LA
SEINE MARTIME

I.
LE HAVRE
REGIME HYDRAULIQUE DE L'EMBOUCHURE DE LA SEINE.




Omnia in mensurà et numero et pondere
     disposti.
(SAP., XI, 21.)



Lorsqu’après une longue persistance des vents d’est les vents d’aval[1] commencent à prendre le dessus dans la Manche, leurs premières bouffées sont saluées sur les eaux de cette mer par un long frémissement de joie, et comme les abeilles qui, chargées du butin de la journée, volent de tous les points de l’horizon vers la ruche où le repos les attend, les équipages qui luttent péniblement au large ou se morfondent dans les abris du canal tendent leurs voiles et cinglent vers l’embouchure de la Seine. D’abord épars sur la vaste étendue de la mer, les navires se groupent à mesure qu’ils se rapprochent du but commun. L’atterrage leur est au loin signalé par le brusque affaissement des falaises du pays de Caux. Les escarpes éclatantes de blancheur que les érosions de l’Océan ont taillées de la vallée de la Somme à celle de la Seine dans le plateau crayeux expirent au cap de La Hève, et le talus de leurs éboulemens se couvre à Ingouville d’arbres touffus et de somptueuses habitations : la plaine humide de Leure s’étend au pied du revers méridional du plateau, et la mobilité de ses rivages reproduit sous nos yeux les phénomènes maritimes qui en ont déterminé la formation. En tête de cette alluvion récente, Le Havre appelle dans ses bassins hospitaliers toutes les marines du globe, et l’on sent dans l’élégance grandiose de ses aspects le faubourg et le port de Paris. La Seine ouvre sa large bouche entre les hautes falaises de Caux et les collines verdoyantes du pays d’Auge. Celles-ci se prolongent jusqu’à la pointe de Beuzeval, au pied de laquelle s’épanchent les eaux dormeuses de la Dives. Une ligne de 24 kilomètres de longueur, obliquement tirée de la pointe de Beuzeval au cap de La Hève, est aux yeux des marins la limite de la Seine maritime : quand ils l’ont franchie en venant du large, ils se croient en rivière, et tout avancée en mer qu’est cette démarcation, elle n’est point aussi arbitraire qu’on pourrait le supposer : elle est tracée sur le talus des sables que l’embouchure de la Seine reçoit de la mer et de l’intérieur des terres, et n’est franchissable aux grands navires que par les hautes mers de vive-eau. L’indication de cette circonstance suffit pour faire sentir que si cette accumulation de sables s’exhaussait sensiblement, Le Havre, n’admettant plus que des bâtimens d’un faible tirant d’eau, tomberait au rang des ports secondaires. Des travaux imprudens pourraient conduire à ce fatal résultat ; mais avant de chercher dans l’étude du régime hydraulique de l’embouchure de la Seine quelques lumières sur l’étendue de ce danger et les moyens de le conjurer, il convient de voir ce qu’est devenue, par ses avantages propres et par les relations dont elle est le foyer, une plage qui n’était, à l’avènement de François Ier, qu’un marais infect et inhabité.

Ce prince, qui représentait si bien les défauts de sa nation, monta sur le trône à l’âge de vingt-un ans, le 1er janvier 1515. Vainqueur à Marignan le 13 septembre suivant, il prenait possession du Milanais avec l’aveugle fantaisie de le garder. Il est informé, au sein de son triomphe, que l’appui généreux qu’il a promis à l’enfance du roi d’Ecosse, Jacques V, rallume les ressentimens de Henri VIII, qu’en Espagne l’alliance de Ferdinand le Catholique devient de plus en plus équivoque, qu’en un mot, tandis qu’il couve l’Italie, la France est menacée sur ses côtes septentrionales et sur les Pyrénées[2]. Il repasse à la hâte les Alpes au travers des neiges de février, et reconnaît à son arrivée à Paris que, si le danger n’est pas tout à fait aussi pressant qu’il l’a cru, le temps est venu de se mettre en garde contre la vieille jalousie de Henri VIII et l’ambition naissante du successeur de Ferdinand. D’un autre côté, de vagues et séduisans horizons venaient de s’ouvrir au-delà des mers. Dix-huit ans s’étaient à peine écoulés depuis la découverte de l’Amérique et du cap de Bonne-Espérance ; les Dieppois, dans leurs courses cachées, avaient devancé ce mouvement ; les Honfleurois, comme on le verra plus tard, l’avaient suivi. Les regards émus de l’Europe étaient tous tendus vers les mystérieux lointains de l’Océan, et quand ses sujets ne rêvaient qu’expéditions et fortunes aventureuses, comment un souverain, plein lui-même de jeunesse et d’ardeur, aurait-il résisté à l’entraînement universel ? N’avait-il pas d’ailleurs à mettre les côtes de Normandie à l’abri des entreprises de l’Espagne et de l’Angleterre ? À ces besoins nouveaux il fallait de nouveaux organes ; les menaces et les espérances de l’avenir commandaient également de remplacer l’établissement maritime d’Harfleur, dont la ruine était imminente. François Ier ne fut pas lent à se décider.

Le grand-amiral de France Bonnivet, dont cette dignité n’avait pas fait un marin, mais qui partageait les ardeurs et exécutait parfois avec bonheur les plus hasardeuses conceptions de son royal ami, fut chargé de chercher dans la baie de la Seine l’emplacement du port de guerre et de commerce qu’il s’agissait de créer. Guidé par son instinct militaire, il visita d’abord l’atterrage d’Étretat, plus immédiatement exposé que celui d’Harfleur à l’invasion du galet, puis, faute de mieux, l’embouchure de la Touque ; mais pendant qu’il recueillait des données hydrographiques médiocrement satisfaisantes pour le roi, un phénomène que ne lui avait sans doute fait prévoir aucun calcul des effets du concours des attractions de la lune et du soleil vint le tirer d’embarras. Le banc de galets qui s’enracine au pied du cap de La Hève se recourbait à ce moment sans discontinuité jusqu’auprès d’Harfleur, et enveloppait dans un bourrelet élevé les vastes lagunes de la plaine de Leure. Une de ces marées formidables qui viennent assaillir de siècle en siècle les côtes de la Manche surmonta le bourrelet, et remplit la cuvette naturelle qu’il formait. Quand la mer eut baissé, l’énorme masse d’eau qu’elle avait laissée derrière elle, crevant la retenue de galets, se précipita furieuse, et creusa sur son passage une ravine gigantesque. Depuis ce jour, les marées n’ont pas cessé de monter et de descendre dans cette ouverture, qui est devenue le chenal du Havre. Ce bienfait du ciel mettait un terme à toutes les incertitudes sur le choix d’un emplacement, et pour doter la France du port qui lui manquait sur ces côtes, il ne restait qu’à mettre la main aux travaux d’art qui devaient compléter l’œuvre de la nature.

On a prétendu, sous prétexte de pêches faites dès le XIVe siècle dans ces eaux, contester à François Ier la gloire de la fondation du Havre. Personne ne s’est jamais enquis si les arsenaux et les palais par lesquels Pierre le Grand commença Pétersbourg n’auraient pas été devancés sur les bords de la Neva par quelques huttes sauvages. Il n’importe pas davantage d’éclaircir si, avant 1516, de pauvres pêcheurs traînaient ou non une existence ignorée sur la lisière des lagunes que le travail de trois siècles a ensevelies sous les docks florissans du Havre. Une ville maritime n’a de fondateur que celui qui, mettant à découvert les germes latens d’une grandeur à venir, les féconde par la puissance de ses conceptions et par le concours des populations qu’il attire. C’est ce que fit ici François Ier, et s’il était possible, en présence des actes de son règne et des termes précis des édits de huit de ses successeurs[3], de nommer un autre fondateur, il faudrait dire quel établissement pouvait subsister sur une plage qui n’avait pas une goutte d’eau douce pour abreuver ses habitans. Or, quand on voulut réunir des ouvriers pour les travaux du port, il fallut commencer par amener à leur portée l’eau des sources de Vitendal, près Sainte-Adresse. Cette opération fut commencée en 1517 et terminée en 1518, comme le constate une quittance de 3,000 livres donnée pour cet objet, le 31 décembre 1518, par le vice-amiral Duchillon[4], et cette preuve, qui ressort de l’état physique des lieux, peut balancer le dire quelquefois hasardé d’un chroniqueur.

Parmi ces actes souverains, il suffit de citer les édits du 8 octobre 1517 et du 6 septembre 1521. Dans le premier, le roi accorde à la nouvelle ville, qu’il nomme la Françoise-de-Grâce, de nombreux privilèges ; il y appelle la population, et déclare ses habitans exempts de contributions pour dix ans. Par le second, signé sur les lieux mêmes, il déclare que le vice-amiral Duchillon a bien mérité dans l’exécution des projets de Bonnivet, et que, par l’effet de ses travaux, le port est en état de recevoir tous les navires, même les plus forts. Toujours amoureux du grand et du merveilleux, le roi voulut faire porter au loin la renommée de son port par un bâtiment magnifique. « Ce bon seigneur, dit Martin Du Bellay dans une autre occasion, ne pouvoit faire les choses petites. » Il imagina de faire construire dans la fosse de Leure, à laquelle on arrivait par le nouveau chenal, la Grande-Françoise, de vingt-cinq pieds de tirant d’eau. L’histoire n’a pas dédaigné d’enregistrer l’apparition de ce Leviathan du XVIe siècle : le grand mât avait quatre hunes, et la coque contenait une forge, un moulin à vent, et, entre autres choses non moins indispensables, un jeu de paume. Quand la nauf dut prendre la mer, elle ne put pas dépasser le môle de la grande tour, fut à grand’peine ramenée au fond du port, y fut renversée sur le flanc par un coup de vent, et ne se releva plus. Les débris servirent à la construction de nombreuses maisons de bois dont s’enrichit le quartier de La Barre. La Grande-Françoise était destinée à marcher contre les Turcs avec les Anglais, auxquels nous liait pour cette entreprise le traité de Boulogne de 1532, et Henri VIII, jaloux des dimensions du navire de son voisin, prétendit en avoir un au moins égal ; mais la copie ne fut pas plus heureuse que le modèle. Le Havre fut dès lors le port d’armement de la France sur l’Océan, et les constructions navales s’y multiplièrent : il fut en 1545 le point de ralliement de la grande flotte qui fit, sous le commandement de l’amiral d’Annebaut, une descente malheureuse en Angleterre. Le roi, venu pour assister au départ de l’expédition, donna une grande fête à bord du vaisseau-amiral, le Philippe, de cent canons, sorti des chantiers voisins ; mais un incendie s’y déclara pendant la fête, et le vaisseau fut perdu. François Ier lui-même préparait un rival à son établissement militaire de la Seine, lorsqu’il consommait la réunion de la Bretagne à la France ; l’arsenal du Havre n’était pas fait pour soutenir la concurrence de celui de Brest, et du jour où le cardinal de Richelieu eut apprécié tous les avantages de cette dernière position, les armemens du Havre allèrent en déclinant. Ce ne fut point un mal ; l’émigration de la marine militaire facilitait le développement de la marine marchande, et le port devait plus gagner à l’un qu’il ne perdait à l’autre. Le déménagement fut toutefois lent à s’accomplir, et le dernier vaisseau de ligne lancé au Havre fut le Fendant, de soixante-dix canons, en 1701. Un souvenir douloureux est attaché au nom de ce bâtiment : il fut envoyé à Dunkerque pour être monté par Jean Bart, et ce grand marin prit, en complétant l’armement, la fluxion de poitrine dont il mourut. Des navires de guerre de moindre échantillon ont depuis été construits au Havre ; mais les restes de l’établissement militaire furent transférés à Brest à l’issue de la guerre de sept ans.

La population du Havre eut, dès ses premiers jours, à compter avec un ennemi terrible, l’insalubrité. La plaine de Leure, dont la ville occupe l’extrémité occidentale, a environ 1,800 hectares, et si l’on s’en rapporte aux plans de l’époque, elle devait, au XVIe siècle, peu différer en étendue de celle d’aujourd’hui. Réceptacle des suintemens des falaises qui la dominent, enveloppée dans un bourrelet de galets, souvent inondée par les marées de vive eau, toujours humide et spongieuse, elle infectait le voisinage des miasmes exhalés de son sein. Sous le règne de François Ier, le nombre des épidémies se comptait au Havre par celui des années. Henri II fit paver la ville en 1548, et le foyer d’infection fut de la sorte éloigné du seuil des habitations ; mais un grand mal persistait : c’était l’insuffisance des eaux potables. Les sources amenées trente ans auparavant par François Ier n’avaient point augmenté avec le progrès de la population ; loin de là, les conduites s’étaient détériorées. M. de La Mailleraye, commandant de la ville, les fit réparer en 1553, et tira tout le parti possible des faibles ressources locales ; on ne tarda point à voir combien elles étaient indispensables. L’amiral de Coligny avait pris en 1561 possession du gouvernement du Havre, dont il était titulaire depuis huit ans. L’année suivante, les protestans s’emparèrent de la place et la livrèrent aux Anglais, qui l’occupèrent avec une forte garnison. Le maréchal de Cossé-Brissac, chargé de la reprendre, fit couper, au mois de juillet 1563, toutes les conduites d’eau, et les Anglais perdirent en quinze jours la moitié de leur monde par les maladies. Que ne dut pas souffrir la population civile ! Profitant de cette leçon, l’amiral de Villars fit faire en 1581 des citernes sous tous les édifices publics. Enfin, en 1669, le frère Constance, capucin, qui était le Paramelle de son temps, fut envoyé au Havre par Colbert, et la population actuelle jouit, sans grand souvenir de lui, des sources dont il fit la découverte.

La rareté de l’eau douce et les exhalaisons de la plaine de Leure n’étaient pas les seules causes de l’insalubrité du Havre. En cette même année 1669, une affreuse épidémie avait ravagé la ville de Rouen, et de larges mesures d’assainissement avaient été prises pour en prévenir le retour. Deux ans après, des maux semblables réclamèrent au Havre des remèdes analogues. M. de La Galissonnière, intendant de la province, prescrivit un nettoiement général de la ville, et voulut s’assurer par lui-même de la manière dont il s’exécutait. Surpris de la propreté inaccoutumée des rues principales, il se dirigea vers les quartiers pauvres, et il ne s’expliqua l’énorme accumulation sur le rempart d’objets repoussans qui blessait son odorat qu’en apprenant que la pièce appelée par les Anglais the best room in the house était au Havre un luxe tout à fait exceptionnel. Ce luxe étant à ses yeux une nécessité, il prétendit l’imposer à toutes les maisons ; mais cette innovation causa un tel soulèvement, qu’il fut contraint d’y renoncer. Confiant alors dans l’efficacité des dérivatifs, il fit établir des latrines publiques d’une élégance particulière aux lieux que désignaient pour cet usage les prédilections de la population. Vain espoir : l’entêtement à repousser les innovations de M. de La Galissonnière devint une affaire de parti ; on se piquait de s’arrêter sur le seuil de ses établissemens, quand il aurait fallu y entrer, et les échevins, les taxant de fantaisies dont la ville n’avait que faire, se débattirent longtemps pour en mettre la dépense au compte du roi. Dans sa correspondance avec Colbert, l’intendant se plaint amèrement de cette contumace des esprits du Havre, et ses plus grands ennuis ne lui venaient pas des valets et menues gens auxquels, à défaut d’amendes, un guichetier à cent livres de gages appliquait, sur la partie pécheresse apparemment, les corrections ordonnées par la police : les délinquans se trouvaient dans toutes les classes de la société ; les échevins étaient toujours de leur parti, et il fut même question, en présence du refus de l’autorité municipale, d’organiser ad hoc un contrôle supérieur. Enfin, poussé à bout, M. de La Galissonnière écrivait à Colbert : « En vérité, mon avis seroit que sa majesté écrivit elle-même à M. de La Caissière d’y tenir fortement la main (à la propreté du rempart, bien entendu)… » Et comme s’il s’attendait à ce que le parlement s’en mêlât : « Je finis, dit-il, en observant qu’il sera plus sûr d’autoriser le règlement proposé par un arrêt du conseil, et même qu’en cas d’opposition, sa majesté s’en réserve la connoissance, quand ce ne seroit que pour un ou deux ans. » Ces luttes sur un sujet qui intéresse au plus haut degré la santé publique donnent une idée de ce qu’était parmi nous la police municipale aux plus beaux jours du règne de Louis XIV, et les curieux qui prennent aujourd’hui la peine de faire le tour des remparts du Havre ou de ce qui les remplace peuvent s’assurer que, malgré les révolutions, le respect des anciennes mœurs n’est point encore perdu dans la ville.

L’assainissement a récemment fait des progrès importans dans l’intérieur du Havre, et, pour ne citer que les plus visibles, le pavage du cours Napoléon et de quelques-unes des humbles rues habitées par les ouvriers a notablement rétréci le domaine des fièvres paludéennes. L’abondance des eaux potables et le comblement des marécages adjacens n’en demeurent pas moins les conditions fondamentales d’une parfaite salubrité. Vauban a jalonné la voie qui doit conduire à ce double résultat, lorsqu’il a tracé le canal par lequel il entendait amener d’Harfleur au Havre les belles eaux de la Lézarde. Aujourd’hui que Le Havre compte 65,000 habitans et promet de doubler de population, ce n’est plus dans les fossés de la place, mais au-dessus du niveau de ses rues, qu’il faut faire arriver ces eaux. La profusion d’eau salubre n’importe guère moins à la vigueur et à la santé de populations adonnées à des travaux de force que la solidité de l’alimentation, et l’Angleterre semble jusqu’à présent avoir seule le secret de la puissance que verse cette sève dans les veines des villes manufacturières. La Lézarde, avec tout ce qu’elle peut donner, ne suffira peut-être pas toujours à tous les besoins qu’elle devrait desservir. Quant au canal, pour fournir la couche de terre sous laquelle doit être ensevelie la cuvette pestilentielle de Leure et réunir aux bassins du Havre les eaux d’Harfleur renaissant, il lui faudra la largeur et la profondeur nécessaires à l’admission des grands navires. À cette condition, la tendance des familles d’ouvriers du Havre à se porter vers l’est ne sera plus refoulée par les atteintes des fièvres de marais, et les bords du canal seront rapidement envahis par l’industrie. La plaine désolée de Leure semble faite pour donner place aux innombrables usines qu’alimente la navigation ; cette conquête vaut bien un effort. La ville maritime ne sera complète que lorsque la ville industrielle lui sera juxtaposée, et l’intérêt de la nation tout entière profitera de leur concours. Tout le territoire gagne à la puissance du Havre, et peut-être n’a-t-elle nulle part de plus intimes associés que sur les bords du Rhône et du Rhin.

Quand le commerce et l’industrie sont invités par un concours de circonstances éminemment fécondes à se fixer dans une position déterminée, ils tiennent pour non avenus les difficultés et les dangers accessoires, et marchent vers leur but sans s’arrêter aux aspérités de la route. Dans ces luttes contre la nature et les hommes, la foule suit la fortune des triomphateurs, elle aperçoit à peine ceux qui tombent. Si quelqu’un s’occupe un moment d’eux, c’est pour donner ou prendre leur place sans plus de souci des menaces de l’avenir que des avertissemens du passé. Les destinées du Havre ne se sont pas autrement accomplies depuis trois siècles. L’insalubrité a fait un nombre incalculable de victimes ; elle a empoisonné les existences, elle les a abrégées : elle n’a pas empêché les rangs de se reformer toujours, et ceux qui s’enrichissaient sur la plage occidentale, battue et assainie par les flots et les vents, s’informaient à peine si l’on mourait à l’extrémité opposée. Quels avantages décisifs ont donc inspiré tant de persévérance et de résignation, et pourquoi Dieppe ou Fécamp, bien plus anciens que Le Havre, n’ont-ils pas pris sa place, ou du moins grandi comme lui ?

La plus efficace des causes de la prééminence du Havre n’est pas, comme on serait tenté de le croire, le contact du cours de la Seine et la facilité de pénétrer par eau dans l’intérieur des terres. Pendant bien des siècles, le nœud entre la navigation maritime et la navigation fluviale s’est formé sous les murs de Rouen, et les navires ont passé devant le cap de La Hève et la plage de Leure sans entrevoir aucun motif d’y faire échelle. Ces temps étaient, il est vrai, à demi barbares ; mais depuis que Le Havre élargit ses bassins, l’aliment que la mer apporte à la navigation intérieure ou reçoit d’elle a peu changé de point de chargement, et les relations par eau avec la haute Seine sont à Rouen infiniment plus multipliées qu’au Havre. Depuis que les chemins de fer tendent à détrôner la navigation fluviale elle-même et lui enlèvent le transport de toutes les marchandises de quelque prix, Dieppe, plus rapproché de Rouen et de Paris que Le Havre, semblerait devoir lutter à armes égales. Cependant, loin de paraître compromise, la prééminence du Havre se montre mieux affermie et plus en progrès que jamais. C’est qu’en effet elle repose sur une base qui n’est pas moins immuable que les allures des marées. La durée de la hauteur d’eau nécessaire aux mouvemens d’entrée et de sortie dans les ports est à l’embouchure de la Seine très supérieure à ce qu’elle est dans nos autres ports de la Manche, et cette circonstance confère au Havre un avantage que rien ne saurait balancer. Ceci exige une explication.

Nous sommes à l’heure de la molle-eau : la mer, descendue à son niveau le plus bas, laisse à découvert de longues grèves dont elle doit bientôt reprendre possession. Au bout de quelques minutes d’immobilité, un frémissement imperceptible annonce que la marée entre de l’Atlantique dans la Manche. Bientôt des ondulations puissantes élèvent rapidement le niveau des eaux du canal. Cette énergique propulsion marche parallèlement à l’équateur, et le flot court du cap de Barfleur au cap d’Antifer. Au sud de la ligne qu’il trace s’ouvre la baie de la Seine[5] : couverte par la presqu’île du Cotentin, elle ne reçoit point le vif mouvement de translation qui vient de l’Océan, et tant que les eaux de la Manche proprement dites s’élèvent, elles dominent celles de la baie ; mais cet exhaussement ne peut pas avoir lieu sans qu’à l’instant même les eaux qui le produisent ne s’épanchent sur le plan inférieur qui leur est adjacent, et n’en entraînent la masse fluide dans leur mouvement. C’est ainsi qu’à peine cessent-elles d’être soutenues par la côte de Cherbourg, elles se précipitent avec violence dans le vide qu’elles trouvent sur le revers oriental du cap de Barfleur ; elles forment le redoutable raz de ce nom, et deviennent la tête d’un courant qui va côtoyer tout le rivage du Calvados. Cependant, à mesure que le flot marche vers l’est, il laisse couler ses eaux sur la pente latérale qui les sollicite, et quand il atteint au cap d’Antifer la côte de Caux, il se divise en deux branches : celle du nord, obéissant à l’impulsion générale, suit la rive oblique qui la conduit vers Dieppe ; celle du sud descend vers Le Havre. Dans ce mouvement, résultant de l’opposition des forces de l’attraction lunaire et de la pesanteur terrestre, la surface de la baie de la Seine forme un plan incliné dont l’arête supérieure se confond avec la ligne que décrit le flot de Barfleur au cap d’Antifer, et dont l’arête inférieure s’appuie sur la cote de Basse-Normandie. Il existe une preuve directe de cette inclinaison dans la différence du niveau de la haute mer au nord et au sud du cap d’Antifer : dans les marées des syzygies, la mer pleine est à Dieppe de huit décimètres plus élevée qu’au Havre. Lorsque, après avoir obéi aux attractions de la lune et du soleil, les eaux de la Manche sont abandonnées à leur propre poids, elles se retirent par un mouvement inverse de celui par lequel elles se sont élevées, et la dénivellation s’opère d’abord au nord du parallèle de Barfleur. Elle ne se fait sentir au fond de la baie de la Seine que lorsque les eaux qui l’ont remplie sont rappelées par un creusement du large suffisamment prononcé : la mer reste donc haute sur la côte méridionale jusqu’à ce que le plan incliné formé par le flot se soit renversé. Ce seul fait suffirait pour allonger sensiblement à l’embouchure de la Seine et sur la côte du Calvados la durée de la haute mer. L’effet en est fortifié dans l’est de la baie par le courant que nous avons vu partir du cap de Barfleur. Tandis que le courant direct qui se bifurque au cap d’Antifer entre dans la Seine en doublant la pointe du Havre, celui qui vient de Barfleur suit dans le contour de la baie une route plus longue, et il se présente à l’entrée de la Seine au moment où l’autre va rétrograder ; il le soutient ainsi, et retarde encore l’heure de la retraite de la mer.

Ces phénomènes, observés par M. Beautemps-Beaupré et par les ingénieurs chargés sous ses ordres de l’hydrographie de la baie de la Seine, ont fourni, il y a vingt-sept ans, une explication bien autrement plausible que celles, visiblement erronées, qu’on donnait jusqu’alors de la durée du plein de la mer dans ces parages. Les esprits difficiles n’étaient cependant qu’à demi satisfaits, et ne trouvaient pas que la puissance des causes assignées fut au niveau de la grandeur des effets produits. Ces esprits étaient dans le vrai : il restait à découvrir une loi importante de la marche des marées, et, faute de la connaître, on comprenait mal les résultats remarqués dans la Manche. On avait cru, jusqu’aux belles observations de M. Chazallon, que la mer n’avait qu’une sorte d’oscillation, celle qui s’accomplit dans le demi-jour lunaire. Il n’en est point ainsi. Outre la grande ondulation qui met un demi-jour à monter du niveau le plus bas au plus élevé et à redescendre à son point de départ, il y a des ondulations secondaires d’un quart, d’un huitième de jour et de fractions moindres, qui, à la différence près de l’amplitude et de la durée, se comportent comme la première. Les mouvemens d’ascension et de retraite de ces diverses ondes ne se coordonnent pas partout de la même manière. Sur tels rivages, ils sont en coïncidence ; les hauteurs des différentes oncles se superposent, et l’étale a d’autant moins de durée qu’elle arrive et s’écoule plus rapidement. Sur tels autres rivages, les maxima des ondes se contrarient ; une onde de quart de jour par exemple descend tandis que l’onde de demi-jour monte, ou monte quand l’autre descend ; la résultante de ces mouvemens contraires est un affaissement du maximum de la marée ; elle s’élève moins, mais s’étale davantage, et reste plus longtemps dans les plans horizontaux voisins du niveau supérieur. Les principales ondes, dont l’ensemble constitue le régime de la marée, arrivent et s’écoulent séparément vers l’embouchure de la Seine, et la combinaison de cette circonstance avec les interférences des courans de flot qui viennent des caps d’Antifer et de Barfleur a pour résultat la lenteur salutaire avec laquelle la haute mer franchit dans cette région les degrés rapprochés de l’étale. Pour résumer ces complications en un fait unique, si l’on considère à Dieppe et au Havre la tranche supérieure de la marée sur une épaisseur de 20 centimètres, la mer mettra à Dieppe 73 minutes à gagner et à perdre cette hauteur, et 151 au Havre : une marée du Havre en vaut donc deux de Dieppe, et c’est surtout en pareilles circonstances que le temps est de l’argent.

Une plage pestilentielle dépourvue d’eau potable, mais située sur le point de nos côtes de la Manche où le régime des marées est le plus favorable à la navigation, a été la base de la fortune du Havre. À part les exigences politiques et militaires qui furent le motif de cette création, le port a commencé par n’être qu’un port de pêche ; mais à mesure que le territoire situé en arrière s’est enrichi et percé, il a fourni des acheteurs et des vendeurs. D’abord timidement placé à côté de la pêche, le trafic a grandi lorsqu’elle demeurait stationnaire. Ce qui était le principal est devenu l’accessoire, et a fini, quand des entreprises plus lucratives ont accaparé les bras et l’espace, par émigrer presque entièrement dans des lieux où les moyens d’existence étaient à sa portée. L’histoire du commerce du Havre ne serait guère plus celle de la marine proprement dite que celle du développement progressif des communications intérieures qui se ramifient au sein du beau pays qu’il dessert. Il ne paraît pas que les deux foires franches dont François Ier dota en 1530 sa ville de prédilection aient été fort achalandées dans leurs premières années. Sous les règnes suivans, Le Havre fut un des points du territoire les plus agités par les guerres de religion, et le commerce pouvait difficilement s’étendre dans ces temps de trouble. Henri IV s’occupa plus de la marine de la Méditerranée que de celle de l’Océan, et Rouen suffisait de son temps à des échanges dont la Seine était le seul véhicule. Enfin le cardinal de Richelieu, nommé surintendant de la navigation en 1626, se donna deux ans après, dans des intérêts évidemment plus politiques que commerciaux, le gouvernement supérieur, du Havre. La vive impulsion qu’il imprima aux travaux hydrauliques et aux constructions navales changea l’aspect du pays, et le commerce profita de tout ce qui fut fait pour la guerre : le cardinal savait d’ailleurs que la force militaire s’alimente des produits de la paix. Le fruit des travaux de ce grand homme d’état se perdit, ou peu s’en faut, pendant la minorité de Louis XIV : le port ne fut pas même entretenu. Lorsqu’en 1664 le chevalier de Clerville fit, par ordre de Colbert, l’inspection de la côte, bien des maux étaient déjà réparés ; cependant le chenal était, par suite de la ruine des écluses de chasse, en si mauvais état, que les navires de 400 tonneaux n’entraient qu’aux syzygies. Le port possédait quinze navires pour la pêche de la morue, seule grande navigation qu’il fît alors, trente barques pour le cabotage avec Rouen et quatre-vingt-douze bateaux de pêche. Le commerce international était tout entier aux mains des marines étrangères, et Dieppe en décadence l’emportait sur Le Havre en progrès. La place jouissait néanmoins d’une activité principalement due, suivant le chevalier de Clerville, au crédit qui permettait aux négocians de tirer de Rouen et de Paris autant de fonds qu’ils voulaient à l’intérêt de 25 pour 100. Cette usure, que nous trouverions effrayante, était avec raison acceptée comme un bienfait, elle n’empêchait pas le pays de grandir ; la population se trouvait à l’étroit dans les fortifications, et Colbert calculait les accroissemens qu’elle devrait à l’élargissement de l’enceinte et au creusement des bassins, qui furent plus tard l’ouvrage de Vauban. L’année suivante, fut créée la compagnie des Indes, qui fit du Havre le siège d’un de ses établissemens. En 1698, deux compagnies se formèrent au Havre pour commercer, l’une avec le Maroc, l’autre avec le Sénégal, et, ce qui prouve combien peu de choses sont nouvelles sous le soleil, le luxe de leur installation et le chiffre de leurs dépenses les firent bientôt tomber. À la suite de ces vicissitudes, la population civile du Havre était en 1723 de 12,280 habitans, et la population militaire, maritime ou passagère, de 3,087[6]. Sous Louis XV, le commerce du Havre fit de remarquables progrès, et sous Louis XVI les relations avec l’Inde se multiplièrent beaucoup. Il est superflu de rappeler que la guerre maritime, qui, durant la révolution et l’empire, fut une calamité pour les ports, n’épargna pas Le Havre. Sa population n’égalait pas en 1814 celle de 1723 ; c’est à partir de cette époque qu’il a pris un essor dont le terme est probablement encore bien éloigné.

À la paix générale, tout était à créer pour le commerce, matériel, personnel naval, et jusqu’aux relations. Cependant en 1825 on était arrivé à un mouvement international d’entrée et de sortie de 1,380 bâtimens et de 256,242 tonneaux. Ce même mouvement a été en 1858 de 4,770 bâtimens et de 1,434,617 tonneaux, et ce n’est point l’année la plus prospère de la série. Si c’était ici la place de la reproduction des états de navigation, l’analyse des chiffres annuels qui conduisent du premier terme au dernier ferait voir que chaque progrès des communications, depuis les chemins vicinaux jusqu’aux chemins de fer, est la cause et le signal d’un accroissement d’activité de la navigation. Les progrès de la navigation fluviale ont les premiers réagi sur le mouvement du port. Ces patiens et modestes labeurs n’exercent pas seuls leur influence sur l’activité féconde dont les états de tonnage sont l’expression La récolte bonne ou mauvaise, et mille autres faits économiques difficiles à définir, affectent gravement la condition des établissemens maritimes. Parfois aussi il ressort des registres de navigation des leçons de sagesse dont le public profite rarement. Ainsi le mouvement total du port du Havre, cabotage compris, était en 1846 de 1,496,394 tonneaux, en 1847 de 1,674,921 tonneaux, et cette progression promettait de se maintenir. La révolution de 1848 éclate, et il tombe en 1849 à 1,111,081 tonneaux. Les deux exercices les plus élevés de la série ont été de 2,108,713 tonneaux en 1856, de 2,158,429 tonneaux en 1857. Les inquiétudes qui travaillent l’Europe ne sont pas encore assez justifiées pour qu’on puisse distinguer les causes qui ont réduit le mouvement de 1858 à 1,700,538 tonneaux.

Les progrès, la stagnation ou la décadence du commerce, l’affluence ou la rareté des navires qui prennent l’embouchure de la Seine pour but ou pour point de départ, ont imprimé en caractères saillans leurs traces sur la plage du Havre, et le langage du dessin est presque le seul qui puisse rendre la série de transformations qu’a subies l’atterrage depuis 1516. Ceux qui tiendraient à connaître ces vicissitudes ne trouveront nulle part à satisfaire aussi largement leur curiosité que dans l’Histoire du port du Havre, publiée en 1837 par M. Frissard, inspecteur général des ponts et chaussées, dont la mémoire est restée si honorée dans le pays. Il a reproduit dans son ouvrage les plans de la Françoise-de-Grâce de 1530, du Havre sous Henri II et sous Charles IX, de l’établissement maritime tel qu’il sortit en 1630 des mains du cardinal de Richelieu, et tel qu’il était en 1728 après l’exécution des projets de Vauban. Les remaniemens ont été si nombreux que Duchillon lui-même, s’il revenait au monde, ne se reconnaîtrait que dans la grande tour dont il fit descendre les fondations à une profondeur égale à sa hauteur hors de terre, et dans le quartier situé à l’ouest du bassin du Roi, qui a conservé sa distribution primitive. Sur le reste de la surface, il n’est pas d’emplacement qui n’ait été successivement occupé par des constructions civiles, des fortifications, des quais, des bassins, des écluses, et l’on chercherait vainement dans la ville un seul mètre carré de terrain qui soit au même niveau qu’au temps des Valois. À ne considérer que le point de départ et l’état actuel, quand la Grande-Françoise vint échouer à la sortie du port, l’extrémité en était marquée par la tour de François Ier, et le port consistait en une longue fosse comprenant l’avant-port actuel, se prolongeant dans la direction de la Floride et communiquant avec une autre fosse qui est devenue le bassin du Roi. On ne découvrait à l’est qu’une vaste et profonde lagune. Aujourd’hui, une jetée, enracinée au pied de la tour de François Ier, porte à 410 mètres de distance la protection qu’elle offre aux navires entrans, et les dirige vers un avant-port de neuf hectares de surface. Sur l’avant-port s’ouvrent des écluses qui donnent entrée dans six bassins à flot garnis de quais[7]. L’établissement du Havre offre au commerce une surface de 42 hectares 44 ares pour le stationnement des navires, et un développement de 5,110 mètres de quais en maçonnerie pour le mouvement des marchandises. Ce bel ensemble, — et c’est un grand malheur dans un temps où le commerce est partout préoccupé de la nécessité d’un accroissement considérable de l’échantillon des navires de long cours, — ce bel ensemble n’a pas en profondeur les mêmes avantages qu’en superficie. Le Havre ne reçoit pas les gros navires à toute marée. La profondeur de l’eau au seuil des écluses d’entrée varie entre 4m40 et 7 mètres[8]. Néanmoins, en choisissant bien leur moment et pour l’heure et pour le vent, les bâtimens de 5 mètres de tirant d’eau entreraient à toute force dans le port trois cent vingt jours dans l’année. Ils se gardent d’avoir cette hardiesse. Hors de la présence de l’ennemi, il n’y a de praticable, pour ne pas dire de permis en marine, que les choses faciles ; aussi attend-on en rade les marées des syzygies pour pénétrer dans le port, et les pertes de temps qui résultent de cet état de choses sont pour le commerce une source permanente de dommages. Ce mal n’est pas sans remède : de nombreuses et savantes études sont déjà faites, des mesures importantes sont prises pour l’atténuer. L’ouverture d’une seconde entrée serait l’amélioration la moins lente et la moins coûteuse à réaliser : elle préviendrait l’encombrement des bâtimens dans le chenal à l’arrivée et au départ, et produirait les mêmes effets qu’un prolongement de deux heures dans la durée de la hauteur d’eau nécessaire aux mouvemens du port. Aucun bâtiment ne serait plus exposé à perdre une marée de vive-eau, et condamné à en attendre le retour pendant une demi-lunaison. La nécessité de cette seconde entrée n’est contestée par personne ; mais on n’a pas encore pu s’accorder sur la place à lui donner, et il faut convenir que peu de problèmes de navigation sont plus hérissés de difficultés que celui-ci. Il y aurait beaucoup moins d’inconvénient à retarder la solution qu’à la donner mauvaise, et le proverbe hollandais : « qui fait bien fait vite, pourrait trouver ici son application.

La rade du Havre se divise en deux parties. La petite rade, rapprochée de la terre et de médiocre profondeur, sert aux bâtimens de cabotage. Ce que les étrangers appellent par courtoisie pour nous la grande rade n’est pas autre chose qu’un mouillage en pleine mer dont le fond est excellent, mais où les navires sont en butte à toute la violence des vents et des lames ; ils y jouissent de l’avantage d’être en appareillage facile quand le temps menace de devenir trop mauvais, et le grand mérite de cette station en pareil cas, c’est qu’il est toujours aisé de la quitter. L’établissement de digues qui couvrent ce mouillage n’importe pas moins à la défense de l’embouchure de la Seine contre des entreprises ennemies qu’à la sûreté des navires du commerce. Dès longtemps projetés, les travaux sont aujourd’hui commencés. Toutes les marines du globe sont intéressées à la réalisation de cette grande entreprise : elles y verront des motifs nouveaux de se diriger vers nos côtes, et l’avenir bénira les mains qui l’auront terminée.

L’administration des douanes, dont les instructives publications gagnent chaque année en intérêt et en précision, a donné récemment le détail du mouvement des marchandises dans nos onze principaux ports. Il est superflu de dire que l’estime qu’elle leur accorde a pour mesure la quotité des droits qu’elle perçoit sur chacun. Le Havre figure en première ligne dans cette série de tableaux. Dans le courant de l’année 1858, ce port a reçu pour 430 millions de marchandises étrangères ; il a exporté pour 652 millions de marchandises étrangères ou françaises. Les tonnages correspondans à ces mouvemens sont en raison inverse des valeurs : l’importation est de 6,111,000 quintaux, et l’exportation de 2,342,000. Si dans la masse on prend à part les consommations et les provenances françaises, on voit que nous avons reçu des marchandises pesant 4,578,000 quintaux et valant 338,717,000 francs, et que nous en avons exporté 1,203,000 quintaux valant 384,100,000 francs. Ainsi la valeur du quintal métrique importé est de 74 francs, et celle du quintal métrique exporté de 319 francs. Ces résultats ne sont peut-être pas très satisfaisans au point de vue des intérêts maritimes ; mais ils mettent en relief le rôle que joue le port du Havre dans l’économie industrielle du pays. Sauf le sucre, le tabac et les vins, il ne reçoit guère que des matières premières et n’exporte guère aussi que des produits manufacturés[9]. Soit par ce qu’il importe, soit par ce qu’il exporte, le port du Havre dessert les besoins des villes les plus opulentes et des campagnes les plus reculées. Il alimente les filatures de l’Alsace ; il expédie sur les côtes des deux Océans les fruits du travail des montagnards du Lyonnais ; il féconde les sueurs des vignerons de la Bourgogne et de la Champagne. Il n’est pas permis d’oublier ici les échanges de marchandises entre étrangers qui s’opèrent dans ses entrepôts : ils ont roulé l’année dernière sur une valeur de 360 millions, dont le double transport à l’arrivée et au départ a enrichi la navigation ou le transit. L’entrepôt du Havre, qui facilite ces échanges en les affranchissant des droits et des formalités de douane, contient habituellement de 60 à 80 millions de marchandises. Ce n’est point un médiocre avantage pour un pays que l’accroissement d’achalandage que les transactions entre étrangers apportent à ses marchés, et l’hospitalité qu’il donne ne lui est pas moins profitable qu’à ceux qui la reçoivent.

En résumé, le port du Havre, en raison du travail et du luxe qu’il alimente, fait aujourd’hui le tiers de notre commerce maritime. La perception des droits de douane s’y est élevée en 1857 à 43,856,000 fr., en 1858 à 41,676,000 fr. il fournit le cinquième du produit de cette branche du revenu dans la France entière[10], et ces chiffres témoignent surabondamment que les fonds consacrés au développement de l’établissement maritime qui donne de pareils résultats ne sont pas les plus mal employés de ceux dont dispose l’état.

Il semble que lorsqu’une nation possède un établissement de la valeur de celui du Havre, elle devrait, avant même de chercher à l’étendre, veiller avec la sollicitude la plus inquiète à sa conservation, et écarter avec une inflexible résolution tout ce qui pourrait la compromettre ou la menacer. Ce n’est point ainsi que se passent toujours les choses parmi nous. Un projet d’endiguement, dont l’exécution est déjà beaucoup trop avancée, tend à substituer à la baie allongée qui forme de Quillebeuf au Havre l’embouchure de la Seine, un chenal dont les dimensions seraient réglées sur les convenances de la navigation des ports d’amont et sur les avantages agricoles de la création d’une étendue de 15 à 20,000 hectares de terres excellentes. La perspective de pareils succès est faite pour exciter une glorieuse ambition. Des autorités infiniment respectables affirment, avec une conviction dans laquelle il est impossible de découvrir la moindre trace de complaisance, que ces succès seront obtenus sans qu’il en résulte aucun détriment pour l’atterrage du Havre ; mais d’autres voix, non moins accréditées, non moins indépendantes, affirment au contraire que la conséquence inévitable de la continuation des travaux entrepris sera l’exhaussement rapide des dépôts formés à l’embouchure de la Seine, et qui en interdisent pendant vingt heures par jour l’accès aux grands navires. Les villes de Rouen et du Havre sont sur cette grave question d’avis diamétralement opposé ; mais les entraînemens des intérêts locaux ne permettent d’admettre qu’avec une extrême circonspection les témoignages de l’une ou de l’autre origine. Au milieu de ce conflit d’opinions, il en est une qu’on n’a peut-être pas assez interrogée : c’est l’opinion de la mer elle-même. En d’autres termes, il y a un certain nombre de faits hydrauliques dont on n’a point assez tenu compte, et qu’il convient de rappeler ici, au risque d’aborder un terrain un peu spécial. Ces faits serviront à jeter quelque lumière dans le débat.

Le domaine des marées se divise à Quillebeuf en deux parties, dont chacune est le théâtre de phénomènes hydrauliques distincts. En amont, les eaux sont contenues dans un canal de largeur modérée, à bords naturellement fixes ou susceptibles de le devenir, et où la prédominance des eaux douces sur les eaux salées avance ou recule suivant l’élévation des crues de la Seine et la force des oscillations de l’Océan. Dans ce trajet, les hautes collines dont la verdure embellit et ferme l’horizon laissent à peine soupçonner au voyageur le voisinage de la mer. À Quillebeuf, l’aspect change : la Seine débouche au fond d’un golfe où, suivant l’heure de la marée, elle disparaît dans les eaux salées, où s’épanche en maigres filets au travers de vastes grèves. Lorsque, du haut des coteaux d’Ingouville ou du cap vénéré de Notre-Dame-de-Grâce, le regard suit dans ce golfe intérieur la décroissance des eaux, l’esprit ne peut se défendre d’une vague inquiétude. D’abord imperceptibles, de chauves îlots se montrent successivement, à peine signalés au sein de la plaine liquide par des vols d’oiseaux de mer qui se hâtent d’en prendre possession ; ils s’élargissent lentement, puis se joignent, et finissent par former un long désert jaunâtre, où la mer ne laisse pour témoignages de son empire que des navires ou des bateaux pêcheurs échoués de place en place. Faut-il voir dans cette retraite des eaux, dans cette apparition des terres, une image fugitive d’un travail de la nature qui, commencé depuis des milliers d’années, se poursuit sous nos yeux et continuera pendant d’autres milliers d’années ? Faut-il prévoir l’époque où ce bassin sera comblé par les dépôts qui s’y forment ? Sans porter si loin sa pensée, il est impossible de méconnaître que les variations de fond et les accumulations d’atterrissemens dont l’embouchure de la Seine est le théâtre posent devant nous les problèmes les plus redoutables pour la navigation.

Ce golfe intérieur, qui depuis cent cinquante ans a été le sujet de tant de savantes observations, n’a pas toujours été rigoureusement mesuré, et les erreurs répandues à ce sujet contribueraient à donner de fausses notions sur les conséquences des phénomènes qui s’y manifestent. Des travaux récens ont fait raison de ces erreurs, et en nombres ronds la distance de Quillebeuf au Havre est de 30 kilomètres ; la moindre largeur du golfe est, de la pointe de La Roque à celle de Tancarville, de 4,400 mètres, et la plus grande, du Havre à Villerville, de 9,100 mètres. La superficie submersible comprise entre la méridienne de Quillebeuf et celle du Havre est de 25,000 hectares.

Tant que le canal de la Seine conserve l’aspect d’une rivière, les eaux chassent devant elles les matières qu’elles charrient, et maintiennent par leur force propre la liberté et l’unité du lit. Il en est autrement quand les flots s’épandent et s’amortissent dans un bassin où, malgré des agitations intermittentes, il n’existe plus de pente générale ; leurs dépôts et leurs caprices apportent alors d’interminables modifications au relief du fond. Il fut un temps, il n’est pas permis d’en douter, où l’emplacement des bancs qui obstruent l’atterrage de la Seine était recouvert d’une puissante couche d’eau, où les marées descendaient à leur plan le plus bas sans jamais laisser poindre les affleuremens de longues grèves, telles que celles qui remontent aujourd’hui jusqu’à Quillebeuf. La succession des siècles a changé cet état de choses, et l’activité de la navigation n’est venue animer ce bassin qu’à une époque où la profondeur des eaux lui était déjà bien moins favorable ; mais, sans remonter au-delà des temps historiques, on voit les établissemens maritimes qui n’ont pas, comme celui de Rouen, le rétrécissement du fleuve et des chasses énergiques d’eaux douces pour se maintenir, descendre vers la mer à mesure que les atterrissemens atteignent leurs abords ou leurs bassins. Ceux de l’antiquité étaient à Lillebonne, ceux du moyen âge à Harfleur ; les nôtres sont au Havre, et qui sait si ceux de la postérité y resteront ?

Le sol du bas de la vallée du Bolbec est empreint de témoignages naturels de la grandeur passée de Juliobona (Lillebonne), qui valent ceux des historiens et des monumens construits par les hommes. La petite ville d’aujourd’hui a jadis été la capitale des Caletes[11], un des peuples de la Gaule dont la soumission coûta le plus à César[12]. Après l’avoir détruite pour la prendre, il la rebâtit plus forte et plus belle et lui donna son nom[13]. Aujourd’hui perdue au fond d’une obscure vallée, séparée de la Seine par une traversée de 4 kilomètres de prés marécageux, à quels avantages de position a-t-elle pu devoir son antique prépondérance ? — Le niveau et l’humidité spongieuse de ces terrains en constatent la récente formation, et tant que la place qu’ils occupent a fait partie du domaine de la mer, le pays des Calètes, dont nous avons fait le pays de Caux, n’avait pas de meilleure station maritime que celle de la ville de Jules-César. Abritée des vents d’ouest et des coups de mer par la pointe de Tancarville, flanquée des collines du Val-Varin et du Mesnil, elle offrait aux navires un calme qui favorisait malheureusement aussi les atterrissemens. Le port s’allongeait perpendiculairement au cours actuel du Bolbec en un bassin de 50 hectares, dont le contour est nettement tracé au bas du terrain solide sur lequel la ville est bâtie. Gisement avancé dans l’intérieur des terres, sûreté de la rade, commodité du port, rien ne manquait à la ville des Calètes de ce qui fait les bonnes stations maritimes, rien que des garanties d’avenir, et les flottes romaines destinées à agir sur les côtes de la Manche ne pouvaient avoir de point d’appui ni de refuge plus sûr. César, dit Strabon, avant d’entreprendre ses expéditions contre la Grande-Bretagne, avait établi une station navale dans l’embouchure de la Seine. Les marchandises étaient transportées par terre de la Saône à la Seine, puis dans le pays des Lexoves et des Calètes, et Là on les embarquait sur l’Océan.

L’accumulation des alluvions sous lesquelles est enseveli l’établissement maritime de Lillebonne s’est accomplie en silence au milieu des ténèbres du moyen âge, et quand le port fut définitivement abandonné par la navigation, Harfleur, situé à 26 kilomètres plus bas, recueillit naturellement cet héritage ; il devint le foyer de toutes les opérations militaires et maritimes de l’embouchure de la Seine. Dès le temps des Romains, cet atterrage était une sorte de succursale et d’avant-rade de Juliobona ; une voie romaine, dont les tronçons se retrouvent sur la côte et ont conservé le nom de Chaussée-de-César, les unissait l’une à l’autre. L’histoire d’Harfleur, depuis l’an 512, où le roi Arthus l’enleva à Lucius, qui représentait à cette extrémité de la Gaule la puissance romaine défaillante, jusqu’à l’an 1449, où Dunois en chassa les Anglais, est presque toute l’histoire navale de notre pays. Le port était aussi vaste, aussi sûr que bien placé. Aucune place n’a été disputée avec tant d’acharnement entre la France et l’Angleterre, et c’était avec raison ; le maître d’Harfleur l’était de l’embouchure de la Seine. Un jour vint enfin (1521) où, François Ier ordonnant des armemens à Harfleur, on lui répondit que le temps en était passé, et que l’envasement de l’atterrage n’en permettait plus l’accès qu’à des barques. On prit le parti de descendre encore vers la mer ; Harfleur fut abandonné comme l’avait été Lillebonne, et ce fut le tour du Havre.

Les effets dont voilà l’esquisse décolorée passent inaperçus dans une vie d’homme ; ils laissent des marques profondes dans celle d’une nation. Les causes qui les ont produits n’ont pas cessé d’être agissantes ; la source des atterrissemens n’est pas tarie ; ils n’ont fait que changer un peu de direction : l’histoire de l’avenir doit ressembler à celle du passé, et les reflets de l’une éclairent l’autre.

Deux faits généraux dominent tous les faits spéciaux dont la réunion constitue le régime hydraulique de l’atterrage de la Seine. Ce sont, d’une part, la nature des terrains que corrodent le fleuve ou les courans marins qui se forment à l’embouchure, — de l’autre, les allures des marées qui roulent, dispersent et déposent les débris de ces rivages tantôt dans les profondeurs de l’Océan, tantôt sous nos yeux et jusqu’à l’entrée de nos ports. Les eaux sont ici le dissolvant des terrains anciens et les distributrices des terrains nouveaux qui naissent de leurs débris ; mais les résultats de l’action des eaux varient suivant la résistance des bords auxquels elles s’attaquent. Il faut donc, pour comprendre les phénomènes particuliers dont nous avons à considérer les conséquences avantageuses ou nuisibles, commencer par se faire une idée exacte et des forces vives que la nature met ici en jeu, et des masses inertes saisies dans le conflit des élémens, et dont, a dit Ronsard,

La matière demeure et la forme se perd.

Si les eaux qui convergent de l’intérieur des terres ou du large vers l’embouchure de la Seine roulaient sur des basaltes ou des porphyres, elles ne feraient guère qu’en polir la surface, et le peu de débris qu’elles arracheraient à ces roches n’altérerait pas sensiblement la profondeur du récipient où elles les déposeraient ; mais la formation soumise à leur action n’est pas de celles qui résistent le mieux aux corrosions du temps et des eaux. Considérée dans la totalité de l’étendue des départemens de l’Eure et de la Seine-Inférieure, et dans la partie orientale du département du Calvados, cette formation consiste en une couche calcaire très puissante, superposée à une argile compacte d’une profondeur inconnue, et surmontée d’une couche arable où l’argile domine. C’est le même terrain dont les blanches escarpes ont valu, sur le rivage opposé, le nom d’Albion à l’Angleterre. Composé de déjections et de débris d’animaux aquatiques, ce calcaire est le résultat d’accumulations sous-marines dont, à défaut de notre science incertaine, l’imagination a peine à se faire l’idée. Elle s’effraie en se demandant combien de temps la vie s’est agitée dans ces masses incommensurables, et comment elle s’est éteinte après les avoir élaborées. La silice à l’état gélatineux était répandue en abondance dans la formation calcaire, et elle s’en est isolée en s’agglomérant par une véritable cémentation en rognons qui affectent les formes les plus diverses. Le plus souvent, ces rognons sont confusément empâtés dans la craie, comme si tous les matériaux de la couche avaient été pétris et malaxés. Dans les hautes falaises du pays de Caux, ils sont articulés dans leur gangue en assises régulières, et s’interposent entre des lits marneux d’une parfaite régularité. D’autres fois, comme si le calcaire avait dû se montrer dans ce vaste ensemble sous toutes les formes qui lui sont propres, depuis les marnes jusqu’aux marbres, la silice n’a fait qu’en consolider la structure, et cette union intime a produit de vastes bancs de pierre de taille. La formation tout entière s’est émergée par un soulèvement horizontal, ou peu s’en faut, et très probablement simultané. À considérer le bord de la mer, on remarque dans le plan inférieur de la couche calcaire une légère inclinaison du sud-ouest au nord-est. Ce plan est un peu au-dessous du niveau de la mer dans le nord des falaises du pays de Caux. Sous le cap de La Hève, près du Havre, la basse mer met la base argileuse à découvert, et l’escarpement calcaire, se dressant dans toute sa hauteur, montre ses assises aussi nettes que dans une coupe géométrique. En passant sur la rive gauche de la Seine, on voit presque partout l’argile au-dessus du niveau de la haute mer, et si l’on marche jusqu’à l’extrémité des falaises de Beuzeval, l’argile brune s’élève à 105 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le soulèvement a pris ici les allures du bord d’une cuvette ; le calcaire a disparu comme si l’argile, en se relevant, l’avait fait glisser sur sa pente et jeté en proie aux attaques des flots.

En pénétrant dans l’intérieur des terres, l’œil est frappé de la régularité du plateau qui, du bord de la mer, s’élève par une rampe insensible aux sources des cours d’eau qui le traversent : aucune saillie n’en dérange l’uniformité, et les rares ondulations qui se montrent à la surface sont évidemment l’œuvre des eaux qui l’ont entamée dans le tumulte de leur retraite. Les parties montueuses, qui sont ailleurs l’effet des soulèvemens du terrain, sont ici formées par un creusement. Chaque ruisseau, chaque rivière s’est ouvert dans le plateau un sillon étroit, et a mis à nu la stratification de terrain qu’on observe dans les escarpes des falaises. Quand la vallée atteint une certaine profondeur, elle montre dans la coupe du plateau l’argile à la base, le calcaire au-dessus, et la couche arable à l’étage supérieur. Ainsi, sur la côte et dans l’intérieur, la nature et la disposition du terrain sont presque partout identiques ; il suit de là que, fluviatile ou maritime, l’origine des atterrissemens qui s’arrêtent dans l’embouchure de la Seine ne change rien aux élémens dont ils se composent, et que si la prédominance de l’un ou l’autre de ces élémens doit varier, cela importe assez peu. Quant au lit d’argile sur lequel repose la couche calcaire, la seule notion exacte qu’on possède sur l’épaisseur de ce lit vient du creusement du puits artésien du Havre : la sonde est descendue, sans le traverser, à 208 mètres de profondeur.

La constitution physique et la friabilité des terrains exposés à l’action des eaux expliquent la profondeur des érosions qu’ils ont subies. Voyons maintenant comment les eaux ont agi sur ces masses.

Ruisseau, torrent, rivière ou fleuve, tout cours d’eau transporte les débris des terrains qui l’alimentent au lac ou à la mer où vient expirer sa vitesse : les hauteurs s’abaissent, les bas-fonds s’élèvent, et persistant comme la puissance silencieuse de la pesanteur, ce travail de nivellement avance avec le temps et ne recule pas davantage. Le bassin hydraulique dont les dépouilles descendent la Seine comprend la totalité des territoires de sept départemens et des portions plus ou moins considérables de dix autres ; l’étendue en est de 7,553,000 hectares, et toutes les fois qu’une inondation s’épand, qu’un orage éclate sur ce vaste espace, des matières terreuses s’acheminent vers le réservoir commun. Si, comme le Rhône, le Nil et le Pô, la Seine se jetait dans une mer à niveau constant, ses dépôts ne seraient pas moins apparens que ceux de ces fleuves ; elle formerait aussi son Delta, et l’on mesurerait chaque année au-dessous de Quillebeuf l’extension prise par ses alluvions ; mais il n’en est pas ainsi. Tandis que les eaux amorties des autres fleuves abandonnent les terres dont elles sont chargées à leur embouchure, les courans de marée s’emparent des eaux de la Seine ; le flot les refoule violemment dans leur lit, le jusant les entraîne au large, et elles entrent, au contact de la mer, dans une période de nouvelles vicissitudes. Les sables se fixent presque immédiatement ; mais les matières plus ténues restent en suspension dans l’eau comme les vapeurs aqueuses dans l’air, se dissipent et s’affaissent de même. Les marins de l’entrée de la Seine ne se trompent pas sur l’origine des nuages vaseux qui se forment à la suite des crues des eaux douces ; ils les reconnaissent à leurs teintes argileuses. Les crétines, c’est ainsi qu’ils les appellent, se tiennent longtemps dans les tranches supérieures des eaux salées ; quand les vents d’est soufflent, elles sont poussées fort loin au large et y sont quelque temps promenées au gré des vents et des marées ; parfois aussi elles sont ramenées à l’embouchure du fleuve. Les alternatives des hautes et des basses mers, de la violence ou de la mollesse des vents et des courans, dispersent ou rassemblent ces matières vaseuses ; mais, toujours sollicitées par leur propre poids, elles descendent au fond dès qu’un peu de calme le permet. Une part, et c’est heureusement la plus forte, se perd dans les abîmes de l’Océan ; une autre se dépose dans le golfe intérieur de la Seine : mille influences indéfinissables accélèrent ou ralentissent les dépôts, les rapprochent ou les éloignent des places où leur présence doit rétrécir le domaine de la navigation ; si lentes que soient ces alternatives, elles ne sont jamais dans le cours des siècles qu’un instant imperceptible, et l’œuvre de la nature n’en avance pas moins. Depuis le jour où la Seine a commencé de couler, chaque heure, chaque minute verse dans son embouchure un contingent faible ou fort de remblai, et la perpétuité de ce tribut la comblerait à elle seule à la longue. Les lois de la nature sont immuables, et l’on ne peut pas plus arrêter ces atterrissemens qu’empêcher la Seine de couler ; mais on peut en dériver une partie, et l’on a déjà de la sorte enrichi l’agriculture par des travaux exécutés pour l’amélioration de la navigation. M. Doyat et M. Beaulieu, qui se sont succédé dans la direction des travaux d’endiguement de la basse Seine, ont constaté que les digues établies depuis 1846 en amont de Quillebeuf ont procuré la conquête de 1,406 hectares, au travers desquels divaguaient les eaux qu’ils ont disciplinées. Ces procédés, appliqués avec réserve, peuvent produire un grand bien. Employés sans discernement, ils conduiraient à des malheurs dont il n’est donné à personne de calculer l’étendue.

Les atterrissemens qui descendent avec les eaux douces ne sont malheureusement pas les seuls dont il y ait à s’inquiéter, et ceux que déterminent les vents du large et les marées concourent, dans une proportion bien plus menaçante, à l’exhaussement du fond de l’atterrage. Les explications données plus haut sur les allures des marées devant Le Havre ont fait pressentir l’influence qu’elles doivent exercer sur les dépôts terreux de l’entrée de la Seine, et, puisque nous étudions l’action des courans marins sur les rivages qu’ils corrodent ici, il importe de remarquer que sur toute la côte la marche du flot est beaucoup plus rapide que celle du jusant. D’après les Instructions nautiques publiées par le dépôt de la marine, la durée moyenne du courant de flot est devant Le Havre de cinq heures dix minutes, et celle du courant de jusant de sept heures quinze minutes, ce qui établit entre les vitesses le rapport de 100 à 71 ; mais, soit concours des ondes de la mer montante, soit circonstances locales encore imparfaitement connues, la différence des vitesses semble être, sur divers points de la côte, fort supérieure à celle qui vient d’être indiquée, et l’on entend les pêcheurs, dont les préjugés même sont rarement tout à fait hors du chemin de la vérité, prétendre que la vitesse du flot est souvent triple de celle du jusant. Il n’est pas indispensable d’avoir la mesure exacte de ces différences pour juger que la marche des matières charriées par les courans doit en être gravement affectée. Si la durée du flot était égale à celle du jusant, les forces d’entraînement de ces deux courans se neutraliseraient, et les sables que l’un apporte seraient remportés par l’autre ; mais du moment que la marée monte dans l’embouchure de la Seine beaucoup plus vivement qu’elle n’en descend, elle doit y jeter, dans son ascension, plus de matières terreuses qu’elle n’en entraîne dans sa retraite. Il n’est pas possible de distinguer, dans les alluvions marines qui affluent vers l’embouchure du fleuve, celles qui proviennent de la percussion des lames de fond ; mais on aperçoit plus clairement celles que fournissent, par la rive droite, les falaises du pays de Caux, et, par la rive gauche, les côtes septentrionales de la Basse-Normandie. Une fois entrées dans la Seine, ces alluvions y sont malaxées par les courans opposés qui les saisissent alternativement : elles sont souvent transportées d’un bord à l’autre ; cependant, malgré l’intimité des mélanges qui résultent d’une telle confusion, elles veulent être considérées séparément dans leurs origines.

Il y a onze ans déjà, on essayait dans la Revue[14] de remonter aux sources du courant de galets qui obstrue au nord du cap d’Antifer les atterrages de Fécamp, de Saint-Valery en Caux, de Dieppe, du Tréport et de l’embouchure de la Somme. « La roche crayeuse, disait-on, dont les falaises montrent la coupe, se compose de couches horizontales d’un à deux mètres d’épaisseur, séparées entre elles par des couches de cailloux siliceux. Les fibres de la pierre sont verticales ; leur cohésion dans ce sens est très faible, et elle est encore diminuée par l’interposition des couches de silex. De cette double disposition résulte la tendance du terrain à se fendre en prismes verticaux. Deux fois par jour, la marée vient battre le pied des falaises ; chaque flot qui les heurte emporte quelque parcelle de la roche poreuse qui les constitue, et quand les hautes mers des syzygies se ruent contre elles par les tempêtes de l’ouest au nord, des lames furieuses les sapent à coups pressés ; elles déchaussent l’escarpe, la minent ; bientôt celle-ci surplombe, se détache et s’écroule. On croirait que le talus formé sur ces débris va défendre le pied de la nouvelle muraille ; mais, avec sa nature friable, la marne résiste mal à l’action des flots : elle s’imbibe, se brise, se délaie en molécules impalpables, et la falaise mise à nu est de nouveau attaquée à vif. Les pluies et les gelées aident la mer dans cette œuvre de destruction. Des fentes plus ou moins profondes s’entr’ouvrent dans la partie supérieure du terrain ; les eaux pluviales s’y infiltrent, et soit qu’elles s’y congèlent, soit qu’elles ramollissent et dissolvent les tranches de marne sur lesquelles elles pèsent, l’effet produit est le même, et l’action sourde des eaux intérieures aboutit tout aussi bien que les attaques retentissantes de la mer à d’immenses éboulemens. »

Tel est le spectacle de destruction qu’offre d’Ault au Havre une ligne de 140 kilomètres de falaises. Le cap d’Antifer étant le point de partage des deux courans entre lesquels se divise le flot, celui qu’attire à soi l’embouchure de la Seine ne côtoie les falaises et n’en recueille les débris que sur une étendue de 23 kilomètres ; il s’en saisit et passe devant Le Havre avec ses eaux chargées des teintes laiteuses de la marne délayée et son éternelle traînée de galets. Ces deux élémens se séparent dans leur marche en raison de la différence des pesanteurs et des volumes ; l’un est tenu en suspension, l’autre roule sur le fond de la mer. À chaque marée, les galets avancent avec le flot et rétrogradent, mais à une moindre distance, avec le jusant ; le cri plaintif de ces froissemens sous-marins perce au milieu du bruit des lames qui se brisent sur le rivage et du mugissement lointain de l’Océan. Pressés par le courant contre la côte, ils arrivent dans la Seine en masse serrée, sans s’égarer et sans perdre dans les oscillations de leur marche au-delà de ce que leur enlève le frottement. Les sables siliceux de cette origine suivent la route des galets ; seulement ils peuvent être poussés plus loin, et ils se fixent probablement en grande quantité sur les bancs qui s’avancent de l’embouchure vers le large. Les marnes délayées sont tenues en suspension par le moindre mouvement des eaux, et ne se déposent que dans de très rares momens de calme. Le lit de la Seine retient tout ce qui est silice, laisse échapper la plus grande partie de ce qui est calcaire, et c’est pour cela sans doute que, dans les dépôts qui s’y forment, le rapport entre les deux élémens constitutifs des falaises est si différent de ce qu’il est à son origine. Sans cette circonstance modératrice de l’accumulation des alluvions, l’atterrage serait depuis longtemps comblé.

S’il n’est pas possible d’atteindre une exactitude satisfaisante dans l’évaluation des dépôts qui se forment à l’embouchure de la Seine, il existe, sur le reculement des falaises du pays de Caux depuis les temps historiques, quelques documens sur lesquels on peut fonder des calculs d’une probabilité acceptable. Nous savons par exemple qu’au XIe siècle une église, placée sous l’invocation de Sainte-Adresse, s’élevait au lieu même où gît maintenant, à 2,000 mètres du rivage, le banc de l’Éclat, qui sert de limite extérieure à la petite rade du Havre. La rade elle-même s’est creusée à 8 mètres au-dessous du niveau de la basse mer dans les terres dont l’église occupait l’extrémité. Les érosions n’ont pas suivi sur ce point une marche régulière : elles ont dû commencer par d’immenses dislocations. La petite rade n’a pu s’approfondir, comme elle l’a fait, que par l’amoindrissement local de la résistance de l’argile brune à laquelle est superposé le calcaire. Si des cavités se sont ainsi formées à la base des falaises, les éboulemens ont dû se succéder rapidement, et les débris ont dû être emportés d’autant plus vite que, quand le cap de La Hève était beaucoup plus saillant et l’embouchure de la Seine beaucoup plus profonde qu’aujourd’hui, le cap donnait plus de prise aux attaques des flots. La plaine de Leure n’est pas autre chose que le principal dépôt des débris des falaises qui s’élevaient sur l’emplacement de la petite rade. Les galets livrés aux flots par ce terrain se sont rangés sur la limite du courant qui les entraînait en un long bourrelet qui, s’enracinant au pied du cap, s’est allongé à chaque progrès des destructions qui l’alimentaient ; il poussait devant soi dans l’embouchure de la Seine la pointe mobile du Hoc. Derrière cette digue naturelle régnait un calme favorable à la paisible accumulation des matières ténues qui ont formé le sol intérieur de la plaine. La perte de l’atterrage d’Harfleur a été la conséquence de la formation de la plaine de Leure : large et profond tant qu’il a été curé et rafraîchi par les courans directs qui lavaient auparavant le pied des falaises de Graville, cet atterrage a dû se combler aussitôt qu’ils se sont déplacés sous la pression des empiétemens de la pointe du Hoc ; la profondeur ne pouvait pas se maintenir longtemps dans une anse où s’arrêtaient à chaque marée des eaux chargées de sable et de limon.

Les éboulemens des falaises ont naturellement diminué à mesure que leurs dentelures s’émoussaient. Maintenant que la côte est rangée sur un alignement uniforme, il n’y a plus de raison pour que les falaises qui avoisinent Le Havre se dégradent plus rapidement que celles qui s’en éloignent. Les ingénieurs des ponts et chaussées ont constaté que de 1800 à 1847 celles de La Hève ont reculé de 14 mètres, ou en moyenne de 30 centimètres par an. Ces observations concordent avec celles que Lamblardie appliquait en 1789, dans son remarquable Mémoire sur les Côtes de la Haute-Normandie, à la ligne entière des falaises, et il en existe une confirmation presque mathématique dans le compte qui se tient aujourd’hui des quantités de galets qui arrivent devant le chenal du Havre. Soigneusement recueillies pour le lestage des navires, ces matières forment annuellement un cube de 12,000 mètres. Or les falaises tributaires de l’embouchure de la Seine sont plus élevées que celles qui gisent au nord du cap d’Antifer ; elles atteignent une hauteur moyenne d’environ 100 mètres. Sur une longueur de 23 kilomètres 30 centimètres de leur épaisseur, elles laisseraient tomber chaque année à la mer une masse de 690,000 mètres cubes, et comme le galet entre pour un trente-troisième dans leur structure, sa part serait de 21,000 mètres. L’emploi de 12,000 mètres au lestage peut paraître la justification de cette évaluation, puisqu’il y faudrait ajouter la quantité qui passe hors de la portée des ramasseurs et celle que le frottement réduit en sable dans le trajet.

Dans cette recherche des causes » de l’encombrement de l’embouchure de la Seine, les découvertes pénibles se multiplient à chaque pas. Le contingent des falaises de Caux dans les atterrissemens est fort supérieur à celui de la haute Seine, et il est peu de chose auprès de celui des côtes et du talus sous-marin de la Basse-Normandie. On le devine à la simple inspection des deux côtes qui convergent vers Le Havre ; on est convaincu dés qu’on porte son attention sur les points d’arrivée de leurs dépouilles.

Le courant de flot qui va du cap de Barfleur à l’entrée de la Seine a huit fois la longueur de celui qui descend du cap d’Antifer. Il a peu de prise sur les roches granitiques qu’il côtoie en amont de La Hougue ; les débris qu’il recueille en commençant sa course sont surtout des sables marins et des coquilles brisées, et il les laisse dans la baie des Vays et sur les bancs de La Hougue et du Cardonnet. Après les Vays, il corrode, de Moisy à Arromanches, le pied des falaises marneuses dont les dépouilles ont déjà transformé en herbages les anciennes baies de la Seule, de l’Orne et de la Dives ; il échancre ensuite le long de la plaine de Caen la terrasse sous-marine dont l’élévation réduit la profondeur des ports de cette côte, et que réparent sans cesse les sables de fond poussés par les vents du nord. Il arrive, devant la pointe de Beuzeval, chargé des terres friables qu’il a enlevées depuis les Vays, et de l’entrée de l’embouchure de la Seine jusqu’à Honfleur, on assiste partout au travail d’alignement de la côte, auquel concourent la terre en abandonnant ses parties saillantes, la mer en en transportant la poussière vers l’est.

Trouville est le lieu le mieux choisi pour ce genre d’observations. On n’aperçoit nulle part si bien la vivacité du flot, la mollesse relative du jusant, et les effets de la différence de ces deux forces. Le premier témoignage de l’affluence des matériaux arrachés aux côtes du Calvados qui frappe les yeux est le marais et la dune de Deauville, qui embrassent, entre la rive gauche de la Touques et le pied du mont Canisy, une surface de 240 hectares. Une division de la flotte avec laquelle le bâtard de Normandie allait conquérir l’Angleterre stationnait en 1066 dans l’anse dont ces terrains ont pris la place. Sans doute la côte d’où se sont détachés ces débris n’était pas à cette époque dans l’état où nous la voyons aujourd’hui : les dentelures n’en étaient pas émoussées, et la mer avait plus de prise sur leurs aspérités ; mais les alluvions trouvent plus loin des plages qui les alimentent. Le mouvement de translation des sables continue de l’ouest à l’est, et la plage de Trouville en offre à cette heure même une preuve palpable. Depuis 1846, une estacade, sous la protection de laquelle se sont formés un chenal et un port excellens, s’allonge à l’embouchure de la Touques ; elle a arrêté la marche des sables qui obstruaient le lit de la rivière. Dans ces douze années, la plage de la rive gauche de la Touques s’est exhaussée de plusieurs mètres ; la retenue de sable s’est allongée de jour en jour : la queue en est actuellement à deux kilomètres de l’estacade, et les nouvelles dunes qui s’élèvent sur cette base sont déjà gazonnées sur une étendue d’une vingtaine d’hectares. Par une conséquence naturelle, la plage des baigneurs s’est abaissée sur la rive droite d’environ deux mètres : elle est restée soumise à l’action du courant qui la corrode, et les sables qui devraient remplacer ceux qu’elle perd sont restés de l’autre côté de la rivière.

Pour compléter, sans sortir des limites de l’embouchure de la Seine, l’exploration des sources des dépôts qui s’y fixent, il suffit presque de quelques promenades sur les sommets et au pied des falaises comprises entre la pointe de Beuzeval et Honfleur. Dédaignât-on les observations auxquelles se prêtent les coupes à vif de terrain et les marques des sapes pratiquées par la mer, on sera bien dédommagé d’un peu de fatigue par la magnificence du spectacle qu’on aura sous les yeux : d’un côté, les herbages touffus où le coursier normand hennit au milieu des bœufs à l’engrais qui ruminent, les sommets couronnés de grands bois, les guérets ombragés de pommiers, les habitations champêtres tapissées d’espaliers ; de l’autre, une mer où des essaims de bateaux pêcheurs sont traversés par les lourds navires qui apportent à la France les tributs des tropiques et des mers polaires ; dans le lointain, pour cadre à ce tableau, Le Havre avec sa forêt de mâts et les falaises du pays de Caux ; dans le fond, le lit de la Seine se dérobant dans la bruine ou resplendissant sous les feux du soleil.

Les falaises qui se montrent à l’ouest de Trouville sont les extrémités des branches du rameau montueux dont l’arête sépare le bassin de la Touques de celui de la Dives. Toutes sont évidemment les racines d’anciens caps que les courans du littoral ont rongés, dont les débris ont comblé les anses intermédiaires, et malheureusement la côte, en perdant son relief, ne s’est point soustraite aux érosions. Les sommets des falaises de Bénerville sont bouleversés sur une zone de 150 mètres de large ; le terrain a coulé sur sa base, et les inégalités confuses de sa superficie sont les traces d’une récente dislocation : ses fissures profondes se remplissent des eaux des pluies, et de nouveaux glissemens se préparent, d’autant plus certains que la mer a balayé le pied des talus qui pouvaient les arrêter. À Auberville, où les falaises ont 120 mètres de hauteur, les éboulemens sont gigantesques, et il faut renoncer à décrire ce chaos. Enfin, sur la face oblique de la pointe de Beuzeval, qui domine l’embouchure de la Dives, la coupe de l’argile brune est presque verticale, et si les débris du dernier éboulement n’étaient pas couverts de gazon, on les croirait tombés de la veille. En suivant le pied de ces mêmes falaises, on assiste pour ainsi dire, tant les marques des mouvemens du terrain sont significatives et quelquefois fraîches, à la démolition que poursuit la mer. Ici les bancs de rochers qui servaient de fondement aux anciens caps s’avancent au loin sur l’estran ; là des blocs erratiques, tombés de sommets écroulés depuis de longs siècles, se sont maintenus par leur masse, leur dureté, la cuirasse visqueuse de plantes marines et de coquillages dont les ont revêtus les flots ; tout près enfin de la falaise, des blocs détachés la veille, peut-être dans l’heure qui vient de finir, annoncent que l’escarpe déchaussée sera bientôt attirée dans l’abîme et déblayée à son tour.

De Trouville à Honfleur, la ligne des falaises est à peine interrompue ; seulement, vers Penne-de-Pie, elle est en retraite sur l’alignement de la côte, et des alluvions étroites se sont amassées au-dessous. Sur presque tout cet espace, on reconnaît, à deux degrés qui marquent la chute du plateau, qu’un grand abaissement s’est produit dans des temps reculés sur la large bande de terrain qui forme la côte actuelle. Les traces de cet événement ne sont nulle part si visibles qu’à la célèbre faille d’Hennequeville, si souvent visitée par les géologues. La face extérieure du terrain, s’affaissant comme s’il s’était fait au-dessous un grand vide, a mis à nu, sur une hauteur verticale d’une centaine de mètres, la formation intérieure du plateau. Ces mouvemens n’ont pu s’opérer sans produire dans le rivage une dislocation qui le dispose aux éboulemens ; aucune partie des falaises n’a probablement plus reculé et plus contribué à l’encombrement du golfe que celle-ci. Sur les sommets des falaises, de longues crevasses parallèles à l’abîme annoncent de tous côtés des masses qui commencent à céder, et les eaux qui suintent à basse mer de leur pied lubrifient intérieurement un sol déjà ébranlé. L’histoire locale n’enregistre point les avalanches de terre et de roches du rivage que nous venons de parcourir ; mais ses témoignages sont superflus après ceux que porte le terrain lui-même. Elle a été plus soigneuse à l’égard des affaissemens survenus près d’Honfleur, à la côte de Grâce, dès longtemps consacrée par les prières adressées au ciel pour les marins absens et les pieux hommages des marins échappés aux tempêtes. En 1538, un tremblement de terre entama profondément le cap, et la moitié de la chapelle de Notre-Dame fut entraînée. En 1615, ce désastre se reproduisit. Le 28 octobre 1757 eut lieu un nouvel affaissement de terrain. Enfin, dans la nuit du 26 janvier 1772, un éboulement, dont l’ingénieur du port observait les avant-coureurs depuis trois ans, s’étendit sur quatre kilomètres à l’ouest d’Honfleur, et la tranche de terrain détaché avait une quinzaine de mètres d’épaisseur. Est-il présumable que, quand la terre tremblait à la côte de Grâce, le voisinage demeurait intact ?

L’exploration des trois sources principales des atterrissemens qui rétrécissent de siècle en siècle dans le golfe intérieur de la Seine le domaine de la navigation ne nous a point appris quelle part il retient de ces débris. À la juger sur les enquêtes dont les travaux d’endiguement projetés en aval de Quillebeuf ont été l’objet, cette part serait peu de chose ; elle se réduirait à peu près aux matières siliceuses et autres qui, retenues par leur pesanteur spécifique ou leur volume, roulent sur le fond ; les matières vaseuses qui sont en suspension dans les flots ne paraîtraient dans la baie que pour en sortir avec le jusant, et une fois portées au large, elles en reviendraient rarement. Cette appréciation serait exacte, si les mouvemens qui s’opèrent dans les grands chenaux du golfe étaient les seuls dont il fallût tenir compte ; mais la propriété de tenir en suspension des sables ou des vases croît, diminue, se perd avec la vitesse et l’agitation des eaux, et rien n’est plus inégal que leurs allures, quand elles sont répandues sur une surface de 25,000 hectares. Tandis que des courans puissans entament leurs bords et le fond sur lequel ils roulent, ils alimentent des nappes latérales dans lesquelles une portion de leurs eaux s’endort et dépose le fardeau qu’elle leur avait emprunté. De César à François ler, les courans de la basse Seine avaient autant de vivacité qu’aujourd’hui ; cela n’a pas empêché les atterrages de Lillebonne et d’Harfleur de se combler, et le chenal navigable peut passer au bout des jetées d’Honfleur sans que l’intérieur du port cesse de s’envaser.

Les conséquences de faits aussi saillans sont faciles à tirer, et la première qui se présente à l’esprit est que l’étendue des surfaces livrées au calme est, dans ce golfe, la véritable régulatrice de la quotité des dépôts. Si l’on enferme de Quillebeuf à Honneur le chenal entre deux digues, à la sortie desquelles il se dirigera sur Le Havre, les eaux qui le suivront n’y laisseront aucune trace, elles y opéreront un curage continuel ; mais celles qui s’épancheront par des ouvertures latérales, ou pénétreront directement en arrière des digues, y trouveront à chaque marée plusieurs heures de repos ; un immense volume de vase, qui retourne actuellement à la mer, sera ainsi fixé, et le vide où circulent aujourd’hui des eaux courantes se comblera à vue d’œil. Une seule expérience directe sur la puissance d’envasement des eaux du golfe a été faite, dans des circonstances analogues, de 1847 à 1850, et les résultats en ont été constatés authentiquement. Il s’agissait de donner la mesure des services rendus à la navigation par l’établissement, entre Villequier et Quillebeuf, des digues qui, en resserrant le lit de la Seine, ont obligé les eaux à le creuser. Des ordres furent donnés à cet effet par M. Doyat, inspecteur-général des ponts-et-chaussées, dont le nom restera attaché, au bienfait de ces travaux. « J’invitai (dit-il dans son rapport du 4 décembre 1850) M. l’ingénieur Beaulieu à faire lever entre Villequier et Quillebeuf des profils qui, rapprochés de ceux qui avaient été faits avant les travaux, permissent de calculer le cube enlevé du chenal et celui déposé derrière les digues. Il résulte des calculs faits par cet ingénieur :

m
« 1° Que le cube des alluvions déposées est entre Villequier et La Vaquerie.
12,354,008
« Entre La Vaquerie et Quillebeuf
13,527,886
« Total
25,881,894
« 2° Que le cube enlevé dans le chenal est, entre Villequier et La Vaquerie 5,442,300
« Entre La Vaquerie et Quillebeuf 2,494,446
7,940,446
« En sorte qu’en admettant que les 7,940,446 mètres de sables enlevés du chenal soient allés se loger derrière les digues, il y a eu en outre un apport d’alluvions devenues de l’amont et de l’aval. »
17,941,448

Cet énorme atterrissement s’est déposé en quatre années sur une surface de 1,408 hectares, et, quelles que soient les circonstances particulières dans lesquelles il s’est formé, l’application de la puissance dont il est l’œuvre aux 15,000 hectares que lui livreraient les projets qu’on exécute aurait des conséquences faciles à prévoir. Après un endiguement complet, il resterait tout au plus à calculer le terme fixe du comblement de toute la partie du golfe qui ne serait pas occupée par le chenal. Pour affirmer que le golfe entier, ou peu s’en faut, peut être impunément soustrait aux oscillations des marées, il faudrait beaucoup de hardiesse. Au retour de ses campagnes hydrographiques à l’embouchure et dans la baie de la Seine, M. Beautemps-Beaupré n’était point de cet avis. Ses confrères de l’Académie des Sciences, ses camarades et ses amis l’ont alors entendu protester, avec l’autorité de sa longue expérience, de ses observations récentes et d’une justesse d’esprit qui rappelait souvent celle de Vauban, contre des projets de barrages dont les effets auraient beaucoup ressemblé à ceux des digues gigantesques dont il est aujourd’hui question. Il croyait que si l’Elbe, la Seine, la Loire, la Garonne, le Tage, arrivent à la mer par des golfes étroits donnant un vaste champ au jeu des marées, c’est une disposition qui a sa raison d’être, qu’on ne saurait la changer sans imprudence, que tout au moins les oscillations des masses d’eau qui remplissent ces réservoirs et s’en échappent alternativement ne sont point inutiles au maintien des atterrages, qu’enfin le mieux dont on se flatte conduit parfois à la perte du bien dont on jouit.

Quand le golfe sera comblé, quand ce grand atelier de trituration n’existera plus, les masses énormes de débris que les marées amènent des falaises de Caux et des côtes du Calvados à la rencontre des alluvions de la Seine s’arrêteront inévitablement à l’entrée du fleuve ; les bancs déjà formés en avant du Havre, et dont les travaux récens des hydrographes de la marine ont constaté le progrès, s’exhausseront, et avec ses abords obstrués, Le Havre, que rien ne peut remplacer sur les bords de la Manche, deviendra un établissement de l’ordre d’Honfleur ou de Trouville. Ce résultat peut paraître douteux, quand on se borne à considérer l’intérieur de l’embouchure de la Seine ; mais il devient clair comme une équation, lorsque, sortant de la baie, on remonte à la source des alluvions menaçantes auxquelles notre imprudence prépare une place. Il est heureusement encore temps de s’arrêter. Les endiguemens ont maintenant assuré l’amélioration de l’atterrage de Rouen : les poursuivre, ce serait assurer la perte de celui du Havre.

La génération qui conduit aujourd’hui les affaires de la France aura-t-elle accompli sa tâche et donné aux générations qui la suivront autant qu’elle a reçu de celles qui l’ont précédée, lorsqu’elle se sera abstenue de rendre inaccessible du côté du large un port dans l’intérieur duquel s’exécutent aujourd’hui même de magnifiques travaux ? Non sans doute, si elle peut faire davantage ; or l’étude d’un petit nombre de circonstances naturelles et du parti qu’en ont tiré en dehors du Havre de pauvres pêcheurs permet d’espérer qu’il est possible, sinon de tarir la source des alluvions, dont le cours naturel amènerait la destruction de notre établissement maritime, du moins d’en suspendre indéfiniment les effets. Pour donner à ce sujet des indications suffisantes, il faut considérer séparément les deux côtés de l’entrée de la Seine.

Les bases manquent pour la détermination de la part des 648,000 mètres cubes de marne annuellement arrachés aux falaises de Caux qui se fixe dans l’embouchure de la Seine : la marche des courans chargés de ces dépouilles, les circonstances qui favorisent ou contrarient les dépôts sont sujettes à trop de variations pour être saisissables ; mais une chose est hors de doute, c’est l’immense préjudice que cause au golfe intérieur de la Seine et au port du Havre l’alimentation de ce courant vaseux.

Ces considérations frappaient, une trentaine d’années, après la fondation du Havre, l’esprit curieux et entreprenant d’Henri II. Le courant de galets, probablement plus nourri alors qu’il ne l’est aujourd’hui, venait obstruer le chenal et former un poulier en avant : pour en arrêter les invasions, le roi ordonna l’établissement de longs épis enracinés à la côte de Sainte-Adresse, et tant que les récipiens formés par ces constructions furent ouverts, l’entrée du port fut intacte ; mais ils se comblèrent, et dès lors le galet, doublant les musoirs des épis, reprit sa route accoutumée. Ce résultat était facile à prévoir ; il s’agissait d’un fleuve à tarir, et non d’un lac à épuiser. Si les connaissances hydrographiques et les observations sur la constitution de la côte avaient été plus avancées, il aurait suffi d’un peu de réflexion pour apercevoir qu’on n’arrêterait le courant des galets qu’en s’attaquant aux sources qui l’alimentent, c’est-à-dire en mettant, à partir du cap d’Antifer, les falaises de Caux en état de défense contre les entreprises de l’Océan. Le développement de ces falaises étant de 23 kilomètres, elles livrent en moyenne aux courans qui en corrodent le pied 30,000 mètres cubes de leurs débris, dont 913 de galets, par kilomètre et par an. S’il n’y avait pas à tenir compte du frai par lequel une partie du galet est réduite en sable, le premier kilomètre, à partir du cap d’Antifer, en livrerait au suivant 913 mètres, le second 1,826, le troisième 2,739, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui en livrerait 21,000 à l’embouchure de la Seine. Il est donc certain qu’en préservant une partie quelconque de ce rivage, ou, ce qui revient au même, en la fixant, on réduirait d’une quantité proportionnelle à sa longueur le contingent des falaises dans l’exhaussement du golfe de la Seine. Et si l’on assurait ce bienfait, à toute la ligne qui s’étend du cap d’Antifer au cap de La Hève, Le Havre ne recevrait plus d’atterrissemens par le nord.

Que la côte de Graville, que tapissent du Havre à Harfleur tant de verdoyans abris, ait jadis été une falaise exactement semblable à celles que dévorent sur l’autre revers du cap de La Hève les attaques de l’Océan, c’est ce dont l’aspect des lieux ne permet pas de douter. Un jour est venu où, s’avançant vers l’est, le bourrelet de galets dont s’enveloppait le pied du cap de La Hève a détourné le courant qui rongeait la falaise de Graville, et n’a laissé dans le lit d’où il le chassait que des eaux stagnantes. De ce jour, les éboulemens de la falaise se sont accumulés sur place et se sont allongés en talus jusqu’à l’état de parfaite stabilité. Il en serait de même de tous les points des falaises de Caux où des bancs de galets s’interposeraient entre elles et les coups de la mer. Des bancs faits pour servir de modèle à ceux qui rempliraient cet office sur la côte entière se sont d’eux-mêmes établis partout où il s’est trouvé un vide entre deux points d’appui : les débouchés de toutes les vallées, grandes ou petites, en offrent des exemples, et les plages les plus connues sont celles où l’on apprend le mieux comment se forment et se maintiennent ces bancs.

Vues de la mer, ces plages ont l’aspect de coupures pratiquées dans la falaise. Celle d’Étretat a 360 mètres d’ouverture, celle de Fécamp 460, celle de Dieppe 1,470, celle du Tréport 1,380. De tels rentrans latéraux ont offert aux courans de marée des vides où les eaux amorties ont déposé le galet dont elles étaient chargées. Obéissant alternativement à l’impulsion du flot et à celle du jusant, la traînée de galets s’est en même temps enracinée aux deux côtés de chaque coupure, et les deux jetées naturelles, marchant à la rencontre l’une de l’autre, se sont promptement réunies ; elles se sont fortifiées par l’affluence de nouveaux matériaux jusqu’au jour où cet élargissement les a exposées aux érosions des courans. La mer alors les a remaniées et leur a donné peu à peu le talus de plus grande stabilité ; elle les a même élevées fort au-dessus de son propre niveau : lorsque des vents violens la fouettent contre le rivage, elle cingle avec son embrun et son écume le galet hors de sa portée, et la répétition de ce jeu produit à la longue de formidables accumulations. Les digues ainsi façonnées par la mer affectent uniformément dans le plan horizontal la forme d’une chaînette[15] faiblement tendue, et dans le profil de leur talus extérieur une courbe plus compliquée, dont il suffit ici de dire qu’elle a sept de base pour un de hauteur. Des populations nombreuses s’endorment, en arrière de ces remparts naturels, dans une sécurité d’autant plus profonde que la puissance aveugle dont ils sont l’ouvrage les consolide par les assauts qu’elle leur livre.

Il suit de là que des épis enracinés au pied des falaises à des distances convenables les uns des autres donneraient lieu à la formation de digues concaves semblables à celles d’Etretat et de plusieurs autres coupures beaucoup moindres. La mer arracherait elle-même de leur lit de carrière les matériaux destinés à ces digues ; elle les transporterait à leur nouvelle place et les y rangerait dans l’ordre de plus grande stabilité. La seule part de l’homme dans ce travail serait le premier établissement des épis et l’entretien des musoirs qui formeraient les points saillans et les appuis du feston des chaînettes. Les falaises en avant desquelles serait assis ce rempart seraient aussi bien défendues que celles de Graville, et les mêmes effets s’y produiraient : les éboulemens continueraient jusqu’à ce que les talus du terrain fussent en équilibre, et des pentes boisées se substitueraient aux escarpes blanchâtres dont la sauvage grandeur signale au loin la côte. Les navigateurs qui s’approchent ou s’éloignent du Havre y perdraient un effet pittoresque d’une rare majesté, mais l’affranchissement de l’embouchure de la Seine mérite bien qu’on y fasse quelques sacrifices.

Les travaux dont l’objet est le plus simple et le résultat le plus sûr ne sont pas ceux dont l’étude coûte le moins de soins, et l’on en fera l’expérience quand il s’agira de tarir, dans la dégradation des falaises de Caux, une des principales sources de l’encombrement de la Seine. Le choix de l’emplacement des épis, la détermination de leurs dimensions et de celles des intervalles à laisser entre eux, la graduation de l’exécution des travaux sur les quantités de galet fournies par la côte, l’ordre de priorité à fixer, les difficultés très réelles de l’établissement d’ateliers entre la mer et le pied de précipices souvent infranchissables, mille autres questions qui ne naissent qu’à l’aspect des lieux ou à l’apparition de dangers impossibles à prévoir exigeront une force d’âme et une puissance d’observation peu communes. La nouveauté du sujet, la grandeur de la lutte, la perspective des résultats, sont faits pour animer des esprits élevés ; armés des ressources actuelles de l’art de l’ingénieur, ils ne rencontreront pas d’obstacles insurmontables.

Ce qu’on sait du régime de la dégradation des falaises montre combien il reste à faire pour le connaître à fond. Osons cependant signaler, comme une preuve de l’aptitude du galet à former jusqu’aux musoirs des épis, les constructions que de pauvres pêcheurs font pour l’exercice de leur métier sur l’estran des falaises ; elles rendent peu coûtent moins encore, et, quoique submergées à chaque marée, elles résistent longtemps aux coups de la mer. La chaux hydraulique est partout sur place et prête à marier sa résistance à celle du galet. En second lieu, la falaise dont la fixation serait la plus nécessaire est incontestablement celle qui, au cap de La Hève, sert de base à deux phares dont l’abîme béant se rapproche tous les jours. Cette falaise est aussi celle où les travaux seraient les plus sûrs et les plus faciles : l’affluence des galets, plus forte que partout ailleurs, le voisinage du Havre, la disponibilité des hommes et du matériel nécessaires à la formation d’ateliers puissans, ne permettent pas de doutes sur le succès assuré à l’entreprise. Ce succès obtenu serait un acheminement vers l’exécution de conceptions plus hardies, et, restât-il isolé, un grand bien n’en serait pas moins acquis. La fixation des falaises aura cet avantage, que chaque tronçon de la ligne entière mis en état de défense atténuera un danger et donnera une garantie d’avenir à la navigation.

Si la côte du Calvados apporte aux atterrissemens de l’embouchure de la Seine un contingent beaucoup plus considérable que celui des falaises de Caux, il importe davantage de la mettre en état de défense ; mais s’il fallait arrêter le mal partout où le germe en existe, l’entreprise dépasserait les forces humaines. Elle n’aurait rien d’excessif, si l’on se bornait aux 27 kilomètres compris entre la pointe de Beuzeval et Honfleur. Donnant sur l’intérieur même du golfe, y jetant directement ses débris, ce rivage n’est probablement pas celui qui, par rapport à sa longueur, fournit le moins de matériaux à l’encombrement : les envasemens du port d’Honfleur et de l’anse de Fiquefleur, sur lesquels se dirigent les courans qui le côtoient, confirment cette présomption, ici ce ne sont plus des galets, mais des sables qu’il s’agit de fixer ; les uns et les autres sont des fluides imparfaits dont la stabilité, soumise aux mêmes lois, se calcule sur les mêmes formules, et l’expérience faite à l’estacade de Trouville contient un enseignement complet sur l’efficacité des épis pour former des talus de sable artificiels, et pour éloigner les courans d’un rivage qu’ils dégradent. Les roches qui se montrent de distance en distance au-dessous des falaises s’offrent pour la fondation des épis dont les blocs détachés adjacens seraient les matériaux, et la manière la plus sûre d’entretenir ces constructions économiques serait d’y semer des moules et des plantes marines. Les sables accumulés dans les intervalles des épis défendraient le pied des falaises, et les éboulemens, conservant désormais leurs talus, n’iraient plus alimenter les envasemens. De simples pêcheurs ont pris à Villerville, l’un des points de cette côte les plus essentiels à préserver, l’initiative de ce moyen de forcer la mer à s’imposer elle-même des barrières. Avertis par les mouvemens de l’humble falaise sur laquelle reposent leurs demeures, ils en ont armé le pied d’épis faits avec des pieux et des planches, et le galet qui se loge dans les intervalles forme déjà un glacis rassurant pour l’avenir. L’efficacité qu’ont auprès du Havre de semblables travaux pour la conservation de la plaine de Leure suffirait pour les recommander, et moins ils ont coûté sur la rive opposée, plus la puissance du principe est évidente.

La pointe de Beuzeval, où s’arrête notre course d’aujourd’hui, est un observatoire élevé de 105 mètres au-dessus de la mer, qu’il ne faut pas quitter sans profiter d’un spectacle instructif. À nos pieds est l’embouchure de la Dives ; à trois lieues à droite, celle de la Touques, et à trois lieues à gauche, celle de l’Orne. À l’étale, toute la côte est unie ; mais à mesure que la mer baisse, nous voyons se découvrir et s’étendre trois promontoires formés par les sables que dégorgent ces trois rivières, et nous reconnaissons l’action sous-marine que ces sables exercent sur les courans du littoral. Ils se rangent entre ces promontoires, suivant la courbe que prennent les galets dans les coupures des falaises de Caux, et il est surtout curieux d’observer comment les dunes qui se sont amoncelées entre l’Orne et la Dives ont fait à la vallée d’Auge un rempart qui se fortifie à mesure que ses deux épaulemens se prolongent. Ces promontoires sont autant d’épis qui ne diffèrent que par les dimensions de ceux avec lesquels il faudrait arrêter la démolition des falaises, et la nature fait ici en grand ce que l’art devrait faire ailleurs en petit ; elle enseigne les proportions et les effets des travaux qu’elle conseille, et montre par la stabilité même de ces travaux qu’on ne s’égare point en acceptant les formules qu’elle donne.

Les débris des falaises ne seraient pas tout ce que le système des épis enlèverait à l’encombrement de l’embouchure de la Seine : tous les sables du large qui se logeraient dans ces abris on que retiendraient les dunes seraient enlevés au courant qui se dirige vers Honfleur, et si l’on augmentait en les boisant le volume des dunes qu’il côtoie, elles retiendraient les masses de sable que leur nudité permet aux vents de leur enlever et de rejeter à la mer. Nous nous abusons beaucoup, ou il existe des moyens sûrs de conjurer les effets de la marche fatale des matières terreuses qui se détachent des cotes de la Basse-Normandie pour aller détériorer le plus précieux atterrage que nous possédions sur l’Océan. Si l’indication de ces moyens ne ressortait pas du régime hydraulique de la baie, il faudrait s’en défier ou plutôt leur refuser jusqu’à l’honneur d’un examen ; mais s’il s’agit simplement de s’approprier les procédés par lesquels la mer répare elle-même les brèches qu’elle a faites, l’élévation du but et la certitude de l’atteindre doivent encourager les études.

On vient de voir ce que vaut Le Havre comme établissement commercial, et quels graves intérêts s’y trouvent aujourd’hui menacés. Rappeler ici les événemens militaires dont Le Havre a été le théâtre, les attaques dont il a été l’objet, les moyens employés pour les repousser, ce serait aborder un nouvel ordre de faits qui doivent être considérés à part. Les ports secondaires ouverts sur la basse Seine ont eu leur part des vicissitudes militaires du Havre, et dans une arène si limitée et si homogène, les moindres accidens de guerre exercent sur le voisinage une réaction souvent plus importante dans ses conséquences que dans son origine. D’un autre côté, les portées de la nouvelle artillerie établissent entre les défenses de lieux que l’ancienne tenait pour trop éloignés une solidarité dont nos devanciers ne pouvaient pas avoir le pressentiment. Il convient de ne pas exposer séparément des choses entre lesquelles existe une étroite connexion, et nous entrerons dans l’ordre des faits militaires quand nous aurons achevé l’exploration du pourtour de l’embouchure de la Seine.

J.-J. Baude.
  1. Ce sont, dans le langage des marins, ceux qui soufflent de la pleine mer vers la terre.
  2. Mémoires de messire Martin Du Bellay, contenant le discours de plusieurs choses advenues au royaulme de France depuis l’an 1513 jusqu’au trespas du roy François Ier. In-folio, Paris 1582.
  3. Henri II, Reims, juillet 1547 ; François II, Blois, novembre 1549 ; Charles IX, Paris, juillet 1566 ; Henri III, Paris, mai 1575 ; Henri IV, Paris, avril 1594 ; Louis XIII, Paris, 20 décembre 1612 ; Louis XIV, Paris, octobre 1643 ; Louis XV, Versailles, janvier 1718.
  4. La pièce originale est aux Archives de France, K, 81, n 32.
  5. La baie de la Seine a, du cap de Barfleur au cap d’Antifer, 104 kilomètres d’ouverture, de cette ligne à la côte du Calvados 45 kilomètres de profondeur, et 200 kilomètres de développement de cotes. Voyez, sur cette baie, la Revue du 15 avril 1854.
  6. Ce résultat est celui d’un dénombrement par quartiers, rues, maisons et familles, fait pour la perception de l’impôt par ordre du contrôleur-général des finances, et si le résumé suffit à l’examen des faits généraux, les détails auraient pour l’histoire locale un assez vif intérêt. Le manuscrit forme un volume in-4o ; il est à la Bibliothèque impériale.
  7. Les dimensions de ces bassins en donneront une idée plus exacte que de longues descriptions :
    Superficie.
    hect. — ares.
    Longueur des quais.
    mètres
    Bassin du Roi
    1     16     
    395               
    Bassin de la Barre
    5     00     
    1,140               
    Bassin du Commerce
    5     00     
    1,210               
    Bassin de Vauban
    7     67     
    1,580               
    Bassin de la Floride
    2     29     
    235               
    Bassin de Leure
    21     32     
    550               
  8. Cette hauteur, au moment de l’étale de haute mer, est :
    m — cm
    En vive-eau extraordinaire
         7     00     
    En vive-eau ordinaire      6     70
    En morte-eau ordinaire      5     00
    En morte-eau extraordinaire      4     40
  9. En tête des premières figurent des cotons en laine pour 132,482,000 fr., des métaux bruts pour 50,971,000 fr., et 179,000 tonnes de houille ; en tête des secondes, des tissus de soie pour 123,210,000 fr., et des tissus de laine, de coton et de lin pour 88,207,000 fr. Les vins entrent pour 16,094,000 fr. dans les exportations.
  10. Les perceptions de toute nature opérées par le service des douanes ont rendu en 1858 :
    fr. fr.
    Droits d’entrée
    184,052,609  
    Droits de sortie
    3,796,821  
    Droits de navigation
    3,793,952  
    Total
    191,643,382  
    Droits et produits accessoires
    2,076,276  
    Taxe des sels
    27,829,558  
    221,549,216  
  11. Καλέται ὧν πόλις Ιουλιοϐόνα (Kaletai hôn polis Iouliobona). Strabon, l. II, c. 8.
  12. De Bello Gallico, l. VIII, c. 7. — Orose, l. VI.
  13. « Ipsum namque castrum Caletus ante vocabatur, quod destructum et in majori elegantià reparatum ex suo nomine Juliobona vocare placuit. »
  14. Voyez l’étude sur les Falaises de Normandie, livraison du 15 juin 1848.
  15. La chaînette est la courbe que décrit une chaîne suspendue par ses extrémités à deux points horizontalement placés. En décrivant ces digues naturelles, il est permis de faire abstraction des chenaux dont elles sont percées pour la navigation à Fécamp, à Saint-Valery-en-Caux, à Dieppe et au Tréport. Ces chenaux sont des ouvrages d’art dont le galet reprendrait promptement possession, si les soins pris pour l’en expulser étaient suspendus. À Étretat, où l’on n’a point établi de chenal, les eaux intérieures filtrent en dessous du banc de galets.