Édition Privée (p. 81-82).


XXIII.



CAROLINE, celle des bessonnes mariée à Tit Toine St-Onge, suivit la loi commune. Elle travailla aux champs avec son mari et éleva une famille. Comme sa mère, elle eut trois garçons et deux filles. Le matin, elle attachait les plus jeunes au pied de sa couchette et amenait les aînés avec elle, afin d’aider à la besogne.

Brusquement, elle fut prise de consomption galopante. Mâço et la Scouine vinrent la voir. Elle était au plus mal. Son mari devenant veuf se remarierait pour sûr, et cette idée d’une belle-mère pour ses enfants la tourmentait, l’obsédait.

— Si je meurs, mangez toutes les confitures, leur recommanda-t-elle, un après-midi qu’ils entouraient son lit.

Elle mourut deux jours plus tard.

Pendant une semaine, la Scouine eut charge de la maison. Comme les petits pleuraient, elle les conduisit dans la chambre mortuaire, et leur montrant dans la bière la forme maintenant immobile de celle qu’ils avaient appelé maman :

— Si vous n’êtes pas sages, votre mère viendra vous tirer les orteils la nuit, affirma-t-elle.

Terrifiés par cette menace, les orphelins se tinrent cois, pleurant silencieusement, craignant que celle qui les avait aimés ne leur fit du mal. Comme un hôte malfaisant qui se glisse sous un toit, la peur était entrée dans leur cerveau, y battait la charge, faisait des courses folles, fouettait ces jeunes êtres sans défense. Elle les harcelait la journée, et le soir venu, ils n’osaient dormir. Infiniment malheureux, la solitude et les ténèbres les affolaient. Leurs pieds nus effleuraient nerveusement le plancher et dans leur couche, ils se recroquevillaient, se serraient en rond les uns contre les autres dans une attente angoissante. Épouvantés, ils ne pouvaient fermer les yeux et soudain, éclataient en sanglots.

St-Onge, le veuf, fit dignement les choses. Il commanda des funérailles de première classe et retint le corbillard à deux chevaux.

De retour à la maison, la Scouine s’empressait d’aller raconter à la mère Lecomte la pompe de la cérémonie.

— Un beau service, mame Lecomte, un chariot haut comme un voyage de foin.

Et elle accumulait les détails, s’animant, bavardant, gonflée d’orgueilleuse satisfaction. Et voilà qu’elle salivait, que ses grosses lèvres épaisses, lançaient jusque dans la figure de la vieille femme de petits grains humides que celle-ci essuyait avec son tablier bleu. Toute glorieuse, la Scouine déclarait :

— M’sieu l’curé a dit qu’il avait jamais vu d’aussi beau cercueil dans son église, jamais vu d’aussi beau cercueil.