La Sensibilité et l’Imagination chez George Sand/Introduction
Dans un étroit enclos, à peine séparé par une grille basse du cimetière triste, envahi d’herbes folles, où se mêlent les tombes de gazon, dort sous une dalle de pierre la femme au cœur maternel en qui si longtemps a chanté l’âme discrète et douce des landes et des blés. Sa grand’mère est couchée près d’elle, et son père, et le fils qu’elle a tant aimé ; au pied d’un érable au délicat feuillage, une haute plante laisse tomber parmi les buis ses fleurs d’or sur le corps de celle qui, après tant de luttes et d’amères douleurs, est entrée, apaisée et souriante, dans le repos de la mort. La croix qui protège les morts s’est brisée, ce n’est plus qu’un tronc de pierre, usé par le temps, que le lierre est venu vêtir de sa verdure éternelle. Les années ont effacé les sentiers qui séparaient les tombes, et dans un coin sont entassées des croix de bois où se peuvent à peine lire encore des noms inconnus de laboureurs. C’est là, entre l’église basse, agenouillée auprès des trois ormes gigantesques qui étendent leurs bras sur les chaumières, et la maison mélancolique où sa vie a tenu presque entière, que continue son rêve la bonne dame de Nohant, sous la garde fidèle des humbles qui ne sont plus. Ils gisent, pêle-mêle, oubliés des vivants, rendus à la terre maternelle, qu’ils ont si longtemps creusée de leurs sillons, mais leur âme est restée derrière eux : elle demeure tout entière dans l’œuvre de celle qui a su donner une voix à la foule muette des paysans de France.
Dans ce Berry, si doux en sa tristesse, persiste, comme attaché aux lieux mêmes et aux choses, le vivant souvenir de George Sand. Tout ce pays est rempli d’elle ; il semble à chaque détour des chemins que va apparaître son visage qu’éclairaient d’un si caressant et mystérieux éclat ses grands yeux pensifs. Il est surtout une traine, au fond de la vallée, où j’ai cru entendre murmurer encore son âme dans les branches des vieux arbres ; c’est un chemin abandonné qui ne conduit nulle part : l’herbe y avait poussé, verdoyante et haute, au pied des peupliers ébranchés qui montent vers le ciel gris et des chênes taillés sans cesse qui marquent de leurs corps robustes et difformes les limites des champs. Dans une lande, au bord du sentier, s’étendait comme une nappe brodée par les fées la blanche floraison de l’aubépine, et sous le couvert des grands chênes, indomptés et forts, paissaient parmi les fleurs blanches des vaches blanches et rousses. La rivière chante sa chanson joyeuse auprès des aulnes aux feuilles sombres ; c’est à peine si l’on entend son rire doucement railleur qu’étouffe à demi la haie parfumée, et le vent lui répond en murmurant à la cime des peupliers un vieil air monotone, qui emplit le cœur d’une tendre et pénétrante tristesse.
Nul horizon lointain en ce pays qu’elle aima d’un si patient amour, ni rochers, ni montagne, ni forêt, mais seulement des prairies où méditent gravement les grands bœufs, des arbres, des landes fleuries d’ajoncs et de roses bruyères, des moulins cachés sous les vernes, et, tapissée de vigne, au bord des grandes terres fromentales, parfois une maison blanche à l’ombre d’un noyer.
Un grand silence règne que troublent seuls l’appel d’un berger ou l’aboi d’un chien, mais dans ce silence des bruits que font les hommes parlent sans cesse les mille voix des plantes, des insectes et des eaux, et ces voix George Sand ne se lassait point de les écouter. Jamais cependant on ne sent en cette solitude profonde l’impression douloureuse d’être seul, cette angoisse délicieuse qui étreint le cœur dans les forêts, où, comme en un temple inviolé, Dieu seul est présent ; c’est que l’homme que l’on ne voit point est là tout près. Une charrue oubliée au détour du chemin, l’eau qui chante sous les vannes, un pont fait d’un saule jeté en travers du ruisseau, un chien qui passe affairé sur la lande, un cheval qui broute, les entraves aux pieds, tout rappelle à toute heure le maître absent qui va à l’instant revenir.
Tout ce pays du Berry est un pays fait pour l’homme et que l’homme à son tour a comme créé une seconde fois ; la terre n’a point résisté là à ses efforts, mais c’est par lui qu’elle est verdoyante et féconde. Entre elle et ceux qui la cultivent, c’est une intime union, un indissoluble mariage. Aussi cette nature est-elle toute pénétrée et comme attendrie d’humanité. Elle porte en elle une âme presque humaine, l’âme qu’ont déposée dans les sillons les laboureurs d’autrefois ; nul pays qui attache et séduise davantage que cette haute vallée de l’Indre en sa médiocre beauté.
C’est au milieu seulement de ces prairies et de ces champs, amis des hommes, que pouvait grandir le génie de George Sand, ce génie fait de bonté féconde et de passionnée tendresse. Il fallait à ces yeux rêveurs ces longs plateaux ondulés où passent dans la brume du soir les visions étranges qu’évoque la terreur des bergers ; il fallait à cet esprit, hanté d’images, ces longues lignes fuyantes aux contours indécis, ces vastes horizons bleus où s’atténue l’éclat du soleil, cette campagne mystérieuse, coupée de haies fleuries, ces chemins qui se perdent dans la lande ou finissent brusquement à un coude de la rivière.
George Sand éprouvait l’impérieux besoin de n’être pas trop souvent ni trop violemment appelée hors d’elle-même. Il lui fallait pendant de longues heures vivre repliée sur soi, pensant à peine, tandis que se construisaient en elle, presque sans qu’elle y aidât, ces fictions merveilleuses où elle s’enchantait elle-même, et qu’elle oubliait dès qu’elle leur avait imposé, en les écrivant, une forme définie. Nulle part elle n’avait mieux cette liberté du rêve qu’en sa maison de Nohant.
De tous côtés, la vue est vite arrêtée. La maison est bâtie entre une cour, toute remplie de vieux arbres et que dominent de leur haute stature les grands ormes de la place, et une pelouse étroite où poussent des mélèzes, des cèdres et des hêtres. Du jardin fleuri, c’est à peine si l’on aperçoit quelques champs où seuls des buissons épars et de rares noyers trouent la nappe d’or des blés. Un petit bois, encadré de grands tilleuls, et un verger, où l’herbe croît épaisse et haute, le séparent de la route de La Châtre. Quelle autre demeure mieux faite pour y vivre cette vie intérieure, cette vie close et à demi muette, où n’arrivaient qu’atténués, et comme amortis par l’éloignement, les bruits du dehors, la grande voix sonore et parfois discordante de Paris ?
George Sand se sentait vite s’échapper à elle-même au milieu des incessantes discussions de ses amis de lettres, des controverses des théoriciens politiques et des philosophes qu’elle fréquentait à la ville. Elle ne savait pas se désintéresser de ce qui se disait autour d’elle, elle écoutait passionnément ; on eût dit qu’elle voulait attirer en elle et faire sienne la pensée de tous ceux qui l’entouraient : philosophie religieuse, réformes sociales, botanique, géologie, esthétique pittoresque ou musicale, tout était bon à son insatiable curiosité. Mais elle ne pouvait elle-même savoir ce qu’elle croyait et jugeait vrai, que lorsqu’elle était seule.
Tant qu’elle n’avait point pris possession de sa pensée par une sorte de discussion intérieure, longuement et solitairement prolongée, tant qu’elle ne l’avait pas faite sienne par une lente et patiente rumination, ce n’était point elle qui pensait à vrai dire, c’étaient les autres qui pensaient en elle et parlaient par sa bouche. Aussi n’est-elle vraiment elle-même que dans ces retraites, peuplées d’amis silencieux, qu’elle a su se faire un peu partout, à Nohant et à Venise, à Gargilesse et à Frascati, à Tamaris ou à Palaiseau.
Et, lorsqu’à la fin de sa vie elle a vécu, au milieu de ces enfants qu’elle aimait, dans un isolement, un détachement plus complet encore des choses du dehors, elle a pour la première fois pris nettement conscience de cette partie d’elle-même, la plus intime peut-être et la plus cachée de l’âme d’un artiste, les lois auxquelles obéit son esprit pour concevoir et exécuter une œuvre.
Rien ne ressemble moins, bien souvent, aux procédés qu’appliquent inconsciemment un écrivain ou un peintre, que les théories dont il se fait publiquement et de bonne foi le champion. Presque tous les artistes sont dominés par un sentiment, une aptitude spéciale, une structure particulière de l’imagination et de la mémoire, qui souvent gouverne en même temps que leur vie artistique leur vie personnelle ; mais, cette faculté maîtresse, ils n’arrivent pas d’ordinaire à en prendre une très claire conscience.
Les artistes très puissants, d’esprit altier et tranchant, transforment pour les adapter à la nature de leur génie les procédés de composition et les théories esthétiques qu’ils empruntent à autrui ; ils s’abusent le plus souvent eux-mêmes et ne voient point que les raisons légitimes des innovations qu’ils cherchent à introduire se trouvent non pas dans tel ou tel ordre de considérations générales, mais dans la structure même de leur imagination ou de leur sensibilité. Ils se savent et se sentent originaux, mais ils se méprennent d’ordinaire sur le degré de leur originalité : ils ressemblent beaucoup moins encore aux autres qu’ils ne le croient, et les règles qu’ils pensent applicables à tous ne valent que pour eux et pour ceux qui sentent comme ils sentent eux-mêmes.
Les artistes, au contraire, qui sont doués de cette humilité de cœur et de cette souplesse d’esprit que possédait si pleinement George Sand, flottent longtemps indécis entre les règles instinctives que leur impose leur manière personnelle de voir les objets et les êtres et de sentir les émotions, règles qu’ils appliquent sans le chercher, et les théories qu’ils entendent professer autour d’eux, et qui bien souvent leur paraissent vraies seulement parce qu’elles sont précises. George Sand est de cette famille d’esprits : un sentiment puissant et doux circule à travers son œuvre entière et l’anime d’un souffle de vie, mais elle ne lui a point toujours obéi, soumise qu’elle était parfois aux influences du dehors. C’est ce sentiment qu’il importe de démêler.