Édition Privée (p. 38-41).


XIII.



LES habitants ont grassement fricoté à leur retour de la messe de Noël. Certes, ils ont l’appétit robuste autant que les bras, et après le voyage à l’église, au froid, et pendant que leurs bêtes broient leur avoine, à l’écurie, eux se mettent à table et font bombance. Puis, satisfaits, repus de nourriture, ils digèrent silencieusement autour du poêle et glissent béatement au sommeil.

Et au dehors, un Vieux Pauvre à longs cheveux blancs et à barbe de prophète, traîne sur la route de neige ses lourds pieds glacés. Il avance lentement et péniblement. Le vent irrespectueux et brutal le soufflette à la figure et s’accroche aux pans de ses vêtements, comme des mains malfaisantes, ennemies, qui voudraient le retenir, l’arrêter.

Il a si longtemps erré par les campagnes, il a passé tant de nuits à la belle étoile, ou dans les granges et les étables, il a jeûné si souvent, il a eu tant de misères, qu’il a oublié les noms de ceux qui furent ses fils et qu’il ne peut se rappeler la figure de celle qui fut la compagne de sa jeunesse. Peut-être qu’il est plus âgé que les antiques maisons en pierre qui bordent le chemin.

Le Vieux Pauvre semble un mage qui chercherait en vain l’Étoile Mystérieuse qui ne luira jamais pour lui…

Il va demandant l’aumône aux âmes charitables, pour l’amour de Dieu.

Le Quêteux frappe à la porte des Deschamps. La Scouine va lui ouvrir. Elle lui avance une chaise.

— Asseyez-vous, dit-elle.

Le mendiant s’assied. Il dépose son casque à terre, à côté de son siège. Ses doigts gourds et malhabiles déboutonnent son manteau. Il voudrait absorber un peu de cette bonne chaleur. Humblement, il répète la formule qu’il dévide du matin au soir, la prière qu’il adresse depuis si longtemps à tous ceux qu’il voit :

— La charité s’il vous plaît ?

— D’où venez-vous ? demande la Scouine.

— De Saint-Stanislas, répond laconiquement le Quêteux.

On lui a posé tant de fois la même question, qu’il se contente d’y répondre sans ajouter d’explications. Il est avare de ses paroles comme les riches de leurs biens.

— De Saint-Stanislas, répète la fille comme un écho. Quel âge avez-vous ? ajoute-t-elle.

— Soixante-dix-neuf ans.

— Y a-t-il longtemps que vous quêtez ?

— Dix-huit ans.

— Vous n’avez pas d’enfants ?

— J’ai une fille en service. Les garçons sont morts.

L’interrogatoire est fini.

Le silence se fait.

— Quelle heure est-il ? demande le Quêteux qui n’a pas déjeuné le matin et que la faim aiguillonne.

La Scouine regarde la pendule au mur, au-dessus d’une croix de tempérance, et une inspiration lui traverse l’esprit. L’idée qui a jailli si subitement en son cerveau la trouble à ce point qu’elle oublie de répondre. Elle est dans l’état d’un joueur qui va tenter un coup.

— Mais, le père, vous n’avez pas de panier ni de sac pour mettre ce qu’on vous donne.

— Ah ! ma pauvre dame, je suis trop vieux pour en porter ; je ne prends que de l’argent.

— Je vas vous dire, je vous donnerais ben une couple de cents, mais je n’ai qu’un trente-sous.

Le Quêteux reste perplexe.

— Si vous pouviez me le changer, se hasarde à dire la Scouine, un éclair dans les yeux, on pourrait s’arranger.

Sans attendre de réponse, la fille monte rapidement sur une chaise, ouvre la porte de la pendule et prend dans le fond de la caisse, une pièce blanche qui dormait là depuis trois ans.

— Je l’avais mise de côté pour faire dire une messe, explique la Scouine.

Alors le Vieux Pauvre enfonce lentement dans son gousset une main enflée, bleuie et tremblotante. Il en retire un porte-monnaie en cuir usé et luisant, au fermoir en cuivre poli par le frottement. Très lentement toujours, il l’ouvre et en retire trois pièces d’un sou et deux de dix sous qu’il palpe longuement. La lenteur du Quêteux énerve la fille debout devant lui. Son calme apparent ne cache-t-il pas un piège ? Enfin, il tend la monnaie. Vite, la Scouine la saisit et donne son trente-sous en échange.

Le Quêteux reste assis sur sa chaise, sa canne entre les jambes, le bout dans l’anneau en fer de la porte de cave. Il a son aumône dans sa poche. Il a prononcé les rares paroles qu’il avait à dire. Il ne s’en va pas. Il reste. Il n’est pas pressé. Il se repose.

La Scouine voudrait bien le voir partir. Elle est très mal à l’aise, inquiète. N’a-t-il aucun soupçon ? Finalement, le Quêteux ramasse son casque.

— Merci, ma bonne dame.

La Scouine respire, soulagée d’un grand poids.

La porte se referme.

Et le Vieux Pauvre, les entrailles criant famine, s’en va dans le froid, sa barbe de prophète et ses cheveux blancs flottant à la bise. Il s’éloigne sur la route de neige, usant ses pieds lourds et glacés dans une marche sans trêve. Il va demandant l’aumône à chaque porte pour l’amour de Dieu…

Et dans la maison chaude, près du poêle, la Scouine gavée de victuailles, un sourire de satisfaction sur la figure, s’exclame triomphalement :

— Je l’ai toujours ben passé mon trente-sous en plomb !