L. Borel (p. 135-148).

VI

INJUSTICE DE LA FORTUNE

VI

INJUSTICE DE LA FORTUNE

Le philosophe vint au-devant de nous ; il pencha la tête, se croisa les bras, regarda autour de lui d’une façon triste, et dit d’une voix traînante :

« Il n’est plus ! »

Nous comprîmes qu’il s’agissait de Scévinus, et ce coup inattendu de la Fortune qui brisait une destinée si heureuse et allait livrer au hasard tant de richesses et d’existences nous fit courir, je l’avoue, un léger frisson. Pétronia, qui avait suivi Cadicia, s’arrêta, glacée de stupeur ; elle resta immobile quelques instants, puis, comme si elle ne pouvait survivre à son maître, elle poussa un grand cri et tomba la face contre terre, tandis que les femmes couraient se mêler aux esclaves qui pleuraient cette fin soudaine.

Scévinus était assis dans le bassin de marbre, le menton enfoncé dans la poitrine, les yeux d’agate grands ouverts, les mains pendantes, allongées, aux doigts écartés, pareilles à des mains de poupée, et semblant se détacher du corps. Il baignait dans un étang rouge qu’avait formé son sang. Sa face, verdâtre au milieu de ce bain de pourpre, était effrayante à la lueur des lampes, toute marbrée de taches noires par les essaims de mouches qui venaient de s’y établir.

Je sus vite ce qui s’était passé. Notre hôte avait reçu de César un ordre de comparaître devant lui pour se justifier du crime de trahison. C’était son arrêt de mort, il n’avait pas à se défendre. Il le comprit et se décida — non sans larmes — à se tuer.

Comme les sages, il s’était ouvert les veines dans son bain ; les tablettes où César avait écrit sa condamnation étaient devant lui.

J’observai que, parmi les misérables qui gémissaient autour de nous, il y avait des esclaves dont on voyait le dos troué de plaies rouges, béantes, à vif, que cherchaient les moustiques, plaies révélatrices de flagellations barbares et d’atroces châtiments. Ils ne maudissaient pourtant pas la mémoire du maître, car Scévinus, avant de mourir, les avait affranchis. À présent qu’ils n’avaient plus à le craindre, volontiers ils se l’imaginaient humain et compatissant.

Scévinus avait écrit son testament ; je pus en prendre connaissance, et j’observai que notre hôte ne manquait pas absolument de tout principe de style.

Il me laissait quelques légers souvenirs.

Cadicia, qu’il avait oubliée, maudissait l’ingratitude de son protecteur défunt, et disait à la vieille Juive qui venait de reprendre ses esprits :

« Hein, tu vois, c’était la peine de lui être fidèle !

— Mon pauvre gosse ! répétait Statilia, qui songeait à son fils et voyait toutes ses espérances détruites.

— Tu avais bien besoin de me déranger, disait Quirinalis à Vatinius.

— Est-ce que je pouvais prévoir, répliquait le parasite, que ce porc nous quitterait ainsi, sans nous prévenir ! »

Paulus, apprenant cette fin, déclara qu’il fallait se soumettre à la volonté de son Dieu. Comme il parlait de la résurrection des morts, quelques-uns, le prenant au mot, voulurent lui faire ressusciter Scévinus.

Mais le prophète se glissait dans la foule ; ils le cherchèrent en vain : il avait disparu.

J’ordonnai, comme il convenait, de placer le corps sur un lit de la grande chambre ; tandis qu’on le transportait, le philosophe Démétrius, qui est stoïcien, nous regardant d’un œil grave, a laissé tomber ces simples paroles :

« Scévinus a su mourir.

— Ce n’est pas malheureux, s’est écriée Cadicia ; jusqu’ici il n’avait rien su faire.

— Chère tendresse de mes entrailles ! pleurnichait la vieille Pétronia.

— Ressuscite-le donc, toi, dit Cadicia.

— Hélas !

— Eh bien, et ta sorcière, tu ne vas pas la chercher ? Si elle pouvait quelque chose ! Ce nigaud-là ne m’a pas seulement laissé le collier qu’il m’avait promis. »

La vieille lui répondit par des sanglots.

Statilia s’approcha ; elle ne me perdait pas de vue ; à cause de mon costume elle me croyait un ami riche du défunt, et elle était pleine d’attentions.

Après s’être penchée un instant sur le visage du mort :

« Il n’avait pas l’œil mauvais, dit-elle avec solennité. Homme infortuné ! Dire que j’aurais pu l’aimer ! »

Et tout d’un coup elle se cacha la face dans ses mains, et son ventre bondit sous la violence d’une douleur que personne ne pouvait prévoir.

Les femmes se lamentaient encore, lorsqu’un lieutenant de légion, couvert d’un manteau rouge, et un centurion, portant les aigles, pénétrèrent dans la première cour.

À leur vue, le philosophe Démétrius eut un tremblement, puis, saisi d’une inspiration soudaine, il se précipita vers le lieutenant.

« Scévinus vient de mourir, dit-il, je te transmets ses dernières volontés : Il lègue à César sa maison et ma personne.

— C’est bien », répliqua le lieutenant sans le regarder.

Il traversa la villa et s’introduisit dans la chambre mortuaire.

« Que personne ne sorte, cria-t-il en entrant. Les gens qui sont ici sont prisonniers : c’est l’ordre de César. »

Les femmes, sentant leur existence menacée, jetaient des cris de bêtes ; elles s’élancèrent vers la porte et firent des efforts violents pour s’enfuir, essayant de repousser le lieutenant et le centurion qui leur barraient le passage : mais par-dessus les épaules des officiers, elles virent étinceler sous la lune les lances des soldats qui avaient déjà envahi les cours de la villa ; alors elles n’eurent plus de courage, et, se reculant jusqu’au lit funèbre, elles se laissèrent tomber à genoux, désespérées.

Seule Cadicia resta près du lieutenant ; avec une insolence fixe et singulière, elle le regarda jusqu’à lui faire baisser les yeux ; puis elle l’écarta doucement et passa. Comme l’officier hésitait à la poursuivre et se retournait, elle revint sur ses pas et lui lança un mot à l’oreille ; il demeura dès lors tranquille sans plus s’occuper de cette impudente sortie, tandis que Cadicia s’avançait souriante à travers les rangs de lances qui s’ouvraient devant elle. Quant à moi, je ne fus pas inquiété ; je n’eus qu’à montrer la lettre et le sceau de César pour m’échapper de la villa.

Mon ennui, c’est que toutes les tavernes et jusqu’aux moindres auberges sont pleines. Je ne sais où me loger. Puissé-je rencontrer quelque jolie chercheuse d’aventures qui m’offre son lit, sa bouche et le secret de sa beauté, pour voir si le désir de mes yeux n’est point un mensonge.

Lis jusqu’au bout : la dernière ligne est la meilleure pour toi.

Je viens de rencontrer Cythéris qui montait en barque. Elle allait faire une promenade dans le golfe. Elle m’a dit : « Caïus ne m’ennuie pas trop. S’il ne veut pas être exigeant, mes lèvres lui gardent encore des baisers. Mais qu’il décide à l’accompagner la petite Flacilla. Après elle, je n’ai rien à lui refuser. »

Eh bien, très cher, Cythéris n’est-elle pas généreuse ? Réjouis-toi donc, obéis vite et rejoins-nous. Porte-toi bien.