La Sensibilité et l’Imagination chez George Sand/I

II  ►


I


George Sand conte en un passage de l’Histoire de ma vie une touchante histoire. Il y avait à La Châtre au temps de sa première jeunesse un pauvre fou qui s’en allait le long des chemins, cherchant sans cesse on ne savait quoi ; il entrait dans les maisons, regardait de tous côtés et s’asseyait sans mot dire. Mais comme on lui demandait un jour ce qu’il désirait : « Rien de nouveau, répondit-il, je cherche la tendresse. » Et il la chercha toute sa vie, par les sentiers abandonnés et les traines des prés, dans les bois et les landes, comme dans les maisons des hommes. Il ne se lassa point de poursuivre sans trêve cette tendresse qui semblait le fuir d’une incessante fuite, si bien qu’un jour il se jeta dans un puits où il la pensait cachée. L’histoire de George Sand ressemble fort à celle du pauvre chercheur de tendresse. Plus heureuse que lui, elle a trouvé vers la fin de sa vie cette tendresse apaisée et chaude qu’elle avait si longtemps cherchée ; elle l’a trouvée lorsqu’elle s’est elle-même reconquise, qu’elle n’a plus obéi qu’à elle-même, à cet instinct de bonté généreuse, de bienveillance tendre qui était en elle.

George Sand avait, dès les premières années de son enfance, un impérieux besoin d’être aimée, un besoin plus impérieux encore d’aimer, mais elle n’aimait point avec cette ardeur passionnée et jalouse qui mêle parfois de si réelles douleurs au bonheur que trouve l’enfant dans les caresses ; elle se laissait aller à la joie calme et profonde que donne la confiante tendresse. Nulle enfant ne fut plus docile, plus aisée à gouverner : jamais de révolte, ni de lutte, elle aurait trop souffert du chagrin qu’elle aurait causé ; nulle femme non plus moins soupçonneuse. Elle était clairvoyante, cependant, mais elle n’aimait pas de cet amour inquiet, tracassier, tyrannique, que blesse un mot, un regard, un silence ; elle trouvait bon et juste que ses amis eussent les uns pour les autres une étroite amitié, et ne comprenait guère que l’on put être jaloux de l’affection qu’elle prodiguait si largement à tous. « On m’accuse de n’avoir pas su aimer passionnément, écrit-elle en 1869 ; il me semble que j’ai vécu de tendresse et qu’on pouvait bien s’en contenter. À présent, Dieu merci, on ne m’en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m’aimer malgré le manque d’éclat de ma vie et de mon esprit ne se plaignent pas de moi. » (Lettre à L. Ulbach, Corresp. t. V, p. 333.)

La tendresse, c’était là tout ce qu’elle pouvait donner, et c’était là aussi tout ce qu’elle demandait des autres. Les grandes douleurs qui à certaines heures sont venues la frapper, les déchirements où s’abîmait son cœur n’ont eu souvent d’autre cause que la méprise de ceux qui lui ont cru des passions qu’elle n’avait pas et qui parfois ont réussi à la convaincre qu’elle était « dévorée » d’ardeurs qu’elle n’avait point senties. Rien n’est pire que les passions artificielles ; elles font aussi cruellement souffrir que celles qui habitent au plus intime de nous-mêmes, et elles n’apportent avec elles que des joies fugitives et légères, qu’on goûte à peine et qu’on oublie sitôt enfuies.

Autant elle avait besoin parfois d’une sorte de recueillement, d’une véritable solitude intellectuelle, autant elle avait peur de la solitude du cœur ; elle ne pouvait même concevoir qu’elle pût vivre sans aimer. Dès sa première jeunesse, elle avait compris que le tout de la vie c’est d’aimer, et qu’aimer c’est faire abnégation de soi, se donner tout entier et ne rien exiger en retour ; elle sentait tout ce que l’on gagne à ne pas vivre sa seule vie égoïste et étroite, mais la vie de plusieurs. « Très vite, j’ai eu des principes, écrit-elle à Flaubert, ne ris pas, des principes d’enfant très candide qui me sont restés à travers tout, à travers Lélia et l’époque romantique, à travers l’amour et le doute, les enthousiasmes et les désenchantements : aimer, se sacrifier, ne se reprendre que quand le sacrifice est nuisible à ceux qui en sont l’objet, et se sacrifier encore dans l’espoir de servir une cause vraie, l’amour. Je ne parle pas ici de la passion personnelle, je parle de l’amour de la race, du sentiment étendu de l’amour de soi, de l’horreur du moi tout seul. » (1872, Corresp. VI, p. 248.)

Il est souvent arrivé à George Sand de n’avoir auprès d’elle personne qu’elle pût aimer de cette amitié loyale et tendre, personne en qui elle pût, confiante, se reposer joyeusement, et elle s’est alors créé à elle-même un ami idéal, conçu d’après le modèle qu’elle portait dans son cœur : c’est là, plus encore peut-être que la joie qu’elle a toujours sentie à vivre en un monde de rêve, peuplé d’éclatantes et douces visions, ce qui a évoqué en son esprit l’étrange figure de Corambé, ce compagnon fidèle de son enfance solitaire.

Parfois, au contraire, elle a incarné en un homme ou une femme, qui vivait de sa vie, cet idéal d’amitié douce qui l’avait gagnée à lui tout entière, alors qu’elle restait assise durant de longues heures dans la brande parmi les bergers, auprès du feu de bois mort dont la fumée monte lentement vers le ciel, comme une prière humble et résignée. C’est de cet amour religieux, de cet amour libre et joyeux qu’elle aima, au couvent des Anglaises, la mère Maria-Alicia, c’est cette amicale tendresse qui l’unit plus tard à François Rollinat, l’ami parfait.

Dans les attaques les plus violentes de George Sand contre la société, il est bien rare qu’il y ait un accent d’amertume et de haine, et, lorsqu’elle se laisse entraîner à ces déclamations ardentes, à ces invectives enflammées qui retentissent à travers toutes les œuvres qu’elle a composées, jusque vers 1850, ce n’est point elle à vrai dire qui parle, mais sous son nom quelqu’un de ses amis politiques. Personne moins qu’elle ne fut portée à dénigrer, à mépriser ou à haïr ; nulle femme ne fut naturellement plus respectueuse, plus déférente que cette éternelle révoltée. Elle n’a jamais varié dans le jugement qu’à ce point de vue elle portait sur elle-même, et, au moment le plus troublé de sa vie, elle était contrainte d’avouer que, si elle avait pris le mariage en aversion et en dégoût, c’était seulement parce qu’elle était mariée à un homme qui ne l’avait jamais tendrement aimée, et qui surtout ne semblait avoir ni grand besoin ni grand souci de sa tendresse. « Ô mon Dieu ! s’écrie-t-elle dans une lettre à J. Néraud, que ces chaînes eussent été douces, si un cœur semblable au mien les eût acceptées. » (Lettres d’un voyageur, p. 266.)

Ce dont elle était incapable, c’était d’obéir à qui ne l’aimait point ; en dépit du culte religieux qu’elle professait pour le devoir, qu’elle appelle le « maître des maîtres, le vrai Zeus des temps modernes » (Corresp. VI, p. 333), elle n’a su à aucune époque de sa vie se plier à une règle abstraite. Elle a toujours été despotiquement gouvernée par la crainte de « faire de la peine, » mais elle n’a jamais consenti à céder à un ordre, si légitime qu’il pût être, si celui qui le donnait ne devait souffrir que dans son orgueil de son refus d’obéissance. « Je ne sais pas, écrit-elle à sa mère en 1834, supporter l’ombre d’une contrainte, c’est là mon principal défaut. Tout ce que l’on m’impose comme devoir me devient odieux, tout ce qu’on me laisse faire de moi-même, je le fais de tout cœur. » (Corresp. I, p. 180.) Elle s’accuse d’être ainsi faite, mais elle n’est au fond qu’à demi persuadée que ce soit là un défaut et, avec les années, elle en viendra assez vite à transformer en vertu cette incapacité à obéir, à obéir même à des raisons. C’est là la racine véritable de cet orgueil qui était en elle, de cet orgueil « indomptable et silencieux » dont elle se vante comme d’une haute et précieuse vertu ; si elle méprise la résignation, ce n’est pas qu’à ses yeux elle soit vile, mais c’est parce qu’elle est froide.

On peut se figurer combien la vie dut être, à certaines heures, cruelle pour cette enfant affamée de tendresse, entre sa mère et sa grand’mère. Toutes deux l’aimaient à plein cœur, mais elles ne savaient ni l’une ni l’autre l’aimer comme il l’aurait fallu.

L’amour de sa mère était un amour jaloux et capricieux, tour à tour passionné et oublieux, qui la troublait et ne la satisfaisait point. Mme  Dupin avait une âme d’artiste, une âme toujours vibrante, toujours inquiète ; elle jouissait de toutes choses ardemment, mais elle se lassait vite du plaisir, auquel elle se donnait tout entière ; le charme en était épuisé en un instant. Comme le sont d’ordinaire les gens qui n’ont reçu qu’une demi-culture, elle était méfiante et susceptible à l’excès ; elle se blessait de tout, et les torts qu’elle avait le plus de peine à pardonner, c’étaient ceux que son imagination seule créait à tous ceux qui vivaient à son contact. Elle ressentait pour les fictions romanesques le même goût passionné que ressentira sa fille, mais c’était dans sa vie même qu’elle leur donnait place ; ce roman qu’elle rêvait et vivait à la fois était pour elle une inépuisable source d’émotions factices et le plus souvent douloureuses ; elle s’indignait parfois lorsque les autres ne les partageaient point. Tantôt cette mère à l’humeur inconstante n’aimait dans le monde rien autant que sa fille : elle lui faisait même un crime alors de ne se point brouiller à cause d’elle avec sa grand’mère, qui lui volait, disait-elle, le meilleur de son cœur ; tantôt elle ne répondait plus que par une affectueuse froideur à cette tendresse passionnée qu’elle s’était efforcée de développer chez l’enfant.

Déconcertée par ces alternatives étranges de sécheresse et de passion, déçue dans son besoin de tendresse paisible et durable, la petite Aurore se retournait vers sa grand’mère, dont elle sentait instinctivement la grande et sérieuse bonté. Mais la mort de son fils avait brisé chez Mme  Dupin de Francueil le pouvoir d’exprimer la tendresse qui persistait ensevelie au plus profond d’elle-même. Puis, bien qu’elle n’eût aucune morgue et qu’elle ne fût point entichée de son rang, il y avait dans ses manières une dignité aimable, une sorte de solennité simple qui intimidait fort l’enfant et l’éloignait, malgré qu’elle en eût, de cette grande dame qui ressemblait si peu à sa mère et à la bonne tante Lucie, les filles du marchand d’oiseaux.

Ce n’était pas non plus auprès du précepteur Deschartres, cet étrange composé d’austère honnêteté et de fatuité pédante, ni auprès de son frère, garçon brutal et taquin, en dépit de son bon et franc cœur, qu’Aurore Dupin pouvait trouver la satisfaction de cet appétit d’être aimée, qui la possédait toute. Aussi se laissait-elle alors fréquemment entraîner à une hallucination douce qui la ravissait hors du monde réel et la transportait au pays enchanté où vivait Corambé.

Cet amour idéal cependant ne lui suffisait pas, il fallait à l’inépuisable tendresse qui était en elle un objet plus réel : elle se prit à aimer de toute la force de son cœur le petit monde d’enfants qui s’agitait autour d’elle, enfants de métayers ou de fermiers, pasteurs de vaches, de porcs ou de moutons. Ce furent eux qui lui enseignèrent à être gaie, à rire, à jouer, à prendre intérêt à autre chose qu’à des rêves. « J’aimais, dit-elle, la solitude de passion, j’aimais la société des autres enfants avec une passion égale. » (Hist. de ma vie, t. III. p. 30.) C’est de cette époque que date son désir de partager avec les autres tout ce qu’elle possédait, son rêve naïf et tendre de communisme auquel elle n’a jamais vraiment renoncé. Il lui était douloureux de penser que cette terre où murissaient les moissons, ces troupeaux qui paissaient dans les prés étaient à elle et n’étaient point en même temps à ces enfants qu’elle aimait. Les longues et fastidieuses conversations du brave Deschartres, qui s’employait consciencieusement à l’initier à tous les secrets du métier du propriétaire, alors qu’elle avait douze ans à peine, n’eurent d’autre résultat que de la confirmer dans le dégoût de la possession de la terre, où elle ne vit jamais qu’une charge et qu’un ennui. Ce désir de vie fraternelle, ce souhait passionné que tous participent également à la jouissance de la terre, bien commun des hommes, ne l’a jamais quittée ; c’est l’âme vivante de tous ces systèmes dont elle s’est faite tour à tour la fervente adepte et l’interprète éloquente.

George Sand n’a été si aisément conquise aux doctrines des théoriciens socialistes que parce qu’ils avaient auprès d’elle cause gagnée d’avance ; peu lui importent en réalité les dogmes divers auxquels elle se laisse convertir sans résistance et qu’elle abandonne presque sans regret : ce sont les formes éphémères et périssables que revêt, sous les multiples influences de ceux qui pensent autour d’elle, ce qui seul est immortel en son cœur, un sentiment de tendre et infinie pitié.

Leurs idées sur l’émancipation de la femme et le rôle qui doit lui appartenir dans la société nouvelle, sur le droit d’aimer à sa guise, sans entraves et sans règles ont beaucoup moins contribué qu’il ne semble tout d’abord à la ranger au parti des réformateurs dont elle a prêché les doctrines. En dépit des apparences contraires, elle a toujours eu pour la famille un religieux respect ; elle n’a jamais pensé que la femme fût appelée à jouer normalement un rôle politique actif, et ce sont précisément les conceptions que s’étaient faites de la femme et de l’amour Enfantin et Fourier qui l’ont toujours empêchée de devenir un disciple orthodoxe des grands utopistes socialistes du commencement du siècle.

Si elle est devenue l’adepte des théories les plus avancées, jusqu’au point de mériter de l’un de ses amis l’épithète de babouviste, c’est moins par un appétit d’égalité que par ce désir passionné, qui était en elle, d’un bonheur universel où chacun pourrait enfin avoir part. Sa tendresse, toujours frémissante des souffrances d’autrui, est sa vivante inspiration bien plutôt qu’une idée de justice abstraite et, si grand que soit son amour des pauvres, elle serait toute prête à plaindre les riches, s’ils regrettaient dans le nouvel état de choses leurs richesses passées. Son rêve, c’est l’avènement du règne de Dieu sur la terre, c’est le bonheur et la joie de tous, pauvres et riches d’hier, au sein d’une association égale et fraternelle, où chacun travaillerait pour tous, où l’on ne connaîtrait plus la haine ni l’envie, la violence ni l’injustice. Tous ces rêves de George Sand, ce sont les idées mêmes qui nous paraissent si originales et si neuves lorsqu’elles nous reviennent de Russie ; ce sont celles dont a vécu la France de 1848 et qui en ce temps-là n’étaient déjà plus très nouvelles : il y avait longtemps que les disciples du Christ les avaient annoncées à tout l’Orient.

Mais, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, George Sand ne pouvait guère se consoler par ce rêve d’universelle amitié de ne point trouver autour d’elle la tendresse qu’elle était, comme le pauvre fou, condamnée à chercher sans cesse. C’est au couvent des Anglaises, où elle fut placée par sa grand’mère, qu’elle put satisfaire pour la première fois son besoin d’aimer. Elle aima bientôt tout le monde dans le couvent, jusqu’à ses maîtresses, mais c’est surtout sur la mère Maria-Alicia que se reporta la tendresse filiale qui lui emplissait l’âme et dont elle n’avait pu jusqu’alors trouver l’emploi.

Ses deux mères l’avaient aimée de passion, et s’étaient jalousement disputé son cœur, sans songer aux tortures qu’elles infligeaient à cette enfant rêveuse et tendre, qui avant toutes choses eût eu besoin de calme, de gaieté, d’une vie libre, ordonnée et souriante. George Sand sentait à cet âge le besoin d’être dirigée sans être opprimée, reprise sans être grondée, aimée sans être adorée ; elle sentira ce même besoin toute sa vie, et elle ne pourra que bien rarement le satisfaire. Cette affection raisonnable et forte où elle aspirait, Maria-Alicia la lui fit goûter, et, cette même amitié tendre, elle la chercha ardemment lorsqu’elle fut rentrée dans le monde, et au travers, bien souvent, d’étranges aventures de cœur.

Mais il ne suffisait point à Aurore Dupin d’être aimée, il lui fallait se donner toute, se sacrifier à ceux qu’elle aimait ; la mère Maria-Alicia n’avait que faire de ce don parfait d’elle-même, elle n’avait à lui demander ni sacrifice ni dévouement. Peut-être est-ce la véritable origine de la crise religieuse qu’eut à traverser cette enfant enivrée de tendresse.

Aurore Dupin n’était pas pieuse lorsqu’elle entra au couvent. On lui avait enseigné la mythologie avant même le catéchisme : légendes profanes, contes de fées et récits évangéliques, tout cela vivait en bonne intelligence en son esprit et tout cela avait pour elle même valeur ou peu s’en faut. Elle avait fait à La Châtre une première communion de convenance, et le brave vieux curé de Saint-Chartier, qui dans ses sermons n’entretenait guère ses paroissiens que d’affaires de ménage, n’était pas homme à prendre sur elle une grande influence ; il faut dire, au reste, qu’il n’y tâchait point. Aussi les effusions mystiques de la jeune fille allaient-elles plutôt vers Corambé que vers Jésus et, à dire vrai, lorsqu’elle quitta Nohant, elle n’était chrétienne qu’à demi.

La vie du couvent ne la rendit pas beaucoup plus dévote, mais il fallut un objet à cet ardent besoin d’aimer qui chaque jour grandissait en elle. « J’avais une sorte de culte pour Mme  Alicia, écrit-elle, mais c’était un amour tranquille, il me fallait une passion ardente. Tous mes besoins étaient dans mon cœur et mon cœur s’ennuyait. » (Hist. de ma vie, t. III, 177.) Il semble que George Sand se fasse illusion et cède au goût romantique que son éducation lui avait imposé, lorsqu’elle vient parler ici de passion ; elle ne souffrait pas d’être paisiblement aimée par celles qui l’aimaient ; ce qui était pour elle une souffrance véritable, c’était de ne se donner point, d’aimer d’un amour inactif ; elle n’était point lasse de l’apaisement qu’avaient fait en elle ces sereines amitiés, mais elle ne les jugeait pas assez exigeantes.

De là cet ennui, ce découragement vague, cette tristesse qui s’emparaient d’elle à certaines heures ; elle sentait en elle comme un trop-plein de forces dont elle ne trouvait pas l’usage. Et cependant elle ne cherchait pas Dieu ; elle n’avait point le sentiment que le Christ serait pour elle cet ami ardent et doux qui exigerait sa vie entière et que depuis longtemps elle appelait. Un soir vint, un soir d’été, embaumé et tiède, où, dans la chapelle du couvent, la grâce s’approcha d’elle et la conquit tout entière. « J’en fus si reconnaissante, si ravie, dit-elle, qu’un torrent de larmes inonda mon visage. » Si son confesseur, l’abbé de Prémord, avait encouragé cette ferveur naissante, nul doute qu’elle ne fût entrée dans la vie religieuse, qui exerçait sur elle, à ce moment de libre et heureuse confiance en Dieu, un invincible attrait. Mais il semble que ce vieux prêtre, au cœur droit et simple, ait vu en elle plus clair qu’elle-même et ne se soit point mépris sur le sens de l’inconscient travail qui venait de s’accomplir dans son esprit.

La jeune fille avait pris pour la voix même de Dieu le mystérieux appel de cette tendresse qu’il lui fallait toujours chercher et qui toujours fuyait devant elle. À peine était-elle revenue à Nohant depuis quelques semaines que, tout entière déjà au plaisir de courir les champs, de revoir la rivière, les plantes sauvages, les prés en fleur, elle sentait s’atténuer l’ardeur de son mysticisme. La lecture assidue du Génie du christianisme, des métaphysiciens du xviie et du xviiie siècle et des poèmes de lord Byron fit le reste, et, lorsque mourut sa grand’mère, Aurore Dupin avait perdu cette foi vivante dans le Dieu de l’Évangile qui, un instant, lui avait rempli l’âme.

Mais il resta à George Sand de ces deux années de vie en étroite communion avec le divin une sorte d’exaltation sans objet, qui vint renforcer et grandir encore ce besoin d’amour qui, toujours plus impérieusement, gouvernait sa vie. Nous pouvons entendre comme un écho affaibli de cette voix qui lui parlait avec une si altière douceur sous la lampe d’argent de la chapelle, embaumée des parfums de la nuit, dans les ardentes prières du père Alexis et de son élève aimé, les disciples du Christ de l’avenir, l’abbé Spiridion. Jamais, au reste, George Sand ne put se désintéresser et se déprendre de cette vie divine qu’elle avait vécue durant les heures brèves de sa vocation chrétienne. Sa religion alla sans doute se dégageant des dogmes et des formules, mais il est un sentiment qui tient dans son œuvre une aussi large place que l’amour même, c’est l’adoration.

Elle sent en toutes choses l’omniprésence de Dieu, elle ne peut se soustraire au victorieux attrait de la majesté divine, qui se révèle sans cesse dans l’éternelle vie de l’univers, sans jamais se dévoiler tout entière. Il lui faut se prosterner devant ce Dieu, qui lui est partout sensible, et, dans le recueillement et le silence, adorer sa volonté, toujours bonne et sainte. Autant elle a peu de respect intérieur pour les lois sociales, qui ne lui paraissent jamais que des conventions établies par les hommes et qu’ils peuvent modifier à leur gré, autant elle éprouve d’intime vénération pour tout ce qui lui apparaît comme un ordre de Dieu ; elle ne connaît point, du jour où elle est sortie de cette crise de désespoir dont est née Lélia, la révolte ni le blasphème. À la mort de son petit-fils, elle écrit à Barbès : « Quelle douleur ! nous n’en sommes pas encore revenus et pourtant je demande, je commande un autre enfant, car il faut aimer, il faut souffrir, il faut espérer, créer, être, il faut vouloir enfin, dans tous les sens, humains et naturels… Il faut toujours se relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son cœur, accrochés à toutes les ronces du chemin et aller toujours à Dieu avec ce sanglant trophée. » (1865, Corresp. t. V, 77-78.)

Si elle se résigne ainsi aux volontés du Père, c’est qu’elle le sent bon d’une bonté infinie, de cette bonté qu’elle avait vainement cherchée autour d’elle. Aussi certains dogmes lui font-ils horreur, celui par exemple des peines éternelles ; elle a en haine ce qu’elle appelle la religion de la peur. « Plutôt que de croire à la méchanceté de Dieu, s’écrie-t-elle dans Monsieur Sylvestre, nie son existence. » L’adoration que Dieu demande, c’est la confiance, le joyeux abandon de l’âme et de la vie entre ses mains paternelles. George Sand avait une ardente foi dans l’universel bonheur que l’avenir tient enfermé en son mystère, et, jusqu’à son dernier jour, elle a espéré qu’en ce monde même serait un jour fondé le royaume de Dieu.

Sa religion, vers la fin de sa vie, se réduisait presque à un acte d’amour continuel et silencieux ; elle redoutait les théories compliquées et nuageuses qui l’avaient séduite dans sa jeunesse, parce qu’elles lui semblaient cacher Dieu, qu’il ne faut point chercher à définir, mais sentir toujours tout près de soi comme un ami qui compatit à vos peines et les console. Elle ne peut vaincre l’aversion que lui inspirent les dogmes qui relèguent Dieu en un lointain paradis d’où il regarde indifférent le jeu immuable des lois éternelles. La nature tout entière est divine, partout fermente et rayonne l’amour sacré du Père universel. « Je ne peux pas me représenter, écrit-elle, un Dieu hors du monde, hors de la nature, hors de la vie. » (Nouvelles lettres d’un voyageur, p. 205). Mais ce Dieu, épandu dans l’univers, est un Dieu personnel cependant, une âme de justice et de bonté.

Lorsque la foi très ardente et très naïve qu’elle avait au dogme catholique s’ébranla chez George Sand en ces années de jeunesse solitaire, une religion personnelle ne vint point toutefois remplacer aussitôt la doctrine où ne se pouvait plus attacher sa croyance. La jeune fille se reprit à rêver ; elle faisait à cheval de longues promenades où rien ne la venait distraire que la rencontre des troupeaux silencieux qui passent, graves et lents, sur la brande, et des bandes d’oiseaux voyageurs qui traversent le ciel. Ses camarades d’enfance avaient grandi ; ils ne pouvaient plus la traiter en égale : elle était maintenant une demoiselle, ils étaient restés des paysans. Ses jours et ses nuits se passaient auprès du lit de sa grand’mère, à demi paralysée et qui ne se levait plus qu’à peine ; elle ne dormait plus et, réduite à la société maussade de Deschartres et aux entretiens sceptiques d’un jeune gentilhomme du voisinage, qui lui enseignait l’ostéologie, elle se sentit envahie par une profonde tristesse.

L’étude ne la consolait point ; durant des nuits entières elle lisait Leibniz, mais elle n’avait pas l’esprit métaphysique. « Je suis un être de sentiment, dit-elle, et le sentiment seul tranchait les questions à mon usage. » (Histoire de ma vie, t. III, p. 303.) Il lui manquait, au reste, pour comprendre ce qu’elle lisait, les premières notions des sciences ; elle tenta de prendre quelques leçons avec Deschartres, mais elle se lassa vite de cet enseignement qui ne lui parlait point au cœur. « Ce cœur avide se révoltait dans l’inaction où le laissait le travail sec de l’attention et de la mémoire. Il ne voulait vivre que par l’émotion. » (Histoire de ma vie, III, p. 309.)

À une période plus avancée de sa vie, George Sand a rendu à la science un culte sincère, très ardent et très pieux ; elle a aimé de passion la botanique, elle aurait voulu surprendre les plus intimes secrets de cette vie des plantes, qu’il lui semblait parfois vivre elle-même, et il n’est pas de détail, si aride, si minutieux qu’il soit, qui ne l’attache et ne la charme, s’il peut rendre plus évidente encore à ses yeux cette étroite communion, cette parfaite harmonie de la nature et de l’homme qu’elle a si profondément sentie. Elle n’a jamais très nettement distingué la science de la philosophie, elle n’a jamais compris en quelles étroites limites se doit enfermer la science, si elle veut demeurer certaine. Bien souvent elle s’est condamnée à étudier des heures entières à la loupe la corolle d’une fleur ; durant des semaines, elle étiquetait des minéraux sans se lasser jamais, elle imposait à sa mémoire rebelle de retenir d’interminables classifications, mais elle espérait que toute cette bonne volonté lui serait comptée, que cette patiente étude des faits lui ferait plus claires les lois éternelles de l’univers et qu’alors elle se sentirait plus près de ce Dieu qu’elle a toujours cherché d’un si ardent amour. La recherche de Dieu, tel est en réalité pour elle l’objet de la science. Elle espère que le voile qui enveloppe l’Éternel deviendra moins épais et que, dès lors, il n’y aura plus d’athées. Cette foi, faite de confiance et d’amour, quelle autre religion eût-on pu attendre de l’obstinée « chercheuse de tendresse ? »

Mais ce n’était pas dans les sèches leçons de mathématiques, que lui donnait avec un pédantisme de demi-savant le bourru et solennel Deschartres, qu’elle pouvait trouver satisfaction à ce besoin toujours croissant en elle d’admiration et d’amour. Elle se sentit bientôt prise d’un dégoût de toutes choses, d’une infinie lassitude de vivre. Cette lassitude fut portée si loin que la jeune fille ne tarda point à être hantée par des pensées de suicide : un jour qu’elle suivait le bord de l’Indre, elle poussa son cheval dans la rivière et, si elle n’eût pas craint que son précepteur ne se noyât en tentant de la sauver, elle se fût laissé entraîner au fil de l’eau.

Le désespoir ne s’était cependant pas bien solidement installé dans son cœur, et il n’aurait fallu autour d’elle que plus de tendresse et de joie vivante pour qu’elle ne le connût jamais. « La douce gaieté de ma cousine Clotilde, avoue-t-elle elle-même, était un baume pour moi. Quelque malheureuse ou intempestivement tournée aux choses sérieuses que l’on soit, on a besoin de rire et de folâtrer, à dix-sept-ans, comme on a besoin d’exister. Oh ! si j’avais eu à Nohant cette adorable compagne, je n’aurais peut-être jamais lu tant de belles choses, mais j’aurais aimé et accepté la vie. » (Histoire de ma vie, t. III, p. 382.) Lorsqu’après la mort de sa grand’mère, sa mère l’installa au Plessis chez les Rœttiers, elle retrouva vite dans cette vie saine et libre, si bien faite pour elle, sa bonne et joyeuse humeur de petite fille ; désespérance, angoissantes questions que l’infini oblige à se poser, ardentes inspirations vers un vague idéal, tout fut bien vite oublié. Elle était tendrement et maternellement aimée par Mme  Angèle, entourée d’enfants qui se faisaient gâter par elle : il ne lui fallait rien de plus.

Si courte qu’elle ait été, cette période de désespoir que George Sand avait traversée pendant ces mois de solitude dans la maison muette de Nohant marqua son esprit d’une ineffaçable empreinte. Les déceptions cruelles que lui avaient apportées le mariage et l’amour ne suffiraient point à expliquer l’étrange poème de Lélia. Elle n’avait point, au reste, au moment où parut son livre, passé par la plus douloureuse épreuve qu’il lui ait fallu subir et, deux mois après qu’il eut été publié, elle en venait même à écrire : « J’ai blasphêmé la nature et Dieu peut-être dans Lélia ; Dieu, qui n’est pas méchant et qui n’a que faire de se venger de nous, m’a fermé la bouche en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d’avouer qu’il a mis en nous des joies sublimes. » (Arvède Barine, Alfred de Musset, p. 59.) Les raisons qu’elle donne dans l’Histoire de ma vie de cette désespérance qui lui faisait lancer contre Dieu ces violentes imprécations, exhaler vers lui ces plaintes d’une si douce et pénétrante tristesse, ces raisons n’expliquent rien. Sans doute, c’est « la souffrance de la race humaine » qui lui arrache ces cris de désespoir, mais son cœur ne s’est jamais fermé à l’universelle pitié, et il s’est apaisé cependant, et elle a cessé de maudire la mystérieuse destinée de l’homme et de pleurer sur l’inutile douleur de vivre.

Serait-il plus juste cependant de ne voir dans Lélia, l’œuvre la plus personnelle, la plus émouvante peut-être avec l’Histoire de ma vie qu’ait jamais écrite George Sand, qu’un pastiche de la poésie byronnienne ? Elle écrit elle-même à son ami Rollinat, un an après l’apparition de son livre (1834) : « Ce livre si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti que cervelle en démence ait jamais produit… C’est un cœur, tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié. » (Lettres d’un voyageur, p 124.) George Sand est ici certainement sincère ; Lélia, c’est elle à coup sûr, et Sténio, Trenmor, Pulchérie même, c’est elle encore et elle seule. Le roman tout entier est une œuvre allégorique, un vivant symbole d’une rare et précieuse beauté.

Mais les sentiments qu’incarnent les divers personnages de cette lente et douloureuse tragédie, George Sand, alors qu’elle écrivait son livre, ne faisait que s’en ressouvenir. Ils ressuscitaient en sa pensée, et elle revivait les heures où s’enfuyaient de son âme les lueurs pâlissantes de la foi qui naguère l’avait consolée, les heures qu’elle avait vécues, tristement enfermée dans sa petite chambre de Nohant, tandis qu’arrivait jusqu’à elle parmi les mille rumeurs vagues de l’orgie, le bruit des bouteilles qu’on brisait et le refrain aviné d’une chanson grossière ; elle avait pleuré de longs soirs, songeant combien la vie lui eût semblé douce si seulement elle eût aimé l’homme dont il lui fallait habiter la maison. En ces nuits cruelles, elle écoutait résonner dans son cœur l’écho d’un passé tout proche et cependant déjà lointain pour elle, l’écho des paroles de désespoir et de mort qui chantaient en elle leur chant monotone, durant d’autres nuits douloureuses, ces nuits qu’elle avait veillées près du lit de sa grand’mère pendant les longs mois qu’elle mourut lentement ; la jeune fille avait alors rêvé les yeux grand ouverts toutes les visions éclatantes de malédiction et de néant qu’elle a racontées plus tard dans Lélia.

Si la vie qu’elle avait menée au Plessis avait pu se continuer toujours, elle eût oublié peut-être ces heures de doute et de morne tristesse, où elle souffrait de n’être point aimée, mais elle se maria, et la douleur d’être mal aimée, la douleur plus grande de n’aimer point évoquèrent bien vite en elle, assombries encore, ces rêveries cruelles qui hantaient ses promenades de jeune fille à travers les prés déserts ; elles grandirent dans l’oisiveté de son cœur solitaire.

La vie de Mme  Dudevant fut celle même d’Aurore Dupin ; elle ne se lassa point de poursuivre cette tendresse qui lui échappait toujours. Elle ne tarda pas à s’apercevoir que son mari ne se souciait que fort peu d’être tendrement aimé et que la société de ses chiens de chasse lui était plus douce que celle de sa femme. Aurore s’était laissé marier ; elle était fort inerte de volonté et rien n’était plus aisé que de la diriger ; son fiancé du reste ne lui déplaisait pas. Mais, le mariage fait, elle aurait ardemment souhaité d’être une amie pour son mari. Le malheur, c’est qu’il ne le comprit pas ; cette femme de dix-huit ans qui jouait avec des enfants, comme si elle eût été elle-même une petite fille, et qui lisait de gros livres fort savants, qui aimait de passion la campagne et semblait cependant si dépaysée dans une ferme et incapable de rien diriger, c’était pour cet ancien sous-lieutenant une énigme trop difficile et qu’il renonça vite à deviner.

Il était dès lors certain que cette affection intime et tendre que son mari lui refusait, elle serait condamnée à la chercher sans cesse. C’est cette tendresse confiante qu’elle implore de ses amis, c’est cette tendresse qu’elle espérera à certaines heures de sa vie trouver dans l’amour ; c’est ce même besoin d’aimer et de se dévouer qui pendant dix ans la transformera en une sorte d’apôtre, qui ira prêchant et prophétisant la grande repentance et le proche avènement du royaume de Dieu, selon l’évangile de Pierre Leroux.

Mais à mesure que venaient les années, et, déjà à l’époque où elle écrivait Valentine et Lélia, on le pouvait pressentir, un changement se faisait dans sa manière d’aimer : elle devenait maternelle. Jusque dans ses passions les plus vives, elle garda d’ordinaire cette attitude protectrice et doucement caressante. Elle craignait de faire souffrir, d’humilier, de blesser ; elle avait plaisir à entourer de « gâteries » ceux qu’elle aimait, à les soigner, à les aider en toutes choses. Elle mettait de côté tout amour-propre, elle se résignait à toutes les concessions, elle n’était point avide de dominer ni jalouse : c’est que c’était pour eux et non pour elle qu’elle aimait tous ceux à qui elle a donné sa tendresse ; elle en était du moins persuadée. Elle était par dessus toutes choses d’une exquise et parfaite bonté ; elle a éprouvé sans doute, et plus encore peut-être subi, d’ardentes et violentes passions, mais ce sont les circonstances, c’est le milieu où elle a vécu, le milieu intellectuel surtout, qui l’ont faite passionnée. Elle était née bonne et tendre, et telle elle est restée jusqu’aux dernières années de sa vie, ces années qu’elle a vécues, entourée d’amitiés fidèles, dans la sérénité douce de son indulgente vieillesse, les yeux fixés sur ces horizons bleus où elle avait vu, en d’autres temps, passer des visions de désespoir.

Il y avait toujours eu du reste chez George Sand un goût très vif pour la vie intime et familiale : c’étaient les enfants surtout qu’elle adorait. « J’aurais dû, dit-elle, être bonne d’enfants ou maîtresse d’école. » (Histoire de ma vie, t. IV, p. 335.) Elle écrivait à Flaubert en 1863 : « L’individu nommé George Sand se porte bien, il savoure le merveilleux hiver du Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies botaniques intéressantes, découpe des décors, habille des poupées, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec sa petite fille Aurore, qui est une fillette charmante. » (Corresp. V. p. 279.) En 1854, elle avait déjà le même plaisir à partager les jeux des enfants, à vivre au milieu des plantes dans le silence de son jardin : « Je me livre avec furie au jardinage par tous les temps, écrit-elle à son ami V. Borie, cinq heures par jour avec Nini, (sa petite fille), à côté de moi, piochant et brouettant aussi. » (Corresp. IV, p. 5.) Jamais d’ailleurs elle n’avait senti pour le travail des doigts le mépris superbe de certaines femmes de lettres ; alors qu’elle avait en ses premières années de mariage l’âme toute pleine des vers sonores et désespérés des poètes romantiques, elle passait de longues journées cependant à coudre, à broder, à préparer des remèdes pour les pauvres gens du pays.

Mais elle aimait aussi de passion la vie en plein air. Courir à cheval, en voiture ou à pied les sentiers de montagne et les chemins de plaine, dormir à l’ombre douce des bois, manger en un coin de prairie près des eaux mugissantes d’un torrent, ou bien regarder jouer des enfants à la marge d’une source où se penchent les vertes chevelures des plantes fontinales, c’étaient là ses grandes joies. Elle savait « s’amuser » naïvement, et à soixante ans elle jouissait de toutes ces choses enfantines et charmantes, comme au temps où, jeune fille, elle courait sur les pelouses du Plessis. Mais tout son plaisir était gâté dès qu’elle sentait autour d’elle un chagrin, une tristesse ou même un souci. Les heures plus radieuses de sa vie sont celles peut-être qu’elle a passées en cette retraite de Gargilesse où rien ne la venait troubler, entre les grands bois chanteurs et la rivière d’émeraude où se mirent les rochers noirs.