La Science nouvelle (Vico)/Livre 5/Chapitre 4

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 632-642).


CHAPITRE IV


CONCLUSION. — D’UNE RÉPUBLIQUE ÉTERNELLE FONDÉE DANS LA NATURE PAR LA PROVIDENCE DIVINE, ET QUI EST LA MEILLEURE POSSIBLE DANS CHACUNE DE SES FORMES DIVERSES.


Concluons en rappelant l’idée de Platon, qui ajoute aux trois formes de républiques une quatrième, dans laquelle régneraient les meilleurs, ce qui serait la véritable aristocratie naturelle. Cette république que voulait Platon, elle a existé dés la première origine des sociétés. Examinons en ceci la conduite de la Providence.

D’abord elle voulut que les géants qui erraient dans les montagnes, effrayés des premiers orages qui eurent lieu après le déluge, cherchassent un refuge dans les cavernes, que malgré leur orgueil ils s’humiliassent devant la divinité qu’ils se créaient et s’assujettissent à une force supérieure qu’ils appelèrent Jupiter. C’est à la lueur des éclairs qu’ils virent cette grande vérité, que Dieu gouverne le genre humain. Ainsi se forma une première société que j’appellerai monastique dans le sens de l’étymologie, parce qu’elle était en effet composée de souverains solitaires sous le gouvernement d’un être très bon et très puissant, optimus maximus. Excités ensuite par les plus puissants aiguillons d’une passion brutale, et retenus par les craintes superstitieuses que leur donnait toujours l’aspect du ciel ; ils commencèrent à réprimer l’impétuosité de leurs désirs et à faire usage de la liberté humaine. Ils retinrent par force dans leurs cavernes des femmes, dont ils firent les compagnes de leur vie. Avec ces premières unions humaines, c’est-à-dire conformes à la pudeur et à la religion, commencèrent les mariages qui déterminèrent les rapports d’époux, de fils et de pères. Ainsi ils fondèrent les familles, et les gouvernèrent avec la dureté des Cyclopes dont parle Homère ; la dureté de ce premier gouvernement était nécessaire, pour que les hommes se trouvassent préparés au gouvernement civil, lorsque s’élèveraient les cités. La première république se trouve donc dans la famille ; la forme en est monarchique, puisqu’elle est soumise aux pères de famille, qui avaient la supériorité du sexe, de l’âge et de la vertu.

Aussi vaillants que chastes et pieux, ils ne fuyaient plus comme auparavant ; mais, fixant leurs habitations, ils se défendaient, eux et les leurs, tuaient les bêtes sauvages qui infestaient leurs champs, et au lieu d’errer pour trouver leur pâture, ils soutenaient leur famille en cultivant la terre ; toutes choses qui assurèrent le salut du genre humain. Au bout d’un long temps, ceux qui étaient restés dans les plaines sentirent les maux attachés à la communauté des biens et des femmes, et vinrent se réfugier dans les asiles ouverts par les pères de famille. Ceux-ci les recevant sous leur protection, la monarchie domestique s’étendit par les clientèles. C’étaient encore les meilleurs qui régnaient, optimi. Les réfugiés, impies et sans dieu, obéissaient à des hommes pieux, qui adoraient la divinité, bien qu’ils la divisassent par leur ignorance et qu’ils se figurassent les dieux d’après la variété de leurs manières de voir ; étrangers à la pudeur, ils obéissaient à des hommes qui se contentaient pour toute leur vie d’une compagne que leur avait donnée la religion ; faibles et jusque-là errants au hasard, ils obéissaient à des hommes prudents qui cherchaient à connaître par les auspices la volonté des dieux, à des héros qui domptaient la terre par leurs travaux, tuaient les bêtes farouches et secouraient le faible en danger.

Les pères de famille, devenus puissants par la piété et la vertu de leurs ancêtres et par les travaux de leurs clients, oublièrent les conditions auxquelles ceux-ci s’étaient livrés à eux, et au lieu de les protéger, ils les opprimèrent. Sortis ainsi de l’ordre naturel, qui est celui de la justice, ils virent leurs clients se révolter contre eux. Mais comme la société humaine ne peut subsister un moment sans ordre, c’est-à-dire sans dieu, la Providence fit naître l’ordre civil avec la formation des cités. Les pères de famille s’unirent pour résister aux clients, et pour les apaiser leur abandonnèrent le domaine bonitaire des champs dont ils se réservaient le domaine éminent. Ainsi naquit la cité, fondée sur un corps souverain de nobles. Cette noblesse consistait à sortir d’un mariage solennel, et célébré avec les auspices. Par elle les nobles régnaient sur les plébéiens, dont les unions n’étaient pas ainsi consacrées. — Au gouvernement théocratique, où les dieux gouvernaient les familles par les auspices, succéda le gouvernement héroïque, où les héros régnaient eux-mêmes, et dont la base principale fut la religion, privilège du corps des pères qui leur assurait celui de tous les droits civils. Mais comme la noblesse était devenue un don de la fortune, du milieu des nobles mêmes s’éleva l’ordre des pères qui, par leur âge, étaient les plus dignes de gouverner ; et entre les pères eux-mêmes, les plus courageux, les plus robustes furent pris pour rois, afin de conduire les autres, et d’assurer leur résistance contre leurs clients mutinés[1].

Lorsque, par la suite des temps, l’intelligence des plébéiens se développa, ils revinrent de l’opinion qu’ils s’étaient formée de l’héroïsme et de la noblesse, et comprirent qu’ils étaient hommes aussi bien que les nobles. Ils voulurent donc entrer aussi dans l’ordre des citoyens. Comme la souveraineté devait avec le temps être étendue à tout le peuple, la Providence permit que les plébéiens rivalisassent longtemps avec les nobles de piété et de religion, dans ces longues luttes qu’ils soutenaient contre eux, avant d’avoir part au droit des auspices et à tous les droits publics et privés, qui en étaient regardés comme autant de dépendances. Ainsi le zèle même du peuple pour la religion le conduisait à la souveraineté civile. C’est en cela que le peuple romain surpassa tous les autres ; c’est par là qu’il mérita d’être le peuple roi. L’ordre naturel se mêlant ainsi de plus en plus à l’ordre civil, on vit naître les républiques populaires. Mais comme tout devait s’y ramener à l’urne du sort ou à la balance, la Providence empêcha que le hasard ou la fatalité n’y régnât, en ordonnant que le cens y serait la règle des honneurs, et qu’ainsi les hommes industrieux, économes et prévoyants plutôt que les prodigues ou les indolents, que les hommes généreux et magnanimes plutôt que ceux dont l’âme est rétrécie par le besoin, qu’en un mot les riches doués de quelque vertu ou de quelque image de vertu plutôt que les pauvres remplis de vices dont ils ne savent point rougir, fussent regardés comme les plus dignes de gouverner, comme les meilleurs[2].

Lorsque les citoyens, ne se contentant plus de trouver dans les richesses des moyens de distinction, voulurent en faire des instruments de puissance, alors, comme les vents furieux agitent la mer, ils troublèrent les républiques par la guerre civile, les jetèrent dans un désordre universel, et d’un état de liberté les firent tomber dans la pire des tyrannies, je veux dire dans l’anarchie. À cette affreuse maladie sociale la Providence applique les trois grands remèdes dont nous allons parler. D’abord il s’élève du milieu des peuples, un homme tel qu’Auguste, qui y établit la monarchie. Les lois, les institutions sociales fondées par la liberté populaire n’ont point suffi à la régler ; le monarque devient maître par la force des armes de ces lois, de ces institutions. La forme même de la monarchie retient la volonté du monarque, tout infinie qu’est sa puissance, dans les limites de l’ordre naturel, parce que son gouvernement n’est ni tranquille ni durable, s’il ne sait point satisfaire ses peuples sous le rapport de la religion et de la liberté naturelle.

Si la Providence ne trouve point un tel remède au dedans, elle le fait venir du dehors. Le peuple corrompu était devenu par la nature esclave de ses passions effrénées, du luxe, de la mollesse, de l’avarice, de l’envie, de l’orgueil et du faste. Il devient esclave par une loi du droit des gens qui résulte de sa nature même ; et il est assujetti à des peuples meilleurs, qui le soumettent par les armes. En quoi nous voyons briller deux lumières qui éclairent l’ordre naturel ; d’abord : qui ne peut se gouverner lui-même se laissera gouverner par un autre qui en sera plus capable. Ensuite : ceux-là gouverneront toujours le monde qui sont d’une nature meilleure.

Mais si les peuples restent longtemps livrés à l’anarchie, s’ils ne s’accordent pas à prendre un des leurs pour monarque, s’ils ne sont point conquis par une nation meilleure qui les sauve en les soumettant, alors à ce dernier des maux la Providence applique un remède extrême. Ces hommes se sont accoutumés à ne penser qu’à l’intérêt privé ; au milieu de la plus grande foule, ils vivent dans une profonde solitude d’âme et de volonté. Semblables aux bêtes sauvages, on peut à peine en trouver deux qui s’accordent, chacun suivant son plaisir ou son caprice. C’est pourquoi les factions les plus obstinées, les guerres civiles les plus acharnées changeront les cités en forêts et les forêts en repaires d’hommes, et les siècles couvriront de la rouille de la barbarie leur ingénieuse malice et leur subtilité perverse. En effet ils sont devenus plus féroces par la barbarie réfléchie qu’ils ne l’avaient été par celle de la nature. La seconde montrait une férocité généreuse dont on pouvait se défendre ou par la force ou par la fuite ; l’autre barbarie est jointe à une lâche férocité, qui au milieu des caresses ou des embrassements en veut aux biens et à la vie de l’ami le plus cher. Guéris par un si terrible remède, les peuples deviennent comme engourdis et stupides, ne connaissent plus les raffinements, les plaisirs ni le faste, mais seulement les choses les plus nécessaires à la vie. Le petit nombre d’hommes qui restent à la fin, se trouvant dans l’abondance des choses nécessaires, redeviennent naturellement sociables ; l’antique simplicité des premiers âges reparaissant parmi eux., ils connaissent de nouveau la religion, la véracité, la bonne foi, qui sont les bases naturelles de la justice, et qui font la beauté, la grâce éternelle de l’ordre établi par la Providence.

Après l’observation si simple que nous venons de faire sur l’histoire du genre humain, quand nous n’aurions point pour l’appuyer tout ce que nous ont appris les philosophes et les historiens, les grammairiens et les jurisconsultes, on pourrait dire avec certitude que c’est bien là la grande cité des nations fondée et gouvernée par Dieu même. On a élevé jusqu’au ciel comme de sages législateurs les Lycurgue, les Solon, les décemvirs, parce qu’on a cru jusqu’ici qu’ils avaient fondé par leurs institutions les trois cités les plus illustres, celles qui brillèrent de tout l’éclat des vertus civiles, et pourtant, que sont Athènes, Sparte et Rome pour la durée et pour l’étendue, en comparaison de cette république de l’univers fondée sur des institutions qui tirent de leur corruption même la forme nouvelle qui peut seule en assurer la perpétuité ? Ne devons-nous pas y reconnaître le conseil d’une sagesse supérieure à celle de l’homme ? Dion Gassius assimile la loi à un tyran, la coutume à un roi. Mais la sagesse divine n’a pas besoin de la force des lois ; elle aime mieux nous conduire par les coutumes que nous observons librement, puisque les suivre, c’est suivre notre nature. Sans doute les hommes ont fait eux-mêmes le monde social, c’est le principe incontestable de la science nouvelle ; mais ce monde n’en est pas moins sorti d’une intelligence qui s’écarte souvent des fins particulières que les hommes s’étaient proposées, qui leur est quelquefois contraire et toujours supérieure. Ces fins bornées sont pour elle des moyens d’atteindre les fins plus nobles, qui assurent le salut de la race humaine sur cette terre. Ainsi les hommes veulent jouir du plaisir brutal, au risque de perdre les enfants qui naîtront, et il en résulte la sainteté des mariages, première origine des familles. Les pères de familles veulent abuser du pouvoir paternel qu’ils ont étendu sur les clients, et la cité prend naissance. Les corps souverains des nobles veulent appesantir leur souveraineté sur les plébéiens, et ils subissent la servitude des lois qui établissent la liberté populaire. Les peuples libres veulent secouer le frein des lois, et ils tombent sous la sujétion des monarques. Les monarques veulent avilir leurs sujets en les livrant aux vices et à la dissolution, par lesquels ils croient assurer leur trône ; et ils les disposent à supporter le joug de nations plus courageuses. Les nations tendent par la corruption à se diviser, à se détruire elles-mêmes, et de leurs débris dispersés dans les solitudes elles renaissent et se renouvellent, semblables au phénix de la fable. — Qui put faire tout cela ? ce fut sans doute l’esprit, puisque les hommes le firent avec intelligence. Ce ne fut point la fatalité, puisqu’ils le firent avec choix. Ce ne fut point le hasard, puisque les mêmes faits se renouvelant produisent régulièrement les mêmes résultats.

Ainsi se trouvent réfutés par le fait Épicure et ses partisans, Hobbes et Machiavel, qui abandonnent le monde au hasard. Zénon et Spinoza le sont aussi, eux qui livrent le monde à la fatalité. Au contraire, nous établissons avec les philosophes politiques dont le prince est le divin Platon, que c’est la Providence qui règle les choses humaines. Puffendorf méconnaît cette Providence, Selden la suppose ; Grotius en veut rendre son système indépendant. Mais les jurisconsultes romains l’ont prise pour premier principe du droit naturel.

On a pleinement démontré dans cet ouvrage que les premiers gouvernements du monde, fondés sur la croyance en une Providence, ont eu la religion pour leur forme entière et qu’elle fut la seule base de l’état de famille. La religion fut encore le fondement principal des gouvernements héroïques. Elle fut pour les peuples un moyen de parvenir aux gouvernements populaires. Enfin, lorsque la marche des sociétés s’arrêta dans la monarchie, elle devint comme le rempart, comme le bouclier des princes. Si la religion se perd parmi les peuples, il ne leur reste plus de moyen de vivre en société ; ils perdent à la fois le lien, le fondement, le rempart de l’état social, la forme même de peuple sans laquelle ils ne peuvent exister. Que Bayle voie maintenant s’il est possible qu’il existe réellement des sociétés sans aucune connaissance de Dieu ! et Polybe, s’il est vrai, comme il l’a dit, qu’on n’aura plus besoin de religion quand les hommes seront philosophes. Les religions, au contraire, peuvent seules exciter les peuples à faire par sentiment des actions vertueuses. Les théories des philosophes relativement à la vertu fournissent seulement des motifs à l’éloquence pour enflammer le sentiment, et le porter à suivre le devoir[3].

La Providence se fait sentir à nous d’une manière bien frappante dans le respect et l’admiration que tous les savants ont eus jusqu’ici pour la sagesse de l’antiquité et dans leur ardent désir d’en chercher et d’en pénétrer les mystères. Ce sentiment n’était que l’instinct qui portait tous les hommes éclairés à admirer, à respecter la sagesse infinie de Dieu, à vouloir s’unir avec elle ; sentiment qui a été dépravé par la vanité des savants et par celle des nations (axiomes 3 et 4).

On peut donc conclure de tout ce qui s’est dit dans cet ouvrage, que la science nouvelle porte nécessairement avec elle le goût de la piété, et que sans la religion il n’est point de véritable sagesse.



FIN.
  1. Ces rois des aristocraties ne doivent pas être confondus avec les monarques. (Note du Trad.)
  2. Le peuple pris en général veut la justice. Lorsque le peuple tout entier constitue la cité, il fait des lois justes, c’est-à-dire généralement bonnes. Si donc, comme le dit Aristote, de bonnes lois sont des volontés sans passion, en d’autres termes, des volontés dignes du sage, du héros de la morale qui commande aux passions, c’est dans les républiques populaires que naquit la philosophie ; la nature même de ces républiques conduisait la philosophie à former le sage, et dans ce but à chercher la vérité. Les secours de la philosophie furent ainsi substitués par la Providence à ceux de la religion. Au défaut des sentiments religieux qui faisaient pratiquer la vertu aux hommes, les réflexions de la philosophie leur apprirent à considérer la vertu en elle-même, de sorte que, s’ils n’étaient pas vertueux, ils surent du moins rougir du vice.
      A la suite de la philosophie naquit l’éloquence, mais telle qu’il convient dans des états où se font des lois généralement bonnes, une éloquence passionnée pour la justice, et capable d’enflammer le peuple par des idées de vertu qui le portent à faire de telles lois. Voilà, à ce qu’il semble, le caractère de l’éloquence romaine au temps de Scipion l’Africain ; mais les états populaires venant à se corrompre, la philosophie suit cette corruption, tombe dans le scepticisme et se met, par un écart de la science, à calomnier la vérité. De là nait une fausse éloquence, prête à soutenir le pour et le contre sur tous les sujets. (Vico.)
  3. Mais il est une différence essentielle entre la vraie religion et les fausses. La première nous porte par la grâce aux actions vertueuses pour atteindre un bien infini et éternel, qui ne peut tomber sous les sens ; c’est ici l’intelligence qui commande aux sens des actions vertueuses. Au contraire, dans les fausses religions, qui nous proposent pour cette vie et pour l’autre des biens bornés et périssables, tels que les plaisirs du corps, ce sont les sens qui excitent l’âme à bien agir. (Vico.)