La Sensibilité et l’Imagination chez George Sand/III

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III


Il semble que cette imagination, tout imprégnée de la vie frémissante et sacrée de la nature, et familière en même temps et romanesque qui s’unissait chez George Sand à une sensibilité tendre, à un ardent besoin d’aimer, de consoler, de se donner, explique pleinement ce beau génie, fait de liberté, de grâce et de tendresse. Sa conception de l’amour, telle qu’elle la formule par exemple dans Valentine, ne semble point tout d’abord pouvoir s’accorder avec cette crainte exquise de faire souffrir, d’attrister les cœurs, de mettre dans une vie un trouble ou une douleur, qu’elle n’a jamais cessé d’éprouver. Mais il ne faut pas se laisser prendre aux apparences. Tout d’abord, cette théorie de l’amour irrésistible et fatal, qui va légitimement à son but, sans avoir à se soucier des larmes et des désespoirs qui marquent sa route, c’est dans la bouche de Bénédict qu’elle la place, et elle avouait dans la préface de la Marquise (1861) toute la peine qu’elle avait eue dans ses premiers romans à peindre avec vérité des caractères d’hommes. Elle construisait ses personnages masculins, les caractères surtout du mari, de l’amant, du héros du livre enfin, avec les souvenirs que lui avaient laissés ses lectures, aussi les a-t-elle faits longtemps faux, exagérés, incohérents.

Les théories qu’elle intercale çà et là dans ses romans sont beaucoup moins l’expression de sa pensée personnelle que le reflet des idées qu’elle attribue à ses personnages. Si elle n’a jamais pu s’abstraire de son œuvre et n’y rien faire passer d’elle-même, elle s’est fréquemment laissé conquérir à son tour par les êtres qu’elle avait créés, et elle a subi la domination des sentiments et des pensées dont elle les avait elle-même doués. À mesure qu’elle prenait d’elle-même une plus claire conscience et se soustrayait à l’influence de ses personnages, dont elle avait trouvé dans ses lectures les types originaux, sa conception de l’amour changeait, et elle en arrivait à la fin de sa vie à créer cette figure étrange du marquis de Salcède (Flamarande), qui, pour épargner un chagrin à celle qu’il a désirée une heure, tue en lui jusqu’au désir qu’elle soit jamais sienne ; il l’adore en silence, chastement et saintement, après lui avoir sacrifié sa jeunesse et toutes ses espérances d’homme. Cette fois, c’est l’âme même de George Sand qui anime le personnage qu’elle a imaginé, c’est sa voix qu’on entend dire toutes ces phrases héroïques et douces qu’elle a mises dans la bouche du beau marquis aux yeux noirs et aux cheveux d’argent.

C’était déjà cette même idée d’abnégation, de sacrifice, d’effacement de soi, qui lui avait inspiré Valvèdre, le Dernier amour, Monsieur Sylvestre. Et, tout au début de sa carrière littéraire, n’a-t-elle point déjà donné au « vieux » Jacques, cette même crainte de la douleur des autres, ce même désir passionné de n’être pour personne une cause de souffrance ? Il aime ardemment sa femme, et cependant il se tue pour lui épargner un remords, pour lui assurer la jouissance paisible d’un nouvel amour : rien cependant ne lui serait peut-être plus aisé que de la reconquérir. Sous les grandes phrases romantiques qu’il déclame solennellement vit caché un instinct d’exquise tendresse, et c’est par cet amour humble et timide, passionné pourtant jusqu’à la mort, qu’en dépit des années qui vieillissent tant de choses, il nous émeut encore.

Mais c’est surtout l’étude des caractères de femme qu’elle a dessinés d’une plume si délicate et si sûre qui permet de comprendre comment George Sand sentait et concevait vraiment l’amour. Indiana, Fernande, Valentine, Geneviève, toutes ces amantes qui aiment d’une si naïve et mélancolique tendresse, il ne semble point qu’elles obéissent à une ardente passion, mais tout au contraire qu’elles se sacrifient elles-mêmes pour donner au prix de leur pudeur, à leur ami, une joie qui console sa tristesse ou endorme son chagrin : c’est la crainte de faire souffrir qui presque toujours les oblige à succomber. La Daniella laisse croire à Jean Valreg qu’elle n’est plus digne d’être épousée pour qu’il fasse taire ses scrupules et consente à la prendre pour maîtresse : c’est qu’elle sent en son cœur la souffrance qu’il s’inflige à lui-même en renonçant à la posséder.

Il en est parmi les femmes qu’a dépeintes George Sand qui résistent ou se refusent ; est-ce orgueil, fierté, vertu qui les fait ainsi se disputer aux désirs de l’homme, dont la douleur cependant les déchire et les brise ? Non, mais c’est qu’elles pensent qu’un jour viendra où il se consolera de leur refus et ne songera plus à son amour passé que comme aux douces odeurs enfuies du printemps en fleurs, et qu’elles savent bien aussi que si elles cédaient à ses instants appels, dont leur cœur est complice, d’autres larmes couleraient sans doute qui ne sécheraient pas, d’autres vies seraient peut-être gâtées à jamais, — et cela elles ne le veulent point. Edmée repousse l’amour de Bernard de Mauprat et l’envoie se battre en Amérique, ne lui laissant pour vivre qu’une vague espérance, parce qu’elle craint que ses violences et son humeur ergoteuse et pédante ne troublent la vieillesse de son père ; Love Butler rompt ses fiançailles avec Jean de la Roche, parce que la jalousie passionnée de son frère met en péril sa vie frêle encore et toute frémissante d’inquiète et ardente tendresse. Caroline de Saint-Geneix s’enfuit jusqu’au fond des montagnes pour éviter à la marquise de Villemer les pleurs que lui coûterait une mésalliance de son fils. Mme de Flamerande, enfin, sacrifie au bonheur d’une amie l’amour dont elle vivait depuis l’aube de sa jeunesse dans l’intimité de son cœur. Toutes, elles ne trouvent que dans l’effroi de la souffrance des autres la force de faire souffrir celui qu’elles aiment en se refusant à lui.

Il faut ajouter que George Sand était inclinée à se représenter l’amour comme une passion qui s’impose à nous du dehors sans que nous nous puissions soustraire à sa tyrannique et violente domination. Les amants ne seraient alors que les victimes d’une loi fatale qu’ils peuvent aimer ou haïr, mais dont l’inexorable puissance les plie à son gré, en dépit de leurs résistances vaines. Cette tragique conception de l’amour ne disparaît guère de l’œuvre de George Sand que vers la moitié de sa carrière littéraire. Cette cruelle façon de se représenter la joie d’aimer, était-ce une excuse qu’elle se donnait à elle-même des passions où parfois elle s’était laissé égarer, ou n’était-ce pas plutôt, traduite en une formule abstraite, l’histoire même de sa vie, gouvernée par la volonté des autres, de son cœur tyrannisé par des désirs qu’elle aurait souhaité de ne point accueillir, déchiré d’amours ingrats qu’en sa bonté tendre et sa douloureuse pitié, elle n’avait pas su repousser loin d’elle.

Nulle volonté ne fut plus passive que celle de cette femme qui cependant était si vaillante d’âme et savait persévérer avec une patience si gaie et une si sereine bonne humeur dans l’écrasant labeur qu’elle s’était imposé. Elle donnait sans compter, et elle est morte sans plus de fortune que sa grand’mère ne lui en avait laissé, après avoir gagné un million par son travail de quarante années. Son vouloir était aussi tenace que son imagination était mobile, mais aussi faible, aussi aisé à dominer, qu’elle était ingouvernable et colorée. Il semble que ce soit là l’explication véritable de toutes ces contradictions où elle s’est souvent embarrassée lorsqu’elle a voulu parler de l’amour.

On ne saurait écrire une histoire du talent de George Sand : qui dit histoire, dit transformation, évolution, développement, et pendant quarante ans qu’elle a fait œuvre d’écrivain, elle est restée semblable à elle-même : telle elle était dans Valentine, telle nous la retrouvons dans Jean de la Roche, ou Le marquis de Villemer ; le sentiment de la mystérieuse beauté des choses qui a dicté les descriptions de Nanon, c’est celui-même qui lui faisait écrire dans les Lettres d’un voyageur des phrases comme celle-ci : « Venise prit l’aspect d’une flotte immense, puis d’un bois de hauts cyprès, où les canaux s’enfonçaient comme des chemins de sable argenté » ; la même fantaisie romanesque l’inspirait lorsqu’elle écrivait le Secrétaire intime, cette énigmatique et ravissante fiction qui nous transporte en un monde lointain et fragile, fait de grâce légère et de tendre songerie, et lorsqu’elle conduisait à travers d’étranges aventures, Cristiano, le montreur de marionnettes au château de l’Homme de neige qu’éclaire le ciel boréal de sa clarté de rêve.

Lorsqu’un de ses livres n’est pas daté par quelque théorie célèbre dont il contient l’exposé, il serait très difficile de déterminer à quel moment de sa vie il a été composé.

Elle a gardé d’un bout à l’autre de sa vie la même vision poétique et vraie de la nature, le même sens robuste et fin des émotions tendres, la même bonté pour tout ce qui aime, souffre et travaille, la même foi naïve dans la justice immanente des choses. Comment au reste son talent aurait-il pu subir une évolution régulière ? Il n’était que l’expression d’une imagination capricieuse et libre, que sa souplesse même et sa mobilité soustrayaient aux profondes et lentes transformations.

Mais, si elle a toujours vu le monde, le monde où grandissent les arbres, où rayonne la lumière du soleil divin, avec ses yeux à elle, si c’est avec son cœur à elle qu’elle a toujours senti, elle a pensé jusqu’à la fin presque de sa longue carrière avec l’intelligence des autres. C’est de là que proviennent toutes ces contradictions, ces hésitations, ces incohérences dont son œuvre est semée.

La nature même de son génie faisait qu’elle ne devait point avoir de disciples. Que peut-on emprunter en effet à un écrivain ? Ses procédés voulus de composition, d’analyse, de description ; elle n’en avait pas, à vrai dire. Les conceptions qu’il s’est fait de la vie, de l’homme, de la société ; on en trouverait plusieurs dans l’œuvre de George Sand, mais nulle ne lui appartient en propre. Sa psychologie, sa connaissance raisonnée des sentiments, des pensées et des instincts des hommes ; c’est à peine si l’on trouve dans les innombrables romans qu’elle a écrits sans se lasser, quelques analyses éparses. Son style enfin ; mais le style de George Sand est précisément inimitable ; il n’existe pas pour lui-même et par lui-même, il ne peut se séparer des sentiments qu’il exprime, des images qui trouvent en lui leur forme définie. Pour écrire comme George Sand, il faudrait imaginer et sentir comme elle.

On a cherché à caractériser d’un mot la nature même de son génie : c’est, a-t-on dit, un romancier idéaliste. Mais, à parler net, qu’entend-on par là ? qu’elle n’observe point ? qu’elle n’a jamais peint la réalité, ou qu’elle ne l’a jamais peinte avec vérité ? Il faudrait, pour oser l’affirmer, ignorer son œuvre presque entière. Sans doute, c’est à travers son esprit, à travers ses émotions, ses sentiments, ses douleurs, ses joies, à travers tout cet infini mouvant d’images qu’elle portait en elle, qu’elle a vu le monde qui l’entourait, les arbres des champs et les maisons des villes, les bourgeois et les paysans. Mais peut-on voir avec d’autres yeux que les siens, et n’est-ce point une chimère qu’une œuvre d’art impersonnelle ? N’est-ce point toujours l’âme d’un écrivain qui s’exprime en un livre, et son imagination n’imprime-t-elle pas sa forme aux événements qu’il raconte, aux paysages qu’il décrit, aux caractères même qu’il analyse ? Composer, c’est choisir : qui guidera le romancier dans son choix, sinon ses préférences, ses goûts, la structure même de son esprit ? C’est une duperie que de vouloir transformer un roman en une œuvre scientifique : on voit bien tout ce qu’il y peut perdre en beauté et en puissance, on ne voit guère ce qu’il y peut gagner.

Seuls des littérateurs peuvent se complaire dans l’illusion que l’on aide aux progrès de la psychologie en analysant minutieusement les caractères de personnages qui n’ont eu d’existence réelle que dans l’imagination de l’écrivain même qui les étudie. Qu’importe que tous les traits dont vous les avez composés soient empruntés à la réalité, s’ils ne sont point groupés comme dans la réalité même ? Et les âmes réelles, les âmes d’hommes qui ont vraiment vécu, ce n’est pas dans les romans qu’on les ira chercher, si l’on met à part quelques autobiographies, mais dans les correspondances, les mémoires, les journaux tenus au jour le jour. Veut-on au contraire étudier une catégorie donnée de phénomènes psychologiques ? c’est en comparant et en classant méthodiquement les phénomènes analogues qu’on peut dissocier les éléments qui les composent et formuler les lois générales auxquelles ils obéissent, et non pas en les combinant artificiellement en des êtres factices.

Une œuvre d’art n’a pas pour fonction d’augmenter la connaissance que nous avons des choses. La tâche de l’artiste est autre et plus grande peut-être : il doit faire la nature plus émouvante et plus belle, plus humaine et plus mystérieuse à la fois. Une œuvre est vraie lorsqu’elle donne une impression forte de beauté et de vie ; il n’y a point en art d’autre vérité que celle-là.


fin.