée ; les paravens joignaient fort mal, et les personnes placées au premier rang pouvaient apercevoir sans trop de peine le théâtre de l’action. Le parrain s’approcha de la jointure. « Était-ce seulement, dit M. Hansteen, afin de mieux fermer les paravens ? je n’oserais l’affirmer. » Tout à coup on entendit un grand bruit et comme un cri de malaise et d’effroi. Cela se renouvela trois fois, tandis que de larges flaques d’eau s’écoulant sur le sol allaient se perdre sous les pieds de la foule. Quelques minutes après, les paravens furent enlevés, et tout le monde put voir la nouvelle chrétienne debout, pieds nus, le teint rendu plus vif par le saisissement de cette eau glaciale, la figure plaquée de rouge et de blanc, la chevelure ruisselante, et la chemise, parfaitement sèche d’ailleurs, collée çà et là sur son corps par l’attraction de l’eau. On entonna encore des chants et des prières autour de la pauvre femme toute grelottante de froid. Un des popes, trempant un pinceau dans l’huile sainte, lui dessina une croix sur le front, sur les oreilles, sur la poitrine, sur les mains et sur la plante de chaque pied. Enfin on lui jeta un grand châle bleu sur les épaules, et on la chaussa de souliers. « Ce fut à ma grande joie, ajoute le narrateur, car, pour supporter la cérémonie jusqu’au bout, dans l’état où la pauvre femme se trouvait, il me semblait qu’une nature de cheval aurait à peine suffi. Elle fut réellement plongée et submergée tout entière, nous dirent nos dames, qui s’étaient placées de façon à ne rien perdre ; mais comment elle entra dans le bassin, comment elle en sortit, si ce fut avec ou sans vêtemens, si elle plongea elle-même ou si les popes furent obligés de lui enfoncer la tête sous l’eau, tout cela, en vérité, je n’osai le demandera Mme Hirsch et à son amie, pensant qu’il leur serait peu agréable de me donner de tels détails. Je ne puis donc raconter que ce que j’ai vu et entendu, et je laisse à l’imagination du lecteur le soin de compléter la peinture. »

Le voyage de M. Hansteen et celui de M. Hill dans la province de Tobolsk sont remplis de détails de cet intérêt. J’indique seulement les plus caractéristiques. Si je voulais les suivre de ville en ville et de village en village, que de tableaux curieux j’aurais encore à détacher de leurs narrations ! Une des choses qui m’ont le plus frappé, c’est la manière dont l’hospitalité s’exerce de Tobolsk à Tomsk et de Tomsk à Turuschansk, c’est-à-dire au centre même de la Sibérie, au milieu de déserts souvent inaccessibles, dans des contrées enveloppées de tous côtés par les Tonguses et les Ostiakes. Il n’y a pas d’auberges dans les petites villes de Sibérie et encore moins dans les villages. Dès qu’on arrive, il faut s’adresser au premier magistrat de l’endroit ; c’est lui qui vous indique la maison où vous serez hébergé. Si vous êtes muni, comme l’était M. Hansteen, de recommandations émanées des plus hauts fonctionnaires de Saint-Pétersbourg ou de Tobolsk, votre arrivée sera un événement. Ajoutez que le guide et l’interprète de notre voyageur, un certain Ivan Schlau, Allemand exilé en Sibérie à raison de je ne sais quels méfaits où la politique n’a rien avoir, avait trouvé l’occasion bonne pour jouer le personnage d’importance. Il s’était affublé d’un uniforme de sous-officier de Cosaques et faisait passer son maître pour un prince ou un ministre. Il fallait voir alors avec quel empressement servile et presque machinal tous les habitans de la ville ou du village, depuis le dernier des bourgeois jusqu’à l’employé le plus élevé en grade, venaient s’incliner devant les voyageurs.

Souvent M. Hansteen et son compagnon, M. Due, arrivaient le soir ou même pendant la nuit ; ils étaient harassés de fatigue et ne désiraient qu’un peu de repos. Impossible de se mettre au lit : c’étaient, pendant de longues heures, des visites officielles et des cérémonies sans fin. Un soir, après maintes réceptions de ce genre qu’ils avaient essayé en vain d’abréger par les impolitesses les plus expressives, ils se croyaient enfin délivrés et se débarrassaient déjà de leurs bottes de peau de renne, lorsqu’ils voient entrer gravement le magistrat municipal, assisté de son secrétaire. Tous les deux avaient pris le temps de raccommodée leurs costumes, d’épousseter leurs tricornes, car leur bizarre affublement attestait des réparations récentes. Peut-être aussi avaient-ils essayé, mais en vain, d’effacer les traces de leurs habitudes favorites ; le secrétaire était complètement ivre. M. Hansteen, impatienté, s’en prit à l’interprète : « C’est encore toi, lui dit-il en allemand, c’est encore toi, coquin, avec tes hâbleries accoutumées, qui nous as amené ici tous ces gens-là. — Non, ce n’est pas lui, répondit le secrétaire. » Il parait qu’il savait un peu d’allemand, et les fumées de l’ivresse ne l’avaient pas empêché de comprendre. L’apostrophe du voyageur ne le troubla pas, et il resta là avec son compagnon plus d’une grande demi-heure. M. Hansteen affectait de ne pas ouvrir la bouche ; il se levait, allait et venait par la chambre, se promenait de long en large, les mains derrière le dos, tantôt avec les signes d’une impatience manifeste, tantôt avec un visage désespéré qui demandait grâce ; tout cela était inutile. Vers la fin de cette singulière entrevue, le secrétaire prit Ivan à part et s’excusa de ne pas être venu plus tôt rendre visite à l’illustre étranger, l’état d’ivresse où il se trouvait ne lui ayant pas permis de se présenter convenablement. Il ajoutait que ses intentions étaient bonnes ; comme il savait que les voyageurs ne trouveraient rien de passable dans aucune des maisons de la ville, il était venu, ainsi que le magistrat, son chef, les prier de souper à sa table. La visite du magistrat et de son secrétaire avait enfin une conclusion. Nos voyageurs purent refuser l’offre et faire comprendre une bonne fois à ces fonctionnaires opiniâtres qu’ils ne souhaitaient qu’un peu de sommeil.

On prétend qu’à Saint-Pétersbourg, un jour où la Neva débordait, on vit des sentinelles placées au bord du quai rester obstinément à leur poste jusqu’à ce qu’on fût venu les relever ; quand l’eau du fleuve se retira, on les trouva impassibles dans leurs guérites. Je ne sais si c’est là une plaisanterie, mais la plaisanterie, en tout cas, n’offre rien d’incroyable quand on a lu dans le récit de M. Hansteen ces types si bien observés des fonctionnaires de Sibérie. Toutefois, il faut se hâter de le dire, à côté de cette hospitalité mécanique dont tous les mouvemens sont réglés avec une précision insupportable, il y a l’hospitalité naïve du pauvre peuple. Le voyageur norvégien en rapporte de bien touchans exemples. Les femmes surtout lui témoignaient une affabilité modeste qui contrastait singulièrement avec la barbarie des lieux. Il y a à l’entrée de chaque village russe en Sibérie une inscription indiquant le nombre des âmes ; or dans ce nombre il n’est tenu compte que des hommes, les femmes n’y sont jamais comprises. Cette étrange manière de compter a dû révolter plus d’une fois M. Hansteen, qui décrit avec tant de cordialité la candeur, la modestie, l’empressement hospitalier des Sibériennes.

Dans le curieux et terrible voyage qu’il fit de Jéniséisk à Turuschansk sur le fleuve Jéniséi, M. Hansteen avait été adressé à un brave homme à la fois constructeur de barques et pilote. Ce fut lui qui servit de guide au voyageur dans cette laborieuse expédition au sein des plus sauvages contrées de la Sibérie. Schadrin, — c’était le nom de cet excellent homme, — fut bientôt un ami pour l’astronome norvégien. Après plusieurs semaines de fatigues et de périls, quand ils furent de retour à Jéniséisk, Schadrin invita M. Hansteen à dîner sous son humble toit. « J’acceptai de grand cœur, dit M. Hansteen, et, le repas fini, il fut si touché de la sincère amitié que je lui témoignais, qu’il se mit à genoux devant moi et voulut me baiser les pieds ; je m’empressai de le relever. — Dans mon pays, lui dis-je, ce n’est pas l’usage de s’agenouiller ainsi devant son semblable ; à un brave homme, tel que toi on serre cordialement la main. Donne-moi la tienne ; je te dois bien ce témoignage pour tous les services que tu m’as rendus et pour l’heureuse issue de notre périlleuse entreprise. — Les employés russes traitent les artisans comme Schadrin avec un mépris sans égal, et le digne pilote avait peine à comprendre la reconnaissance très sincère dont il était l’objet. On voyait chez tous les membres de sa famille cette bonté candide qui ne sait pas elle-même ce qu’elle vaut. Quand je pris congé d’eux, la jeune femme, d’une affabilité charmante, me tendit ingénument sa bouche à baiser. Il avait, d’un premier mariage deux jeunes filles presque aussi grandes que leur belle-mère, et l’une d’elles admirablement jolie. L’honnêteté et la grâce habitaient sous le toit du pilote. Les heures que je passai à la table hospitalière de Schadrin sont certainement les meilleures de mon voyage en ces contrées. La simple nature, en sa candeur première, si elle est unie à la bonté et à la modestie, compose une fleur exquise dont le parfum est inconnu dans nos villes. »

Cette population russo-sibérienne, au rapport unanime des voyageurs, est bien supérieure pour la santé, la vigueur du corps, la beauté des traits, aux différentes races de la Russie d’Europe. Il y a presque partout une merveilleuse propreté dans les plus pauvres ménages ; une des jouissances du pays, ce sont les bains de vapeur ; il n’est presque pas de jour où les habitans de ces régions glacées ne prennent plaisir à oublier dans des dots de vapeur la rigueur du climat, de même qu’en Italie on cherche l’ombre et le repos sous une tonnelle où serpente la vigne. En été même, quoique les chaleurs y soient souvent plus intolérables que dans le sud de l’Europe, on ne renonce pas à cette chère habitude ; c’est alors un moyen d’échapper quelques heures à l’importunité des insectes, l’un des plus terribles fléaux de la Sibérie Ces bains souvent renouvelés entretiennent le goût d’une propreté minutieuse, et l’on s’imagine aisément la surprise des voyageurs, quand ils rencontrent dans de misérables huttes une race saine, fraîche, robuste, les mains toujours soigneusement lavées, et les pieds aussi blancs que la neige qu’ils foulent. M. Hansteen et M. Hill ne tarissent pas sur ce point.

Je n’ai suivi jusqu’à présent que M. Hansteen et M. Hill ; M. Erman a donné aussi de très curieux détails sur la ville et la province de Tobolsk. Il raconte pittoresquement son arrivée dans la capitale de l’ouest, au milieu d’une poussière de neige particulière à l’automne, et que les gens du peuple appellent les mouches blanches ; il décrit très bien, ce que M. Hansteen oublie de faire, la situation de la ville, sur les bords de l’Irtisch, l’aspect des rues et des places, les maisons de bois, le grand marché, les églises, le palais du gouverneur, l’immense hôtel de la poste, qui répond bien par ses proportions aux idées que ce seul mot éveille. La poste, en ces contrées lointaines, n’est-ce pas l’Europe et la civilisation ? Souvent, hélas ! c’est bien plus que cela, c’est la patrie, c’est la famille absente et désirée, c’est l’espoir d’une vie nouvelle ou l’adoucissement d’une longue infortune. Supprimez ce bâtiment, quel vide effroyable ! Par là encore l’Européen, le fonctionnaire, l’exilé, se rattachent à l’esprit de la société occidentale. M. Erman nous fait soupçonner toutes ces choses ; il donne aussi ça et là, au milieu de ses recherches sur les courans magnétiques, d’autres indications non moins précieuses ; il a visité des cloîtres de femmes, il a vécu assez familièrement à Tobolsk avec un moine d’une vie austère, ascétique, un véritable moine du moyen âge, mais qui conservait dans ses extases je ne sais quelle patriotique allégresse et le sentiment le plus vif de la réalité. Cet excellent homme, plein de foi dans les destinées de la Russie, admirait surtout chez ses chers Sibériens l’activité, la bonne humeur, l’habileté à se tirer d’affaire, ce mélange de prévoyance et d’invention que les Grecs appelaient προμήθεια. Cette expression même, les Russo-Sibériens l’ont empruntée aux Grecs, et ils en ont formé le mot promuisl, complètement inconnu et inintelligible aux Russes d’Europe. Très dévoué à cette contrée de Tobolsk et à la Sibérie tout entière, le moine de M. Erman pensait que le gouvernement russe devait surtout s’appliquer à tirer parti de ses propres richesses sans poursuivre des conquêtes où elles finiraient par disparaître. Il restait aux Russes, disait-il, à se conquérir, eux-mêmes, et il résumait dans cette formule le premier devoir de la politique nationale : non prolatandi imperii fines. Ces tableaux, ces anecdotes, ces souvenirs, dont M. Erman n’est pas aussi prodigue qu’on le désirerait, relèvent singulièrement les notes un peu diffuses de son journal ; mais c’est M. Hansteen que je préfère à M. Erman et à M. Hill. Son récit est plein de simplicité et de grâce ; je l’aime surtout parce que l’humanité y occupe la place d’honneur : la science ne vient qu’après. Certes, l’Europe l’a proclamé depuis longtemps, M. Hansteen est un physicien de premier ordre ; ses travaux sur le magnétisme du globe l’ont mis au rang des maîtres ; ce livre même dont je parle nous donne l’éclatant témoignage de son dévouement à la vérité ; la géographie lui doit autant de reconnaissance que la physique, et son voyage sur le Jéniséi est une expédition riche et féconde qui suffirait à signaler son nom : eh bien ! de tant de mérites incontestables, le plus précieux, à mon avis, c’est la sympathie humaine qui illumine chacune de ses pages. Ce n’est pas seulement pour la curiosité de l’Europe qu’il a parcouru ces sauvages contrées ; il y a répandu mille semences qui porteront des fruits. Puisse la Sibérie voir arriver souvent des voyageurs comme le savant norvégien ! De tels hommes sont des missionnaires, et le paysan qui les a rencontrés sur sa route, le serf dont ils ont touché la main rentre chez lui avec le sentiment de la dignité humaine, sentiment confus encore, mais qui, une fois éveillé, ne s’évanouira plus.


II. – LES EXILES POLITIQUES.

Per me si va nella città dolente… Quand on suit en Sibérie des voyageurs tels que M. Hansteen et M. Erman, M. Castrén et M. Hill, il est impossible que le souvenir des exilés ne vienne pas sans cesse obséder l’imagination. Il s’en faut bien toutefois que cette curiosité si naturelle soit complètement satisfaite par leurs récits. Tous les exilés politiques de Sibérie ne sont pas soumis au même sort. La Russie elle-même a subi l’influence de l’adoucissement général des mœurs, et la justice sommaire des tsars, bien différente de ce qu’elle était sous Elisabeth ou Catherine II, a établi parmi les condamnés plusieurs catégories très distinctes. À côté des châtimens effroyables, il y a des punitions moins rigoureuses, lesquelles, se transformant encore à la longue, permettent de trouver une patrie aimée au milieu des tristesses de l’exil. Les malheureux qui n’ont rien à espérer, ce sont ceux que la loi dégrade de leur dignité d’homme et enferme dans les mines de l’Oural. Là, point de pardon, point d’adoucissemens ; c’est la mort avec les tortures de la vie, une mort de tous les jours, de toutes les heures, et sans que l’intérêt ou la pitié soit du moins une consolation pour la victime. Vivent-ils encore ? ont-ils succombé ? Nul n’en sait rien, et le voyageur qui visite ces contrées, le voyageur qui voudrait saluer ce visage flétri, serrer cette main innocente, noter le souvenir de ces cruels tableaux et signaler le malheureux à la clémence du maître ou à la pitié du monde, le voyageur passe auprès des sombres retraites où sont ensevelies tant de douleurs sans rien voir et sans rien entendre. M. Hill a pu visiter une des mines de l’Oural, une seule, la mine d’or de Neviansk sur le versant oriental de la montagne ; M. Hansteen, M. Erman, M. Castrén n’ont fait que traverser les défilés de la chaîne qui sépare la Sibérie de la Russie d’Europe. Ne leur demandez pas de renseignemens sur les condamnés de l’Oural ; ils savent par les récits des habitans, par un mot échappé à la pitié, par un geste, par un regard, ils savent qu’il y a là d’épouvantables mystères ; ils n’ont rien vu, ils n’ont rien entendu ; les ténèbres et le silence couvriront éternellement ces horreurs, res altâ terrâ et caligine mersas.

Avant de descendre au fond des gouffres, sur la route de Nijni-Novogorod à Tobolsk, les exilés condamnés aux mines sont confondus avec les exilés ordinaires ; c’est là que nos voyageurs en ont rencontré partout sur leur chemin. Les premiers qu’aperçut M. Hill traversaient en même temps que lui les défilés de l’Oural ; il y avait une trentaine d’hommes à pied chargés de chaînes, plus cinq femmes et quelques hommes dans des voitures. Cette morne caravane s’avançait lentement sous la conduite de quatre soldats à pied et de deux Cosaques à cheval. M. Erman en vit un bien plus grand nombre à Jekatarinbourg ; il affirme qu’il en passe environ cinq mille chaque année par les rues de la ville, ce qui fait, ajoute-t-il, à peu près quatre-vingt-seize par semaine. Les hommes vont à pied, les femmes en chariot ; les uns et les autres sont enchaînés. Tout accoutumés qu’ils sont à ce douloureux spectacle, les habitans de Jekatarinbourg ne se lassent pas de témoigner aux exilés une sympathie touchante. On les voit, sur le seuil de leurs portes, tendre la main à ces malheureux et souvent leur faire accepter des aumônes.

Dès qu’ils ont passé l’Oural, on les distribue, selon la gravité du châtiment qu’ils doivent subir, dans les différentes régions de la Sibérie. Les plus sévèrement condamnés sont dirigés vers l’extrémité orientale, dans le gouvernement d’Irkutsk ; les autres resteront à l’ouest, dans la province de Tobolsk. On les divise alors en trois classes : la première classe est celle des katorschniki ; ce sont ceux dont nous partions tout à l’heure, ce sont les malheureux qui vont travailler dans les mines de l’Oural, et quelques-uns même (leur traitement est plus cruel encore) dans les mines d’argent de Nertschinsk au fond de la Sibérie orientale, sur la frontière chinoise. Les hommes de la seconde classe sont appelés loslannyje na raboto ; ceux là sont condamnés à un travail forcé pendant une certaine période, et à l’expiration de leur peine ils deviennent de simples colons sibériens. La troisième classe enfin, la classe des loslannyje na poselenye, comprend les hommes qui n’ont encouru que l’exil. Ils sont immédiatement dans la position où les condamnés de la seconde classe ne se trouveront qu’après l’expiration de leurs durs labeurs. Ils deviennent paysans ; ce sont des colons, comme la plupart de ceux qui ont défriché ce pays depuis un siècle. On sait effectivement qu’il y a eu peu de colons volontaires en Sibérie ; presque tous les paysans établis dans les villages sont des fils d’anciens exilés. Ceux-là aussi ont emmené leurs familles ; s’ils ne sont pas mariés, ils prendront femme, ils auront des enfans, et la colonie s’enrichira d’un sang précieux.

Depuis Alexandre Ier, qui, par l’élévation de son âme, a tant contribué à adoucir la barbarie des mœurs, ces exilés sont traités avec une certaine douceur. Ce régime a continué, dit-on, même sous le tsar Nicolas, quoique l’impérieuse rigueur et l’infatuation de son caractère eussent ranimé maintes habitudes despotiques chez une administration toujours portée à se modeler sur le maître. Ces colons sont placés souvent dans les villages qui entourent les villes, souvent aussi on les loge dans de petits bourgs destinés à cet office et construits tout exprès pour cette population spéciale. Le gouvernement de la Sibérie leur fournit les choses les plus nécessaires pour leur premier établissement, quelquefois on leur donne de l’argent, et pendant trois ans ils sont exemptés des taxes et des impôts auxquels sont soumis les colons plus anciens ; mais à côté de ces encouragemens au travail, à côté de ces marques de bienveillance et d’humanité, quelles humiliations de toutes les heures ! Une limite est tracée autour de ces villages, et nul ne peut la franchir. Tout libres qu’ils sont dans cette enceinte, ils ne sauraient choisir une autre occupation que celle qu’on leur impose ; ce sont véritablement les serfs de la glèbe, glebae adscripti. Il y a quelque chose de plus dur et de plus outrageant encore : à la tête de chacun de ces villages d’exilés est placé un simple soldat, ordinairement un Cosaque, lequel est chargé de gouverner la colonie et d’administrer la justice. Il prononce sur les simples délits et applique lui-même la peine à coups de bâton ; les délits plus graves et les crimes sont déférés au tribunal du district.

Malgré tant de causes d’abaissement moral, et bien qu’on essaie parfois de les envelopper dans la catégorie des serfs, les exilés-colons ont su presque toujours maintenir leur rang par la noblesse et la dignité de leur attitude. Il est question, bien entendu, des proscrits politiques ; l’opinion en Sibérie, quelles que soient les assimilations odieuses établies par une loi sans pitié, l’opinion n’a jamais confondu les criminels, les condamnés de la justice ordinaire avec les victimes d’un gouvernement soupçonneux. Les premiers, fussent-ils graciés plus tard, fussent-ils relevés de l’infamie par le pardon du tsar et autorisés à franchir l’enceinte des villages, demeurent au ban de la société ; les proscrits politiques, bien au contraire, après quelques années de séjour en Sibérie, dès que les rigueurs des premiers temps ne pèsent plus sur eux, dès qu’on leur permet de quitter leurs tristes villages et d’habiter certaines villes, rentrent dans la société d’élite comme s’ils n’en étaient jamais sortis, et reprennent tout naturellement aux yeux du monde le rang qu’ils occupaient en Russie. Cette force de l’opinion, consignée par M. Hill, est un fait remarquable à l’honneur des Russo-Sibériens. Lorsque je lis ces détails, je comprends que M. Erman, s’efforçant de rectifier les fausses idées de l’Occident sur les mœurs de la Sibérie, y signale, à un certain point de vue, beaucoup plus d’indépendance, de sécurité et de bonheur que dans la Russie d’Europe. Il y a de Tobolsk à Irkutsk bien des fonctionnaires qui sont des exilés, presque tous sont au moins des serviteurs en disgrâce. Une fois qu’on en est là, on n’espère plus retourner en Russie ; on n’a plus de faveurs nouvelles à attendre ; d’ailleurs, le maître est loin, pourquoi ne se sentirait-on pas à l’aise ? On s’abandonne si volontiers au dédommagement d’une longue contrainte. ! Je ne dis pas assurément que les choses se passent ainsi partout. M. Erman a observé ces tendances générales dans plusieurs villes de la Sibérie inférieure, principalement le long de la frontière chinoise, et les tableaux du voyageur anglais confirment cette intéressante remarque.

J’ai dit que les fonctionnaires étaient souvent des exilés ; M. Hansteen nous donne des détails très dramatiques sur un grand seigneur de l’aristocratie russe revêtu d’une simple fonction de police dans le chef-lieu de la Sibérie orientale. Nous sommes à Irkutsk, le Tobolsk de l’est, une ville assez grande, assez élégamment bâtie, quoique toutes les maisons soient construites en bois, et située d’une façon pittoresque sur un large plateau, autour duquel se croisent trois cours d’eau d’inégale importance : l’Angara, qui sort du lac Baikal, la petite rivière Uschakova et le fleuve Irkutsk, qui donne son nom à la ville. L’aspect d’Irkutsk est charmant ; la ville possède dix-huit églises, de ces riches églises byzantines à coupoles peintes de vert et d’or, qui donnent aux cités russes une physionomie tout orientale. Le ciel y est d’une limpidité extraordinaire. Le plateau sur lequel la ville est bâtie s’élève environ à quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer, et quand les rivières qui l’avoisinent sont glacées, il n’y a pas aux alentours une seule source, un seul cours d’eau qui puisse fournir à l’action du soleil un atome de vapeur. Aussi, depuis la fin de décembre, époque où l’Irkutsk et l’Angara se trouvent complètement emprisonnés sous la glace, jusqu’à l’heure du dégel, qui arrive d’ordinaire aux premiers jours d’avril, on n’aperçoit pas le plus léger nuage à l’horizon. Les routes y sont poudreuses comme dans nos campagnes de la Provence et du Languedoc. Par un froid de trente degrés, le soleil monte et descend dans l’azur du ciel, net, clair, brillant comme un bouclier d’or. Les étoiles ont un éclat scintillant que le voyageur n’avait jamais remarqué à son observatoire de Christiania ; c’est vraiment cette transparence incomparable, ce sont ces merveilleuses nuits du Midi que Racine a décrites en de gracieux vers, quand il habitait à Uzès, chez son oncle le chanoine. M. Hansteen trouva à Irkustk l’accueil le plus hospitalier ; le gouverneur de la Sibérie orientale, M. le général Alexandre Stépanovitch Lavinsky, le reçut à bras ouverts, mais ce fut surtout la famille de Muravief qui rendit particulièrement précieux pour M. Hansteen son séjour à Irkustk. M. de Muravief était chargé de la police, municipale : avant de remplir ces fonctions, dont il s’acquittait avec la simplicité et le goût exquis d’un grand seigneur, il avait joué un rôle considérable aux premiers rangs de l’aristocratie russe. Les aventures de M. de Muravief sont un des plus curieux épisodes de l’histoire de la Sibérie au XIXe siècle.

Alexandre Nicolajevitch de Muravief, colonel dans la garde, avait pris part, à peine âgé de vingt-six ans, à une trentaine de batailles, grandes ou petites, contre l’empereur Napoléon. Il avait reçu, pendant ses campagnes, de précieux témoignages du tsar Alexandre, des ordres de toute classe, les distinctions les plus enviées, entre autres l’épée d’honneur à poignée d’or avec l’inscription consacrée : « Sa chrabrosti, — pour la bravoure. » Il était surtout lier de sa croix de Kulm, croix spéciale créée à l’occasion de cette terrible bataille où Vandamme, avec dix mille hommes, resta prisonnier aux mains des Russes. Il était entré à Paris en 1815 avec les armées alliées. Or, mêlé ainsi pendant tant d’années, à travers tant de péripéties tragiques, à la société libérale de l’Occident, il ne s’était pas familiarisé en vain avec les aspirations de l’Allemagne et les principes de la France. Les constitutions libres de plusieurs états européens avaient séduit sans peine ce généreux esprit, et assez disposé, comme le sont souvent ses compatriotes, à l’enthousiasme de l’illuminisme, il avait porté dans ces études une ferveur toute religieuse. Les proclamations chevaleresques du tsar Alexandre, l’attitude volontiers mystique de l’ami de Mme de Krudener, encourageaient naturellement de telles espérances. Tout plein de ces idées, le jeune colonel revint à Saint-Pétersbourg. Des jeunes gens des plus hautes familles de l’empire se réunirent autour de lui ; une société se forma, qui s’étendit de jour en jour et qui embrassa bientôt la plus grande partie de la jeune noblesse. Après bien des conférences, après maintes études sérieuses et maintes poétiques rêveries, M. de Muravief, tout illuminé qu’il était, eut le bon sens de comprendre que la Russie n’était pas mûre pour la pratique de la liberté. Mécontent d’ailleurs des allures turbulentes de certains membres, il écrivit à la société pour l’engager à se dissoudre. Sa conscience, ajoutait-il, lui faisait un devoir d’avertir ses anciens amis que leurs efforts ne produiraient que des résultats funestes et pour la patrie et pour eux-mêmes. Dégagé dès lors de tous ses liens, il se retira dans son domaine de Botovo, aux environs de Moscou ; il y vécut d’abord solitaire, uniquement occupé d’améliorer le sort de ses paysans, et se maria peu de temps après avec la princesse Praskovia Schachovskoï, fille d’un seigneur puissant, dont les ancêtres avaient régné au moyen âge sur les principautés de Vladimir et de Novogorod. Il passa ainsi plusieurs années au sein des joies du foyer domestique, et plongé avec amour dans l’étude des sciences naturelles.

1825 approchait. La mort du tsar Alexandre et l’avènement de son frère Nicolas furent le signal de l’insurrection célèbre préparée depuis longtemps par le parti libéral de la noblesse. L’insurrection fut écrasée. Quelques-uns des chefs expièrent sur l’échafaud leur généreuse audace, les autres furent traînés, les fers aux mains et aux pieds, dans les mines de Nertschinsk. Les moins compromis furent exilés dans diverses contrées de la Sibérie, à Beresov sur l’Obi, à Jéniséisk snv le Jéniséi, à Viluisk sur la Léna. Les plus illustres familles de l’empire reçurent en cette tragique circonstance des blessures qui saignent encore. Combien vit-on de pères, et d’époux, et d’enfans, enlevés à ce qu’ils avaient de plus cher, franchir à pied et chargés de chaînes les défilés de l’Oural ! M. de Muravief avait deux de ses cousins, MM. de Muravief-Apostol, dans la société politique dont il s’était retiré ; l’un d’eux tomba sous la hache, l’autre fut rencontré par le compagnon de M. Hansteen au nord-ouest de Jakutsk, au milieu des forêts marécageuses de Viluisk. Il y vivait comme un ermite dans une hutte sauvage, aussi misérable qu’un Lapon, et n’ayant d’autre moyen de passer le temps qu’un ou deux livres mille fois lus et relus. M. Hansteen le retrouva plus tard, un peu plus heureux, dans la Sibérie méridionale, sur la frontière de la Chine.

Les amis du colonel de Muravief l’engageaient à prendre la fuite. Il répondit que depuis huit ans il n’avait plus aucun rapport avec la société d’où était parti le signal de l’insurrection, qu’il l’avait quittée précisément à l’époque où s’étaient produites dans son sein des intentions factieuses, et qu’il se confiait dans sa parfaite innocence. Il avait tort. Un matin, à sept heures, un chasseur à cheval arrive à Botovo, fait monter le colonel dans un kibilke, et l’emmène sans lui permettre de prendre congé de sa femme. Arrivé à Saint-Pétersbourg, le prisonnier est enfermé dans un des plus sombres cachots de la forteresse. Mme de Muravief, ne sachant ce qu’est devenu son mari, part aussitôt pour la capitale, et c’est là seulement qu’elle est informée de son sort. On leur accorde la grâce de correspondre par lettres, mais les lettres sont lues d’abord par le commandant de la prison. Le colonel se croyait voué à une mort inévitable ; ses lettres (M. Hansteen a eu la permission d’en lire quelques-unes) exprimaient la résignation la plus stoïque et encourageaient Mme de Muravief à porter noblement son malheur. Les papiers de l’accusé, sévèrement examinés par une inquisition à laquelle rien n’échappe, ne donnèrent aucune prise contre lui. On y trouva, au contraire, le message où il blâmait la direction nouvelle de la société et se séparait de ses camarades. Qu’importe l’évidence là où règne l’arbitraire ? « Je suis fâché de ne pouvoir le sauver, avait dit le tsar, mais il faut des exemples. » C’est M. Hansteen, si réservé dans ses narrations, si respectueux pour le gouvernement des tsars, qui rapporte ces horribles paroles. On fit un crime à M. de Muravief de ne pas avoir dénoncé la société en la quittant. Il fut jugé enfin et condamné à finir ses jours à Viluisk.

Mme de Muravief a raconté souvent à M. Hansteen les cruelles émotions qu’elle éprouva quand la porte de la prison s’ouvrit pour la première fois devant elle, et qu’elle pénétra dans cette tanière humide. C’était un homme jeune, fort, vigoureux, un brillant gentilhomme plein de santé et d’ardeur qui était entré là huit mois plus tôt ; c’était presque un vieillard qui en sortait, le regard éteint, le visage amaigri, avec une longue barbe inculte et des vêtemens souillés. Il fallut bientôt partir pour la terre d’exil. Lorsqu’un proscrit a franchi l’Oural, il est mort civilement ; sa femme est libre de se remarier et de reprendre la possession de ses biens. Aucune des grandes dames que la loi déliait de leurs sermens ne profita de ce bénéfice impie. On vit, au contraire, toutes ces nobles personnes, accoutumées au luxe et aux plaisirs de Saint-Pétersbourg, s’ensevelir volontairement dans l’exil. Elles demandèrent toutes à partager la captivité et les souffrances de leurs maris. Le tsar n’osa refuser ; l’opinion, au XIXe siècle, est un frein que ne peuvent briser les plus violens despotes. Cette touchante émigration produisit un immense effet et amena les plus singuliers résultats. Ce qui se trouvait ainsi transplanté dans ces affreux déserts, c’était le meilleur sang de la Russie, c’était la fleur la plus délicate de la civilisation moscovite. Ces femmes autorisées à vivre avec les proscrits ou à les visiter de loin en loin emportaient avec elles toute une part de ce qui faisait l’éclat et le charme de la capitale. Aussi que de contrastes dans cette Sibérie si peu connue ! Jusque-là, les tsars ne s’étaient occupés que de la civilisation matérielle ; ces colons d’un nouveau genre feront fleurir aussi dans les gouvernemens de Tobolsk et d’Irkutsk le goût des plaisirs de l’esprit. Les voyageurs que je consulte aujourd’hui sont souvent étonnés de rencontrer en ces régions barbares les traces d’une culture raffinée ; cela remonte surtout à l’insurrection de 1825 et aux rigueurs qui en furent la suite. À côté des chaînes de l’esclavage, à côté des huttes misérables où languissaient les condamnés, il y avait des demeures comfortables, il y avait des objets d’art, des bibliothèques, tout ce qui pouvait adoucir le regret de la patrie absente et fournir des consolations aux captifs. Mme de Muravief n’avait pas besoin de cet exemple ; elle fut une des premières à demander au tsar la permission de s’exiler en Sibérie, sans redouter les fatigues d’un ici voyage pour la jolie petite fille qui ne pouvait se passer de ses soins. Ses deux belles-sœurs n’hésitèrent pas à partir avec elle, et toute la famille, sous la conduite d’un Cosaque, prit la route de l’Oural.

La triste caravane était déjà aux environs d’Irkustk, quand un courrier la rejoignit, apportant au colonel l’autorisation de résider à Jakutsk, c’est-à-dire sur un point moins éloigné et moins septentrional que Viluisk. Ils continuèrent leur route et arrivèrent le soir à Irkutsk. M. de Muravief avait demandé comme une grâce une résidence située encore plus au sud, et espérant que la réponse lui serait remise par le courrier du lendemain, il suppliait le gouverneur d’Irkutsk de lui permettre de passer la nuit dans cette ville, afin d’y attendre l’autorisation sur laquelle il comptait. Le gouverneur n’osa prendre une telle liberté ; il fallut se remettre en route la nuit, il fallut suivre la direction du nord et s’engager dans les contrées sauvages où commencent réellement les horreurs sibériennes. C’était la nuit, et au plus fort de l’hiver. La petite troupe des proscrits suivait les bords escarpés de la Léna ; maintes fois les traîneaux s’enfonçaient dans la neige, et l’on pouvait craindre à tout instant que l’équipage ne fût précipité dans le fleuve. Les proscrits mirent pied à terre et continuèrent leur route dans la neige, Mme de Muravief portant sa petite fille dans ses bras. Ils étaient loin déjà lorsque, le troisième jour de ce cruel voyage, ils furent atteints par un second courrier qui apportait la permission de résider à Verchné-Udinsk. Quand ils arrivèrent au lieu de leur exil et qu’ils furent remis aux mains de la police locale, le colonel fut enfin délivré du Cosaque qui, pendant cette dure expédition, l’avait suivi comme son ombre. Le jour, la nuit, debout ou couché, partout en un mot il voyait là cet insupportable surveillant avec son servilisme farouche et son stupide silence. « Le premier jour de mon arrivée, disait-il à M. Hansteen, j’allai me promener dans les rues du village. C’était par un beau jour d’hiver. Je ne saurais exprimer la joie que je ressentis de pouvoir me diriger où je voulais. À chaque instant, à chaque coin de rue, je me retournais encore pour voir si mon ombre ne me suivait pas. Ah ! celui-là seul comprend tout le prix de la liberté qui en a été privé pendant longtemps. »

Après quelques années de cette liberté, si restreinte, hélas ! et toutefois si vivement sentie, le tsar se souvint, à ce qu’il parait, de l’innocence du condamné. M. de Muravief avait vieilli là sans se plaindre, au milieu des joies et des douleurs de la vie de famille ; ses deux fils aînés étaient morts sous les coups de ce climat rigoureux, mais une seconde fille lui était née, et désormais cette Sibérie maudite était consacrée à ses yeux. On eut honte enfin de cette iniquité, on fut touché de cette résignation si noble. Qu’est-ce à dire ? Pensez-vous que M. de Muravief ait été rappelé dans son domaine de Botovo ? Non ; la clémence du tsar mérite d’être consignée par l’histoire : le brillant colonel des guerres de l’empire, le héros de Kulm récompensé par Alexandre Ier, fut nommé administrateur de la ville et chef de la police d’Irkutsk. Par une exception éclatante, le gouvernement lui restitua ses biens, ses titres de noblesse et ses décorations. Au reste, M. de Muravief n’avait pas perdu sa condition de proscrit, et, tout chef de police qu’il était, sa correspondance était décachetée dans la ville même d’Irkutsk.

Les récits de nos voyageurs sont pleins d’épisodes de ce genre. Ici, c’est l’ancien gouverneur d’Ochotsk que M. Erman rencontre à Tobolsk, affranchi déjà des peines plus sévères qu’il avait subies, et jouissant d’une liberté presque complète, à la condition de ne pas changer de résidence. Là, c’est un ancien capitaine d’état-major, M. de Puschin, qui vient supplier M. Hansteen d’intercéder pour lui auprès du tsar. Le pauvre capitaine a été atteint de folie dans sa solitude ; alors on l’a confié à des moines qui l’ont guéri tant bien que mal. Il est grand, il a de la noblesse dans les traits, mais son regard est abattu, et ses vêtemens délabrés révèlent assez sa misère. Un instant après que le capitaine est sorti, M. Hansteen le retrouve dans l’antichambre, le pied sur un escabeau, tandis que l’interprète, à genoux devant lui et l’aiguille à la main, lui raccommode ses guenilles. « C’est bien, ce que tu fais là, dit M. Hansteen touché. — Ah ! monsieur, quand je vois un homme tel que celui-ci, autrefois si riche, si brillant, paré comme une poupée, et aujourd’hui plus misérablement vêtu que le plus pauvre des paysans, cela me brise le cœur. » En voici d’autres encore qui vont changer de costumes ; ce sont trois jeunes seigneurs, un comte Tchernitchef, un prince Galitzin, un prince Vladimir Tolstoy, que M. Hansteen rencontre à Irkusk chez M. de Muravief. Ils étaient condamnés aux mines, mais le tsar a commué leur peine, et ils s’en vont maintenant à l’armée du Caucase sous la casaque du simple soldat.

Ailleurs ce sont maintes familles d’exilés que M. Hill a eu occasion de connaître dans la société des grandes villes, ou qu’il a vues installées dans de jolies villas sibériennes. Si on ne consultait sur ce point que l’auteur des Travels in Siberia, on prendrait une idée singulièrement inexacte de la situation des exilés. M. Hill a eu le bonheur de ne rencontrer sur sa route que des proscrits arrivés déjà au terme de leurs souffrances, les uns vivant à la campagne en qualité de colons, les autres autorisés à résider à Tobolsk ou à Irkutsk. Ces exilés, et rien ne fait plus honneur au caractère russo-sibérien, sont admis et traités dans le monde comme s’ils n’étaient pas encore sous la surveillance de la police. On les reçoit, on les visite, sans crainte de déplaire à personne. La bienveillance et la justice, plus fortes que les ukases, leur restituent aux yeux des hommes le rang dont ils sont déchus. M. Hill en a vu plusieurs à Tomsk, au milieu d’une brillante fête donnée par l’un des plus riches propriétaires de mines, M. Gospodin Astaschaf. Il a remarqué seulement qu’ils se tenaient à l’écart, évitant de se mêler aux danses et aux jeux. Était-ce, dit M. Hill, par un sentiment de convenance et afin de ne pas gêner la liberté des convives ? Était-ce cette défiance de soi-même, ce découragement profond qu’une longue captivité inspiré ? L’explication cherchée par M. Hill, c’est M. Hill lui-même qui nous la donne en nous parlant des gouverneurs et généraux qui assistaient au bal de M. Astaschaf. Les exilés chez qui le voyageur anglais a été reçu n’avaient pas besoin de s’humilier ainsi. En général, M. Hill, très surpris sans doute de trouver une si grande différence entre la réalité et les déclamations banales, est très disposé à son tour à s’exagérer le bien-être de ces hommes que l’instinct populaire persiste à nommer les malheureux. Il s’enthousiasme pour la clémence du tsar, et l’on dirait qu’il prend plaisir à dépeindre sous de poétiques couleurs les pauvres habitations des proscrits. Le lieu le plus charmant qu’il ait trouvé en Sibérie, un lieu tout romantique, a romantic spot, un vrai cottage anglais transporté dans les steppes de l’Asie, c’est la demeure d’une famille d’exilés aux environs de Sélenginsk.

Qu’aurait dit M. Hill, s’il eût rencontré les deux soldats de Napoléon auxquels M. Erman a consacré une page si curieuse ? Faits prisonniers de guerre en 1812, ces braves gens avaient dû souffrir pendant de longues années ; quand le savant prussien les rencontra, en 1829, ils avaient oublié leurs infortunes et ne demandaient pas à quitter la terre d’exil. L’un d’eux, un Italien, était né à Aucône et s’appelait Antonio Fornarini. Ramassé par l’ennemi sur ces routes où nous laissions tant de victimes, il fut envoyé d’abord dans le gouvernement de la Petite-Russie ; quelque temps après, comme il avait tenté de briser ses fers, on le dirigea sur Kasan et de là en Sibérie. La petite ville de Krasnojarsk, près de laquelle il était détenu, était environnée de montagnes dont la configuration et le terrain lui rappelaient son pays. Il se souvint que l’argile de ses contrées natales était utilement mise en œuvre par des mains industrieuses ; actif et industrieux lui-même, il se mit à travailler l’argile de Krasnojarsk, et fonda dans le petit village de Torgaschino une manufacture de faïence qui devint pour lui une fortune. Son commerce était fort étendu et le mettait en rapport avec les principales villes de la contrée. Fornarini s’était marié à Torgaschino ; heureux de son travail et de la bienveillance qui l’entourait, il aimait la Sibérie comme sa patrie véritable. Un de ses compagnons de guerre habitait à Krasnojarsk ; c’était un vétéran de la vieille garde. Celui-là aussi avait su très habilement se tirer d’affaire. Tandis que l’Italien pétrissait son argile, le Français s’était engagé au service du gouverneur de la ville, et il était devenu sans peine l’intendant de sa maison, l’arbitre du goût et des convenances. Marie avec une Russo-Sibérienne, ainsi que son camarade, il ne songeait pas à retourner en France, où depuis longtemps, disait-il, personne ne devait plus se souvenir de lui. M. Hill n’aurait-il pas pu ajouter ces deux bonnes et honnêtes figures à la liste des exilés dont le bonheur lui inspire des tableaux idylliques ?

Il faut se garder d’admettre toutes les inductions de M. Hill à ce sujet ; il faut surtout ne pas oublier que les proscrits les plus cruellement frappés sont dans les cavernes de l’Oural ou dans les mines de Nertschinsk. Parmi ceux-là même que le voyageur peut rencontrer dans les campagnes et dans les villes, que d’humiliations et que de douleurs ! Certes M. Erman et M. Hansteen sont des écrivains sans passion, et ça et là cependant leurs récits jettent de subites lueurs, des lueurs sinistres. Un jour M. Hansteen, dans son expédition sur le Jéniséi, aperçoit parmi les matelots de son navire une figure morne et sombre, avec les narines coupées ; il demande quel est ce pauvre diable, et il apprend que c’est un exilé. Malgré l’adoucissement du système pénal en Sibérie, cette barbare coutume subsiste encore. M. Erman a rencontré aussi plus d’un visage mutilé à mesure qu’il montait vers le nord. Et qu’on ne croie pas que ces proscrits relégués dans l’extrême nord soient de vulgaires et odieux criminels ; je ne parle ici que des condamnés politiques, et on sait ce qu’un tel mot représente dans l’empire des tsars. M. Erman a vu dans ces contrées un ancien colonel d’artillerie obligé de servir de courtier d’affaires à des paysans qui soulageaient sa détresse. Ce que j’ai rencontré de plus effroyable dans ces tableaux, c’est la permission donnée aux Ostiakes, aux Jakoutes, aux Tonguses, aux tribus nomades du nord, de tirer sur les proscrits comme sur des bêtes fauves, quand ils cherchent à se sauver dans leurs forêts. Je n’oserais ajouter foi à cette barbarie, si elle n’était attestée par M. Hansteen. Heureusement les sauvages de la Sibérie du nord ont des mœurs bienveillantes, et plus d’un exilé célèbre, condamné à vivre au milieu de ces tribus redoutées, a exercé sur elles un véritable ascendant par le prestige des lumières et du malheur. Tel était ce Bestuchef que M. Erman a rencontré au milieu des Jakoutes. Écoutez le récit de ses aventures : l’histoire des exilés en Sibérie n’a pas de scènes plus dramatiques et plus étranges.

Un soir que M. Erman était occupé à faire des observations astronomiques au milieu d’un groupe de Jakoutes attirés par ce spectacle inattendu, une voix sortit de la foule et prononça distinctement ces paroles en français : « Vous plaira-t-il de me voir, bien que je m’appelle Bestuchef ? » M. Erman lui répondit par le proverbe des Cosaques : « C’est aux montagnes de rester à leur place ; le devoir des hommes est d’aller les uns vers les autres. » Celui qui se croyait ainsi obligé de dire son nom avant de lier connaissance avec un voyageur est certainement l’un des plus nobles proscrits que la Sibérie ait emprisonné dans ses glaces. M. Erman, presque toujours si indifférent pour ces infortunes politiques, ou du moins si disposé à dissimuler les misères des condamnés et à justifier le gouvernement russe, M. Erman ne cache pas cette fois la vénération que lui inspire le fier exilé. Il décrit avec enthousiasme ce caractère impétueux et chevaleresque, cette juvénile ardeur que la souffrance n’a pu briser, cette sorte d’allégresse naturelle qui survit encore à la perte des illusions. Ce Bestuchef est de la race des hommes nés pour le commandement. Tous ceux qui se sont trouvés avec lui ont subi l’ascendant de sa supériorité ; M. Erman aussi est sous le charme, et ce vaillant homme, sous l’accoutrement du paysan jakoute, lui rappelle l’héroïque Mazeppa.

Alexandre Bestuchef, lieutenant au corps du génie et fils d’un des généraux les plus estimés de l’armée russe, a été une des victimes de l’insurrection du 14 décembre 1825, comme le colonel de Muravief. Seulement M. de Muravief, innocent de toute participation à la révolte, avait depuis longtemps rompu les liens qui l’attachaient à la jeune phalange de la noblesse libérale ; Bestuchef au contraire, un des principaux chefs du complot, mit la main à tous les préparatifs qui devaient en assurer le succès, et, le signal donné, paya audacieusement de sa personne. L’ardent jeune homme croyait à la transformation libérale de la Russie. Plusieurs des conjurés ne s’étaient associés à cette terrible entreprise que dans des vues d’ambition personnelle et s’imaginaient travailler à je ne sais quelle révolution de palais ; Bestuchef avait l’œil sur eux, il devait s’emparer de leurs personnes le soir même de la victoire. La plupart des complices ayant des emplois dans l’armée, on avait calculé que les troupes placées sous leurs ordres au jour fixé s’élèveraient à dix mille hommes. Cette espérance fut déçue ; il n’y eut guère que cinq mille hommes prêts à les suivre. Nul ne se découragea, et cette circonstance, qui pouvait faire reculer les plus braves, ne fit que redoubler leur audace. Ils résolurent d’enlever par la parole des régimens qui ne les connaissaient pas et sur lesquels ils n’avaient pas d’action. C’est ainsi que, dans la matinée du 14, au moment où l’insurrection éclatait, Bestuchef fut envoyé à la caserne du régiment de Moscou. Il parut devant les troupes, ardent, inspiré, avec une éloquence de feu, trouvant de ces paroles qui enivrent, et faisant vibrer l’orgueil russe. Les officiers s’opposent en vain à la révolte ; cinq régimens se précipitent sur leurs fusils, se rangent en ordre de bataille, et s’avancent, enseignes déployées, vers le lieu de la ville désigné pour le combat. Cet homme qu’ils avaient suivi avec un si subit enthousiasme, cet homme qui était en ce moment leur seul chef, pas un d’entre eux ne l’avait encore vu ; il portait même un uniforme qui n’était pas celui de la troupe de ligne, et que la plupart d’entre eux ne connaissaient guère.

On sait quelle fut l’issue de l’entreprise. Le tsar Nicolas, retenu en vain par les hauts dignitaires qui l’entourent, pousse son cheval sur les soldats de l’insurrection. Des coups de feu retentissent autour de lui. Il s’élance sans songer à la mort ; il est là, en face des révoltés, impassible, superbe, dans l’attitude d’un héros et d’un maître. Ce n’est pas la flatterie qui a dit cela ; les ennemis les plus déclarés du tsar ont rendu hommage à cette souveraine intrépidité. Ces hommes même qui avaient juré sa perte sentent leur cœur défaillir. Leur épée tremble dans leur main. Leur croyance tremble aussi, cette croyance encore mal assurée dans l’avenir d’une Russie nouvelle, et la vieille foi du Slave à son empereur reprend la place des illusions décevantes. Tandis que les chefs éperdus n’écoutent plus que les conseils de la honte et du repentir, la foule, toujours mobile, passe de la révolte à l’enthousiasme. Ce qu’a fait une heure auparavant l’audace du lieutenant Bestuchef, l’audace du tsar vient de le défaire. C’est le 14 décembre, au milieu des baïonnettes inclinées, que le frère d’Alexandre est sacré empereur de Russie.

Les conjurés ne pouvaient compter sur le pardon du vainqueur ; pas un cependant ne profita du désordre pour s’enfuir. Bestuchef, pendant la journée du 14, avait échappé à toutes les recherches. Retiré dans un faubourg, il revint le soir à la ville, et passa sans être reconnu à travers les postes d’artillerie qui veillaient, la mèche allumée, auprès de leurs pièces. Un de ses amis commandait la garde au palais impérial ; Bestuchef marcha droit au palais, où son ami le reçut, pâle de stupeur et d’effroi. Espérait-il qu’on ne saurait pas le rôle qu’il avait joué ? voulait-il, par ce nouvel acte d’audace, dérouler les soupçons ? ou bien venait-il simplement, comme un vaincu, se remettre lui-même aux mains du vainqueur ? La dernière conjecture semble la plus exacte, et cette fermeté stoïque n’a rien qui nous surprenne chez ce téméraire jeune homme. Bestuchef resta longtemps chargé de chaînes dans la citadelle de Saint-Pétersbourg, il fut traîné ensuite dans une forteresse de Finlande, il vit la tête de ses amis rouler sous la hache du bourreau ; mais aucune de ces souffrances, aucune de ces heures d’angoisse ne put effacer de son souvenir les émotions de cette nuit terrible qu’il passa le 14 décembre 1825 dans le palais impérial. Il racontait lui-même à M. Erman, avec un effroi à peine dissimulé, la visite que lui fit le tsar vers le milieu de la nuit. On l’avait enfermé dans une vaste salle ; il était seul ; l’obscurité était presque complète. Le tsar arriva sans escorte, sans gardes, et là, avec un accent de mépris qui retentissait encore aux oreilles de l’exilé, il lui parla de la gloire, des longs services, du dévouement, inépuisable du général Bestuchef et de la déloyauté de son fils, qui venait de déshonorer ce beau nom.— Cette impression de respect, ce sentiment de honte et de terreur dominant tant de lugubres souvenirs et si étrangement associé aux rancunes implacables, n’est-ce pas là, je vous prie, un des traits les plus singuliers de l’esprit russe ?

Un étrange épisode d’histoire littéraire se rattache à ces scènes tragiques. Bestuchef avait un ami nommé Ruiléjef, qui partageait depuis longues années ses espérances et ses travaux. Tous deux avaient rédigé ensemble le journal l’Étoile polaire[4], qui, sous le voile de l’histoire et de la poésie, s’efforçait de répandre les généreux principes auxquels le tsar Alexandre lui-même avait été longtemps sympathique. C’est une chose digne de remarque en effet que la plupart des conjurés de 1825 avaient joué un rôle littéraire dans les dernières années du règne d’Alexandre. C’était Muravief-Apostol, le cousin du malheureux colonel dont j’ai retracé l’histoire, c’étaient les deux frères du lieutenant Bestuchef, Bestuchef-Rjumin et Nicolas Bestuchef ; c’étaient enfin Kuchelbecker et Knjas Odojévski, tous poètes ou conteurs, et placés à un rang honorable dans l’armée un peu confuse des lettrés de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Mais le plus brillant de tous sans nul doute, c’est l’ami de notre héros, l’ardent poète Ruiléjef. Ruiléjef avait l’imagination d’un rêveur et le mysticisme d’un illuminé. Quelques mois avant l’insurrection où il avait son rôle à remplir, il écrivit un poème étrange, une sorte de vision, un prophétique tableau des malheurs réservés à ses amis et du sort qui l’attendait lui même. Était-ce la crainte d’un échec trop facile à prévoir, qui, au milieu des entraînemens de l’action, éclairait tout à coup son esprit ? On n’a pas de peine à s’expliquer les tristes pressentimens du poète ; ce qui est moins aisé à comprendre, c’est la précision de ses peintures lorsqu’il annonce d’avance les détails de la catastrophe. Tel c’est Bestuchef enfermé dans la vile de Sibérie où un compagnon de Mazeppa fut relégué il y a un siècle, — et quoique le poète n’ait jamais été en Sibérie, quoiqu’il ne connaisse que de nom les tribus nomades des environs d’Jakutsk, il décrit leurs mœurs, leurs costumes, et la vie de son ami dans ces retraites sauvages avec une minutieuse fidélité. Là c’est de lui-même qu’il parle, et il se dépeint (la prédiction, hélas ! ne fut aussi que trop exacte), il se dépeint à l’heure où il franchit les degrés de l’échafaud et courbe sa tête sous la hache.

Le poème de Ruiléjef est intitulé Voinaroffsky, du nom de l’ami de Mazeppa. Ce Voinaroffsky, le neveu et le compagnon dévoué du vaillant prince de l’Ukraine, s’était enfui en Allemagne après la déroute de Charles XII et de ses alliés à Pultava. Il y passa plusieurs années sous la protection de l’Autriche, habitant tour à tour plusieurs des capitales de l’empire, mais particulièrement Dresde et Vienne. L’ennemi du tsar Pierre, l’allié de Charles XII, le lieutenant de ce Mazeppa qu’une si sauvage et si poétique aventure avait porté sur le trône des Cosaques, fut accueilli dans les cours galantes du XVIIIe siècle avec une curiosité singulière, et l’on sait quelle vive passion il inspira à la comtesse Aurora de Koenigsmark. M. Erman remarque ici en passant qu’on voit encore à Quedlinbourg, dans le Harz, le corps de la belle comtesse admirablement conservé, tandis que, par un étrange jeu de la fortune, le corps de son ami est enseveli, et tout aussi bien conservé pour le moins, dans les neiges de la Sibérie du nord. C’était là en effet le destin réservé au neveu de Mazeppa. En 1716, comme il traversait la ville de Hambourg, l’ambassadeur russe le fait arrêter et l’envoie à Pierre le Grand. Il était condamné déjà à avoir la tête tranchée ; les prières de la tsarine obtiennent qu’il lui sera fait grâce de la vie : il ira terminer ses jours dans la Sibérie septentrionale au milieu des peuplades barbares des environs d’Jakutsk. C’est là que le savant historien Müller, l’un des hommes qui ont commencé au XVIIIe siècle le débrouillement des origines slaves et l’histoire de l’empire des tsars, — c’est là, dis-je, que l’historien Müller le rencontra en 1736, lors de la première expédition scientifique en Sibérie. L’ancien amant d’Aurora de Kœnigsmark, après vingt années d’une telle prison, était redevenu une espèce de sauvage et n’avait plus qu’un vague souvenir de ces cours voluptueuses où il avait brillé une heure. Müller fut touché de ses infortunes ; attiré vers lui par une sympathie subite, il lui prodigua les consolations de l’amitié. Tel est le tragique personnage sous le nom duquel Ruiléjef avait chanté, trois mois avant le jour fatal, les destinées futures de son ami. Voinaroffsky dans ce lugubre tableau, c’était l’enthousiaste Bestuchef. Le poète lui prédisait son exil à Jakutsk, il lui peignait d’avance ses douleurs, ses tortures morales, le désespoir de l’isolement, et cela dans des vers si expressifs, avec une telle précision de couleurs qu’il était impossible de regarder le tableau sans frémir. Il n’y a là, encore une fois, qu’un pressentiment bien naturel, et quant à cette singulière coïncidence qui amenait précisément à Jakutsk celui que le poète avait chanté sous le nom de Voinaroffsky, comment s’étonner d’un tel épisode dans l’histoire des Russes ? On pouvait prédire à coup sûr que Voinaroffsky aurait un successeur à Jakutsk, comme le maréchal Munnich à Pélim et Menchikof à Beresov. D’une génération à l’autre, ces hôtes infortunés savent bien que de nouveaux proscrits viendront recueillir leurs traces. N’importe, ce sinistre avertissement du poète, écrit dans une heure de clairvoyance et réalisé presque aussitôt d’une façon si complète, frappa étrangement les esprits. Le poème de Voinaroffsky, préface et résumé d’une tragédie lamentable, est marqué d’un signe à part dans l’histoire de l’imagination moscovite. Quelle dut être l’émotion de M. Erman, lorsqu’il entendit ces strophes de la bouche même de Bestuchef, au milieu des glaces de Jakutsk, dans une de ces huttes où Müller avait trouvé, il y a cent ans, le compagnon de Mazeppa ! On voit trop bien que la plume du savant, peu habituée à des scènes aussi vives, est impuissante à les retracer ; mais le savant avait un ami qui brillait alors au premier rang parmi les poètes les plus aimés de l’Allemagne ; de retour à Berlin, il lui révéla ce qu’il avait vu et entendu dans les neiges de Jakutsk. Ouvrez les poèmes de Chamisso, vous y trouverez une reproduction habile de l’œuvre de Ruiléjef, vous y trouverez aussi en de nobles vers les scènes que je viens de traduire en prose.

Ces curieuses pages de M. Erman nous servent de transition naturelle aux victimes fameuses du siècle passé. Ce sont les exilés de nos jours, surtout les exilés de 1825, que nos voyageurs ont rencontrés de Tobolsk à Jakutsk. N’ont-ils pas aussi trouvé chez les Russes ou même chez les sauvages de la Sibérie le souvenir des proscrits illustres qui, sous Pierre le Grand, sous Anna Ivanovna, sous Elisabeth, sous Catherine II, ont été jetés dans ces déserts par les révolutions de palais ? M. Castrén raconte avec beaucoup d’intérêt ses conversations avec un vieux Cosaque de Bérésov qui avait sans cesse à la bouche maintes légendes de cette tragique histoire. Ce Cosaque était venu au marché d’Obdorsk, et il habitait dans cette ville la même maison que M. Castrén. La connaissance fut bientôt faite. Le Cosaque n’aimait à parler que du prince Menchikof, et le voyageur finlandais, empressé de saisir une occasion si propice, prêtait une oreille complaisante à tous les récits de son compagnon. Le Cosaque de M. Castrén relisait pieusement matin et soir les narrations naïves qui ont légué aux commentaires du peuple les aventures du favori de Pierre le Grand, mais lui-même il en savait bien plus long que toutes les légendes. Étaient-ce des traditions de famille ? était-ce le travail involontaire de son imagination sur un fond de douleurs trop réelles ? Il y avait sans doute toutes ces choses réunies. Ce qui est certain, c’est qu’une fois sur ce chapitre le vieux Cosaque aurait parlé sans fin. La vie de Menchikof a Bérésov n’avait pas de secrets pour lui. Il avait été initié à ses pensées les plus intimes, il savait les détails les plus cachés de sa longue douleur. Il racontait, par exemple, comment l’illustre proscrit, à peine enfermé dans sa solitude, se mit pour la première fois à réfléchir sur l’état de son âme, comment enfin il remerciait la Providence de l’avoir retiré violemment de la scène du monde pour lui faire goûter les enseignemens de sa grâce. Impatient d’obtenir le pardon de ses fautes, — c’est le vieux Cosaque qui parle, — le prince Menchikof s’était condamné à une vie de pénitences. Les souffrances et les privations de la captivité ne lui suffisaient pas ; il savait s’en imposer de plus dures. Il fit construire une église a Bérésov et mit lui-même la main à l’œuvre. L’église terminée, il voulut y remplir les humbles fonctions de sacristain. Chaque jour il était le premier au temple et le dernier. Souvent même, après les cérémonies du culte, on le voyait monter en chaire et adresser aux assistans des paroles édifiantes. Ces sermons improvisés, le vieux Cosaque les savait par cœur ; il en citait sans cesse les traits les plus saillans, tout un trésor de pieuses sentences que répètent aujourd’hui encore les habitans de Bérésov. Après sa mort, il désira être enseveli au seuil même de cette église, comme pour ne pas quitter la demeure où il avait commencé une vie nouvelle. Un curieux incident, transformé bien vite en miracle par l’imagination des Russo-Sibériens, se rattache à cette tombe. En 1821, le gouverneur de Tobolsk et le biographe du prince Menchikof, M. Dmitry Bantuich Kamensky, ayant entendu dire que le lieu de la sépulture du prince était exactement connu des habitans de Bérésov, firent pratiquer des fouilles à l’endroit indiqué. Je ne suis plus ici le récit du vieux Cosaque, j’emprunte ces détails à M. Erman. On creusa profondément, et l’on trouva le cercueil au milieu d’une couche de terre si complètement gelée, que le corps du célèbre proscrit, une fois la bière ouverte, apparut à tous les yeux dans un état de conservation inouïe ; les assistans étaient frappés de stupeur. Ce phénomène a beau se renouveler souvent dans les contrées du Nord ; on devait aisément y voir une intervention miraculeuse, et plus d’un mystique habitant de la province de Tobolsk était assez disposé, comme le Cosaque de M. Castrén, à saluer dans le prince Menchikof un des saints nationaux de la Sibérie.

C’est aussi dans ces régions du nord-ouest, à Bérésov ou à Pélim, que furent relégués et les Dolgorouki et Ostermann, et le duc de Biren, et le maréchal de Munnich[5]. Ostermann y mourut comme Menchikof. Le maréchal de Munnich sortit de Pélim après vingt années de captivité, qu’il consacra, comme ses infortunés prédécesseurs, aux pratiques de la piété et de la pénitence. Menchikof sonnait les cloches et servait la messe dans la chapelle qu’il avait construite de ses mains ; Munnich passait des journées entières, comme un frère morave, à chanter les pieux cantiques dont il était l’auteur. Le souvenir des Dolgorouki et d’Ostermann, de Biren et de Munnich, s’est conservé comme celui de Menchikof dans l’imagination des Russo-Sibériens, et quelle grâce, quelle douceur compatissante dans ces légendes du paysan et du serf ! Quelle pieuse procession de victimes résignées !… Mais arrêtons-nous ; ce n’est pas l’histoire des exilés politiques en Sibérie que j’ai eu l’intention d’écrire : j’ai voulu seulement recueillir des notes éparses chez des témoins dignes de foi, j’ai voulu, en retraçant plusieurs épisodes, substituer quelques notions précises à des déclamations banales. L’histoire tout entière de ces générations de malheureux, qui pourrait la retrouver ? Ce serait aux exilés eux-mêmes[6] à fournir les matériaux de cette tâche, si mille obstacles ne s’y opposaient pas, et parmi ces obstacles il faut compter au premier rang cette étonnante souplesse de l’esprit russe qui fait que le condamné se résigne si souvent à son sort, et recommence une existence nouvelle sans garder au cœur ces haines vertueuses dont parle le poète.

C’est là en effet un trait de caractère qui m’a constamment frappé dans ces études. Si je veux résumer les renseignemens que nous donnent M. Hansteen, M. Erman et M. Hill sur la population russe de Sibérie, le premier résultat, le résultat commun de leurs observations, c’est celui-là. Soit que nous interrogions les colons sibériens de Tobolsk à Irkutsk, soit que nous allions nous asseoir au foyer du proscrit, nous voyons chez tous une même facilité à dépouiller le vieil homme et à se créer là une patrie qui fait bientôt oublier l’autre. Ne serait-ce pas que l’éloignement, je l’ai dit, laisse s’établir à la longue certaines libertés dans les villes de la Russie asiatique, et qu’un peu d’indépendance à Tomsk ou à Turuschansk vaut mieux qu’une contrainte perpétuelle à Saint-Pétersbourg ? Faut-il croire aussi, comme tant d’exemples le prouvent, que l’homme s’attache à la terre à raison même des luttes que le sol et le climat lui imposent ? Ou bien est-ce décidément une des aptitudes de l’esprit russe de pouvoir se transformer très vite, selon la destinée qui lui est faite ? Il y a peut-être quelque chose de tout cela ; ce qui est évident, d’après les récits de nos voyageurs, c’est qu’il existe déjà un peuple russo-sibérien, assez différent du peuple de la Russie européenne. Sans doute, nous l’avons vu, le servilisme, le mécanisme bureaucratique de la Russie d’Europe y a de nombreux représentans, mais les récits de nos guides nous apprennent aussi que cet esprit apporté de Pétersbourg finit par s’altérer peu à peu. Il est permis de le dire, ce peuple a maintes qualités auxquelles il donne une valeur originale : il a une grâce, une douceur, une hospitalité qui lui sont propres ; il a surtout un patriotisme naïf, un patriotisme qui s’ignore lui-même et dont quelques hommes seulement ont conscience, comme ce moine de Tobolsk que cite M. Erman. Bien plus, les Russo-Sibériens ont réussi sans le vouloir, sans le savoir, à s’assimiler des élémens très opposés ; c’est là, je répète encore les paroles de M. Erman, c’est là qu’on trouve, sous la même casaque du paysan, et tous deux également attachés au sol qui les nourrit, le fils du prince russe récemment déchu de sa vieille splendeur et l’arrière-neveu de ces rois tartares qui firent trembler au moyen âge les grands-ducs de Kiev et de Novogorod.

Est-ce à dire que la Sibérie, si elle a conscience un jour de l’esprit nouveau qui se forme en elle, pourra prétendre à une destinée indépendante ? Est-ce à dire que dans un siècle, dans deux siècles, à l’heure où l’ambition des tsars et l’accroissement démesuré de leur puissance amèneraient le démembrement de l’empire, les Sibériens seraient un des peuples nouveaux qui sortiraient de cette vaste ruine ? Nous ne verrons pas de telles choses assurément ; qu’importe ? il n’est pas interdit à la philosophie de l’histoire de scruter ces problèmes, et elle peut prévoir des événemens encore plus éloignés que celui-là. Je ne crains donc pas de poser la question ; mais avant d’y répondre, il faut achever de suivre M. Hansteen et M. Erman, M. Castrén et M. Hill dans leurs explorations ethnographiques. Je n’ai parlé jusqu’ici que des Russo-Sibériens : il faut, sur les pas de nos guides, interroger les tribus nomades qui ont fourni des armées à Gengis-Khan. Que de souvenirs historiques dans ces steppes de l’Asie centrale ! N’est-ce pas là que Buffon, sous l’influence des descriptions enthousiastes de Pallas, plaçait l’étrange hypothèse d’un premier grand peuple, d’une première civilisation savante et prospère, que la barbarie aurait détruite il y a quatre ou cinq mille ans, et dont les plus anciennes sociétés connues n’auraient fait que recueillir les débris ? Et sans parler de ces conjectures chimériques, n’est-ce pas là le pays que les chroniqueurs du moyen âge ont appelé énergiquement officina gentium ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Inferno, cant. IX, v. 31-32. « Ce marais, qui exhale la grande puanteur, entoure de toutes parts la cité de douleur. »
  2. Le voyage de M. Hill a déjà été apprécié ici au point de vue scientifque. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1834, le savant et spirituel article de M. Babinet, la Sibérie et les Climats du Nord.
  3. Buffon écrivait déjà en 1777 : « Ce peuple est aujourd’hui civilisé, commerçant, curieux des arts et des sciences, aimant les spectacles et les nouveautés ingénieuses. »
  4. C’est ce journal qui revit en ce moment même à Londres sous la plume d’un proscrit auquel la Revue a consacré une intéressante étude, M. Alexandre Hertzen. Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1854 ; le Roman russe contemporain, M. Alexandre Hertzen, par M. H. Delaveau.
  5. Sur l’histoire de ces exilés, voyez, dans la Revue du 15 août 1854, les Allemands en Russie et les Russes en Allemagne.
  6. Il y en a un du moins qui l’a fait, elles lecteurs de la Revue ne l’ont pas oublié. Voyez, dans la livraison du 1er septembre 1854, les Années d’exil et de prison d’un écrivain russe, par M. Alexandre Hertzen.