LA RUSSIE
SOUS
L'EMPEREUR ALEXANDRE II

LA SOCIETE ET LE GOUVERNEMENT RUSSES DEPUIS L'INSURRECTION POLONAISE.

Une logique singulière conduit les affaires du monde. Parce qu’il y a deux ans, au nord de l’Europe, un peuple qui s’était raidi dans une convulsion d’héroïsme, dans un effort désespéré pour son indépendance, est retombé foudroyé et palpitant sur le sol, on a pu croire, on a pu dire que ce n’était qu’une insurrection de plus abattue et domptée, une crise semblable à tant d’autres crises circonscrites et dominées par la force, un épisode de répression passagère dans le vaste mouvement où se débat la Russie depuis la mort de l’empereur Nicolas. L’insurrection polonaise, cette insurrection qui n’est plus que de l’histoire, a eu dans sa défaite un bien autre caractère et de bien autres résultats. Par sa nature, elle dépassait les limites du champ de bataille où elle s’est agitée ; morte, elle se survit par l’ébranlement qu’elle a imprimé, par les suites qu’elle a encore aujourd’hui. Elle est devenue le point de départ de tout un ordre de phénomènes moraux et politiques pour l’Europe et pour la Russie elle-même : pour l’Europe, qu’elle a laissée dans cet état de malaise et d’embarras, fruit d’une intervention diplomatique mal conçue allant aboutir à un aveu d’impuissance collective ; pour la Russie, dont elle a surexcité et troublé les instincts en venant la surprendre dans les perplexités d’une laborieuse transformation intérieure. Au premier aspect, il est vrai, rien ne semble changé ni dans les institutions ni dans les hommes ; la politique officielle est aujourd’hui ce qu’elle était hier. Le mouvement de réformes par lequel s’est inauguré le règne de l’empereur Alexandre II ne s’est point interrompu ; il s’est ralenti tout au plus un instant pour reprendre bientôt son cours, s’étendant à tout, à l’administration et à l’économie sociale, au régime de la presse et à l’organisation de la justice, à l’ordre civil et à la constitution militaire. Rien n’est changé, si l’on veut, rien, si ce n’est les conditions morales dans lesquelles se déroule ce mouvement, et le souffle qui l’anime, et l’esprit qui le dirige. Au fond, l’insurrection polonaise a eu cet étrange effet d’atteindre l’autocratie dans son essence en paraissant la fortifier dans son action extérieure, d’intervertir complètement le rôle et les rapports des partis, de créer cette situation où les velléités libérales se perdent dans les plus audacieuses négations du droit, où s’agitent des courans d’opinion qui ont l’air d’expirer aux pieds du gouvernement et qui en réalité le dominent, où sous une apparente unanimité se cache une violente et redoutable : incohérence. Depuis deux ans, c’est l’obsession du polonisme, comme on dit à Pétersbourg et à Moscou, c’est cette obsession qui se mêle à tout, qui réagit sur tout, qui alimente toutes les polémiques avant de devenir une doctrine d’état ; c’est elle qui prenait possession de la politique russe dès 1863, et c’est elle qui tout récemment encore inspirait une de ces mesures d’expropriation qui ne sont plus qu’une conception révolutionnaire autocratiquement réalisée, le dernier mot d’un système acharné à vaincre même quand il n’y a plus de combattans, une de ces mesures à travers lesquelles se laisse entrevoir tout à coup le déplacement moral qui s’est fait dans une société et dans un gouvernement.

Situation étrange assurément, pleine de contradictions et d’énigmes, qui par ses racines plonge au plus profond de la vie russe et qui en définitive n’est qu’un prolongement, une phase plus saisissante de l’histoire contemporaine de ce vaste empire, à peine arraché d’hier à son immobilité, lancé aujourd’hui à la recherche d’un nouvel équilibre intérieur ; situation qui, en dehors même de la lutte polonaise, a ses origines, ses caractères, ses personnages, ses organes multiples, ses conflits intimes et ses péripéties. Je voudrais ressaisir le sens et la physionomie de cette histoire de deux années, qui se résume, à vrai dire, dans trois ordres de faits, — une violente agitation d’opinion, une crise morale de gouvernement, un ensemble de réformes où se reflète ce travail confus de passions et d’idées.

Et avant tout il y a deux traits essentiels, dominans, qui expliquent bien des choses en Russie. Le premier est une disproportion immense, un criant désaccord entre tous les élémens constitutifs du monde russe, entre la réalité obscure, opaque, lente à se mouvoir, et tout ce qui s’agite à la surface. C’est la conséquence inévitable de cet état de société où à côté d’une population de soixante-dix millions d’hommes murés jusqu’ici dans l’ignorance, vivant en quelque sorte de la vie organique, la population supérieure de mœurs, de goût et d’esprit compte tout au plus peut-être sept ou huit cent mille personnes. Dans cette masse puissante par le poids, il y a comme des intervalles monstrueux et des lacunes profondes qu’une transformation graduelle arrivera sans doute à combler, mais qui subsistent. Les distances morales entre les classes sont plus grandes encore que les distances matérielles entre les diverses régions de cet empire mal lié. En haut, des polémiques audacieuses ou subtiles, des raffinemens d’intelligence, des assemblées dont les discussions égalent presque les débats des parlemens occidentaux ; — en bas, les incendies se répandant partout de Saint-Pétersbourg à Simbirsk, devenant une sorte d’épidémie et détruisant la sécurité la plus élémentaire : — de là ce qu’il y a de factice dans certains phénomènes, dans certaines combinaisons de partis, dans la manière d’appliquer ou même de comprendre certaines réformes tombant tout à coup sur un terrain mal préparé. Figurez-vous deux négocians, l’un jeune, l’autre vieux, sortant il y a quelques mois d’une séance de la cour martiale de Moscou et échangeant leurs impressions sur la prochaine réforme judiciaire. — Qu’est-ce que le jury ? demande le vieillard ; est-ce le jury que nous venons de voir ? — Non, répond le jeune négociant, nous ne l’avons pas encore. Cette institution des « jurés » s’appelle ainsi parce que tous les magistrats seront obligés de jurer qu’ils ne recevront pas d’argent de ceux qu’ils jugeront. — Alors pourquoi ne rétablit-on pas tout de suite ? — Ah ! c’est qu’on a pitié de la position des magistrats, dont le traitement est peu élevé. Quand on pourra augmenter leur traitement, on exigera d’eux le serment, et nous aurons le jury. — Et au fait ce Russe a raison : pour lui, le progrès réel, c’est l’absence de vénalité ; le reste est un mirage.

Un autre trait caractéristique qui se combine avec le premier, qui le complète, c’est que les habitudes de discipline et d’obéissance sont tellement enracinées, si bien passées dans l’organisme moral, qu’elles se retrouvent là même où tout est affaire de persuasion et de spontanéité, dans les évolutions d’opinion. A défaut d’une pression du gouvernement, il suffit d’une initiative hardie donnant un signal et frappant fort sur les esprits. De là ces apparences d’unanimité qui éclatent parfois en Russie, à peu d’intervalle et dans les sens les plus contraires. Il y a des modes d’idées et d’opinions comme il y a des modes de costumes. Un jour tout le monde veut être libéral ou révolutionnaire ; un autre jour tout le monde passe à la réaction avec le même entrain. Hier M. Hertzen régnait, aujourd’hui c’est M. Katkof, le grand Russe de ces derniers temps, le fougueux et redoutable rédacteur de la Gazette de Moscou. Une fois l’impulsion donnée, tout suit ; résister est un acte de courage assez rare et d’ailleurs inutile. Je ne veux pas dire que ces changemens de front ne répondent à rien de réel ; seulement ils gardent toujours ce double caractère d’une vie à la fois factice et disciplinée, qui est le phénomène le plus sensible de ce qu’on pourrait appeler l’anarchie russe, — anarchie d’où sortira probablement une puissance nouvelle, mais qui en attendant s’aggrave, se prolonge dans des conditions chaque jour plus complexes, et reste un des plus saisissans épisodes de l’histoire contemporaine.


I

Qu’on se rappelle un instant où en était la Russie il y a quelques années[1]. Une fermentation universelle travaillait l’empire. A tous les degrés, dans toutes les sphères, même dans l’armée, à plus forte raison dans la jeunesse, dans les universités, soufflait l’esprit de fronde et de mécontentement, fruit de la lassitude du pesant régime de l’empereur Nicolas. Idées libérales, idées démocratiques et même socialistes, aspirations indéfinies, tout se mêlait. C’était l’époque où les assemblées nobiliaires votaient des adresses pour demander une constitution, où les journaux, échappant à toutes les répressions d’une censure multiple, commençaient à parler, et où du fond de l’exil M. Hertzen, par les divulgations audacieuses de la Cloche, par une propagande dont tout le monde était plus ou moins complice, exerçait un ascendant étrange, quoique clandestin, si étrange qu’on ne jurait en Russie que par le nom de l’émigré agitateur. Le gouvernement lui-même, moitié entraîné, moitié alarmé, hésitait, ne sachant plus que faire, flottant entre des tendances qu’il avait le premier favorisées par l’émancipation des paysans et la politique de réaction, qui lui soufflait ses conseils, — entre le sentiment vague d’une œuvre de réforme à poursuivre et la crainte effarée des symptômes qui se multipliaient autour de lui. Gouvernement et société en étaient arrivés rapidement à ce point extrême où le désordre des idées peut d’un instant à l’autre passer dans les faits, et où de l’incertitude naît le péril, lorsque deux incidens venaient tout à coup éclairer et modifier, singulièrement cette situation : c’étaient les troubles des universités de Moscou et de Saint-Pétersbourg, puis les incendies, — les incendies qui se sont bien autrement étendus et multipliés depuis, mais qui commençaient dès lors à se produire avec une menaçante intensité. Tous ces accidens imprévus, quoique si faciles à prévoir, et les manifestes révolutionnaires qui s’y mêlaient ou qui les suivaient, comme pour leur donner un caractère plus redoutable, laissaient une impression profonde, contagieuse. Je ne dis pas encore qui contribuait avec le plus de hardiesse et de décision en ce moment à rallier les esprits ébranlés, à fonder toute une politique sur ce vague sentiment d’anxiété. Toujours est-il qu’une partie du public russe s’arrêtait effrayée, et que le gouvernement à son tour, fort de l’appui de cette partie de l’opinion, se rejetait plus que jamais dans la réaction, redoublant de dureté contre les auteurs présumés ou avérés des manifestes révolutionnaires. De cette époque datent les premières poursuites contre le poète Michaïlof, mort depuis en Sibérie, contre le journaliste Tchernychevski, condamné plus tard, après deux ans de forteresse, aux travaux forcés et à la déportation, contre le malheureux Martianof, ancien serf, littérateur, dont le crime était de rêver à sa manière un tsar national et démocratique, contre des officiers enfin suspects de connivence avec les agitateurs et immédiatement fusillés. De cette époque aussi date la première apparition, au moins sous sa forme nouvelle, de ce parti altier, violent, moitié réactionnaire, moitié national, qui commençait sa campagne et disait : « Vous voulez le signalement des incendiaires ; ce sont ceux qui ne croient pas à Dieu, qui ne respectent pas les autorités établies, qui prêchent les principes des révolutionnaires de l’Occident, etc. »

C’est dans cette situation, c’est sur cet amas d’élémens incohérens, de craintes, de sentimens refoulés, de conflits intimes, que tombait l’insurrection polonaise de 1863. Au premier abord, on pourrait croire qu’il devait y avoir une certaine solidarité entre cette revendication populaire et les tendances rénovatrices qui remuaient la Russie depuis quelques années, que l’insurrection polonaise devait trouver un appui, tout au moins une condition plus favorable, dans cette agitation russe. Les chefs du mouvement polonais l’avaient espéré peut-être ; le gouvernement de Pétersbourg lui-même le craignait un moment : on se souvient de l’appel inquiet, presque fiévreux, que le tsar adressait à la garde impériale dans une revue. Ce qu’on peut dire aujourd’hui, c’est que c’était là aussi un mirage qui s’évanouit au premier choc de la réalité, au premier signal de guerre. Pour le gouvernement, c’était une grande diversion, redoutée sans doute, mais en même temps provoquée comme un suprême expédient pour surmonter une situation inextricable ; pour la société russe, c’était une issue par où elle échappait un instant au sentiment oppressif de ses propres désordres intérieurs pour retrouver une certaine unité violente devant la menace d’un démembrement d’abord, devant l’Europe ensuite. Alors en effet commence pour la Russie quelque chose d’entièrement nouveau, une explosion artificielle assurément sous quelques rapports, réelle et redoutable par d’autres côtés. Dans le premier moment, il est vrai, c’est le gouvernement qui se charge d’aiguillonner et de discipliner le patriotisme, qui envoie partout le modèle des adresses destinées à revenir au tsar, qui autorise et provoque les manifestations, qui combine tout cet appareil de démonstrations où chacun a son rôle, depuis la noblesse jusqu’aux paysans ; mais bientôt c’est la société russe elle-même qui, avec un mélange de calcul et de spontanéité, se met à l’œuvre et se pique à ce jeu sanglant, qui se jette à corps perdu dans le courant de la résistance et s’encourage à tout oser, à tout dire, à tout faire, à mesure que se prolonge cette lutte irritante, à mesure surtout que s’évanouissent par degrés les chances d’une intervention européenne sérieuse et efficace. C’est la société tout entière qui prend parti, débordant de tous côtés le gouvernement, le noyant dans le flot de ses manifestations, le devançant dans la voie répressive, et désormais c’est le règne de cet esprit, patriotique si l’on veut, ultra-national, ultra-moscovite comme on l’a nommé, qui dans tous les cas a fait à un certain moment de la Russie, selon le mot de M. Hertzen, un « vaste club politique, » un club toléré ou encouragé. Depuis deux ans, la Russie est un pays condamné au patriotisme forcé et à outrance.

Il faut sonder la nature intime et complexe de cette agitation extraordinaire d’où est sortie toute une situation. Elle réunissait assurément des opinions, des nuances, des groupes bien différens, constitutionnels, radicaux, absolutistes tsariens, slavophiles, orthodoxes, dissidens, socialistes, qui sur toutes les questions intérieures se faisaient une guerre ouverte. Ce qui les rapprochait, c’est le fantôme du polonisme, mot nouveau né de la circonstance et terriblement exploité depuis. Cette malheureuse Pologne avait la triste fortune de devenir comme un terrain neutre où pour un instant, sauf à reprendre leur combat ensuite, se retrouvaient les passions dont l’équivoque assemblage donnait à cette fermentation russe tous les dehors d’une manifestation nationale. Au fond, la Pologne était l’ennemie, non-seulement par sa prise d’armes, mais encore par son organisation sociale, par sa religion, par ses mœurs, par son esprit, par ses affinités morales avec l’Europe, par sa civilisation tout entière. Dès lors la guerre à l’insurrection répondait invinciblement à une multitude d’instincts en Russie, — au sentiment conservateur des classes supérieures et nobiliaires, qui par habitude tenaient à garder la tête du mouvement, à ne pas se laisser devancer ou dépasser dans une question de grandeur pour l’empire, de souveraineté pour le tsar, — au sentiment patriotique, facilement ému de l’apparence ou de la menace d’une intervention européenne, — au fanatisme autochthone et orthodoxe des slavophiles, ces séides passionnés d’une civilisation russe primitive, qui ne voyaient en Pologne que le latinisme occidental sous les armes. La guerre répondait enfin et surtout à ces instincts de démocratie radicale, égalitaire, à demi communiste, qui sont beaucoup plus répandus qu’on ne croit en Russie, qui ont pris un étrange développement depuis quelques années et qui sont peut-être en définitive l’élément le plus vivace, le plus fondamental de la nature moscovite, en restant d’ailleurs parfaitement compatibles avec l’autocratie. Pour les uns, c’était donc une révolte à dompter, pour les autres une immixtion étrangère à repousser, pour ceux-ci une religion, le catholicisme, à faire plier devant l’orthodoxie, pour ceux-là un ordre social à déraciner par la guerre à la propriété, à l’aristocratie terrienne. Les mobiles étaient différens, le résultat était le même, et c’est ainsi que par la solidarité d’une haine commune, par le lien d’une animosité croissante, se formait ce faisceau sur lequel reposé encore une situation qui, à l’origine, allait se résumer dans la dictature du général Michel Mouraviev à Wilna et dans les dépêches savamment altières par lesquelles le prince Gortchakof, en diplomate mondain et homme d’esprit, évinçait cavalièrement l’Europe.

Chose étrange, la veille encore il était de mode dans les cercles russes de témoigner de la sympathie pour la Pologne ; il y avait un an tout au plus que Mouraviev était tombé du ministère des domaines, qu’il occupait, conspué et délaissé par tout le monde. Le lendemain, quelques mois après, avec cette promptitude d’évolution et ce fanatisme d’unanimité dont je parlais, c’était à qui paraîtrait le plus violent. Il n’y avait plus une réunion, — fût-ce l’institution du recteur de l’université de Moscou, — où l’on ne portât des toasts à la gloire de tout ce qui combattait pour la Russie. Les démonstrations prenaient la voie du télégraphe et se multipliaient sous mille formes. Le tout-puissant pacificateur de la Lithuanie recevait une image en or de l’archange Michel avec une adresse au bas de laquelle se lisaient les plus grands noms, — même des noms de femmes, — les Bloudof, les Strogonof, les Mestcherstoï, les Karamsine, les Boutourline, les Dolgoroukof, etc. Et si dans l’entraînement universel un petit groupe plus modéré, très-peu nombreux d’ailleurs, — les anciens amis du grand-duc Constantin, le ministre de l’instruction publique, M. Golovnine, le ministre de l’intérieur, M. Valouief, le ministre des finances, M. Reutern, le prince Suvarof, gouverneur de Pétersbourg, — si ce petit groupe refusait, non sans un certain courage, de signer l’adresse au dictateur de Wilna, si le prince Suvarof notamment, assez grand personnage pour prendre quelque liberté sans être suspect, se permettait de troubler l’apothéose de Mouraviev d’une épithète sanglante, ces quelques dissidens du modérantisme étaient publiquement signalés et gourmandes. Un poète qu’on appelait tout à coup le « Juvénal moscovite, » M. Tuschef, adressait au prince Suvarof des vers où il lui rappelait le sac du faubourg de Praga à Varsovie par son aïeul. « Petit-fils sensible d’un belliqueux grand-père, pardonnez-nous, prince sympathique, d’honorer l’anthropophage russe, nous qui sommes Russes, sans consulter l’Europe… Si nous devons être déshonorés en lui écrivant notre lettre, nous y consentons, prince ; mais… votre valeureux grand-père l’aurait signée !… »

Cette période, d’où date en quelque sorte une histoire nouvelle pour la Russie, cette période a donc eu ses héros : le premier était Mouraviev, le second a été, au moins un moment, le prince Gortchakof. Il y en a un troisième, et ce n’est pas celui qui a eu le moins d’influence. C’est un écrivain, un journaliste, l’expression la plus caractéristique, la plus saillante du rôle de la presse dans ces récentes agitations du monde moscovite. Je ne veux pas être injuste pour la presse russe. Elle a vécu longtemps, on le sait, dans des conditions où tout était soumis à la censure, tout, la musique comme la littérature, les cartes de visite, les billets d’enterrement et de mariage, et même les simples transparens dont on se sert pour écrire, — en des conditions où un écrivain ne pouvait se permettre dans un roman de plaisanter sur l’ornementation des bancs du jardin de Tsarkœ-Selo sans qu’un censeur biffât cela sous prétexte que « le dessin de ces bancs avait été honoré de l’approbation suprême. » Ce n’est que depuis peu que la presse est arrivée en Russie à être placée sous un régime pseudo-légal, je veux dire un régime semi-légal, semi-discrétionnaire. Elle est aujourd’hui sous l’empire d’une loi promulguée le 6 avril 1865, appliquée réellement au mois de septembre dernier, et qui n’est en définitive qu’une imitation de la loi française, sauf quelques différences qui ne sont même pas toutes au désavantage du régime russe. Ainsi pour la première fois l’expression de la pensée ne relève dans une certaine mesure que des tribunaux. Dans cet enchevêtrement de pénalités judiciaires et administratives suspendues à la fois sur les feuilles périodiques, la suppression après trois avertissemens ne peut être prononcée que par le sénat, qui est la cour supérieure de justice de l’empire. Enfin les journaux sont maîtres de choisir entre la censure préventive, qui les dégage de toute responsabilité vis-à-vis de l’administration, et la liberté, — toujours bien entendu sous le bénéfice de la « dualité des juridictions, » comme on disait récemment en France ; la plupart ont opté naturellement pour cette liberté relative et intermittente, qui est encore quelque chose surtout comparativement au temps où l’on ne pouvait même faire la plus timide allusion aux sévérités de la censure.

Ce ne sont pas du reste les journaux qui ont manqué en Russie depuis le commencement du règne actuel avec ou sans la censure. Ils se sont multipliés et ont pris une importance toute nouvelle. Quelques-uns, déjà anciens, sont la propriété d’une institution qui les afferme et ont des privilèges d’annonces qui aident à leur succès matériel. La Gazette de Moscou appartient à l’université de cette ville, la Gazette russe de Saint-Pétersbourg à l’académie des sciences, l’Invalide russe au ministère de la guerre ou du moins aux invalides militaires. Les autres sont des propriétés particulières. Les principaux de ceux-ci sont le Goloss (la Voix), qui a pour éditeur M. Kraievski et qui passe pour être l’organe du ministre de l’instruction publique, M. Golovnine, et de ses amis, — le Dien (le Jour). Il a paru plus récemment une autre feuille périodique, la Wiest (la Nouvelle), dont le rédacteur est M. Skariatine et qui a été fondée pour défendre les idées de conservation sociale ; elle est patronnée par de grands propriétaires, le comte Bobrinski, le comte Orlof-Davidof. Tous ces journaux, sans parler des recueils comme le Contemporain, la Parole russe, représentent toutes les nuances d’idées, depuis l’opinion conservatrice jusqu’au socialisme le plus fougueux, et contribuent à former ce tapage lointain de polémiques dont la note criarde et dominante est toujours la guerre à la Pologne. C’est néanmoins la Gazette de Moscou qui a eu l’action la plus décisive, la plus retentissante surtout, et c’est le rédacteur de la Gazette, M. Michel Nikiforovitch Katkof, qui est la personnification vivante de cette action, si bien que l’histoire de son influence serait presque l’histoire de la Russie de ces derniers temps.

Depuis deux ans, M. Katkof est vraiment le leader de l’empire, le chef dans la presse, j’allais dire le créateur du parti ultra-national. Ce n’est plus un homme tout à fait nouveau, il a aujourd’hui quarante-cinq ans ; il est d’une famille de petite noblesse de Moscou, ce foyer concentré et préféré de la vie russe. Son éducation s’est faite dans les universités allemandes, à Kœnigsberg, à Berlin, où il a été élève de Schelling, et de cette éducation première il a gardé, avec des connaissances classiques assez étendues, une aptitude véritable à manier les problèmes philosophiques, à tout transformer en système, même les passions les plus violentes. Ce n’est que vers 1862 qu’il a commencé à prendre une importance réelle. Jusque-là il avait été successivement professeur de philosophie avant la suppression des chaires par l’empereur Nicolas, rédacteur de la Gazette de Moscou une première fois, puis, au commencement du règne d’Alexandre II, fondateur d’un recueil périodique, le Messager russe, qui avait plus de notoriété que de popularité. Dans ce premier essor de la presse russe, M. Katkof s’était révélé comme un vigoureux dialecticien, comme un habile interprète des idées et des institutions de l’Occident, particulièrement des théories anglaises, car c’est par cette porte du libéralisme occidental et surtout anglais qu’il entrait dans la politique. Malgré, ce libéralisme de doctrines et le talent évident de l’écrivain, M. Katkof était isolé, persiflé pour son anglomanie, harcelé sans cesse par le Contemporain, cet autre recueil aux libres et vives allures, aux tendances toutes socialistes. Ce fut une inspiration hardie qui le fit monter tout à coup au rang où il aspirait, et ce furent les incendies de cette époque qui lui offrirent l’occasion d’une initiative foudroyante. Avec une merveilleuse sagacité d’instinct, il sentit l’ébranlement qui se faisait autour de lui à la lueur des incendies de Pétersbourg et des provinces, et d’une main redoutable de polémiste il frappait un grand coup, non plus sur les incendiaires, qu’il traitait comme de misérables instrumens, mais sur tous les révolutionnaires sans distinction, sur M. Hertzen, l’influence dominante du moment. C’était une criante injustice ; — c’était aussi, dans un pays comme la Russie, un acte de courage qui eut un long et immense retentissement. D’un seul coup, tous les esprits flottans ou peureux se sentaient attirés vers ce vigoureux jouteur, le gouvernement se réjouissait de trouver un auxiliaire inattendu, d’autant plus efficace qu’il se présentait en volontaire, et M. Katkof devenait un personnage, l’organe d’une situation. C’est alors ou peu après qu’il reprenait la Gazette de Moscou pour en faire une puissance, le moniteur irrité d’une campagne qui dure encore.

La force de M. Katkof à un moment donné a été de savoir ce qu’il voulait, de payer d’audace, d’arriver tout prêt, tout armé, tout excité par la lutte et par un commencement de victoire, à cette insurrection polonaise qui offrait à ses facultés comme à ses passions une grande et douloureuse proie. Ce jour-là il avait trouvé son terrain et son but. Lorsque le gouvernement en était encore à balbutier des explications banales sur le recrutement, dont il reconnaissait l’illégalité, sur le caractère révolutionnaire de l’insurrection, c’est lui qui, écartant tous ces subterfuges, soutenait la légalité, du recrutement et de tout ce qu’on ferait, qui prêchait la guerre sainte, non plus une guerre de principes politiques, une guerre de nation à nation, où l’une des deux devait rester. Lorsque le monde russe en était à hésiter sur le nom de Mouraviev, qui n’était la veille que le nom d’un ancien ministre décrié, c’est lui qui le poussait, le popularisait et faisait du dictateur de Wilna un héros, un saint, un homme d’état dont la Russie se souviendrait éternellement. C’est lui enfin qui déroulait chaque jour tout un plan de mesures énergiques, pacificatrices, comme la meilleure réponse à l’Europe en travail d’une intervention diplomatique. Une fois dans cette voie, il ne s’est plus arrêté ; il y a porté un talent supérieur sans doute, fortement nourri, mais inégal, prolixe, verbeux dans l’invective, dénué de tout scrupule, un tempérament violent sous des dehors presque doux et effacés. C’est en effet un des traits de cette figure de publiciste russe : avec une apparence terne, des cheveux d’un blond clair, des yeux bleus presque blancs, un extérieur modeste et pensif, M. Katkof a des passions implacables, une nature très absolue et très soupçonneuse, une opiniâtreté que la contradiction irrite et met hors d’elle-même, des haines qui ne reculent devant rien, pas même devant la délation, quand il s’agit d’atteindre ses adversaires. Et qu’on le remarque bien, c’est moins par ses qualités que par ses emportemens et ses excès que M. Katkof a conquis son pouvoir comme écrivain dans cette période nouvelle qui date de l’insurrection polonaise.

Ce pouvoir a été réellement immense. Il s’est exercé sur les autres journaux, qui ont été obligés de suivre l’impulsion, au moins dans les affaires de Pologne, — sur l’opinion, que le rédacteur de la Gazette de Moscou passionnait par ses polémiques, — sur le gouvernement, qu’il a embarrassé quelquefois et plus souvent entraîné. Il y a eu un moment où M. Katkof a été l’oracle russe, où il a eu, lui aussi, sa part de toasts patriotiques, d’ovations. Lorsque la noblesse de Moscou se réunissait l’an dernier, son premier acte était une souscription en l’honneur du publiciste, du grand citoyen. « M. Katkof, disait un des principaux membres, a rendu deux services qui resteront toujours dans notre mémoire : il a écrasé la tête du serpent qui empoisonnait le cœur de notre jeunesse, il a brisé l’autorité d’Hertzen, et vous savez que c’est là pour nous un service inappréciable, surtout pour nos plus jeunes camarades qui ne s’occupaient que trop des publications de Londres. Le second service que M. Katkof continue à rendre jusqu’à présent, ce sont ses efforts pour fortifier l’unité de la Russie. La mémoire de cet homme doit rester impérissable… » Par le fait, dans ces luttes si étranges et si nouvelles pour la Russie, M. Katkof a été un jour assez fort pour harceler d’une guerre à peine voilée et acharnée le grand-duc Constantin lui-même, qu’il accusait de tendances polonaises, presque de trahison ; il a été assez fort pour tenir tête, même sous la censure, à quelques-uns des ministres qu’il appelle des pédagogues pétersbourgeois et qu’il représente encore comme des ennemis de la Russie dans l’intérieur du gouvernement. Que dis-je ? Il a été assez fort pour faire acte d’opposition ou de bouderie contre une parole impériale et d’une façon singulière. L’empereur Alexandre II, le souverain aux volontés intermittentes, avait adressé à une députation polonaise une allocution qui choquait toutes les idées du publiciste sur l’assimilation complète de la Pologne. Le rédacteur de la Gazette de Moscou se tut quelques jours, puis il lança une note brève, foudroyante d’irritation dans sa sécheresse, où il disait que son silence n’était motivé ni par la censure ni par un accident quelconque, et qu’il se tairait pour quelque temps. C’était sa manière de protester.

Le malheur de M. Katkof, outre l’injustice et la violence de ses polémiques, c’est de s’être tellement grisé des passions qu’il a soulevées et du bruit de sa parole qu’il en est venu à être une sorte de derviche hurleur du patriotisme, à faire d’une hallucination, où la vanité a sa part, un système permanent et obligatoire. Hors de son idée fixe, il ne connaît plus rien ; l’Occident n’existe plus que comme le foyer d’une dangereuse contagion. Il n’y a pour lui qu’une civilisation, — la civilisation russe, qui se suffit à elle-même et n’a rien à envier aux autres ; il n’y a qu’une politique, — la russification de tout ce qui appartient à l’empire, la russification à la Mouraviev : ainsi unité de l’empire par la fusion de tous les élémens hétérogènes dans le creuset russe, point d’autonomies distinctes, pas plus en Finlande que dans le royaume de Pologne, mêmes formes administratives, mêmes lois, même société, prédominance de la langue russe dans les tribunaux, dans l’enseignement, jusque dans les livres de prières catholiques, protestans ou israélites, propagation de l’orthodoxie et dépendance des autres religions. M. Katkof, sans doute par une réminiscence de ses anciens goûts de libéralisme constitutionnel, voulut un jour parler de la liberté de conscience ; il fut rudement ramené au droit chemin par un autre russophile, M. Pogodine, le même qui, en exprimant les craintes que lui inspiraient la présence d’un nonce du pape à Pétersbourg et le danger des conversions au catholicisme, surtout parmi les femmes, écrivait : « Oh ! avec quelle rage je me serais rué sur une Mme Vorontsof ou une Mme Boutourline et je leur aurais arraché les cheveux quand je les ai rencontrées un livre d’heures à la main près de la Piazza di Spagna ! » Le rédacteur de la Gazette de Moscou s’est tenu pour averti par ce vaillant champion de l’orthodoxie et n’a plus laissé reparaître la liberté de conscience dans son programme. Joignez à ce système les entraînemens d’une nature irritable et soupçonneuse : M. Katkof en vient tout simplement à chercher et à voir partout une conspiration universelle, une immense intrigue contre l’unité et la grandeur de la Russie, l’œuvre du grand ennemi, le séparatisme.

Les incendies ont été particulièrement pour lui un inépuisable thème. Était-ce donc là un fléau exceptionnel et inconnu ? C’est au contraire un fait presque national en Russie, tant il est de toutes les époques. Il est vrai que les incendies ont pris dans les dernières années d’étranges proportions ; ils se sont répandus comme une traînée sinistre de la Lithuanie à Simbirsk, à Orenbourg et tout le long du Volga, dans les provinces occidentales et dans les hameaux les plus reculés du gouvernement de Vologda. En 1864, il y a eu plus de treize mille incendies ; le chiffre a certainement augmenté en 1865 ; depuis vingt ans enfin, il y a une progression effrayante et presque régulière. A quoi tient cet accroissement singulier ? Vraisemblablement à une multitude de circonstances : à l’excitation des esprits, à l’émancipation des paysans, qui a jeté dans une liberté précaire toute cette classe de serfs, — dvorovie, — dits serfs de domesticité personnelle ; il s’explique par les mêmes causes qui font que l’ivrognerie s’est développée avec une sorte de fureur, que dans la seule province de Tver le nombre des débits d’eau-de-vie a sextuplé en deux ans et la mortalité pour abus de liqueurs alcooliques s’est accrue de 82 pour 100 ; il tient à la nature des constructions, qui sont presque toutes en bois, à l’incurie passablement fataliste des habitans, sans doute aussi à des spéculations audacieuses sur les assurances, peut-être enfin, si l’on veut, dans des cas isolés, à des passions d’un ordre un peu plus politique. Ce qui est certain, c’est que depuis 1862 des enquêtes sont ouvertes, et qu’on n’a pu trouver rien de précis. N’importe, M. Katkof sait tout, il a vu aussitôt et il voit chaque jour encore dans les incendies le résultat d’une vaste et mystérieuse organisation s’étendant partout, jusqu’aux Cosaques du Don, ayant son centre à Londres, à Paris ou à Genève, embrassant dans une même œuvre de destruction M. Hertzen et ses « vauriens, » les émigrés polonais, cela va sans dire, qui sait ? peut-être même le comité franco-polonais créé à Paris, et où figuraient des incendiaires comme le duc d’Harcourt et M. Saint-Marc Girardin !

Que d’un autre côté une émeute éclate à Tiflis, comme on l’a vu en 1865, à la suite de l’établissement d’une taxe nouvelle, cela ne peut être évidemment qu’une machination de la grande intrigue qui poursuit le démembrement de la Russie. Que de jeunes Arméniens soient surpris dans les écoles ayant des chansons patriotiques de leur pays, le rédacteur de la Gazette de Moscou est aussitôt en campagne, il trouve des correspondans qui entrent dans sa pensée, et il découvre… quoi donc ? chose pleine de mystères : que Napoléon III est fort populaire dans les contrées arméniennes, que les habitans donnent volontiers le nom de Napoléon à leurs enfans ! Et voilà le fantôme d’une jeune Arménie qui se lève après le fantôme d’une jeune Géorgie ! Le côté le plus curieux et peut-être aussi le plus grave, le plus dangereux de ces polémiques, c’est la guerre que M. Katkof en est venu à ouvrir contre les provinces baltiques, — Courlande, Livonie, Esthonie, — en attendant que la Finlande elle-même soit serrée de plus près ; polémique dangereuse, dis-je : les Allemands en effet jouent depuis longtemps un assez grand rôle en Russie, et les provinces baltiques n’ont pas montré un esprit bien subversif, tout en tenant d’ailleurs à une certaine autonomie. C’est encore trop, M. Katkof s’est mis à réclamer avec acrimonie la russification des provinces baltiques, l’introduction de la langue et des lois russes, et s’est constitué le protecteur de la population lette opprimée par les Allemands, menacée d’une germanisation complète. Une question nouvelle est née dans l’empire, la question lette ! Bref, M. Katkof a fini par ne pas échapper au ridicule, et un journal satirique de Pétersbourg, la Iskra (l’Étincelle), le parodiait récemment dans une caricature où il était représenté sous la forme d’un monstre moitié homme, moitié oiseau, la tête ornée d’une toque écossaise, et étudiant au jardin zoologique de Moscou la vie intime d’un couple de tourtereaux, — pour voir s’il ne découvrirait pas chez eux des tendances séparatistes ! Mais le ridicule ne tue pas en Russie, pas plus qu’ailleurs peut-être, et le rédacteur de la Gazette de Moscou a résisté à de bien autres assauts. Ainsi une profonde crise intérieure compliquée, à une heure donnée, d’une surexcitation d’orgueil national, une insurrection d’indépendance s’élevant comme une menace, une démonstration de l’Europe acceptée comme un défi, un homme soufflant à propos le feu de sa passion et de son esprit sur tous ces élémens, c’est là ce qui a suscité et formé ce parti étroit, exclusif, qui a cru donner à la Russie un idéal nouveau, et qui n’est en définitive qu’un violent déchaînement d’opinion transformé en système.


II

Tel qu’il est, ce déchaînement organisé a eu déjà des conséquences frappantes qui ne sont peut-être elles-mêmes que le point de départ d’une situation assez nouvelle. Il a laissé des marques profondes, indélébiles, dans la vie morale comme dans la vie politique de la Russie ; il a mis en relief des côtés étranges de la nature russe. Je ne veux pas nier la part qu’a pu avoir à l’origine de cette agitation un certain instinct patriotique ; mais ce qu’il y a eu bien plus encore, c’est un sentiment tout négatif, une haine, et cette haine a été en vérité la source de curieuses altérations du sens moral dans certaines classes.

On a vu certes des sociétés, saisies tout à coup d’une généreuse émulation de dévouement, être d’âme et de cœur avec leur gouvernement dans une lutte, soutenir de leurs sympathies ceux qui les défendaient par les armes. Le monde de Moscou et de Pétersbourg est allé plus loin, et une feuille russe, le Dien, écrivait un jour, non sans une révolte de pudeur : « Jamais la police de l’empire n’a rencontré dans la société plus de sympathie qu’aujourd’hui. Si, du temps de Griboïedof, Famousof[2] a dit des dames « qu’elles accordaient une préférence marquée aux gens de guerre et faisaient ainsi preuve de patriotisme, » un Famousof qui vivrait maintenant pourrait répéter la même chose en remplaçant les mots « gens de guerre » par les mots gens de police… On ne peut supposer que la société ait pris goût à ce fonctionnement anormal de l’organisme politique ; mais on ne peut non plus s’empêcher de la mettre en garde contre le danger de certains penchans qui ont germé dans son sein… » Et en effet ces penchans ont germé un instant au sein du monde russe. Il y a eu jusqu’à des officiers de la garde qui prenaient du service en volontaires dans ce fonctionnement dont parle l’écrivain. Il y a eu des dames du meilleur monde qui brodaient des tapis pour les « gens de police, » et leur expédiaient par le télégraphe le témoignage de leur admiration, — toujours selon le témoignage du Dien et des autres journaux. Il s’est même formé toute une littérature composée de récits de police et avidement recherchée. Certes on a vu aussi des sociétés céder à l’entraînement d’un duel de nation à nation et s’aguerrir par une nécessité momentanée aux spectacles sanglans, aux atrocités du combat ; elles gardaient du moins le dernier sentiment qui relève et ennoblit la guerre, le respect des vaincus. Il s’est trouvé un instant où tout cela a été changé en Russie, et la Gazette de Moscou écrivait au mois de juillet 1864, sur la foi d’un de ses correspondans : a Varsovie est maintenant en pleine vie ; elle a le théâtre français, une troupe d’excellens acrobates dans la Vallée-Suisse, la musique dans le Jardin de Saxe et dans le parc de Lazienki. Partout le public afflue, mais plus qu’ailleurs il accourt en foule, une fois par semaine, à la gare du chemin de fer. À cette promenade à la mode s’assemblent de quatre à cinq mille personnes. Là aussi il y a une musique, mais d’une espèce particulière : des pleurs, des sanglots, des cris ! Cette promenade, cette jouissance, ce divertissement, appelez-le comme vous voudrez, n’est autre chose que la scène d’adieux aux condamnés politiques qu’on déporte… » Une autre fois les lieux publics sont vides, c’est que la promenade se dirige vers les glacis de la citadelle de Varsovie où il y a aussi une espèce particulière de divertissement ! Le fait est que cette malheureuse insurrection polonaise a produit sur la Russie l’effet d’un cauchemar, et qu’elle a développé dans les imaginations des habitudes malsaines, le goût dépravé de jouer avec tous ces spectacles de déportations, de condamnations et de supplices qui ont été pendant longtemps, même après la lutte, la monotone et révoltante pâture des journaux. Faire de la police une poésie et se plaire à épier la pâleur des condamnés ou à jeter le fiel sur la blessure des vaincus, c’est là ce que j’appelle véritablement l’altération du sens moral dans la société russe.

Les conséquences en politique ont été bien autres et se manifestent dans tout un ensemble de faits ou de symptômes qui caractérisent d’une façon particulière la situation actuelle de l’empire. Les derniers événemens, en réalité, ont changé à peu près complètement les conditions de la politique de la Russie, à commencer par le gouvernement, atteint le premier dans son essence et dans ses directions, sinon dans ses formes matérielles. Et ici il faut se rendre compte de ce qu’était ce gouvernement encore sous Nicolas : au sommet, l’empereur dans la plénitude de son omnipotence olympienne ; au-dessous, une hiérarchie aux mailles serrées, aux traditions et aux dehors restés allemands, exécutant sans bruit la volonté impériale ; — tout au bas, une masse compacte et muette pressurée par la légion des fonctionnaires, mais toujours attachée au tsar, au père, et disciplinée en son nom. Ce que l’empereur Nicolas n’eût admis jamais surtout, c’est qu’il pût y avoir dans l’empire une influence qui n’émanât pas de lui, une initiative se substituant à sa propre initiative. Au fond, je le crois bien, l’empereur Nicolas a été le premier tsar russe selon l’idéal nouveau ; mais il l’était à sa manière, en homme qui se croyait le porte-glaive de l’ordre conservateur, et qui avait mérité que le marquis Wielopolski lui fît le compliment qu’il n’aurait point recours aux jacqueries. En un mot, il avait les excès, les faiblesses, comme aussi la grandeur, je dirai presque les avantages de son état. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Ce n’est plus d’en haut que vient l’initiative ; ce n’est pas de la noblesse, ruinée dans sa fortune matérielle et même dans son influence ; ce n’est pas non plus de la bureaucratie, pour le moment à demi ébranlée et en voie de renouvellement ; c’est encore moins de la masse trop récemment jetée dans la vie publique pour avoir un rôle distinct. L’initiative vient de cette opinion prétendue nationale, qui recrute des adhérens un peu partout, et qui tend à transformer l’autocratie elle-même en la pénétrant de son souffle, en lui imposant ses vues, ses passions, ses hommes. On pourrait dire aujourd’hui que l’autocratie en vient graduellement à exister moins par elle-même que comme la raison sociale de tous ces instincts qui se cachent sous le nom du parti ultra-russe, qui aspirent à se fixer dans une politique. Et qu’on remarque bien le progrès de cette évolution. Autrefois, sous Nicolas, on ne parlait guère que de la force et du million de baïonnettes dont on disposait. Au commencement du règne d’Alexandre II, dans ce premier essor de bonne volonté réformatrice, on parlait de libéralisme ; les Russes qui secondaient ce travail cherchaient leurs modèles dans l’Occident, et ne craignaient pas d’avouer leur infériorité. Aujourd’hui ce n’est plus seulement la force et ce n’est pas du tout l’Occident. L’Europe est vieille et en décomposition, c’est la Russie qui est la jeunesse et l’avenir. La Russie est la puissance émancipatrice appelée à délivrer les nationalités autochthones opprimées par les Polonais et les Allemands. Hier encore un journal russe, — et notez que c’est un des plus modérés, le Goloss, — disait sans plus de façon : « La Russie a deux grandes missions en Europe ; par son esprit d’égalité universelle des citoyens devant l’état, et par son exemple de donation par l’état des terres aux travailleurs agricoles, elle est destinée à contribuer à la régénération de l’organisme social de l’Europe féodale, aristocratique et industrielle. C’est la mission humanitaire de la Russie… » Et ce jargon passe quelquefois jusque dans les actes officiels, jusque dans les allocutions des agens impériaux.

Est-ce donc que cette étrange transformation s’accomplisse sans résistance et que le parti ultra-moscovite règne sans contestation ? Bien évidemment d’autres influences s’agitent, cherchent à se faire jour, et c’est là même ce qui fait de la vie de la Russie depuis deux ans une sorte de drame à peine saisissable, quoique réel. Oui, en effet, il y a des hommes d’une certaine modération d’esprit, relativement libéraux, entrés comme tels au gouvernement il y a quelques années, et qui n’ont pas craint de temps à autre de se mettre en lutte avec leurs terribles adversaires du camp ultra-russe ; ce sont ceux qui refusaient de sanctionner de leur nom les ovations décernées à Mouraviev : M. Golovnine, M. Valouief, le prince Suvarof, les uns et les autres amis du grand-duc Constantin et restés les serviteurs du tsar. Tant que l’insurrection polonaise n’avait pas dit son dernier mot, ils ne pouvaient que se taire : c’était le moment où le grand-duc Constantin, littéralement dénoncé chaque jour par M. Katkof, était obligé de quitter Pologne et Russie et d’aller porter en Allemagne une amertume qu’il ne cachait pas plus au reste que sa désapprobation du système qu’on suivait. Bientôt cependant, quand l’insurrection n’est plus qu’un feu éteint et que du côté de l’Europe rien n’est plus à craindre depuis longtemps, une pensée de modération semble se relever vaguement, et alors s’ouvre une série de tentatives, — qui vont, il est vrai, aboutir périodiquement à des défaites.

Une première fois, c’est au mois de mai 1864. On commence à respirer et à se demander s’il n’est pas temps de s’arrêter, si la conciliation n’est pas le meilleur moyen d’achever la victoire ; on ne craint plus d’élever des doutes sur l’efficacité d’une politique violente survivant à la lutte, — si bien qu’un jour Mouraviev est mandé tout à coup à Pétersbourg. Pourquoi ? Il y avait eu un léger ébranlement. Le parti ultra-russe sentit le danger et mit tout en œuvre pour le détourner par ses manifestations. Le voyage de Mouraviev, au lieu d’être le commencement d’une disgrâce, devint un triomphe pour lui ; à chaque station, des troupes et des députations de paysans étaient apostées pour le saluer. À la gare de Pétersbourg, il était attendu par une multitude de personnages, ceux des ministres qui étaient ses amis, des généraux, des officiers des régimens de Preobrazenski, d’Ismaïlov et de Gatchina, des employés de ministères, même des dames. Tous voulaient voir Michel Nicolaievitch, comme on disait familièrement. Mouraviev était malade, on se précipita vers son wagon. Assis dans un fauteuil sur le perron, il harangua la foule d’une voix faible, puis on le prit et on le porta jusqu’à sa voiture au milieu de cris enthousiastes. Au seuil de sa maison l’attendaient le poète Tuschef, le général Potapof et bien d’autres ; quelques instans après, la comtesse Bloudof arrivait, lui portant le pain et le sel. Bref, outre la scène de mœurs, c’était un coup bien monté et qui réussit en ce sens qu’il impressionna suffisamment l’empereur.

Nouvelle tentative vers le mois de juillet 186à. Cette fois c’est sur l’opinion qu’on essaie d’agir par une brochure, — Que fera-t-on de la Pologne ? — publiée à Bruxelles sous le nom de Schedo Ferroti, et qui a été tout un événement en Russie. Sous ce pseudonyme de Schedo Ferroti se déguisait sans se cacher un Courlandais d’origine, c’est-à-dire un sujet russe, représentant du ministre des finances de Pétersbourg à Bruxelles, le baron von Firks. Cette brochure, calculée avec soin, mesurée d’esprit et de forme, appuyée de documens nombreux, était en définitive une charge à fond contre le parti ultra-moscovite et son principal représentant dans la presse, M. Katkof. D’où venait-elle ? à quoi se rattachait-elle ? Ce qui est certain, c’est qu’elle résumait plus ou moins les opinions des modérés russes sur la seule solution possible de la question de Pologne par le maintien de l’autonomie dans le royaume, par le retour à un gouvernement libéral ; ce qui est certain aussi, c’est qu’à peine arrivée à Pétersbourg, cette brochure était envoyée par M. Golovnine aux diverses institutions scientifiques, aux universités, par le ministre de l’intérieur, M. Valouief, aux établissemens administratifs. M. Katkof poussa un rugissement de colère contre un livre « signé d’un nom italien, comme il disait, écrit par un Allemand, » et qui avait la prétention d’enseigner à la Russie ce qu’elle devait faire. Depuis, Schedo Ferroti est resté pour le rédacteur de la Gazette de Moscou une sorte de bouc émissaire universel, tout au moins un émule ou un allié d’Hertzen, de Mazzini et des incendiaires. Aux excitations de M. Katkof, les ardens du parti ressentirent aussi l’injure ; l’université de Moscou renvoya sans l’ouvrir l’exemplaire qui lui avait été adressé, et à sa suite, comme toujours, les autres universités renvoyèrent les exemplaires qu’elles avaient reçus de M. Golovnine. Ce n’est pas tout : rendant guerre pour guerre, M. Katkof engageait la lutte, par-dessus la tête de Schedo Ferroti, contre ceux qu’il accusait de l’avoir inspiré, qui s’étaient faits les patrons de son livre. Ce fut pendant quelque temps un spectacle curieux. On était encore sous la censure, — et la censure commença bientôt à s’émouvoir des attaques dirigées contre les ministres ; elle biffait les articles, M. Katkof rétablissait les passages supprimés. Là-dessus amendes sur amendes accablaient le journal. A la fin, exaspéré, M. Katkof éclata, publiant le chiffre des amendes qui pesaient sur lui et menaçant de quitter la rédaction de la Gazette de Moscou, à moins qu’il ne fût exempté de la censure. L’émotion fut extrême, et une question de presse devenait une affaire de gouvernement soumise au comité des ministres. M. Katkof se rendit lui-même à Pétersbourg ; il avait dans le ministère des amis et des alliés. M. Valouief aussi avait ses amis, et il croyait pouvoir compter sur l’appui de quelques-uns de ses collègues. Il arriva au conseil avec le dossier complet des infractions commises par la Gazette de Moscou. Que se passa-t-il ? M. Valouief parla ; le ministre de la guerre, le général Milutine, parla, mais pour s’élever contre les tracasseries qu’on suscitait à M. Katkof ; le prince Gortchakof parla, mais pour se ranger à l’avis du général Milutine ; les autres ne dirent rien, mais ils se tournèrent du côté de ceux qui parlaient le plus haut. La conclusion fut qu’au lieu d’un blâme M. Katkof recevrait une marque nouvelle de l’estime du gouvernement avec la promesse que la censure de Moscou adoucirait pour lui ses rigueurs en attendant la loi sur la presse. Et voilà comment tournait cette campagne !

Les modérés russes ne se sont pas découragés. Un instant, au commencement de 1865, la rentrée du grand-duc Constantin, placé comme président à la tête du conseil de l’empire, parut être un retour de fortune, une victoire, un encouragement pour eux. C’eût été en effet une victoire, si cette nomination avait eu vraiment un caractère politique. Au fond, le grand-duc Constantin cédait plutôt à l’ennui du repos forcé, de l’isolement où il vivait depuis plus d’un an, et il rentrait dans le conseil de l’empire, comme on pouvait s’en apercevoir bientôt, moins pour y exercer un ascendant réel, moins pour attester un changement de politique, que pour se voir systématiquement neutralisé, diminué, presque humilié par des rapprochemens ou des réconciliations qui coûtent peut-être à son orgueil. On dit même que dans une circonstance le grand-duc Constantin aurait fait demander la paix à M. Katkof par un intermédiaire, et que l’irascible journaliste se serait borné à répondre à l’intermédiaire que si le prince en personne voulait l’entretenir, il était tout prêt à l’écouter. — Eh quoi donc ! pourra-t-on dire, ce grand-duc n’est-il pas le frère de l’empereur ? Ces hommes qui passent pour représenter le parti de la modération, qui luttent contre un courant de politique, ne sont-ils pas des ministres du tsar aujourd’hui encore comme hier ? Comment expliquer qu’ils restent au gouvernement ou qu’ils aient si peu d’action ? Cela tient sans doute aux circonstances, à l’organisation politique de la Russie, qui n’admet point nécessairement l’homogénéité du conseil, qui ne laisse officiellement aux ministres qu’une position tout individuelle, définie et spéciale[3] ; cela tient aussi, en grande partie, au caractère passif et difficile à fixer de l’empereur Alexandre II lui-même.

Je ne sais si jamais prince s’est trouvé jeté dans des circonstances plus redoutables avec une nature moins faite, par ses qualités mêmes si l’on veut, pour les affronter et pour porter de tels fardeaux. Placé entre des influences contraires, l’empereur Alexandre II voudrait, sans exclure les unes, ne pas rompre avec les autres. N’ayant ni la volonté du mal accompli en son nom depuis deux ans ni la volonté qui contient les violences et les passions, il se sauve en ignorant ou en feignant d’ignorer beaucoup de choses, en quoi il est merveilleusement servi par son entourage, et en laissant tout marcher. Il lui est arrivé plus d’une fois de se dire que c’en était assez, d’être importuné des exagérations ultra-russes ; plus d’une fois aussi il lui est arrivé de s’émouvoir de ce qu’on pensait en Europe, même de la simple insertion au Moniteur français d’un de ces actes par lesquels s’est signalée la politique de son gouvernement et qui parlent tout seuls sans avoir besoin de commentaires : seulement ces susceptibilités ou ces inquiétudes ne vont pas au-delà d’une impression passagère. Par une tradition d’autocratie, il n’est pas insensible aux empiétemens trop visibles sur son autorité, à tout ce qui tend à l’effacer, lui ou quelqu’un de sa famille, et dans ces momens-là il se révolte à demi, il saisit les occasions de témoigner publiquement son affection pour le grand-duc Constantin. Il replace son frère à la tête du conseil de l’empire ; mais presque aussitôt, comme pour ôter toute signification à cet acte, il fait des nominations dans un esprit tout opposé, il donne plus que jamais des gages aux ultra-moscovites. En refusant d’éloigner de lui M. Golovnine, M. Valouief et les autres, il donne en même temps raison à leurs adversaires. Il a cru triompher un jour en intervenant personnellement pour amener le prince Suvarof et Mouraviev à se tendre la main : les deux hommes se tendaient la main et n’étaient pas plus réconciliés, et les deux partis l’étaient encore moins.

Rien ne peint mieux le caractère et la situation du tsar actuel que la manière dont a fini la dictature de Mouraviev au printemps de 1865, à la suite d’une péripétie nouvelle de cette lutte qui se poursuit sans cesse : ce n’était plus visiblement cette fois comme à l’époque du voyage de 1864, où Mouraviev avait puisé assez de force pour prolonger d’un an son proconsulat de Lithuanie. Il est possible que l’empereur fût dans une de ces heures où il se sentait pour un instant excédé de violences ; il est possible aussi que Mouraviev eût éveillé des ombrages dans l’esprit d’Alexandre II par ses affectations d’omnipotence, par ses façons d’organiser des manifestations de milliers de paysans qui venaient, disaient-ils, saluer en lui leur père, leur libérateur, — comme s’il y avait un autre père que le tsar. Il se peut enfin qu’il y eût des plaintes graves et nombreuses ; on raconte notamment qu’un personnage, Polonais de naissance il est vrai, mais aide-de-camp de l’empereur et propriétaire en Lithuanie, s’était vu presque de préférence frappé de toute sorte de contributions et de réquisitions dans ses domaines. Alexandre II hésitait encore cependant à dire le dernier mot, même après l’arrivée de Mouraviev à Pétersbourg, lorsqu’un événement douloureux venait faire diversion : c’était la mort du grand-duc héritier à Nice, au mois d’avril 1865. Telle est l’atmosphère de dissimulation où vit l’empereur, qu’il ne savait rien de l’état désespéré du tsarévitch. La dépêche qui le lui apprit subitement le frappa d’un tel coup qu’il tomba à la renverse, et pendant toute la nuit il promena sa douleur dans les appartemens du palais. C’était un trop légitime motif d’ajournement venant en aide à l’indécision naturelle du tsar. Ce ne fut que loin de Pétersbourg, à Nice, qu’Alexandre II se décida à signer le rescrit qui exonérait pompeusement Mouraviev de la dictature en le couronnant du titre de comte. Au fond, c’était une disgrâce. Nul ne pouvait moins s’en étonner et moins s’y tromper que Mouraviev, lui qui n’avait pas même été appelé au palais avant le départ d’Alexandre, et qui disait, non sans amertume : « J’ai demandé à l’empereur de vouloir bien me donner mon congé, et je tiens à ce que mes ennemis sachent que sa majesté n’a fait aucune insistance auprès de moi pour conserver mes services. » La disgrâce d’un homme, oui, — un changement de politique, non. L’homme tombait, sa politique lui survivait encore, si bien que son successeur en Lithuanie, le général Kauffmann, n’a eu d’autre préoccupation que de suivre ses traces et même de le dépasser, comme pour faire oublier son origine allemande, — de telle sorte que chacune de ces tentatives, chacune de ces victoires apparentes de l’esprit de modération est suivie d’une recrudescence de l’esprit de haine, et c’est ainsi que l’idée ultra-russe s’étend, règne et gouverne, enveloppant les pouvoirs publics et s’imposant au tsar lui-même.

Mais enfin ce parti ultra-russe dont je décris l’origine, le développement et les luttes, dont le trait distinctif, au point de vue extérieur, est la haine de l’Occident, qui triomphe, je le veux bien, — quelle est son idée dominante, quelle est sa signification au point de vue intérieur ? Voilà justement ce qu’il y a de nouveau, de caractéristique et de saisissant dans cette situation de la Russie. Je m’explique. Lorsque l’insurrection polonaise, violemment comprimée en Lithuanie, épuisée et vaincue dans le royaume, achevait d’expirer, une question suprême s’élevait, celle que posait précisément l’auteur de la brochure de Bruxelles : Que fera-t-on de la Pologne ? Après l’œuvre de la force, si tant est que la force suffit encore une fois, il y avait à choisir entre deux systèmes : l’un conduisant à un apaisement aussi vrai que possible par un grand effort d’équité supérieure, de large et souveraine conciliation, qui eût été tout au moins l’honneur du gouvernement russe ; l’autre conduisant à un autre genre de paix par des « moyens administratifs et de haute politique, » comme disait M. Katkof, ou par des « transformations radicales, » selon le langage officiel, c’est-à-dire, en d’autres termes, par une assimilation méthodiquement implacable de la Pologne à la Russie. C’est le dernier système, on le sait, qui a triomphé sous le feu des excitations du parti ultra-russe, et qui a été appliqué dans le royaume comme en Lithuanie avec quelques nuances légères, assez illusoires qui tiennent à la différence des situations. C’est le système qui s’est condensé dans une série de mesures en effet « radicales, » et dont les plus saillantes sont l’oukase du 2 mars 1864, qui change les bases et les conditions de la propriété, l’oukase du 11 septembre, qui a la prétention de reconstituer l’enseignement, enfin un décret postérieur et assez récent qui modifie complètement la condition du catholicisme en Pologne par la suppression de la plus grande partie des maisons religieuses, par la mainmise sur les propriétés ecclésiastiques, par l’asservissement de l’église à l’état.

La pensée de toutes ces mesures était évidente. C’était toute une révolution sociale pour atteindre l’esprit de nationalité dans ce que j’appellerai ses forteresses jusqu’ici inexpugnables, — la propriété, la civilisation intellectuelle, la croyance religieuse ; mais, pour faire une révolution sociale, il ne fallait pas songer à employer des Polonais, et en Russie le cadre des fonctionnaires devenait insuffisant : on était dès lors conduit à recruter tout ce qu’on trouvait, aspirans aux emplois, jeunes officiers impatiens de fortune, militaires en retraite, nobles ruinés, étudians, fils de popes, classe nombreuse, remuante et bigarrée, travaillée depuis longtemps par toutes les idées de démocratie outrée, de radicalisme égalitaire ou de patriotisme slavophile. — La Pologne a été livrée comme un champ d’expérimentation à cette légion de nouveaux tchinovniks qui sont arrivés dans le pays en se disant qu’ils étaient des missionnaires, et qui ont agi en effet comme des hommes qui ont le fanatisme d’une idée en même temps que le sans-façon de conquérans sans scrupules. C’est là l’origine de ce phénomène devenu prédominant, — l’alliance de tous les élémens révolutionnaires et slavophiles avec l’impérialisme. C’est la raison génératrice de cette situation nouvelle que M. Katkof a contribué à créer, qu’il soutient de sa passion, où bien d’autres ont eu un rôle, mais qui en réalité est venue se résumer dans un personnage que je n’ai point nommé encore, M. Nicolas Milutine, le conseiller aujourd’hui le plus écouté du tsar, l’homme qui représente la politique actuelle mieux que tout autre, mieux que Mouraviev, mieux que le prince Gortchakof, parce que chez lui cette politique s’élève à la hauteur d’une conception systématique et coordonnée.

M. Milutine n’est point un inconnu en France, où on l’a vu, il y a quelques années, passer dans les sociétés d’économie politique, qu’il séduisait par ses explications sur l’affranchissement des serfs, auquel il a concouru. C’est un homme de cinquante ans à peine, d’une physionomie jeune sous une chevelure prématurément blanchie, ayant le visage grave, calme et doux d’un ministre protestant, les manières courtoises, la parole facile et insinuante, très russe au fond, nourri tout à la fois des traditions de Pierre le Grand et de l’histoire de la révolution française, qu’il combine d’une façon bizarre. Avec de la capacité et de l’instruction, il réunit la souplesse et l’opiniâtreté, la passion d’un sectaire et la sagacité pratique de l’homme d’action. Né d’une famille de marchands, il a la haine de la noblesse, des classes supérieures, et cette haine, il l’a montrée dans le comité d’émancipation des paysans, dont il faisait partie, au point de se signaler comme un homme dangereux probablement, mais destiné à jouer un rôle, si les circonstances s’y prêtaient. Il était en France lorsque l’insurrection polonaise éclata, et il ne fut rappelé en Russie qu’à ce moment où il s’agissait de s’arrêter à un système. Le choix même de M. Milutine était tout un programme.

A dater de cette heure, c’est lui qui a été le promoteur, l’inspirateur de toutes ces mesures d’assimilation méthodique et violente dont je parlais, et il a trouvé sans peine des collaborateurs ou des complices qui sont devenus des instrumens passionnés pour la réalisation de son œuvre : — M. Soloviev, le prince Tcherkaskoï, d’origine tartare, transformé en ministre de l’intérieur du royaume, et qui serait homme à passer douze heures au travail pour trouver un moyen de contraindre les marchands polonais de Varsovie à mettre une enseigne russe sur leur boutique. C’est M. Milutine qui est le général de cette armée de tchinovniks missionnaires qu’il a jetés sur la Pologne, et qu’il manœuvre, qu’il discipline au surplus en chef expérimenté pour le plus grand bien de l’autocratie. Les premiers momens passés, M. Milutine est rentré à Saint-Pétersbourg, ou, pour mieux dire, il s’est partagé entre les deux villes, Pétersbourg et Varsovie, restant toujours l’âme du comité des affaires de Pologne, mais en même temps devenant membre du conseil de l’empire et prenant une influence qui n’a cessé de grandir depuis deux ans. Appuyé sur son frère, qui est ministre de la guerre, M. Milutine exerce aujourd’hui un singulier ascendant. Il n’est pas ministre et il est plus que les ministres : il est le conseiller universel. Il a auprès du tsar le crédit d’un homme qui a pour lui une apparence de succès en Pologne, qui est toujours prêt en toute affaire, qui a des idées fixes et qui sait habilement se servir des défiances d’Alexandre II contre les velléités constitutionnelles et parlementaires de la noblesse. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’entre M. Katkof, l’écrivain qui a servi le plus à pousser la Russie dans cette voie, et M. Milutine, il n’y a aucun rapport d’opinions et de tendances sur les questions intérieures. M. Katkof est partisan de la noblesse, de la grande propriété, du self-government, de certains droits constitutionnels ; les opinions de M. Milutine, et il ne les cache pas, tendent uniquement et absolument à faire de la Russie une vaste démocratie avec le tsar au sommet, — de telle façon qu’en haine de la Pologne M. Katkof se trouve jeté à l’avant-garde dans une guerre dont M. Milutine reste aujourd’hui le vrai chef, et qui par son caractère réagit sur la marche de l’empire tout entier.

De cette impulsion donnée aux événemens, il est en effet résulté dans la vie politique et sociale de la Russie deux choses également graves : l’esprit de radicalisme et de démocratie s’est introduit dans l’administration russe, a pénétré cette vaste bureaucratie au point de ne plus craindre de s’attester. Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est un membre de l’assemblée de la noblesse de Moscou qui se plaignait l’an dernier avec amertume. « Nous devons, dans nos assemblées, disait-il, prêter attention aux on-dit qui expriment l’opinion publique. Un bruit remarquable témoigne journellement et catégoriquement qu’il existe dans quelques administrations des intentions hostiles à la noblesse, que des démocrates, des radicaux, des socialistes et autres gens de même espèce se sont glissés dans la sphère administrative et même aux postes importans. Rappelons-nous les clameurs de la presse provoquées par ces influences et prêchant l’abolition, même le suicide de la noblesse. Rappelons-nous les intrigues des hommes introduits par ces mêmes influences au sein de nos propres assemblées ; rappelons-nous que ces dissertations ont troublé l’opinion publique… »

Chose bien plus grave encore, par cette issue ouverte sur un point à des passions en apparence politiques et patriotiques auxquelles on a livré tout à coup les institutions, la religion, la vie sociale et morale d’un peuple, par cette issue se sont précipités avec un redoublement d’ardeur des instincts d’esprit et d’imagination qui fermentent depuis longtemps, il est vrai, mais qui ont reçu des derniers événemens une impulsion toute nouvelle. Ces années récentes ont vu se développer en Russie de la façon la plus singulière les doctrines du matérialisme le plus grossier, de l’athéisme le plus cru, le nihilisme, qui, après avoir été à l’état sporadique dans la société russe, est devenu tout à fait une épidémie et pénètre sans difficulté dans une multitude de familles de la classe moyenne. Autrefois on s’inspirait volontiers en Russie des publicistes les plus éminens de l’Europe et de leurs théories élevées ; maintenant les livres de Buchner, de Carl Vogt, de Max Stirner, sont l’évangile de la génération nouvelle, et par une combinaison bizarre M. Hertzen, que M. Katkof faisait reculer il y a quelques années, dont il « brisait l’autorité, » comme on le disait, — M. Hertzen a reculé sans doute et a perdu de son influence, mais il a été dépassé par de jeunes adeptes pour qui il n’est plus qu’un retardataire imbu de vieux préjugés occidentaux. Les doctrines matérialistes et brutalement athées envahissent les mœurs comme la littérature, et il est fort de mode aujourd’hui de traiter sans façon tout ce qui est devoir, vieilles notions morales, même convenances sociales ou beaux-arts, comme des inventions aristocratiques ou des raffinemens de civilisations décrépites. Figurez-vous bien qu’il y a un an ces mots de père en fils, introduits dans une adresse pour exprimer une pensée de transmission héréditaire, étaient relevés dans une réunion publique comme « peu conformes aux idées modernes. » Les avertissemens que l’administration s’est crue récemment obligée d’infliger à deux des recueils les plus répandus, le Contemporain et la Parole russe, sont sous ce rapport un symptôme significatif[4]. Ils se fondent sur des attaques contre l’organisation de la famille, contre la propriété, sur des excitations à la mise en pratique du communisme, et le premier procès de presse a été fait à un livre d’Études critiques, d’un ancien colonel Bibikof, contre le mariage. Il est vrai que pour rétablir sans doute l’équilibre, et sous l’influence de M. Milutine, le gouvernement s’est hâté d’autre part de frapper d’un avertissement le journal conservateur la Wiest. — De là le caractère étrange de ce mouvement qui est né de l’insurrection polonaise, mais qui lui survit, et dont les complications redoutables dissimulent à peine la lutte de deux esprits, de deux tendances qui se disputent l’avenir de l’empire.


III

Au fond, c’est là ce qui caractérise la situation de la Russie : confusion véritable sous cette tapageuse unanimité d’un patriotisme ultra-moscovite, progrès des instincts démocratiques et même socialistes dans l’ébranlement d’une société, lutte intime et passionnée qui se reflète dans les rares manifestations saisissables de la vie russe aussi bien que dans les réformes qui s’accomplissent.

Que dans ce vaste et énigmatique travail la noblesse en particulier ait le sentiment de la terrible partie qui se joue, c’est assez simple : c’est elle qui est la première au feu, en ce sens que c’est le problème de sa destinée qui s’agite sous toutes les formes. Chaque progrès de l’esprit démocratique dans l’opinion ou dans la direction du gouvernement est une menace pour sa puissance ou plutôt pour son existence tout entière. La noblesse russe, il faut en convenir, est dans les conditions les plus délicates et les plus critiques : elle est, selon le mot de l’un de ses principaux représentans, sous « deux jougs, le joug des dispositions administratives et le joug de l’attente, » — c’est-à-dire qu’elle a deux ennemies, la bureaucratie qui règne et l’incertitude qui l’étouffe. Par l’abolition du servage, qui a donné le branle à toutes les autres réformes, — remaniement du système judiciaire, organisation des assemblées territoriales, — elle n’a pas été frappée seulement dans sa fortune matérielle, dans un droit de propriété, qui était le principe fondamental de sa prépondérance ; elle a été atteinte ou menacée dans tous ses privilèges, dans le droit de servir ou de ne pas servir, dans le droit de ne subir que le jugement de ses pairs. Sa charte s’en va par lambeaux. C’est le sentiment de cette situation qui la conduisait, il y a quelques années, à chercher dans des conditions nouvelles de vie publique des garanties pour ce qui lui restait, à se jeter par ses manifestations dans une sorte d’agitation libérale et constitutionnelle. Au moment de l’insurrection de Pologne, elle en était là. À quel mobile obéissait la noblesse russe en prenant les devans dans le déchaînement ultra-moscovite provoqué par l’insurrection polonaise ? Au patriotisme, — soit ; à une passion sincère, quoique aveugle d’orgueil national blessé, — soit encore ; il y avait aussi, et M. Katkof, avec bien d’autres, croyait peut-être cela d’une forte politique, il y avait chez elle un calcul, qui était de répondre à ses adversaires par un acte éclatant de vitalité, de chercher dans l’ardeur de ses démonstrations une popularité nouvelle, une garantie contre les périls dont elle se sentait menacée, un titre de plus pour ses prétentions à un rôle nouveau. Une fois l’insurrection réduite, elle a cru pouvoir renouer la tradition, un moment interrompue, de ses revendications constitutionnelles. C’est là justement ce qui éclatait dans l’assemblée de la noblesse de Moscou réunie le 3 janvier 1865, et c’est ce qui a fait de cette session de quelques jours un événement en Russie ; mais là était l’erreur de la noblesse. La noblesse russe n’a point vu qu’elle venait de travailler à un mouvement d’opinion où c’était une tout autre chose qui triomphait. Il s’en est suivi une première déception qui a été le commencement de bien d’autres, — l’échec humiliant de l’assemblée de Moscou.

Manifestation curieuse d’ailleurs ! c’est une vraie session parlementaire par le tour des discussions, par le talent des orateurs. Rien n’y manque, ni le discours d’ouverture, — que le gouverneur de Moscou, le général Afrosimof, avait demandé, dit-on, à M. Katkof, — ni la stratégie, ni les motions, ni l’éloquence, ni même les interruptions et les applaudissemens. On en a la sténographie complète[5], et il n’est point douteux que le jour où la Russie aurait un parlement, elle trouverait des hommes singulièrement rompus aux tactiques des discussions, comme elle a déjà une presse où ce n’est point le talent qui manque. De quoi s’agissait-il au fond ? C’était évidemment une grande, presque une suprême tentative pour reconquérir une influence bien amoindrie. La vraie pensée, après s’être essayée en quelque sorte dans un projet de banque foncière générale de la classe noble, — ce qui était un commencement de constitution de la noblesse sous la forme d’une puissance financière[6], — la vraie pensée, dis-je, se révélait tout entière dans la motion d’une adresse à l’empereur fondée sur « la méfiance générale envers l’administration, » sur la crise universelle où était l’empire, et sur la nécessité d’une représentation publique et indépendante, organe des sentimens du pays auprès du trône ; mais ici commençaient les divisions. Les uns, comme M. Bezobrasof, un des plus persévérans et des plus habiles défenseurs de sa caste, parlaient uniquement de la classe nobiliaire, des droits nobiliaires, toujours la charte de la noblesse à la main. Les autres, comme M. Samarine, — c’est, je crois, un ami de M. Milutine, — soutenaient, non sans un certain embarras, d’abord que la noblesse ne pouvait se séparer des autres classes du pays, auxquelles elle était déjà suspecte, et puis en définitive qu’une pétition dans ce sens serait inopportune. Au milieu de toutes ces divergences s’élevait un orateur jeune encore, — il a moins de vingt-cinq ans, — homme d’avenir sans doute, M. Golokhvastof, qui se prononçait avec une vigoureuse éloquence pour une adresse demandant une représentation de tout le pays. Sous la forme du dévouement le plus absolu à l’empereur, M. Golokhvastof déchirait tous les voiles et exhalait ce que la noblesse avait sur le cœur :


« Je voudrais, disait-il, que la Russie s’ouvrît à l’empereur, et nous ne sommes pas les seuls à en sentir la nécessité. Le droit de propriété est attaqué dans sa racine ; or sans le droit de propriété la société entière ne peut exister. Nous avons des lois, et de bonnes lois ; mais j’aimerais mieux les savoir médiocres et pouvoir compter sur leur stabilité, car chez nous le bon plaisir d’un personnage administratif révoque des lois entières… Les réformes se succèdent, mais elles portent toutes l’empreinte de ce cachet que leur apposent les bureaux des ministères pétersbourgeois ! .. L’empereur nous donne des réformes magnifiques dignes de son nom glorieux ; mais la réalisation n’en est pas telle qu’il l’aurait désirée… Il faut lui dire : « Tout ce que vous avez entrepris, sire, est resté lettre morte ; tout est entravé par la camarilla qui dénature vos paroles et les lois. » Il faut prier l’empereur d’écarter la camarilla et de se mettre face à face avec son peuple. C’est le peuple qui connaît les besoins du pays, non pas les bureaux des ministères. L’empereur doit savoir nos besoins, et il n’y a que le peuple qui les lui apprendra… Il faut que les paroles de l’empereur puissent arriver jusqu’à nous, et que nos paroles puissent monter jusqu’à lui. Cela fera disparaître le mal, et la loi retrouvera sa force. La réalisation pratique de ce désir serait la convocation des élus du pays. Voilà le moyen qu’il faut employer pour guérir nos maux… »


Et en effet la conclusion fut le vote d’une adresse qui, après un acte de foi ultra-russe à l’unification de l’empire par l’abolition de toutes les autonomies, après une offre de concours à l’œuvre de régénération entreprise par l’empereur, disait : « Couronnez, sire, l’édifice politique dont vous avez posé la base en convoquant une assemblée générale des élus du pays russe pour délibérer sur les besoins communs de l’empire ; ordonnez à votre fidèle noblesse de choisir pour le même objet, dans ses rangs, les hommes les meilleurs… Par cette voie, sire, vous connaîtrez les besoins de notre patrie, vous rétablirez la confiance dans les autorités exécutives…, les ennemis extérieurs et intérieurs seront réduits au silence alors que le peuple, dans la personne de ses représentans, entourera le trône avec amour, et veillera à ce que la trahison n’arrive jusqu’à lui d’aucun côté… » Malheureuse adresse ! malheureuse campagne, qui avait le tort de réveiller tous les ombrages de l’empereur contre les prétentions parlementaires de la noblesse, et de s’attaquer, surtout par ce mot de trahison, à des influences qu’elle fortifiait plus qu’elle ne les ébranlait ! La réponse fut prompte, et d’abord on commença par destituer le gouverneur de Moscou, le général Afrosimof, qui s’était conduit en bonhomme et sans malice dans cette affaire ; puis, sous prétexte d’un vice de forme, on annulait tout ce qu’avait fait l’assemblée, et enfin l’empereur Alexandre II adressait au ministre de l’intérieur une lettre où, en constatant « les réformes heureusement accomplies pendant les dix années de son règne, » il ajoutait : « Le droit d’initiative dans les diverses parties de cette œuvre de perfectionnement graduel n’appartient qu’à moi, et ce droit est indissolublement lié au pouvoir autocratique qui m’est confié par Dieu… Aucune classe n’a légalement le droit de parler au nom des autres classes, personne n’a mission d’intercéder auprès de moi en faveur des intérêts généraux et des besoins de l’état. De pareilles déviations de l’ordre établi ne peuvent qu’entraver les plans que je me suis tracés… » Ce qu’il y avait de plus triste pour la noblesse, c’est que l’opinion se mettait du côté de ceux qui la frappaient. Vainement elle s’efforçait de montrer qu’elle avait revendiqué les droits de tous, on ne voyait dans cette entreprise qu’une conspiration de caste, une représaille obstinée contre l’émancipation des paysans. La noblesse n’a plus recommencé depuis, elle est restée sous le coup de cette défaite qui devenait un succès pour le gouvernement, un succès surtout pour M. Milutine et pour cette politique d’impérialisme démocratique qu’il représente, qui se retrouve un peu partout aujourd’hui.

Qu’on observe notamment ces deux grandes questions qui s’engendrent et en contiennent bien d’autres : l’affranchissement des serfs et l’organisation des assemblées territoriales. Il y a deux choses également vraies dont il faut convenir toutes les fois qu’il s’agit de l’émancipation des paysans en Russie, c’est que cette libération de vingt-trois millions d’hommes courbés sous la servitude est assurément l’honneur d’un règne, et de plus qu’elle offrait d’immenses difficultés d’exécution. Cela dit, quel est l’esprit prédominant dans ce tissu de « modifications, additions, circulaires, interprétations promulguées ou secrètes, » que M. Golokhvastof signalait à l’assemblée de Moscou comme étant venues se superposer au décret primitif d’émancipation du 19 février 1861 ? Ces modifications étaient peut-être inévitables ; elles se sont pliées nécessairement aux fluctuations de la politique et elles portent l’empreinte de cet esprit qui tend à enlacer une vaste démocratie rurale à une autocratie rajeunie. Je ne veux pas dire que le gouvernement se soit proposé avec préméditation d’égorger tout doucement les propriétaires au profit des paysans par un acte radical dans son principe et entouré dans sa forme de précautions aussi ingénieuses que multipliées ; ce serait puéril. La mesure a eu cet effet tout naturellement, par la force des choses autant que par la volonté des hommes, et elle a eu cet effet d’autant plus sûrement qu’elle surprenait les propriétaires dans des conditions d’incurie traditionnelle, engourdis dans la sécurité corruptrice de leur monopole, sous le poids d’une dette hypothécaire immense contractée aux anciennes banques foncières de la couronne pour suffire à une vie de faste, de jeu, de voyages.

Je rappelle seulement les traits saillans de cette grande métamorphose sociale ; L’ancien état offrait deux caractères : c’était tout à la fois une tutelle seigneuriale absorbant la personnalité civile du serf et un monopole du travail servile constitué sur cette base d’une redevance, argent ou corvée, en échange de lots de terre, affectés en propre aux paysans sur les domaines seigneuriaux. Le décret du 19 février 1861 avait un double but : au point de vue de la tutelle seigneuriale, prononcer immédiatement la libération personnelle et civile du serf ; — au point de vue de la propriété, saisir en quelque sorte la situation au point où elle était et l’immobiliser, en ce sens que les paysans restaient désormais possesseurs sous forme d’usufruit perpétuel des terres qu’ils cultivaient et que les propriétaires restaient avec leurs droits aux redevances, corvées ou argent, qui leur étaient attribuées. Dans cette situation ainsi immobilisée, on devait négocier entre paysans et seigneurs pour arriver par des chartes réglementaires à l’émancipation graduelle et définitive. Seulement tout avait singulièrement changé. Les paysans, remués par ce souffle libérateur qui allait jusqu’à eux, ne voyaient qu’une chose : pour eux, la liberté, c’était le droit absolu à la terre qu’ils cultivaient, et, qu’on le remarque bien, cette idée n’est qu’une vague réminiscence des temps primitifs, antérieurs à l’établissement du servage. Avec cette idée fixe, les paysans étaient fort peu portés à négocier avec le maître pour une propriété qu’ils considéraient comme à eux et que le tsar devait leur assurer infailliblement ; ils étaient même fort peu portés à travailler. Les propriétaires, de leur côté, se trouvaient dans les conditions les plus critiques, n’ayant plus que des points de contact irritans avec leurs anciens serfs. S’ils maintenaient la corvée, ils n’avaient plus les moyens d’autrefois pour la rendre efficace et fructueuse, fût-ce par des abus d’autorité ; s’ils transformaient la corvée en redevance pécuniaire, ils étaient exposés à n’avoir ni argent ni ouvriers pour cultiver la portion de domaine qui leur restait. Pour tout dire, c’était entre seigneurs et paysans un antagonisme organisé, plein de luttes, de misères et de catastrophes toujours menaçantes.

Alors, pour en finir, est survenue une combinaison nouvelle qui, en paraissant favoriser encore le propriétaire, a définitivement achevé de le ruiner : c’est ce qu’on a nommé le rachat obligatoire. Cela veut dire que le propriétaire, poussé à bout et ne sachant plus que faire, peut obliger le paysan à racheter définitivement la terre qui forme sa dotation ; mais voilà justement la difficulté. Comment obliger des hommes incultes, formés à la méfiance, qui sont persuadés qu’ils ne doivent rien ? À part même ces dispositions douteuses, le plus souvent récalcitrantes, il resterait toujours pour les affranchis d’hier une question de ressources pécuniaires. Ici le gouvernement intervient avec une banque de rachat destinée à fournir à titre d’avance aux paysans l’argent qu’ils n’ont pas. Seulement, avec la prévoyance d’un habile prêteur, le gouvernement s’arrange pour n’être responsable vis-à-vis du propriétaire que des quatre cinquièmes de la valeur du bien racheté, pour garder une hypothèque sur la terre et pour faire payer au paysan pendant quarante-neuf ans une redevance de 6 0/0 représentant les intérêts et l’amortissement de la valeur totale de la propriété. Il résulte de ces combinaisons quelque chose d’extrêmement curieux, qui n’a pu être tout à fait imprévu, et que je voudrais rendre saisissable.

Voici un propriétaire réduit par sa position à exiger le rachat obligatoire ; si le paysan a la bonne volonté et les ressources, rien de mieux. Si le paysan ne veut pas, — et pourquoi voudrait-il ? — c’est alors que les déboires commencent pour le malheureux propriétaire. D’abord il perd le cinquième, qui reste à la charge directe de l’acheteur, et que celui-ci ne paie pas. Ceci réglé, le gouvernement arrive et lui dit : « Vous avez contracté autrefois une dette hypothécaire aux banques de la couronne aujourd’hui en liquidation. Cette dette a été contractée, il est vrai, dans certaines conditions, pour un délai de trente-trois ans ; mais nous allons l’éteindre dès ce moment par une réduction sur les quatre cinquièmes du prix de votre bien, dont je suis garant auprès de vous : c’est autant de moins que je vous dois. » Voici donc un nouveau décompte. Et le reste, comment est-il acquitté ? Au moyen de certificats portant intérêts, mais difficilement transmissibles, et qui ont perdu immédiatement 20 0/0. La combinaison peut être ingénieuse, elle a été ruineuse pour ceux à qui elle a été offerte comme un secours. Les propriétaires ne s’en sont plus relevés. Beaucoup ont pris le parti de quitter le pays, et plus d’un journal a signalé le progrès de l’absentéisme ; les autres sont restés avec des domaines diminués qu’ils ne peuvent ni vendre ni cultiver ; ils se sont trouvés sans main-d’œuvre, sans capitaux et sans moyens réguliers de crédit. L’usure est survenue et a exercé d’effroyables ravages. Dans cette situation, il est des propriétaires qui en sont arrivés à n’être plus que de simples administrateurs pour le compte d’usuriers qui leur paient des appointemens mensuels. D’autres sont réduits à négocier à vil prix comme dernière ressource les certificats qui leur ont été remis et qui subissent par cela même une dépréciation continue. Les paysans s’en trouvent-ils mieux du moins ? Oui et non : — oui, sans doute, puisque leur condition s’améliore forcément par une logique invincible de leur situation nouvelle ; non, parce qu’ils n’ont fait en définitive que changer de maître. Ils étaient hier la chose du seigneur, du propriétaire ; ils sont aujourd’hui la chose du gouvernement, auquel ils sont liés par une dette à long terme, de la police, qui se substitue sous bien des rapports aux droits seigneuriaux, — et c’est là que se révèle cette politique qui fait au nom du tsar un mélange de démocratie et de bureaucratie.

J’en dirai autant des institutions territoriales ou assemblées de provinces et de districts qui constituent ce qu’on est convenu en Russie d’appeler le self-government, — un self-government tout local et administratif, bien entendu. Ces institutions ont été créées par un oukase du 1er janvier 1864, elles ont été mises en pratique dans le courant de 1865. Par leur appareil extérieur, par le jeu et les limites de leurs attributions, elles répondent assez aux conseils-généraux et aux conseils d’arrondissement de France ; elles sont élues pour trois ans, elles ont des sessions périodiques de dix jours, elles ont dans leur sphère les questions économiques et administratives intéressant la province ou le district. Sur un point, elles se rapprochent des institutions provinciales de la Belgique : elles ont une sorte de députation permanente, un comité exécutif élu pour trois ans par les assemblées elles-mêmes, fonctionnant dans l’intervalle de leurs sessions et pouvant être indéfiniment renouvelé. Le comité exécutif, c’est le représentant de l’assemblée auprès du gouvernement. Certes, à ne considérer que le fait en lui-même, c’est une chose nouvelle. Pour la première fois en Russie, les populations ont été appelées, sans distinction de classes, à choisir des représentans ; pour la première fois, ces représentans se sont réunis pour délibérer en commun sur des intérêts, si restreints qu’ils soient, pour agiter certaines questions. C’est un progrès qui vaut mieux que de chercher un remède aux abus et aux embarras de la centralisation en nommant des commissions « pour diminuer les écritures officielles, » comme on le faisait il n’y a pas longtemps encore. Ici pourtant, comme dans le reste, tout dépend de la signification réelle de ces institutions. Je ne veux m’arrêter qu’à deux points caractéristiques de cette tentative d’acclimatation du self-government en Russie.

Il y a un homme qui ne s’y est point trompé, et quel est cet homme ? C’est M. Katkof lui-même, qui a des momens de vigoureuse lucidité, quand il n’est pas offusqué par le fantôme du polonisme. M. Katkof a vu bien vite, il a dit sans détour que la condition première du self-government, c’est la gratuité des fonctions électives. Ce comité exécutif qui a l’air d’une garantie, qui a une couleur de libéralisme, ce comité élu, il est vrai, mais largement rétribué, qu’est-ce autre chose qu’un rouage administratif de plus, une bureaucratie nouvelle, élective, ajoutée à l’autre bureaucratie ? On a commencé par voter des appointemens. Il y a telle province, à Samara, où l’entretien des comités coûte 100,000 roubles ; à Saint-Pétersbourg, il coûte 71,000 roubles sur 74,000, dont dispose annuellement l’assemblée. « C’est une bonne occasion, s’écriait M. Katkof avec une amertume ironique, c’est une bonne occasion que trouve l’honorable noblesse russe d’améliorer ses finances délabrées ! Il est vraiment réjouissant de penser que lorsque tout le pays va être couvert d’assemblées de gouvernemens et de districts, de comités permanens de toute sorte, nos provinces, dans l’attente de ponts et de meilleurs chemins, auront à supporter un nouvel impôt de 4 millions de roubles et peut-être même plus ! » Mais ce n’est pas là encore le point le plus important. Ce qu’il y a de vraiment original et sans doute de calculé dans les institutions nouvelles, c’est la manière de distribuer et de grouper les électeurs. Il y a trois catégories, trois groupes d’électeurs votant séparément pour la formation de la même assemblée : les propriétaires fonciers, sans distinction de caste, possédant à titre personnel, — la population urbaine et les communes. La commune russe, on le sait, est un être collectif, possédant en commun, purement agricole ou populaire et ayant son droit de représentation. Or voici le côté réellement curieux et caractéristique. — Il se peut qu’un paysan ait le droit de double et même de triple suffrage, qu’il vote comme membre de la commune, comme propriétaire foncier à titre personnel, et même comme propriétaire urbain. Chose plus bizarre encore, toute distinction de classe est abolie dans l’exercice du droit électoral, les paysans seuls sont constitués en classe privilégiée, par cela même que seuls ils votent à la commune et nomment leurs députés, dont le nombre est égal, si ce n’est supérieur, à celui des députés des propriétaires fonciers. Il en résulte qu’une prépondérance véritable est assurée à la classe rurale, et c’est ce que montrait avec âpreté M. Katkof lorsqu’il disait : « Laissons de côté les bucoliques et regardons en face la réalité… Dès que les meneurs des paysans comprendront l’avantage de la situation faite à cette classe, ils ne manqueront pas d’en profiter ; l’instruction publique va dépendre d’hommes illettrés, la santé publique d’hommes haïssant l’hôpital, les médecins, et croyant uniquement aux sorciers. En un mot, toutes les affaires importantes des gouvernemens et des districts seront entre les mains d’hommes ignorans et de leurs meneurs… »

On n’en est point encore à ces conséquences extrêmes. Il ne s’est formé une majorité de paysans que dans certaines provinces. En général, la noblesse, quoique très froide pour les assemblées, a gardé un certain ascendant ; mais il est facile de voir où va le courant. Toujours est-il que dès la première réunion des assemblées il s’est élevé, notamment à Pétersbourg, des plaintes, des critiques nombreuses, dont M. Platonof et M. Kruse, un ancien censeur libéral de Moscou, se sont faits les organes. Ces plaintes ont porté principalement sur les comités exécutifs, sur les attributions restreintes, mal définies, des nouveaux conseils, et comme il y a une logique dans les situations on est arrivé tout de suite au vif ; on en est venu, non plus à demander une représentation politique, comme dans l’assemblée de Moscou, — on ne l’aurait plus osé, — mais à indiquer avec timidité l’établissement d’une « assemblée économique centrale » comme le couronnement nécessaire des institutions récemment créées, et le comte Schouvalof lui-même se prononçait dans ce sens. « J’avoue, disait-il, que je regarde comme tout à fait inadmissible que les assemblées provinciales particulières soient comme autant d’oasis, de cercles magiques dans lesquels fleuriraient la vérité, la liberté de la parole, l’indépendance et l’ordre dans les affaires, tandis que tout autour continuerait à régner notre vieil ennemi l’arbitraire administratif. » Il se peut que des modifications surviennent, et on en a même attribué déjà la pensée à M. Milutine ; mais elles tendraient plutôt à limiter encore l’influence de la grande propriété en fortifiant l’élément rural et démocratique.

Réunissez ce redoutable penchant à jouer autocratiquement avec tout ce qui est propriété et ce patriotisme exclusif, haineux, où l’esprit de domination éclipse toute idée de droit, vous aurez le dernier mot, le mot le plus récent de cette politique, qui a son principal théâtre dans les provinces polonaises : c’est cet oukase du 22 décembre 1865 qui met le droit de propriété en interdit dans les neuf gouvernemens occidentaux, en Lithuanie et en Ruthénie. « Maintenant ou jamais ! » s’est écrié le parti ultra-moscovite. — Maintenant ou jamais il faut en finir pour que cela ne recommence plus. Si la Russie ne profite pas des circonstances actuelles, elle n’a plus qu’à s’avouer définitivement vaincue. Puisque les répressions à main armée ne peuvent étouffer le polonisme dans le sang et que les confiscations elles-mêmes sont un expédient inefficace, il n’y a qu’un moyen : si les Polonais ne veulent pas devenir Russes, qu’ils s’en aillent ! — C’est la thèse développée depuis plus de six mois par le parti ultra-moscovite, comme pour préparer le terrain. « Songez-y, messieurs, ne cessait de dire le successeur de Mouraviev en Lithuanie, le général Kauffmann, aux gentilshommes polonais ; rappelez-vous bien que, si vous ne devenez pas Russes de pensées et de sentimens, vous ne serez que des étrangers dans ce pays qu’il vous faudra quitter à la fin. » Et M. Katkof à son tour, amplifiant selon son habitude, dépassant tout le monde, élevait cette dangereuse suggestion à la hauteur d’une théorie fondée sur l’intérêt national, religieux, politique de la Russie, même sur l’intérêt de l’humanité. « Puisque le gouvernement, disait-il, a le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, ce droit ne saurait être limité aux seuls cas où il s’agirait d’une ligne de chemin de fer, d’un canal ou d’une forteresse ; il doit nécessairement s’étendre aux mesures à adopter pour la pacification du pays… » Comme toujours, le gouvernement n’est pas allé jusqu’au bout, jusqu’à l’expropriation sommaire et universelle ; par une dernière considération de diplomatie peut-être, il a évité surtout de parler du royaume de Pologne ; comme toujours aussi, il a suivi l’impulsion dans une certaine mesure, et il a suspendu le droit de propriété. Nul Polonais ne peut acquérir de biens dans les provinces occidentales. Les enfans toutefois peuvent encore hériter de leurs parens. Les déportés ou internés dont les domaines sont sous le séquestre sont autorisés à les vendre dans un délai de deux ans, et si au bout de deux ans la vente n’est pas faite, le gouvernement prendra les biens en payant un intérêt. Aucune propriété d’ailleurs ne peut être aliénée désormais qu’au profit de Russes de la foi orthodoxe. C’est là l’oukase du 22 décembre, et ici surviennent les instructions à demi confidentielles qui ajoutent aux dispositions publiques en faisant disparaître complètement ce qui restait de vagues réserves en faveur du droit de propriété. Par le fait, le général Kauffmann s’est empressé d’inviter tous les Polonais, à peu près sans distinction, à se défaire de leurs biens au profit des Russes[7].

C’est, à tout prendre, un acte purement socialiste dans la plus dangereuse acception du mot, ce qui n’a pas empêché, il y a quelques jours, le digne cardinal de Bonnechose d’imposer une limite aux témoignages de sympathie du clergé français pour les Polonais, sous prétexte que ceux-ci sont devenus des révolutionnaires. Ils ont quelquefois d’étonnans à-propos en politique, ces vénérables chefs du clergé ! Je ne rechercherai point ce qu’une telle mesure offre de difficultés dans un pays où il y a vingt-cinq mille propriétaires polonais pour un millier de propriétaires russes, ce que cette expropriation ingénieuse peut trouver d’obstacles dans la nature des choses. Il faudra donc exiger avant tout de l’acquéreur l’attestation authentique de sa nationalité et de son orthodoxie ? La valeur d’un acte civil reposera donc sur une question d’origine et de confession religieuse ? Comment distinguera-t-on un Lithuanien d’un Polonais ? Où seront de plus ces acheteurs russes pour les provinces occidentaLes lorsque dans l’empire même tant de propriétaires exténués veulent vendre leurs biens sans y réussir ? Sera-ce le gouvernement qui fournira ces avances d’argent ? Il l’a déjà essayé et il n’a trouvé pour complices que des spéculateurs véreux qui l’ont audacieusement exploité sans faire un achat sérieux. Mais il y a bien autre chose dans l’oukase du 22 décembre, la pensée elle-même, et cette pensée, jetée au milieu d’intérêts ébranlés par les polémiques ultrarusses, est devenue un nouveau signal d’émotion et d’inquiétude à Pétersbourg ; elle n’a pas passé sans rencontrer une vive et sérieuse opposition, même dans le conseil de l’empire. Les Allemands, qui ont eu depuis quelque temps à essuyer les assauts du parti ultra-russe, se sont dit naturellement qu’après les Polonais viendrait leur tour. Les grands propriétaires russes eux-mêmes se sont dit qu’après les Polonais et les Allemands on arriverait à eux. Ils commencent à soupçonner que la Dwina et le Dniéper ne sont pas assez larges pour qu’un principe posé dans les provinces polonaises ne puisse passer en Russie, et le journal conservateur la Wiest s’est élevé très fermement contre une si flagrante atteinte portée au droit de propriété. Les modérés du gouvernement, ramenés à la lutte, M. Valouief en tête, les hommes d’état du temps de Nicolas, accoutumés à plus de méthode, ont combattu la mesure pour ce qu’elle a de violent et d’impraticable. De là une crise où M. Valouief a failli disparaître comme ministre, sans doute pour laisser la place libre à M. Milutine, qui triomphe aujourd’hui. Réduire à la vente forcée des gens qui n’ont pas d’acheteurs et qui n’en peuvent avoir, c’est décidément peu pratique, et il allait plus droit au fait, ce tchinovnik qui, au dire d’un journal russe, résumait ainsi la situation : « Il y a chez nous en Lithuanie quatre catégories de biens, les confisqués, les séquestrés, les ruinés et les dérangés. Si j’étais Kauffmann, voici ce que je ferais : je distribuerais aux tchinovniks russes les biens confisqués, je confisquerais les biens séquestrés, je séquestrerais les biens ruinés et je ruinerais les biens dérangés. » C’est le commentaire de l’oukase du 22 décembre.

Le résultat le plus clair, le plus palpable de cette politique, c’est d’agiter tous les intérêts, d’ébranler toutes les situations, de peser sur tous les élémens naturels de travail et de richesse, et de se traduire en un appauvrissement universel dont l’état est le premier à se ressentir dans ses finances, dans ses ressources frappées de stérilité, dans ses revenus ordinaires, qui diminuent au lieu d’être en progrès. Je ne parle plus même de cette masse de papier-monnaie et de dette flottante sous laquelle fléchit depuis longtemps la situation financière de la Russie. Qu’on prenne simplement les budgets des trois ou quatre dernières années : le fait normal, toujours prévu, est un déficit irrémédiable : 1863, déficit de 15,700,000 roubles ; 1864, déficit de 46,500,000 roubles ; 1865, 22,400,000 roubles ; 1866, 21,583,000 roubles : en d’autres termes, de 80 à 150 millions de francs. Et comme ce sont justement des années où la diminution des recettes se combine avec l’augmentation des dépenses, il s’ensuit que les déficits réels dépassent de beaucoup les prévisions des budgets[8]. Comment sortir de là ? Il y a des personnes, il est vrai, qui ne reculeraient pas devant une bonne petite liquidation par voie sommaire, en réduisant par exemple la valeur du papier-monnaie en circulation ; mais ce sont les personnes que le mot de banqueroute n’effraie pas, qui traitent les finances à la Pierre le Grand. En dehors de ces procédés, que les financiers réguliers n’admettent pas, le gouvernement aura-t-il recours à des emprunts intérieurs ? Il l’a essayé l’an dernier, en 1865 ; il a ouvert un emprunt-loterie de 100,000,000 de roubles, auquel il a attaché toute sorte d’avantages, primes, tirages, amortissement. Il semblait au premier abord que l’argent allât affluer au trésor, que l’emprunt dût être couvert trois et quatre fois. Quel a été le résultat ? La souscription publique dépassait de 15 millions à peine la somme demandée. La Russie s’adressera-t-elle aux capitaux de l’Occident ? Mais ici c’est sa politique qui se relève contre ses combinaisons financières. Elle ne peut songer sérieusement à demander à l’Europe les moyens de suivre un système qui s’inspire d’un sentiment d’antagonisme vis-à-vis de l’Occident. Les capitaux n’ont point d’opinions Sans doute, ils ne sont ni absolutistes, ni libéraux, ni partisans des nationalités, ni partisans de ceux qui les oppriment ; ils ont cependant une certaine susceptibilité, ils ont besoin d’appui moral, ils ne vont guère contre un courant d’opinion, et ce serait assurément un phénomène étrange autant que nouveau de voir les capitaux européens aider la Russie à suivre une voie où la diplomatie de l’Occident a vainement essayé de l’arrêter. Les Russes de bon sens et de prévoyance ne s’y méprennent nullement ; par malheur, ils ont aujourd’hui peu d’ascendant. On a voulu nommer récemment, on a nommé peut-être une commission pour examiner cette situation financière, et qui songeait-on à placer dans cette commission ? Mouraviev lui-même, comme si l’idée ultra-russe était un remède à tout, même au déficit !

Elle n’est un remède à rien, elle aggrave et complique tout, et elle ne fait que créer à la surface de la Russie une agitation artificiellement entretenue où disparaît la réalité des choses. Ce qui est vrai, c’est que la Russie est dans un violent état de transition dont le dénoûment est à la merci de cette lutte incessante entre l’esprit de modération et le déchaînement d’instincts prétendus nationaux. Ce qui est vrai, — à côté de réformes dont je ne veux dissimuler ni la valeur ni les conséquences dans un temps donné, — ce qui est vrai, dis-je, c’est ce résumé concentré et significatif tracé par une main russe qui ne paraît certes pas, à bien d’autres détails, être la main d’un « ennemi de l’intérieur, » comme dirait M. Katkof : « La Russie actuelle est loin de jouir de la somme de prospérité désirée. Au lieu de l’instruction, c’est l’usage immodéré de l’eau-de-vie qui se répand de plus en plus dans le peuple, prenant des proportions qui font frémir ceux qui comprennent le danger de l’abaissement de la morale publique ; les voies de communication brillent par leur absence : sur un terrain neuf fois plus grand que la France, il y a trente-neuf fois moins de routes praticables que n’en possède cette dernière. Quant aux chemins de fer, les projets de construction s’évanouissent en fumée ; la production diminue, puisqu’elle ne couvre plus ses frais… Le commerce intérieur est à moitié mort, le commerce extérieur plongé dans le marasme ; le nombre des crimes augmente, et la police est impuissante à les prévenir ; la propriété n’a aucune garantie solide. Les paysans ne se trouvent guère dans une situation meilleure : dans les régions manufacturières, ils manquent de travail ; dans les provinces agricoles, le travail ne produit pas ce qu’il devrait produire, de sorte que le revenu de leurs lots de terre suffit à peine au paiement des impôts[9]… »

La Russie a un malheur dont elle souffre cruellement aujourd’hui dans ses affaires matérielles autant que dans ses affaires morales. Elle compte des hommes qui sont libéraux, qui croient l’être, qui le disent et qui ne savent pas être justes. Elle traîne après elle une chaîne à laquelle sa politique est si fortement rivée qu’elle ne peut se mouvoir sans en être blessée. Si on réclame des franchises de droit commun, on craint aussitôt qu’elles ne profitent à l’esprit de nationalité dans les provinces polonaises ; si on procède révolutionnairement en Pologne, on n’est plus rassuré dans l’empire. Tout s’enchaîne : l’assimilation violente crée autant d’embarras que le droit commun, et c’est ainsi que l’esprit de domination trouve son châtiment en lui-même, dans son impuissance ou dans les périls nouveaux qu’il provoque. Il y a un proverbe russe qui dit : « Nous avons quitté notre rive sans parvenir à l’autre. » La Russie en est là : elle a quitté la vieille rive, elle n’a pas touché la nouvelle, et ce qui résulte de plus clair de cette expérience de deux années, c’est qu’on ne comble pas l’intervalle d’une rive à l’autre avec les dépouilles d’un peuple.


CH. DE MAZADE.
L'ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXIX.
LES PLONGEURS ET LA VIE SOUS L'EAU.
LE DIVING-BELL, LE DIVING-APPARATUS ET LE VILLAGE DE WHITSTADLE.



De tout temps, le rêve de l’homme a été de pénétrer au fond de la mer, soit pour en sonder les mystères, soit pour en recueillir les trésors, et pourtant jusqu’ici on ne connaissait guère que la surface de ce grand désert d’eau qui couvre les trois quarts de notre globe. L’imagination des poètes avait, il est vrai, bâti sous les vagues des palais imaginaires, élevé des grottes de corail et pavé de nacre le lit de l’océan ; mais l’œil de quelque hardi plongeur avait à peine entrevu la sombre réalité de l’abîme. Et comment en eût-il été autrement ? Que pouvait l’homme réduit à ses propres forces contre la masse irritée des ondes sous-marines ? L’art de plonger à nu sous l’eau se trouve limité par notre constitution ; aussi n’a-t-il fait aucun progrès[10]. L’expérience démontre bien qu’on peut prolonger par

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 15 juin 1862.
  2. Griboïedof est un écrivain dramatique russe fort connu, et Famousof est un personnage d’une de ses œuvres.
  3. Sous ce titre, — Organisation sociale de la Russie, — un jeune diplomate, M. Alfred de Courtois, a publié, il y a deux ans, un livre fait avec soin et scrupule, qui décrit minutieusement la structure sociale et politique de la Russie, mais qui se ressent évidemment d’un certain respect de profession pour les apparences officielles, tout en indiquant néanmoins avec discrétion les points faibles.
  4. Comme symptôme de l’esprit dont il est ici question, on ne peut mieux faire que de citer le considérant de l’un de ces avertissemens : « considérant que la Parole russe, dans l’article intitulé un nouveau Type, combat l’idée du mariage et trace la théorie du communisme et du socialisme, et dans l’article sur le Capital oppose d’une manière hostile la classe des propriétaires à celle des prolétaires et des travailleurs, que les nouvelles les Trois familles et une Année d’existence contiennent sur les sentimens de l’honneur et sur la morale en général des assertions pénétrées du cynisme le plus extrême… » — La Parole russe vient d’être suspendue pour cinq mois à la suite d’un troisième avertissement, toujours fondé sur le même ordre de considérans, notamment sur ce que l’article les Voleurs honnêtes « donne au vol la signification du travail et l’apprécie comme une des conséquences inévitables des conditions actuelles de la vie sociale. » Je ne veux, bien entendu, ni défendre ni discuter la formule de ces avertissemens et encore moins le système ; je cite uniquement le fait comme indice.
  5. Le compte-rendu de cette curieuse session vient d’être publié sous ce titre : Le vote de la noblesse de Moscou, — débats d’une adresse à l’empereur Alexandre, avec une introduction.
  6. Je ferai remarquer ici que chaque assemblée de noblesse a le droit légalement reconnu et sans autorisation de créer une banque pour l’usage des propriétaires de la province. Ce qu’il y avait de nouveau dans le projet émis à Moscou, c’était d’établir une entente entre toutes les assemblées de noblesse de l’empire pour arriver à la création d’une banque générale servant de lien, de moyen d’action, et constituant une force collective spéciale à la noblesse. C’est là qu’était la vraie difficulté.
  7. Une circulaire du général Kauffmann aux autorités locales prescrit la mise en vente immédiate de tous les biens-fonds dont les propriétaires seraient endettés soit vis-à-vis du trésor, soit vis-à-vis de simples particuliers, ce qui est malheureusement le cas de tous les propriétaires. Il en résulte que les biens séquestrés qui ont un délai de deux ans sont encore favorisés.
  8. Le gouvernement russe publie les budgets préventifs, mais le difficile est de connaître les comptes de liquidation de chaque exercice.
  9. . Voyez la brochure le Vote de la noblesse de Moscou.
  10. Les voyageurs anglais racontent que les naturels des îles appartenant à la Mer du Sud nagent et plongent comme des poissons. Vient-on à jeter devant eux un clou ou tout autre objet dans les flots, ils sautent aussitôt à la poursuite de ce mince trophée qu’ils rapportent du fond du gouffre avec un air de triomphe. Ils paraissent jouir sous l’eau de leur présence d’esprit tout aussi bien que s’ils étaient à terre. Un jour une enclume était tombée d’un navire ; les habitans des îles trouvèrent ce bloc trop lourd pour le soulever vers la surface des lames. Que firent-ils ? Quelques-uns d’entre eux descendirent à plusieurs reprises au fond de la mer, et à force de rouler l’enclume sur elle-même ils finirent par l’amener jusqu’au rivage. Parmi les plongeurs de l’Orient, les plus célèbres sont encore ceux de Ceylan, qui vont chercher sous les vagues l’huître à perles. Accoutumés depuis l’enfance à jouer avec les profondeurs de la mer, on les a vus descendre jusqu’à quarante et cinquante fois dans un jour sous les vagues. Ce travail est d’ailleurs si pénible qu’en revenant à la surface ils rendent par la bouche, par le nez et par les oreilles de l’eau souvent mêlée de sang. Le plongeur indien est exposé à plus d’un danger, mais celui qu’il redoute le plus est la rencontre du requin. On se rappelle à ce propos un émouvant récit publié par M. Gabriel Ferry dans la Revue du 15 avril 1846.