Hachette (p. 211-221).



XV

pauvre jacquot


Caroline et Gribouille eurent bientôt fini le salon, et ils allèrent dans la salle à manger pour y préparer le couvert du déjeuner. À peine avaient-ils mis la nappe sur la table, que Caroline s’entendit appeler par Mme Delmis.

gribouille.

Est-ce que tu vas y aller, Caroline ?

caroline.

Il le faut bien. Madame n’est ni coiffée ni habillée ; c’est pour cela qu’elle m’appelle.

gribouille.

Et comment vais-je faire pour mon ouvrage ? Je t’ai promis de ne pas faire mon service sans toi.

caroline.

Quand cela se peut ; mais si cela devient impossible !…

gribouille.

On peut donc manquer à sa promesse en disant : « C’est impossible ».

caroline.

Oui… et… non… On voit, on réfléchit,… et on fait pour le mieux.

gribouille.

Et si le mieux n’est pas bien ? Regarde, moi, je fais toujours pour le mieux, et on me dit toujours que c’est mal. Le perroquet que j’avais mis au milieu de la table, c’était certainement très bien ? Tu vois ce que cela a fait ! tout comme si j’avais fait une bêtise.

— Caroline, Caroline ! où êtes-vous donc ? cria Mme Delmis.

caroline.

Me voici, madame ; j’arrive. — Mets le couvert, Gribouille, et surtout ne casse rien.

Caroline sortit en courant ; Gribouille la suivit des yeux.

gribouille.

Je ferai pour le mieux, c’est sûr : mais diront-ils que c’est bien ?

— Gribouille ! Ha ! ha ! ha ! Gribouille est bête ! Imbécile de Gribouille ! Ha ! ha ! ha ! dit une voix forte qui partait de derrière le rideau.

gribouille.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Qui parle de Gribouille ?

le perroquet.

Jacquot ! pauvre Jacquot ! Gribouille l’a battu !

gribouille.

Ah ! c’est toi ! menteur ! voleur ! scélérat emplumé ! Ah ! c’est toi,… et nous sommes seuls ! À nous deux, calomniateur ! traître !

Gribouille s’élança vers la fenêtre et ne tarda pas à découvrir le perroquet, qui grimpait le long du rideau en s’aidant du bec et de ses griffes. Voyant arriver son ennemi, Jacquot précipita son ascension en criant : « Ha ! ha ! ha ! imbécile de Gribouille ! »

Cette dernière injure exaspéra Gribouille, qui sauta sur le perroquet, presque hors de sa portée ; Gribouille ne saisit que la queue, dont quelques plumes lui restèrent dans les mains. Il s’élança une seconde fois sur le rideau après lequel grimpait le pauvre Jacquot avec prestesse et terreur tout en criant : « Au secours ! Gribouille ! Jacquot ! Gribouille l’a battu ! pauvre Jacquot ! »

Cette fois Gribouille avait mieux calculé son élan : d’une main il saisit le rideau, de l’autre il attrapa Jacquot au beau milieu du corps, et, le serrant fortement, il lui fit lâcher le rideau.

« Te voilà donc, mauvaise langue, insolent, pleurnicheur ! lui dit Gribouille en le regardant avec colère. Ah ! tu crois que cela va se passer en paroles ! Tu vas avoir une bonne correction, mauvais drôle ! Tiens ! vlan ! vlan ! »

Et Gribouille, accompagnant ses paroles du geste, déchargea sur le dos et sur la tête de Jacquot une grêle de coups de poing ; le pauvre animal criait de toutes ses forces :

« Pauvre Jacquot ! Gribouille l’a battu !

— Ah ! tu appelles ! Ah ! tu veux encore me faire gronder ! Crie, à présent, crie ! »

En disant ces mots, Gribouille serrait la gorge de son ennemi, qui continuait à se débattre et à répéter d’une voix étouffée : « Au secours ! Pauvre Jacquot ! Pau… vre… Jac… »

Il ne put articuler la dernière syllabe  ; sa voix expira, son bec et ses yeux s’ouvrirent démesurément, ses ailes retombèrent inertes, et Gribouille ne tint plus dans ses mains qu’un cadavre.

S’apercevant enfin que le perroquet restait sans mouvement, Gribouille le laissa retomber.

« Va-t’en ! et ne recommence plus ; tu vois à présent que tu n’es pas le plus fort ! »

Jacquot ne bougeait pas.

« Tiens ! le voilà qui fait le mort, à présent ! Veux-tu t’en aller, méchante bête ! »

Gribouille lui donne un coup de pied.


Te voilà donc, mauvaise langue.

« Eh bien ! qu’a-t-il donc ? qu’est-ce qui lui prend ! Il ne bouge pas !… Est-ce que… ? Hum ! hum ! est-ce que j’aurais serré trop fort ?… C’est qu’il ne bouge pas plus qu’un mort. (Gribouille se met à genoux par terre et crie dans l’oreille du perroquet.) Voyons, Jacquot !… pas de bêtises !… Nous serons amis, je t’assure ! Jacquot ! lève la tête !… Puisque je te dis qu’il n’y a plus de danger ! (Gribouille se relève, reste les mains jointes devant le perroquet, qu’il regarde avec frayeur.) Je crois… je crains… qu’il ne soit mort comme maman… Il va aller avec elle et il va lui dire que c’est moi qui l’ai fait mourir !… Oh ! il le dira !… Il est si méchant ! Et maman le croira, puisque je ne serai pas là pour lui expliquer… Ah ! oui,… mais quand je serai mort aussi, moi, j’irai avec maman, et je lui raconterai bien des choses qui ne feront pas plaisir à Jacquot… Que faire ; à présent ? Ils vont tous dire que c’est moi… Et puis madame sera d’une colère ! d’une colère ! Pourvu qu’elle ne renvoie pas Caroline !… Ah ! mon Dieu ! Caroline, ma pauvre sœur ! Quoi faire ? quoi dire ? Ah ! une idée ! Monsieur est mon ami : je vais lui demander conseil. »



Et Gribouille, rejetant du pied le pauvre Jacquot jusque sous le rideau, courut chez M. Delmis.

monsieur delmis.

Qu’y a-t-il, Gribouille ? Tu as l’air tout effaré.

gribouille.

Il y a de quoi, monsieur ! Si monsieur savait ce qui m’arrive… Mais je n’ai plus peur, car monsieur est mon ami ; il me protégera.

monsieur delmis.

Contre qui faut-il te protéger, mon pauvre garçon ? Est-ce Mlle Rose ou Mme Piron ?

gribouille.

Ah, monsieur ! bien mieux que ça, c’est contre madame.

— Ho ! Ho ! mais ceci… devient grave, dit M. Delmis en prenant un air sérieux, Raconte-moi ce qui est arrivé.

gribouille.

Voilà, monsieur. J’étais donc à mettre le couvert, quand j’entends une voix, oh ! mais une voix ! Si monsieur l’avait entendue, il en aurait été saisi comme moi !

monsieur delmis.

Et que te disait cette voix si terrible ?

gribouille.

Ce qu’elle disait ? Des injures ! Des choses tout à fait désagréables !

monsieur delmis.

Qui était-ce donc ?

gribouille.

Monsieur va voir. Je regarde, je me retourne. Qu’est-ce que je découvre ? Jacquot, ce diable de Jacquot qui s’en donnait à m’injurier ; et il grimpait, il grimpait ! faut voir comme il se dépêchait… car cet animal est… lâche, monsieur ; je l’ai toujours vu lâche !… Donc, le voilà qui grimpe en haut du rideau. Je saute après ; j’attrape la queue ; je tire si fort que même il m’en reste deux plumes dans la main… Mon coquin monte toujours en m’agonisant de sottises… Ma foi ! la moutarde me monte au nez, je fais un saut de géant et j’attrape le drôle au beau milieu du corps… Pas moyen, là !… je le tenais ; je tire, il lâche le rideau… J’étais en colère, comme monsieur peut bien le penser. Je tape tant que j’ai de forces. Le gredin crie : « Au secours ! » Je serre le cou ! (M. Delmis fait un mouvement.) Attendez, monsieur pense bien que je ne pouvais pas laisser cet animal attirer madame et Caroline par ses cris ; je serre plus fort et je tape toujours ! Ne voilà-t-il pas qu’il me fait la farce de ne plus bouger, de ne plus crier.

monsieur delmis.

Tu l’as étouffé ?

gribouille.

Pardon, monsieur, c’est lui qui s’est étouffé lui-même en se débattant comme un possédé, si bien que lorsque je l’ai lâché, il était mort… Oui, monsieur… Monsieur me croira s’il le veut,… il était et il est mort… Et je viens demander conseil à monsieur ; que croit monsieur ? que dois-je faire vis-à-vis de madame ? D’abord elle dira, bien sûr, que c’est moi.

monsieur delmis, avec impatience.

Et comment veux-tu qu’elle dise autrement, malheureux ! C’est toi et bien toi qui as tué Jacquot… Et quel conseil veux-tu que je te donne ?

gribouille.

Ainsi, voilà monsieur qui tourne aussi contre moi ! Monsieur croit que c’est moi qui ai causé la mort de cet animal hypocrite ?

monsieur delmis.

Que veux-tu que je dise et que je pense ? et quel conseil veux-tu que je te donne ?

gribouille.

Quant à cela, je ne peux pas le dire à monsieur ; si je savais ce que monsieur doit me conseiller, je ne le lui demanderais pas.

monsieur delmis.

Je n’ai rien à te dire ; je ne sais pas du tout, moi, ce que tu dois faire. Tu fais des sottises et puis tu me demandes de les réparer.

gribouille.

Et à qui monsieur veut-il que je le demande, si ce n’est à mon ami ? Monsieur est mon seul ami sur la terre. Excepté Caroline, qui est si bonne pour moi et qui m’aime, je n’ai personne… Personne ne m’a jamais dit, comme l’a fait monsieur : « Gribouille, je te défendrai, je serai ton ami… ». Et voilà pourquoi je viens à vous, monsieur.

Gribouille, en disant ces paroles, avait les yeux mouillés de larmes. M. Delmis, ému de la simplicité confiante de ce pauvre orphelin, lui prit la main, et, la serrant dans les siennes :

« Oui, tu as bien fait, mon pauvre garçon, mon ami, dit M. Delmis d’une voix émue et en appuyant sur ce mot. Je vais tâcher de te tirer d’affaire. Où est Jacquot ?

— Venez, monsieur, je vais vous le faire voir, dit Gribouille en se dirigeant piteusement vers la salle à manger… Voilà, monsieur, dit-il en l’amenant près du perroquet mort.

— Pauvre Jacquot ! dit M. Delmis en le prenant et examinant s’il n’y avait pas quelque reste de vie.

monsieur delmis.

Monsieur va-t-il se mettre à plaindre mon ennemi ?

monsieur delmis.

Cela ne m’empêche pas d’être ton ami, et je vais te le prouver. J’aimais Jacquot, parce qu’il m’amusait ; il était drôle, et quand il te disait des injures, il ne savait pas ce qu’il disait. Mais il faut à présent que ma femme ne sache rien de tout cela… Donne-moi la souricière que j’ai mise près du buffet… Très bien ! Tu vois qu’il y a des noix au bout du fil de fer qui sert à prendre les souris. Tu vas voir ce que je vais faire. »

M. Delmis prit Jacquot, lui passa la tête dans un nœud coulant en fil de fer de la souricière, et tira un peu pour faire croire que le perroquet s’était pris et étranglé en voulant atteindre les noix placées au fond de la souricière ; il posa le tout par terre, recommanda à Gribouille de mettre lestement le couvert et se retira dans sa chambre.

« La bonne idée ! la bonne idée ! s’écria Gribouille en battant des mains. Ce que c’est que d’avoir de l’esprit ! Il faut avouer que j’ai là un



vrai ami, un bon ami, et qui a des idées ! Me voici sauvé de madame… Et Caroline !… faut-il lui dire ? Je crois bien que oui,… ce ne serait pas bien de le lui cacher. »