La Russie et ses chemins de fer

LA RUSSIE


ET


SES CHEMINS DE FER





I.

Une opération sans exemple sur notre continent va s’accomplir. Il s’agit de construire en Russie un réseau ferré de plus de 4,000 kilomètres de développement et d’y affecter 1,100 millions. Cette opération a été décidée au lendemain de la guerre, comme si une pareille collision ne devait pas laisser de trace. Rarement peut-être le génie financier a montré dans l’avenir une confiance plus résolue, et l’œuvre qu’il se propose l’oblige à réaliser dans des proportions imposantes une première association internationale de capitaux. Cet ensemble de faits ne manque ni de nouveauté ni de grandeur; mais au-delà de l’opération même on découvre une perspective plus saisissante encore, celle de l’Europe orientale s’incorporant à l’Europe occidentale, devenant un corps d’autant plus robuste que ses membres seront mieux liés. Les chemins de fer russes ne se présentent donc pas comme une affaire purement industrielle; avant tout, ils ont un caractère politique.

A bien voir en effet, on continue ainsi le tsar Pierre, qui transférait sa capitale aux bords de la Baltique, tournant l’empire vers l’Occident : trait admirable, parce que cela était conforme à la destinée du pays et à ses traditions. Quoi qu’on en ait dit, malgré l’occupation des Mongols et des Tatars, la Russie n’était asiatique ni par sa croyance ni par sa race, pas plus que l’Espagne n’est africaine pour avoir été une dépendance des Maures. Ses commencemens appartiennent à l’Europe. La royauté lui vint des Normands, la foi religieuse des Grecs; ses métropoles furent alternativement Novgorod, à demi hanséatique, et Kiev, à demi byzantine. Ce n’est qu’après avoir été subjuguée par les hordes de l’Asie qu’elle pencha de ce côté et ne regarda plus de l’autre. Facilement vainqueurs d’un pays morcelé entre les descendans de Ruric, pour le mieux assujétir, les khans assignèrent la prééminence, parmi leurs vassaux, aux princes d’une cité nouvelle que sa situation centrale rapprochait d’eux, aux princes de Moscou, et Moscou se fit un titre de sa suprématie dans la servitude pour fonder la monarchie et revendiquer l’indépendance nationale. Cela fait, les traditions primitives devaient se renouer. Si les Tatars avaient entraîné la Russie vers l’Orient, la rivalité agressive de la Pologne la provoquait à une volte-face. Le tsar Pierre ne fit donc pas violence au cours des choses ; ce qui fut alors réputé extraordinaire fut un retour à l’ordre ancien, déjà tenté par les précurseurs du grand homme; l’entrée de la Russie dans la famille européenne n’était qu’une réintégration. C’est ce mouvement qui se développera par les chemins de fer. Pourtant quelles en seront les conséquences?

Les pronostics sont divers. Selon beaucoup d’esprits pénétrans et graves, il y a lieu de tenir en suspicion perpétuelle un état qui surpasse en étendue le reste de l’Europe, dont le peuplement est prompt, dont l’ambition est notoire, et l’imminence de cette incorporation définitive suscite des craintes et des regrets. — Sans doute, dit-on, ce peuple a préservé l’Occident du dernier débordement de la barbarie, qui s’est amorti dans ses plaines immenses; mais lui-même est resté barbare, et s’il est héroïquement sorti, à l’état de nation, des mains étrangères entre lesquelles il était tombé, ce n’est pas impunément que durant trois siècles il a été retranché de l’Europe. De sa première éducation gréco-normande il n’a retenu que le culte chrétien, et de sa longue éducation tatare il a gardé le régime de la force. Servage sans patronage, féodalité sans chevalerie, despotisme sans tempérament, église plus biblique qu’évangélique et vassale muette du pouvoir impérial, tout en lui a un caractère matériel au-dessus duquel il a peine à s’élever; le sentiment du juste semble ne lui avoir pas été révélé; il met sa passion dans l’utile et son adoration dans la puissance. Son type est Pierre Ier, ce prince qui alliait l’imitation des procédés de la politique moderne à la violence superbe d’un empereur allemand du moyen âge, tout à la fois Colbert, Louvois et Frédéric Barberousse, ne faisant d’emprunts aux nations policées qu’afin de les mieux asservir. Tout dans ce peuple tend à une domination gigantesque. Placé entre l’Europe et l’Asie, il se croit appelé par le ciel à les maîtriser. Enfin c’est par le prestige de l’autorité et par les ressorts administratifs tout ensemble qu’il se gouverne, de façon qu’à un moment donné il peut tout oser. Que lui manque-t-il pour accomplir ses desseins ? La faculté de se mouvoir avec rapidité, et on lui fait des chemins de fer ! On ne l’armera de tous les arts de la civilisation qu’au péril de la civilisation elle-même, dont il se porte pour l’héritier, parce qu’il est né d’hier.

Cette thèse a un côté vrai, on ne saurait le nier, et l’imprévoyance serait folie vis-à-vis d’une puissance qui ne sait pas bien encore elle-même jusqu’où elle doit aller, qui n’a pas épuisé sa crise de croissance. Pourtant l’Occident constitue un faisceau dont la vigueur ira grandissant aussi vite que celle de la Russie ; là est l’obstacle à tous les plans de monarchie universelle, l’obstacle et la leçon ; c’est pour s’être désabusé de l’iniquité et de la vanité de cette chimère qu’on s’est résolu à former une confédération qui ne doit plus tolérer de nouveaux essais de conquête. Tour à tour chaque grande nation européenne s’est proposé de refaire l’empire romain, empire d’Occident d’abord, puis empire d’Orient ; la Russie a passé par le même rêve, avec cette nuance géographique qu’elle commençait en Orient pour achever en Occident. Ç’a été une sorte de péché originel, péché légué aux sociétés modernes par les sociétés anciennes, mais toujours puni par l’impuissance. L’unité d’une seule des parties du globe n’est plus possible par la conquête d’un peuple et la prépotence d’un césar ; l’unité ne saurait plus procéder que de l’union. Le testament de Charles-Quint est lettre morte en Autriche ; il en est ainsi des testamens de Philippe II en Espagne, de Napoléon en France, de Pitt en Angleterre ; tôt ou tard, bon gré, mal gré, il n’en sera pas autrement du testament de Pierre en Russie. Union sans servitude, reconnaissance du droit de chaque état, limitation de toute prépondérance abusive, voilà, sous le nom d’équilibre européen, la charte de justice, de paix et de modération que l’esprit moderne s’est octroyée. Il a inauguré le principe moral dans la politique : c’est sa gloire, c’est son salut. Cette charte fût-elle accidentellement violée, elle subsiste, règle désormais consacrée par les congrès auxquels elle préside, les arrêts qu’elle a inspirés, les victoires qu’elle a remportées, les réparations qu’elle promet. Il n’y a pas de droit contre ce droit, il n’y a pas de force contre cette force. Et ce n’est pas tout. L’esprit moderne a fondé la prospérité publique et privée sur le travail ; il augmente la fécondité et la dignité de l’industrie par un accord plus intime avec la science ; il excite les nations à abaisser les frontières devant les voies nouvelles qu’anime la vapeur, à supprimer les entraves de leur négoce. De même que la doctrine de l’équilibre européen a nivelé les aspirations à la monarchie universelle, la doctrine du libre échange oppose à la compétition du monopole une charte de pondération économique, et tout prépare l’union industrielle et commerciale de ces nations, que leurs relations financières enlacent de plus en plus, si bien que leur confédération est sous la sauvegarde d’une complication d’intérêts matériels et moraux. En vérité, personne n’y fera brèche. Dès-lors faut-il attribuer à la Russie le rôle inintelligent d’un antagonisme perpétuel ? Ne serait-ce pas la calomnier ? Si elle voit dans ses chemins de fer de commodes instrumens de guerre et d’immixtion, elle y voit aussi les instrumens de ce qu’on a nommé sa conquête intérieure : fertilisation de son sol, multiplication de ses produits, peuplement de ses solitudes. C’est l’une de ses ambitions, c’est peut-être le programme du règne qui commence. Soit ! Plus elle voudra ressembler aux nations européennes, plus elle inclinera vers leur pacte. Étant la dernière venue, elle sera la dernière à y adhérer ; mais un jour elle se ralliera à leur système, le temps aidant, le temps et les chemins de fer. Il n’y a donc aucun sujet de redouter le triomphe de sa domination, à moins que les nations dans lesquelles la civilisation se personnifie à cette heure n’aient leur déclin, et ne doivent céder la place à des nations plus jeunes, telles que l’Amérique du Nord et la Russie elle-même.

Que de fois n’avons-nous pas entendu prédire à la vieille Europe le sort de la Grèce perdant sa liberté et sa gloire ! Nous en demandons pardon aux prophètes de la ruine, nous ne saurions partager leurs pressentimens mélancoliques ; nous n’acceptons pas pour l’histoire contemporaine les dénoûmens tragiques de l’histoire ancienne. Il y a un fait plus concluant que quelques analogies : c’est que l’abolition de l’esclavage, la réprobation de la guerre, l’ennoblissement du travail, le respect du droit dans les individus et dans les nations, les dispositions sympathiques des peuples marquent une différence profonde entre la société antique et la société présente. Pourquoi celle-ci aurait-elle la même fin, lorsqu’elle n’a pas les mêmes causes de caducité ? Ne l’a-t-on pas remarqué ? Plus cette société a dépouillé le passé, plus elle est devenue vivace ; elle est immortelle parce qu’elle se régénère. Notre Europe se défend de la vieillesse en se rajeunissant, et de la juvénilité en conservant les solides acquisitions de l’expérience. Voilà ce qui fait sa supériorité vis-à-vis de l’Amérique et de la Russie, « ces deux Hercules au berceau, » comme on les a ingénieusement nommées. Leur fièvre d’agrandissemens est en effet la même, l’énergie extérieure est pareille ; mais chez ces deux états, qui représentent les deux extrêmes du régime social, la démocratie et l’autocratie, les mêmes défaillances se font remarquer, et de tous les deux on peut dire que, s’ils s’approprient merveilleusement le réel de la civilisation, ils n’en ont pas encore atteint l’idéal. C’est pourquoi ils auront une belle part de l’avenir sans avoir l’honneur d’ensevelir leurs aînés et de continuer exclusivement l’œuvre civilisatrice. Cette œuvre réclame le concours de tous ; personne n’y est de trop, ni la jeunesse ni la maturité; le drame serait mutilé, il cesserait d’exister, si une partie des personnages venait à être supprimée. Par cela même que ces deux jeunes puissances ont une mission militante, une Europe vaillante et circonspecte à la fois est nécessaire pour tempérer leurs excès, pour réprimer leurs écarts, pour intervenir à propos là où elles se seront trop avancées. Seule elle porte en elle, seule elle a la tâche de défendre les principes régulateurs et tutélaires de la société. Et n’est-ce pas cette tâche qu’hier encore il était donné à l’Europe d’accomplir? La Russie, en frappant la Turquie à coups redoublés, l’a contrainte à abjurer un fanatisme intraitable, à se placer sous la tutelle de la chrétienté. L’ascendant a été ainsi ôté à la force qui outrage pour être donné à la force qui protège, les acheminemens de la Russie vers Constantinople ont été coupés, et l’Europe a stipulé la neutralité de la Mer-Noire, la liberté du Danube, l’annexion de l’empire ottoman; elle a recueilli dans l’intérêt général le fruit des travaux séculaires que la Russie avait intrépidement accomplis dans un intérêt égoïste; elle a dénoué au profit de tous cette question d’Orient qui devait être tranchée au profit d’un seul.

Une telle puissance, qui s’est si longtemps posée en épouvantail et n’a guère été jugée que sur le masque, ne peut toucher à rien sans éveiller les légitimes ombrages de l’Europe; nous devions donc affirmer l’ordre européen assez explicitement pour qu’on fût autorisé à ne plus voir désormais dans les progrès de la nation russe qu’une extension du monde civilisé et non du monde barbare. Ce point établi, nous étudierons librement l’influence des chemins de fer sur le régime économique de la Russie. Ses actes politiques sont bien connus; on connaît moins généralement sa situation agricole, industrielle, commerciale; on se détourne trop volontiers d’une terre qu’on se figure recouverte d’un linceul éternel de neige, d’une population qu’on suppose vouée à l’abrutissement, parce qu’elle est encore partagée en castes au XIXe siècle. En y regardant mieux, on se convaincra que les ressources du pays sont d’un prix immense, que la population, intéressante par sa condition même et par ses qualités éminentes, est en voie d’émancipation, et que l’empire des tsars s’assimile de plus en plus à l’Europe. Du reste, l’entreprise des chemins de fer russes se rapproche, par les bases adoptées, des autres entreprises du même genre. La jouissance du réseau est concédée à la compagnie pour quatre-vingt-cinq ans, à dater de l’expiration de la période de construction, fixée à dix années; le rachat ne peut être effectué que vingt ans après cette période, moyennant une annuité équivalente au revenu; la garantie d’intérêt à 5 pour 100 a la même durée que la concession, elle s’appliquera même sans délai à toute section du réseau mis en exploitation. Enfin le capital de 1,100 millions, dont la moitié peut être réalisée sous forme d’obligations, ne sera formé que par des émissions successives de titres, dont la première sera de 600,000 actions représentant 300 millions. Tel est le mécanisme financier de l’opération; mais c’est sous un autre aspect, on le comprend, que nous voulons étudier l’entreprise des chemins de fer russes : ce sont les conséquences économiques et politiques d’une telle œuvre qui doivent surtout nous préoccuper.


II.

Les routes de la Russie, à part quelques chaussées, méritent à peine ce nom. Rien n’eût été plus facile que d’en sillonner ce plateau, où, des monts Karpathes aux monts Ourals, aucune ondulation de terrain ne se prononce à hauteur de montagne; mais l’énormité des distances en eût rendu l’établissement et l’entretien onéreux. On utilise les dons du climat et du pays, la neige pour le traînage, les eaux courantes pour la navigation. Seulement le tramage n’est praticable qu’en hiver, la navigation ne l’est qu’en été. D’ailleurs le tarif du transport par traîneau est de 20 à 25 centimes par tonne et par kilomètre; s’il y a presse, il devient exorbitant, et les communications fluviales affectent les transactions par la lenteur du trajet ou par une interruption forcée durant la saison froide. En outre, il n’en existe que deux systèmes. Pierre est l’auteur du premier. Afin d’assurer l’approvisionnement de sa capitale et la prospérité de cette héritière de Novgorod, il songea à la jonction de la Neva, qui coule entre les quais de granit de Saint-Pétersbourg avant de se jeter dans la Baltique, et du Volga, voie commerciale qui unit le centre de l’empire à la Caspienne. Ces deux fleuves sont reliés par des canaux; c’est une ligne navigable de plus de 4,000 kilomètres de long. Le Volga, rattaché dans son cours supérieur aux canaux du nord, reçoit dans son cours moyen l’Oka, qui vient du sud-ouest, et c’est à leur confluent qu’est située Nijni-Novgorod, célèbre par sa foire; dans son cours inférieur, il reçoit la Kama, qui arrive du nord-est, où les établissemens métallurgiques sont groupés. Plus bas, la marchandise expédiée aux ports de la mer d’Azof peut débarquer, et, par un chemin de fer à chevaux de 63 kilomètres, aller se transborder sur le Don, qui la conduit à cette mer. Le fleuve et ses deux affluens ont un service de bateaux à vapeur dont la force varie de 24 à 250 chevaux. Le système que nous venons de décrire embrasse la partie orientale du territoire, qui confine à la chaîne asiatique de l’Oural. Le second système dessert la partie occidentale; lorsque l’art aura fait disparaître — ou donné le moyen de tourner — les treize cataractes qui, en aval de Kiev, gênent la navigation du Dniéper et la suspendent près de dix mois, ce fleuve, tributaire de la Mer-Noire, et la Dvina, le Niémen, la Vistule, tributaires de la Baltique, formeront une ligne sans solution de continuité d’une mer à l’autre, en regard des Karpathes et de l’Europe. Ces deux systèmes étant connus, on mesure l’espace qui demeure frustré des bénéfices de cette viabilité. Le réseau des chemins de fer russes comble la lacune en offrant un mode de transport permanent, accéléré, économique. Dans son expression la plus simple, il se réduit à deux traits, l’un du nord au sud, l’autre de l’est à l’ouest, et il se décompose en deux parties.

La première partie du réseau a déjà un élément: c’est le chemin de fer de Pétersbourg à Moscou, construit aux frais de l’état, ouvert depuis 1851, rapprochant la vieille capitale et la nouvelle, la première place commerciale maritime et la première place commerciale de l’intérieur. Ce chemin doit se prolonger de Moscou à Théodosie, l’un des ports de la Crimée, et voilà le trait du nord au sud. C’est peu : de l’un des points importans du parcours entre Moscou et Théodosie, de Koursk, une ligne remontera, par Dunabourg sur la Dvina, jusqu’à Liebau, l’un des ports de la Courlande; le trait du nord au sud se double. Ainsi deux rameaux baignent dans la Baltique; ils pénètrent dans la zone centrale avec un écart moyen de 100 lieues, l’un commençant à Liebau et passant par Dunabourg, l’autre commençant à Pétersbourg et passant par Moscou; ils se rejoignent au point de bifurcation, à Koursk, ce nœud du centre et du sud où, dès le mois d’août, les grains sont récoltés et les fruits mûrs. Puis le tronc descend entre le Don et le Dnieper; il détache un embranchement de 30 kilomètres qui atteint la partie maritime de ce fleuve à un point peu distant d’Odessa; il plonge dans la Mer-Noire à Théodosie. Cependant de Moscou partira dans la direction de l’est un embranchement passant par Vladimir, se terminant à Nijni-Novgorod sur le Volga, destiné peut-être, dans un âge futur, à s’allonger jusqu’en Sibérie, et de là jusqu’en Chine... Revenons. On voit que cette partie du réseau russe se place entre les deux systèmes de voies navigables; elle occupe une portion de l’intervalle déshérité, elle suppléera à l’insuffisance de ces communications, elle les met en rapport dans le sud. Parmi les aboutissans de cette combinaison de routes ferrées et fluviales, Liebau est une place obscure, Théodosie a été autrefois célèbre. Théodosie, au sud-est de la Crimée, se recommande par l’excellence de ses avantages nautiques et de sa situation, qui décida les Grecs dans l’antiquité et les Génois dans les temps modernes à y établir un port commercial. Selon Strabon, 400 ans avant l’ère chrétienne, Théodosie était assez florissante pour que l’un des rois du Bosphore cimmérien en tirât 2,100,000 mesures de grains, qu’il envoya à Athènes, désolée par la famine. Vers la fin du XIe siècle, le premier siècle des croisades, les Génois y avaient déjà fondé leur comptoir fameux de Caffa, que la naïve admiration des Tatars surnomma le petit Constantinople, et d’où ils ne furent expulsés qu’après la ruine de l’empire grec. Deux cents ans plus tard, le voyageur Chardin y retrouva un reste de prospérité; il raconte y avoir vu entrer 400 bâtimens en un mois. Durant cette période, le nom de Caffa prévalut; dès que Catherine II eut conquis la Crimée, en future libératrice de la Grèce, elle rendit à la presqu’île la dénomination hellénique de Tauride; Caffa redevint Théodosie. Comme Odessa à l’ouest et Taganrog à l’est, Théodosie correspond aux provinces fertiles de la région centrale de la Russie. Odessa ne peut desservir toutes ces provinces; elle n’en dessert que quelques-unes, et elle est devenue en cinquante ans le second port marchand de l’empire; Théodosie sera son heureuse rivale en desservant les autres. Outre sa part de relations directes dans l’intérieur, elle attirera une partie des relations de Taganrog et des autres ports de la mer d’Azof, parce qu’elle leur offrira un écoulement plus aisé en les dispensant des circuits du Volga et du Don à cette mer fermée; elle y ajoutera ses relations avec le littoral oriental de la Mer-Noire et du Caucase, auxquels elle touche; enfin elle sera liée à Moscou; peut-être la vieille cité des Grecs et des Génois ressuscitera-t-elle avec éclat. Quant à Liebau, de nos jours comme au beau temps des villes hanséatiques, ce port a été éclipsé par Riga, que le voisinage de l’embouchure de la Dvina désignait pour le débouché du pays; il n’a même en moyenne qu’un mouvement de 20,000 tonneaux par an : c’est un parvenu sans antécédens. Le chemin de fer lui tient compte d’être le port russe de la Baltique à la fois le plus occidental et le plus méridional; il est le plus à portée des arrivages de l’Europe; il ne gèle que par les hivers les plus rigoureux, et encore la navigation n’y est-elle suspendue que six semaines au plus, tandis que les ports de Riga et de Pétersbourg sont régulièrement bloqués par les glaces durant cinq mois de l’année. Abordable par presque tous les vents, Liebau contiendra 1,600 bâtimens au lieu de 400, lorsque les travaux entrepris par l’état en auront élargi l’enceinte[1].

L’autre partie du réseau consiste dans une ligne unique de SaintPétersbourg à Varsovie par Wilna. L’état y a fait pour 72 millions de travaux qu’il abandonne à la compagnie moyennant la moitié des bénéfices au-delà de l’intérêt à 5 pour 100. Voilà le trait de l’est à l’ouest. Il se complétera par un embranchement qu’il doit projeter des environs de Wilna vers la frontière prussienne et Kœnigsberg, et par son raccordement, à Varsovie, avec le chemin de fer de Granitza en Autriche. Cette ligne est le lien du réseau russe avec le réseau européen; au dedans, par son contact avec la Dvina, le Niémen et la Vistule, elle relie dans le nord les deux systèmes fluviaux.

Enfin les deux pièces du réseau se soudent à Pétersbourg, puis à Dunabourg, où la ligne de Varsovie rencontre la ligne de Koursk à Liebau. Par là, les importations de Liebau et les expéditions de Koursk pourront se répartir de Dunabourg à Varsovie et à Pétersbourg, dans les provinces voisines du railway de l’ouest; Pétersbourg entretiendra son activité en toute saison par ses relations avec Liebau (qui sera son port d’hiver), Kœnigsberg et Varsovie. Le réseau associe donc trois capitales : Varsovie, Pétersbourg, Moscou; trois mers, la Baltique, la Caspienne, la Mer-Noire; les trois zones septentrionale, centrale et méridionale, du pays; les deux systèmes de communications fluviales. En même temps qu’il donne de la cohésion à la Russie, il en consomme la solidarité avec l’Europe par les frontières de la Prusse et de l’Autriche. La conception de ce vaste tracé ne mérite que des éloges. Les longueurs des lignes sont approximativement : de Pétersbourg à Varsovie, 1,248 kilomètres, y compris l’embranchement sur Kœnigsberg, qui en a 170; de Moscou à Théodosie, 1,159 kilomètres; de Moscou à Nijni-Novgorod, 426 kilomètres; de Koursk à Liebau, 1,217 kilomètres : ce qui fait, avec quelques fractions, un total de 4,162 kilomètres à exécuter. Si l’on ajoute les 644 kilomètres de Pétersbourg à Moscou, le développement du réseau complet sera de 4,806 kilomètres. En admettant une vitesse de 40 kilomètres par heure, Moscou sera à 11 heures du Volga, à 29 heures du sud de la Crimée; Pétersbourg, qui dès à présent donne la main à Moscou, se trouvera à 45 heures de la Mer-Noire, à 26 de Varsovie, à 36 de Berlin, à 40 de Vienne.

Certes, quoiqu’on ait déjà entrevu peut-être la valeur économique du réseau, la valeur stratégique en est encore plus évidente. Cela est peu surprenant. En tout lieu, qu’il s’agisse de passer en armes chez les nations limitrophes ou d’échanger des produits avec elles, le procédé est le même : il faut conduire aux frontières des routes partant du cœur du pays. Il serait donc difficile d’inventer du centre à la circonférence une espèce de rayons qui auraient exclusivement une propriété commerciale sans pouvoir jamais recevoir une destination militaire. Les voies rapides servent à deux fins; tous les chemins de fer sont innocens, mais il est permis de se défier de l’usage qui en sera fait. On peut prétendre que les tsars se serviront de leur réseau pour la conquête extérieure avec d’autant plus de succès qu’ils s’en seront d’abord servis pour la conquête intérieure. Soit, mais la Russie peut-elle se créer des moyens prompts d’aller chez ses voisins sans leur donner les mêmes moyens de la visiter? On disait naguère qu’elle était invulnérable chez elle, parce qu’elle était couverte par les distances qui lui faisaient une défense naturelle; si elle les supprime, c’est un gage de son désir d’avoir de bons rapports avec l’Europe, ou c’est le défi le plus téméraire qu’elle ait jeté au monde. Défi ou gage, nous avons prouvé que la fortune de l’Europe est impérissable; aucune éventualité, on peut l’assurer, ne la prendra en défaut. Il faut rechercher maintenant jusqu’à quel point les chemins de fer seront en Russie les agens de la transformation du pays et des habitans, et quels sont les rudimens de cette transformation.


III.

La portion du territoire russe que le réseau est appelé à vivifier peut se diviser en trois zones, — celles du nord, du centre et du sud. Les produits du sol et de l’industrie se distribuent entre ces trois zones selon les conditions spéciales de climat et de terroir, et doivent s’échanger régulièrement de l’une à l’autre; faute d’échanges réguliers, il y a souffrance par privation ou par engorgement. Pour apprécier les conséquences de l’établissement du réseau russe, nous étudierons séparément chacune des trois zones en recherchant de quel côté il peut y avoir soit des excédans à mobiliser, soit des déficits à combler.

Ce qui caractérise la zone septentrionale, ce sont les forêts. Assez rares dans la zone centrale, où d’ailleurs il y a eu de larges défrichemens, plus rares encore dans la zone méridionale, où les Tatars ont laissé derrière eux de vastes déserts, elles sont la magnificence du nord de la Russie, qui contient les deux cinquièmes de la richesse forestière du pays, évaluée en totalité à 180 millions d’hectares. Telle est la difficulté des communications, que plusieurs de ces forêts sont inexplorées; les générations d’arbres s’y succèdent à l’abri de la hache, et périssent de vétusté comme aux époques primitives. L’exploitation dépouille les bords des lacs, des rivières, des canaux, qui permettent un transport à peu de frais, soit pour la consommation intérieure, soit pour l’exportation : elle recule devant une coupe qui nécessiterait un transport par terre, et le combustible renchérit à Pétersbourg, parce que ses réserves pouvant arriver par flottaison sont presque épuisées. Sans doute le chemin de fer des deux capitales, moyennant des embranchemens ultérieurs, rendra, pour le transport des bois, des services à la zone septentrionale; mais il rendra d’autres services en la joignant aux deux zones dont elle ne peut se passer. Si l’on excepte les provinces dont le voisinage de la Baltique adoucit la température, dans cette zone où les hivers sont si longs et les étés si courts, le climat et le terroir ne peuvent être domptés par le travail et par les engrais; la production du bétail, de l’orge, du seigle et du froment est presque partout au-dessous des besoins de la population; la différence est tirée du centre et du sud. C’est à quelques centaines de lieues de Pétersbourg qu’est récolté le blé qui s’y mange; sur les bœufs qui y sont abattus, un septième seulement a été nourri dans les gouvernemens d’Arkhangel et d’Esthonie; les six autres septièmes arrivent de l’Ukraine ou des bords de la Caspienne sous le nom de bœufs circassiens, après un voyage de deux ou trois mois. Une prévoyance supérieure et les canaux de la Neva tiennent l’approvisionnement de la capitale toujours au complet; sur tant d’autres points qui ne sont pas à proximité des voies fluviales, l’insuffisance est habituelle, comme l’atteste l’élévation constante du prix des céréales.

La zone du centre est la zone vitale de l’empire russe. Son ciel est moins âpre, ses terres sont fertiles, sa population est nombreuse, presque tous les développemens industriels s’y sont agglomérés, et par cela même elle est le siège de transactions commerciales étendues. Dans la région supérieure de cette zone, l’industrie domine; la région inférieure est particulièrement agricole.

Les efforts de la Russie pour s’approprier l’industrie européenne datent de Pierre le Grand; la tentative a réussi depuis 1815. Le rétablissement de la paix fut partout le signal d’une reprise ardente du travail; le continent, sous le coup d’un avertissement impopulaire, mais efficace, le blocus napoléonien, avait compris la nécessité d’apprendre à lutter contre l’Angleterre, et la Russie y fut aussi excitée par les mesures des deux empereurs Alexandre et Nicolas, et même par leurs exemples. Tout l’y conviait : la quantité de matières premières qu’elle avait sous la main, et l’assurance d’un placement garanti, soit par les besoins de 60 millions d’âmes en Europe et de 5 millions en Sibérie, soit par le trafic avec les nations de l’Asie. On sait que son territoire se prolonge dans le nord de ce continent jusqu’aux mers du Japon, en côtoyant l’Anatolie, la Perse, la Tatarie, la Mongolie, la Chine, et lui assigne une fonction commerciale à exercer par terre aussi bien que par mer. Il était légitime de vouloir préluder à cet avenir en soldant avec des objets de confection indigène les marchandises asiatiques. Ce n’était pas non plus une considération futile que celle de l’intérêt des populations rurales, à qui la longueur exceptionnelle de la saison morte permettrait de faire alterner avantageusement les travaux des champs et ceux des manufactures. Enfin il y avait l’ambition de s’élever sous tous les rapports au niveau des autres états européens. Ce furent les seigneurs qui donnèrent l’exemple, les uns entraînés par un généreux patriotisme, les autres par les bénéfices que promettait l’industrie; la main-d’œuvre était toute trouvée dans leurs serfs, et c’est pourquoi il y a tant de fabriques dans les villages du centre de la Russie. Derrière les seigneurs, la bourgeoisie s’avança avec défiance, ignorante encore, mercantile à la façon levantine, mal préparée, mais s’avançant toujours et laissant les seigneurs tenter l’expérience, jeter leur feu, se rebuter des mécomptes, puis les remplaçant en grande partie, et demeurant maîtresse du champ de bataille, d’où la noble avant-garde avait presque entièrement disparu.

Cependant des instructeurs européens concouraient au succès; le gouvernement soutenait par un tarif protecteur tous ces établissemens qui avaient à supporter les intérêts usuraires du capital de fondation, les échecs inséparables de tout début, et souvent ne trouvaient pas à vendre des produits d’un prix exorbitant. Il reste beaucoup à faire, ce qui est fait est décisif. La Russie a amélioré ses vieilles industries, telles que la préparation des peaux, la fabrication des cordages et des toiles à voiles; elle a naturalisé chez elle une foule d’industries étrangères; elle fabrique de la porcelaine, de la verrerie, des glaces, du papier, des produits chimiques, du tabac, du sucre de betterave, du savon, des chandelles; elle façonne la laine, la soie, le coton, selon les meilleurs procédés, et elle a ses usines métallurgiques. Enfin elle a fondé des écoles pour former des ouvriers, des contre-maîtres et des directeurs. Chose remarquable, la métropole industrielle du pays, aussi bien que la métropole commerciale de l’intérieur, est la vieille capitale qui n’a pas cessé d’en être la métropole religieuse : c’est Moscou. D’après les derniers renseignemens publiés, on y compte 1,485 établissemens de filature et de tissage occupant 118,000 ouvriers, et 6,387 fabriques diverses occupant 19,900 ouvriers. Voilà ce qu’est devenu le sanctuaire du vieil esprit russe, la citadelle de la noblesse incorrigible. Rien ne subsiste de l’ancienne Moscou que le Kremlin, monument indestructible de la tradition publique; le reste se renouvelle avec un cachet national. La capitale répudiée est plus russe que Pétersbourg; elle n’est pas moins moderne à cette heure, et elle doit à sa situation centrale une importance incomparable. Lorsqu’elle sera mise en rapport direct avec l’Europe par les chemins de fer, qui sait si elle ne disputera pas la prééminence à Pétersbourg, qui fut le Versailles d’un réformateur, et qui restera un grand port? Qui sait si l’unité de l’empire n’y résidera pas une seconde fois?

Il ne nous est possible de faire apprécier l’importance de ce mouvement producteur de la Russie que par quelques détails sur les industries principales. Nous avons peu de chose à dire de l’industrie linière : elle est née si naturellement dans un pays qui produit le lin sous toutes les températures et en exporte par tonnes les graines et les filamens, qu’elle ne s’est pas encore constituée à l’état manufacturier. Presque partout cette industrie est répandue à l’état patriarchal; la quenouille, le rouet et le métier mettent un peu d’aisance dans une foule de villages. Il n’existe que trois filatures à la mécanique, dont une à Moscou; il n’y a aucun établissement de tissage. La fabrication des soieries est organisée; elle emploie moitié de soies indigènes provenant du Caucase, moitié de soies de France, d’Italie, de Turquie et de Perse. Le commerce des soies entre la Perse et la Russie est assez ancien pour que le père de Pierre le Grand, le tsar Alexis, voulant le protéger, ait fait construire par un Hollandais l’un des premiers bâtimens de guerre russes, qui, lancé sur l’Oka, devait descendre le Volga jusqu’à la Caspienne. Les produits de cette fabrication sont estimés à une somme de 60 millions pour toute la Russie, de 30 millions pour la province de Moscou. L’industrie de la laine est plus avancée : elle emploie de 34 à 35 millions de kilogrammes de matière première, dont 700,000 de laine peignée et filée sont de provenance étrangère; elle fabrique les draps grossiers des paysans, les draps de l’armée, les draps de la garde, qui, jusqu’en 1822, étaient tirés de l’Angleterre, des draps de qualité ordinaire, moyenne, supérieure, notamment en Livonie et en Pologne, des tapis, des couvertures, des châles, des camelots, des mérinos, des mousselines de laine, etc. La valeur totale de ses produits dans tout l’empire, y compris le royaume de Pologne, est d’environ 184 millions; il en faut déduire 50 millions pour la province de Moscou et les autres provinces centrales, qui font surtout la draperie grossière et moyenne. Enfin la plus développée et la plus récente des industries russes est celle du coton. L’exemple fut donné par l’empereur Alexandre, qui fonda à Pétersbourg la première filature et la plaça sous la protection de l’impératrice-mère. Le personnel de cette filature se composait de six mille ouvriers appartenant à la catégorie des enfans trouvés et traités en ouvriers libres; les enfans abandonnés ont du moins en Russie l’avantage d’être réputés de race affranchie. De 1824 à 1825, 400,000 kilogrammes de coton brut et 3 millions de kilogrammes de coton filé suffisaient à la Russie, qui met présentement en œuvre plus de 30 millions de kilogrammes de coton, dont 2 millions seulement de coton filé. En 1834,la consommation de la France ne dépassait pas 36 millions de kilogrammes de coton brut. Sur les 224 millions de francs qui représentent la valeur des produits de l’industrie cotonnière russe, 100 millions figurent au compte des provinces centrales de Kostroma, Vladimir et Moscou, et une extension rapide est promise à cette industrie, parce qu’en outre de l’exportation chez les nations asiatiques, les étoffes de coton envahissent les classes inférieures; l’indienne pénètre dans les villages de l’empire. Le reproche commun qui pourrait être adressé aux producteurs russes, c’est qu’ils n’ont pas encore obtenu le bon marché; mais, parmi les causes de cherté de leurs tissus, il faut noter le transport dispendieux des matières premières venant de l’intérieur ou du dehors et la circulation difficile des produits manufacturés.

C’est encore à la zone centrale que se rattache l’industrie métallurgique. Sans doute les principales usines ne sont pas celles des provinces de Kalouga, d’Orel, de Penza, de Riazan, de Vladimir, mais c’est à Nijni-Novgorod que sont expédiés par la Kama, qui les transmet au Volga, les produits des usines situées le long de la chaîne de l’Oural. Cette région isolée réunit presque toutes les richesses minérales de la Russie, fer, cuivre, platine, or, etc. Ces richesses se retrouvent avec la même abondance de l’autre côté de l’Oural, dans la Sibérie, qui n’est pas moins précieuse par la fertilité d’une partie de son vaste territoire et par sa contiguïté avec les nations asiatiques. On sait que la Russie est redevable de cette acquisition au génie entreprenant d’un bourgeois notable, d’un Strogonof, souche de l’illustre famille de ce nom, qui aida de ses moyens un aventurier cosaque à s’en emparer; cet autre Pizarre en fit hommage aux tsars de Moscou dans la seconde moitié du XVIe siècle, vers le temps même où les nations européennes s’établissaient sur divers points du globe, comme si de son côté la Russie n’avait dû former qu’une puissance compacte et d’une seule pièce. En attendant que la Sibérie soit exploitée, la contrée ouralienne l’est déjà. L’industrie y forme une sorte de colonie sous un code particulier. La concession de chaque mine a été pourvue d’une dotation en sol forestier et en population, à la charge par le concessionnaire de nourrir les travailleurs, de payer les taxes, d’entretenir les églises, les hôpitaux et les écoles, le salaire de l’ouvrier n’étant que de 20 centimes. Jamais industrie n’a été mieux protégée contre la concurrence étrangère. Peut-être faudrait-il reprocher aux maîtres de forges russes, sauf quelques exceptions éclatantes parmi lesquelles on compte MM. Demidof, de s’être laissé décourager par les distances ou endormir par leurs privilèges, et de n’être pas assez soucieux d’améliorer leurs procédés, d’accroître leur production, longtemps stationnaire, toujours insuffisante. Le Russe est loin de connaître encore les mille usages du fer; il s’en passe chaque fois qu’il peut le remplacer par le bois. Cependant la production totale de la fonte et du fer en barre, qui, en 1782, n’était que de 80 millions de kilogrammes, équivaut actuellement à 320,000 tonnes; on exporte en Angleterre des fers propres à la fabrication de l’acier, et en Amérique de grosses tôles fort recherchées. C’est la province de Perm qui représente cette industrie avec le plus d’honneur. Sur les 85 usines appartenant à des particuliers, l’état en a une trentaine, la province de Perm en compte 47; elle contient en outre les mines de cuivre les plus productives. Le rendement annuel en cuivre est de 5 à 6 millions de kilogrammes, dont plus d’un cinquième s’exporte. Nous ne ferons que mentionner les manufactures d’armes, de faux, de faucilles, de coutellerie, de quincaillerie, d’ustensiles en cuivre, etc., qui font la célébrité de Koursk, d’Orel et de Toula, villes situées sur la ligne de Moscou à Théodosie, et nous ne consignerons plus qu’un fait. Vers 1824, l’importation des machines pour les ateliers russes était évaluée à 200,000 fr.; la moyenne annuelle est maintenant de 12 à 13 millions, quoiqu’on en construise en Russie même. Pétersbourg par exemple a des établissemens pour la construction des machines; à Nijni-Novgorod, les ateliers de l’une des compagnies du Volga ont ajouté sept steamers à la flottille du fleuve et livré en quelques années six machines à vapeur d’une force totale de 700 chevaux. Nul doute que la ligne de Moscou à Nijni-Novgorod ne hâte le développement moral et industriel de cette région de l’est, intéressante à plus d’un titre; les villes s’y créent sans bruit. Perm, récemment bâtie sur la Kama, a déjà 12,000 habitans; la population augmente sur tous les points; le sol suffit à la nourrir; les terres du gouvernement d’Orenbourg se défrichent; les émigrations de l’intérieur en prennent le chemin, et bientôt la solitude et l’inculture disparaîtront de cette lisière de l’Europe, d’où partent les caravanes de l’Asie, d’où partiront plus tard des colons volontaires pour la Sibérie.

C’est l’activité industrielle, on le voit, qui distingue surtout la région supérieure de la zone centrale; quant à la région inférieure, agricole par excellence, elle porte le nom significatif de terre noire. Sa surface est formée d’une couche épaisse d’humus d’une fécondité inépuisable. Elle s’étend de la Podolie, dans l’ouest, au gouvernement d’Orenbourg, dans l’est, et comprend 95 millions d’hectares. Cette région privilégiée a sa page dans l’histoire. Lorsque les Tatars dominaient sur les bords de la Mer-Noire, en Crimée, sur le cours inférieur du Volga, les cultivateurs y étaient exposés à des incursions perpétuelles; ils se retirèrent dans les provinces septentrionales, plus éloignées de l’ennemi, mieux défendues par des forêts, des marais, des rivières; le sol ingrat se peupla, le riche plateau devint désert. Cependant, lorsque vers le milieu du XVIe siècle la prise de Kazan et d’Astrakan sur les Tatars y eut ramené la sécurité, seigneurs et prêtres se le partagèrent; ils attirèrent les paysans par l’appât de conditions avantageuses et d’un terroir meilleur. À cette époque, les paysans, inhabiles à posséder la moindre parcelle de terre, appartenaient aux propriétaires du sol par une aliénation de leur personne perpétuelle ou temporaire. Les uns, moyennant la concession de l’usufruit d’un lot de terrain, s’étaient obligés à demeurer attachés au domaine seigneurial à tout jamais, eux et leurs enfans; les autres ne contractaient qu’un engagement, à l’expiration duquel ils allaient offrir leurs services ailleurs. Sur l’appel des seigneurs de la terre noire, une foule de cultivateurs, des deux classes sans doute, descendit joyeusement du nord vers ce nouveau Canaan. Ce fut un événement. Les villages se dépeuplèrent autour de Moscou même, si l’on en croit l’ambassadeur anglais qui y résidait en 1589; mais les seigneurs du nord, voyant leurs biens abandonnés, réclamèrent auprès du tsar. Entre la noblesse et la monarchie, le conflit était plus vif que jamais. Depuis la décadence des Tatars, c’était à qui s’emparerait de la suprématie vacante, et comme le trône était occupé par un usurpateur, meurtrier du dernier descendant de Ruric, la noblesse était en veine d’arrogance. Le tsar Boris Godounof avait à se consolider. Un ukase déclara tous les paysans attachés irrévocablement au domaine où ils se trouvaient à l’heure de la promulgation; tous furent soumis à un régime uniforme. Pleine satisfaction fut donnée aux propriétaires du centre et du nord, grands et petits. Cet ukase, dont la terre noire fut l’occasion, dicté au tsar par l’aristocratie russe, la mit en possession directe de la population rurale. Ce n’est pas à la glèbe simplement, c’est à un maître que le serf fut lié, double lien difficile à rompre. Le serf russe est moins le frère du serf de notre moyen âge que celui de l’esclave antique ou du nègre. C’est pourquoi, sous la maison de Romanof, qui fut portée au trône après de longs troubles, la noblesse a pu perdre toute importance politique sans cesser de posséder le sol, que les paysans n’avaient pas qualité pour acheter, n’étant eux-mêmes qu’une chose, une matière à trafic, une propriété donnant un revenu. On verra bientôt où en est ce servage, qui s’est régularisé à l’heure où il finissait dans l’Europe occidentale.

Selon tous les voyageurs, quelles que soient leurs opinions, rien n’égale la fécondité de la terre noire. Sur une foule de points, la couche d’humus a deux mètres d’épaisseur; nulle part elle n’exige un labour profond; on ne la fume jamais, on la laisse reposer, et la coutume de plusieurs villages est de la mettre en jachère pendant cinq années pour s’assurer quinze années d’un bon rapport. Elle produit du lin, du chanvre, du tabac, des céréales surtout. Sur les 520 millions d’hectolitres récoltés dans l’empire des tsars, sa part est des quatre cinquièmes environ. C’est le grenier de la Russie, c’est l’un des greniers de l’Europe. C’est cette terre noire, dans les provinces de Volhynie et de Podolie, à l’ouest, qui exporte par Odessa; c’est encore elle, dans les provinces de Simbirsk, de Penza, de Tambov et de Voronège, à l’est, qui exporte par les ports de la mer d’Azof et de la Crimée. Le milieu de cette région productive, — de Toula, qui en est la limite nord, à Orel, d’Orel à Koursk, et de Koursk à Kharkov, qui en est la limite sud, — fera ses exportations par Théodosie dans la Mer-Noire, et par Liebau dans la Baltique. On peut juger de la valeur de ce milieu par l’importance des villes qui viennent d’être nommées, et qu’on avait déjà citées pour leurs manufactures. Toula, avec son beau pont suspendu en fer sur l’Upa, compte de 50 à 60,000 habitans; Orel et Koursk en ont plus de 30,000; Kharkov n’était sous Catherine II qu’un village de Cosaques, c’est aujourd’hui une ville élégamment construite, chef-lieu de l’Ukraine, avec 30,000 habitans, 224 fabriques, 9,000 ouvriers, — dont quelques-uns sans doute descendent des compagnons de Mazeppa, — un enseignement universitaire, et de beaux champs aux alentours. Toutefois la fertilité de cette terre, qui alimente Moscou et une partie de la région industrielle, ne profite qu’imparfaitement aux provinces plus éloignées et mal servies par leurs communications. Plusieurs gouvernemens du nord sont fréquemment exposés à la pénurie, quelquefois à la disette, tandis qu’au centre il y a encombrement des magasins, avilissement des prix, avarie de la denrée. Par exemple, dans les gouvernemens de Vitebsk et de Pskov, l’hectolitre de seigle vaut habituellement 10 francs, accidentellement 20 francs, et dans les gouvernemens de Koursk et d’Orel il vaut de 2 à 3 francs. En 1843, on fut obligé d’autoriser l’importation des blés étrangers dans les provinces septentrionales, particulièrement en Esthonie, pendant que la farine de seigle se vendait 2 francs 40 c. Dans les provinces centrales. Enfin on cite des localités où, malgré trois ans de cherté des céréales en Europe, la difficulté des transports a maintenu en réserve et en épi jusqu’à cinq récoltes successives, au détriment des propriétaires, tant il est vrai qu’il n’y a pas de terre promise sans bonnes routes, sans chemins de fer surtout. Les voies fluviales dont Pétersbourg est doté n’ont pas même toujours permis aux grains achetés pour l’exportation d’y arriver en temps utile, soit à cause de la longueur du trajet, soit à cause de l’interruption de la navigation par les glaces, interruption qui, sur le Volga et ses canaux, est de près de six mois.

Mais si les glaces interceptent les voies fluviales, la neige n’interceptera-t-elle pas les voies ferrées ? Il convient premièrement de mettre en dehors de l’objection les sections méridionales du réseau, qui ne seront pas plus sujettes à cet inconvénient que les chemins de fer de nos climats tempérés. Dans la zone du sud, la neige n’est ni assez habituelle ni assez régulièrement persistante pour que l’on y ait adopté le traînage ; l’usage reçu est qu’il se fasse aux frontières mêmes de cette zone un échange de la voiture contre le traîneau ou du traîneau contre la voiture, selon qu’on va du sud au centre ou qu’on vient du centre au sud. Quant aux lignes des zones centrale et septentrionale, on peut en juger d’après ce qui s’est passé sur la ligne de Pétersbourg à Moscou : de 1851 à 1856, la circulation y a été suspendue trois jours. Il ne s’agit donc que de comprendre dans les frais d’exploitation la dépense spéciale de l’enlèvement des neiges, dépense qui est quelquefois aussi nécessitée sur les chemins de la Prusse et sur le chemin de l’est en France, et qui est évaluée en Russie à un millier de francs par kilomètre.

La zone méridionale semble, comme la zone septentrionale, tenir dans la culture russe, actuellement du moins, un rang inférieur. Ce qui la caractérise, ce sont les steppes qui partent du sud de la Bessarabie, suivent le littoral de la Mer-Noire et de la mer d’Azof, et se terminent dans les provinces de Stavropol et d’Astrakan. Ces steppes sont des plaines unies souvent à perte de vue, offrant de loin en loin des bouquets de bois et plus généralement des broussailles, çà et là coupées de ravins, présentant par intervalle de légères ondulations ou des éminences tumulaires, dont plusieurs affectent la forme conique et sont surmontées de statues grossières, monumens encore inexpliqués des peuplades qui ont visité cette terre. En outre elles sont parsemées,. Dans presque toute leur étendue, de marais et de lacs salans ; frappées ici de stérilité en raison de la nature saline du sol, là elles se couvrent au printemps et à l’automne d’une végétation spontanée et luxuriante, d’herbes de la hauteur d’un homme, de milliers de fleurs aromatiques. Les terres arables de bonne qualité ne font pas défaut ; si les steppes pénètrent dans la région de la terre noire, des filons de cette terre riche se prolongent aussi jusque dans les steppes et appellent la culture. Sous le règne de Catherine II, des émigrations allemandes des bords du Rhin vinrent s’établir sur le cours inférieur du Volga ; des memnonites de la secte des anabaptistes abandonnèrent la Prusse, où ils étaient persécutés, pour jouir en paix de la concession de champs fertiles entre le Dnieper et la mer d’Azof. L’empereur Paul avait aussi proposé dans ces steppes un asile et une œuvre de colonisation au prince de Condé et à son armée, qui faillirent accepter. Cependant la population sédentaire et agricole s’y accroît lentement ; les habitans, Tatars ou Cosaques en majeure partie, se livrent à l’élève des chevaux et du bétail, que favorisent l’abondance des pâturages et la liberté du parcours, qui plaît à leurs vieilles habitudes nomades. Sur les 18 millions de chevaux que l’on attribue à la Russie, les steppes en nourrissent à peu près le quart. Les races en sont distinguées et pleines de feu. Les troupeaux de gros bétail sont de 5 ou 6 millions de têtes, et fournissent un contingent annuel aux deux autres zones, qui, entre elles deux pourtant, en réunissent 18 millions; avec les 2 millions de la Finlande et de la Pologne, c’est un total de 25 millions de bêtes à cornes pour l’empire. Le total des bêtes à laine est du double. Sur ces 50 millions de pièces, la zone méridionale en contient 12 millions, dont 8 millions de race ordinaire et 4 de race fine. Ainsi cette zone envoie en Russie, pour l’usage intérieur ou pour l’exportation, des troupeaux, des cuirs, du suif, des laines. Le sel est aussi un de ses principaux produits; le centre et l’ouest tirent une partie de leur approvisionnement en sel des provinces de Perm et d’Orenbourg, qui ont des mines de sel gemme; l’autre partie provient des steppes, dont les lacs et les marais défraient largement les pêcheries du Dnieper, du Don, du Volga, de la mer d’Azof et de la Caspienne. Chaque année, de mai à septembre, les seules salines de la Crimée expédient de 88 à 176,000 tonnes; c’est un chargement de retour pour les voitures qui apportent des grains aux ports de la Mer-Noire. Faute de communications avec le sud, les provinces du nord en font venir jusqu’à 130,000 tonnes de l’extérieur. Enfin, entre le Donetz, l’un des affluens du Don, et le Dnieper, sur la ligne de Moscou à Théodosie, existe une ressource bien autrement enviée de toute nation industrielle : ce sont des gisemens d’anthracite et de houille, dont il n’a encore été extrait que 40 ou 50 millions de kilogrammes. S’il est vrai qu’on ait aussi trouvé du charbon de terre dans l’Oural, et que de premières explorations aient fait reconnaître des bancs houillers aux environs de Kharkov et de Toula, dans le rayon même de Moscou, une pareille découverte vaut celle des gîtes aurifères de la Sibérie.

Nous ne suivrons pas la zone méridionale jusqu’à sa région caucasienne, où, sous l’action d’un soleil ardent, croissent l’olivier, le mûrier, le figuier, le grenadier, la canne à sucre, où le coton et les plantes tinctoriales réussiraient à merveille. Déjà quelques provinces musulmanes qui bordent la Caspienne, notamment celle de Derbent, cultivent la garance avec assez de succès pour en obtenir chaque année 1,500,000 kilogrammes; l’importation de la Russie n’a jamais dépassé 2 millions de kilogrammes, et on sait quelle est la part des soies du Caucase dans la fabrication des soieries de l’empire. Nous nous arrêterons avec le chemin de fer en Crimée. Sèche et nue dans quelques-unes de ses parties, cette presqu’île est dans d’autres le jardin de la Russie. Ses vignobles comptent des ceps originaires de la Grèce, de l’Italie et de la France. Un autre vignoble a été planté sur les rives du Volga, près d’Astrakan, et constitué par les soins de Pierre le Grand, qui voulait que la Russie eût et fît de tout, même du vin.


IV.

Il serait superflu d’insister sur la facilité d’échanges que les chemins de fer procureront à ces trois zones. La zone centrale est aussi le centre du réseau; elle communique avec le sud par la ligne de Moscou à Théodosie et secondairement par l’embranchement sur le Dnieper, avec l’est par la ligne de Moscou à Nijni-Novgorod, avec le nord par la ligne de Moscou à Pétersbourg, avec le nord-ouest par la ligne de Koursk à Liebau, avec l’ouest indirectement par l’intersection de la ligne de Liebau et de celle de Varsovie. Les trois zones entrent ainsi les unes dans les autres pour la répartition des denrées alimentaires, des matières premières, des produits manufacturés. En même temps les frontières maritimes et les frontières de terre sont mises, par cet ensemble d’artères, à la disposition du pays tout entier pour l’écoulement au dehors et l’afflux au dedans. Si ces chemins de fer, dans la pensée du gouvernement russe, sont exclusivement stratégiques, ils servent admirablement aussi les progrès pacifiques de l’empire; on a vu quels avantages le travail agricole et industriel pourra en retirer. Le réseau n’exercera pas sans doute une action moins féconde sur le mouvement commercial intérieur et extérieur de la Russie.

Les points importans de la circulation à l’intérieur sont presque tous sur les voies fluviales. A Rybinsk, où les canaux du nord se rattachent au Volga, telle est l’affluence des arrivages et des départs durant la saison de la navigation, que le chiffre des affaires est estimé à 200 millions. Ce port, qu’on s’est plu à décorer de quais de granit, d’une bourse et de boulevards plantés d’arbres, est alors envahi par une foule extraordinaire de marchands, de mariniers, de hâleurs de bateaux, d’artisans de toutes les professions; sa population d’hiver est de 6 à 7,000 âmes; sa population d’été est de 130,000. De Rybinsk à Nijni-Novgorod et de Nijni-Novgorod à Astrakan fonctionnent plusieurs bateaux à vapeur : les uns servent au transport des marchandises et des voyageurs, les autres au remorquage. Ceux-ci font concurrence à des bateaux-machines qui, avec une ancre fixée dans le fleuve, un cabestan mû par soixante chevaux quelquefois, et un câble du cabestan à l’ancre, opèrent la remonte ayant dix barques à la remorque. Nous ignorons le nombre des barques en service sur le Volga; mais il a été calculé que quelques provinces intéressées à cette navigation construisent chaque année 9,000 barques plates ne faisant qu’un voyage, du port de 730,000 kilogrammes chacune. A Nijni-Novgorod, la foire s’ouvre en août et dure quatre semaines. Pendant trois mois, c’est un va-et-vient continuel de voitures et de voyageurs sur la route de Moscou à ce rendez-vous des produits russes, européens, asiatiques. Avant de nous y arrêter, nous ferons observer que parmi les foires innombrables qui se tiennent dans les divers gouvernemens on en compte 128 auxquelles il se fait habituellement pour 200,000 fr. de vente[2] ; chaque année, il s’y porte environ pour 820 millions de marchandises; il s’en débite pour 5 ou 600 millions. Nous citerons, sur le trajet ou à proximité de la ligne de Moscou à Théodosie, les foires de Korennaïa, où il se traite pour 14 millions d’achats, de Poltava, où il s’en fait pour 34 millions, de Kharkov, où le montant de la vente des chevaux, des laines et des objets manufacturés atteint à 50 millions, et nous n’oublierons pas la foire d’Irbite, au pied de l’Oural, où il se fait pour près de 120 millions d’affaires sur les marchandises de rebut, les tissus façonnés, bariolés ou imprimés qui sont passés de mode. On y apporte aussi des fabriques de Toula 50 ou 60,000 de ces petits instrumens nommés harmonica y destinés à la Chine, dont ils flattent le goût musical.

Venons enfin à la foire de Nijni-Novgorod, dont nous parlerons d’après celle de 1852, qui a été l’objet des études les plus exactes. Nijni-Novgorod, peuplée de 33,000 habitans, se divise en deux villes. La ville haute, avec le Kremlin obligé, sorte de Capitole russe commun à toutes les vieilles cités, occupe un promontoire presque à pic de 120 mètres d’élévation, au pied duquel l’Oka et le Volga se rencontrent en déployant de chaque côté une nappe de 1,000 mètres de large. La ville basse occupe les deux rives de l’Oka, qui sont réunies par un pont de bateaux; sur la rive droite, elle s’abrite derrière le promontoire; sur la rive gauche, elle s’étend en plaine avec un vaste bazar bâti en pierre, des canaux faisant ceinture au bazar, et un égout d’architecture vraiment romaine. La ville basse est le quartier principal de la foire. La petite mer formée par le confluent de la rivière et du fleuve, les milliers de barques matées qui la couvrent, — au-delà, sur la rive gauche du Volga, une plaine immense parsemée de nombreux villages et terminée par une ligne de forêts épaisses, composent, avec la ville haute et ses tours, un de ces sites pittoresques assez rares en Russie; mais un spectacle encore plus curieux peut-être, c’est celui d’une multitude de 2 à 300,000 visiteurs de toutes les nations, de tous les costumes, de toutes les langues. La valeur totale des marchandises apportées en 1852 à Nijni-Novgorod est représentée par une somme de 258 millions; les marchandises russes y figuraient pour 197 millions, les provenances européennes pour 25, et celles d’Asie pour 36 millions. Parmi les marchandises russes, les tissus de coton, de laine, de fin et de chanvre comptaient pour plus de 74 millions; — le fer en barres et l’acier, le fer et l’acier ouvrés, le cuivre de première fusion, tant en planches qu’en feuilles, et les diverses fabrications métalliques, pour plus de 46 millions; — les pelleteries, cuirs bruts et ouvrés, pour près de 37 millions; — les articles alimentaires, sucre raffiné, sel, grains et farines, produits des pêcheries, vins et spiritueux, pour 24 millions; — le tabac, pour 3 millions 1/2; — le restant, en articles divers, pour 23 ou 24 millions. Parmi les marchandises européennes, les drogueries et les matières tinctoriales, dont une faible partie seulement arrivait de la Perse, comptaient pour 10 millions; — les vins, pour plus de 5 millions ; — les tissus de soie, de laine et de coton, comprenant des cotonnades anglaises unies, des batistes d’Ecosse, des indiennes de Mulhouse, etc., pour plus de 6 millions 1/2. Les marchandises asiatiques consistaient en fourrures, en tapis et en soies expédiés par la Perse, en pelleteries de Khiva et de Boukhara, en coton brut et filé de même origine, et en 42,000 caisses de thé, d’une valeur de 27 millions.

Ces détails donnent une idée des exigences de la consommation de la Russie; au commerce russe proprement dit il faut ajouter toutefois le commerce asiatique, encore modeste, mais favorisé par le gouvernement dans des vues politiques. Le chiffre total de ce commerce est de 80 à 100 millions : — 6 millions avec la Turquie d’Asie, 17 millions avec la Perse, 23 ou 24 millions avec Khiva, Boukhara, Khovan, Taschkend, villes tatares, et la steppe des Khirgiz. En général, la Russie exporte chez ces nations des cotonnades, des tissus en laine, des métaux ouvrés, etc., et reçoit des matières premières; pourtant la Perse fournit annuellement pour 7 millions de tissus de soie et de coton aux provinces caucasiennes, où la mode persane s’est conservée. Quant au commerce avec la Chine, il est de 50 millions environ; l’article presque unique de la Chine est le thé, qu’on porte à 25 ou 26 millions; elle prend l’équivalent en métaux ouvrés, en pelleteries et peaux préparées, en tissus de fin et de chanvre, en cotonnades et en draps qu’elle place en partie dans la Mongolie septentrionale. Ces échanges ont leur centre à Kiakta, à 6,000 kilomètres de Moscou; ils sont l’objet de la sollicitude du gouvernement. Le thé introduit par les caravanes en Russie est d’un prix plus élevé que celui qui s’importe de Canton en Europe; or cette cherté tient moins à la longueur du trajet qu’à une compensation imposée par les marchands chinois, qui n’achètent à un prix fort les draps et les cotonnades russes, grevés par les frais de transport et surtout par ceux d’une fabrication encore coûteuse, qu’à la condition de vendre leur thé au-dessus du cours. Cependant toute importation en Russie autrement que par les caravanes est frappée de droits prohibitifs, et les partisans des boissons chaudes supportent l’indemnité chinoise à la gloire et au profit de l’industrie nationale; c’est une prime d’encouragement pour l’aider à faire en Chine un commencement de concurrence aux tissus anglais, en y envoyant chaque année pour 5 ou 6 millions de cotonnades et 11 ou 12 millions de draps. Les draps, qui entrent depuis longtemps dans ce trafic, étaient tirés autrefois de la Silésie et de la Pologne; ils sont fournis aujourd’hui par les manufactures russes, qui ont à corriger, par la modicité du prix de revient, ce que ces transactions ont de factice. Quoi qu’il en soit, tandis que la Grande-Bretagne et l’Amérique entr’ouvrent le Céleste-Empire par mer et au sud, la Russie y fait sa brèche au nord et par terre, de sorte que l’intégrité de la clôture aura peine à se maintenir. La Russie fait plus : pendant sa guerre européenne, elle vidait avec la Chine une contestation pendante à propos d’un territoire arrosé par le fleuve Amour, non moins étendu que la France, et en prenait possession. Ses regards sont tournés de ce côté depuis longtemps. On a dit que Pierre le Grand, rêvant au point sur lequel il fixerait la capitale de son empire, avait d’abord choisi l’embouchure du Don dans la mer d’Azof; ce qui est plus étrange, c’est qu’il délibéra sérieusement avec lui-même s’il ne fonderait pas Pétersbourg sur les rives lointaines de l’Amour; un mémoire rédigé par ses ordres, exhumé tout récemment des archives de l’empire, ne laisse aucun doute à cet égard. Le géant voulait tout étreindre à la fois; en tout cas, il indiquait prophétiquement la seule mission où son peuple ne fera pas fausse route, une mission civilisatrice dans la Haute-Asie.

Un mot maintenant sur le commerce de l’empire avec les nations européennes. La Russie expédie des céréales, des bois, du lin, du chanvre, des graines oléagineuses, du suif, de la laine, de la potasse, etc.; elle reçoit des objets manufacturés, des spiritueux et des vins, des denrées coloniales, du sel, du charbon de terre. En 1852, ce commerce, Finlande et Pologne non comprises, s’est élevé à 862 millions, dont 408 pour l’exportation, 454 pour l’importation; en 1853, il a atteint pour la totalité à 920 millions; en 1822, la limite était de 360 millions. Quelle en sera la progression sous l’influence du réseau?

Toutes les lignes sont placées dans la direction même des courans commerciaux du pays, que les ports de Liebau et de Théodosie tiendront ouvert en toute saison. Traversant les régions industrielles et agricoles, elles feront un appel incessant aux facultés productives de l’empire. La Russie exporte 99 millions de kilogrammes de fin et de chanvre, 120 millions de kilogrammes de graines oléagineuses, 11 ou 12 millions de kilogrammes de laine, 60 millions de kilogrammes de suif, etc. Depuis dix ans, l’exportation des céréales a été, année moyenne, de 11 millions d’hectolitres, et en 1847 de 27 millions. Si dès à présent elle a de pareils excédans disponibles, que sera-ce quand la certitude des débouchés remplacera la nonchalance par le zèle, la routine par de bons procédés? Que sera-ce quand la fertilité de la terre noire, comparable à celle des terres vierges du Nouveau-Monde, sera énergiquement sollicitée? L’hectare ne rend que de 5 à 6 hectolitres de grains, c’est-à-dire moitié de ce qu’il rend en France, et la proportion est la même pour les autres cultures; que le rendement augmente, il y aura une surabondance de matières premières, produites à plus bas prix que partout ailleurs, qui primera les denrées similaires de l’Amérique du Nord, et une masse de céréales qui parera à nos crises alimentaires dans les années les plus stériles, qui fera fléchir nos mercuriales dans les années les plus fructueuses. On ignore à la fois tout ce que la Russie peut fournir de grains, et à quel taux réduit elle peut les livrer. Les ports de la Mer-Noire, qui en sont le principal débouché, ne laissent pas d’être éloignés de la zone centrale; si Taganrog reçoit une partie de ses expéditions par le Volga et le Don, Odessa et les autres ports ne reçoivent les leurs que par des voitures, d’une charge de 8 à 10 hectolitres, faisant le trajet en six semaines ou deux mois; la Crimée seulement voit défiler par Pérékop jusqu’à 300,000 de ces véhicules. Le surenchérissement qui résulte de ce mode de transport ne permet pas à l’Europe de se ressentir de la faveur du prix d’origine; mais lorsque les lignes de Théodosie et de Liebau prendront les céréales sur place pour les transporter en quelques jours sur les bâtimens de la Mer-Noire et de la Baltique, il en sera tout autrement. Serait-ce donc la Russie qui faciliterait la solution de la question des subsistances? Il est admis que les céréales, chose de première nécessité, devraient être produites en quantité et à bon marché; il est reconnu que le tarif du pain fait la hausse ou la baisse du tarif des autres denrées; on essaie de toutes les améliorations dans la culture, la récolte et la mouture des grains pour maintenir le régulateur au degré le plus bas. Quoi qu’on fasse pourtant, parviendra-t-on dans nos états européens à modifier les deux élémens constitutifs du coût des grains, la main-d’œuvre et le sol? Sur nos territoires limités, le champ des céréales est encore restreint par la place que réclament d’autres cultures avantageuses; on ne saurait donc jamais espérer une abondance qui avilisse le prix, et ce prix est toujours relevé par les exigences de la main-d’œuvre. Comment réussira-t-on à changer ces deux termes du problème? l’Angleterre ne l’a pas cru possible. Avertie par sa situation particulière, elle a compris que les céréales ne pouvaient être fournies à bas prix que là où se trouvent réunies comme maximum l’étendue du sol cultivable, et comme minimum la modicité de la valeur du travail; elle a établi une division de l’atelier agricole entre les peuples qui produisent la quantité à bon marché et le peuple anglais, qui ne peut produire que la qualité à haut prix; elle tire presque tous ses grains du dehors. Est-il sage aux autres nations de l’Occident de s’interdire les bénéfices d’une pareille division du travail et de ne recourir qu’accidentellement aux greniers extérieurs? Quoi qu’il en soit, la Russie est sans comparaison la plus opulente, la moins chère et la mieux située de ces mines à grains indispensables pour maintenir la base de l’alimentation au taux le plus déprimé; il ne lui manquait que des chemins. Si elle exporte davantage, elle prendra plus de retours; ses échanges se multiplieront avec l’Europe; son industrie aura en même temps à satisfaire une population devenue plus aisée. Tels sont les résultats de l’annexion du marché russe au marché européen, et la transformation agricole, industrielle et commerciale de cet empire est inévitable; elle est prochaine, si ses habitans ne sont point une race somnolente.

Personne assurément n’ignore que la Russie a déployé une activité surprenante dans l’équipement de ses armées et de ses flottes, dans la construction de ses arsenaux maritimes et militaires, de ses ports, de ses canaux, de ses villes; mais on fait honneur à l’autorité de l’initiative et de l’exécution de ces choses, et l’on s’est habitué à considérer la nation russe comme passive, ne pouvant et ne voulant rien que par la vertu d’en haut. On en ferait presque une agrégation d’automates, ne se mouvant que par le souffle et la main du tsar. C’est une erreur : on ne saurait méconnaître l’admirable instinct de sociabilité qui caractérise le Russe, malgré l’attitude d’intimidation où s’est trop souvent complu son gouvernement vis-à-vis de l’étranger, et il y aurait la même injustice à le supposer inerte, parce que son gouvernement fait beaucoup et a l’air de tout faire. Pour nous, nous avons constaté ce que le Russe produit, consomme, vend, achète; c’est la preuve par chiffres de ce qu’il y a en lui de spontané et de vivace. Quel que soit le régime social de ce pays, tout y est jeune, le sol et l’homme; humilié comme bourgeois, avili comme serf, l’homme obéit à une sorte d’impulsion climatérique, il cède à un tempérament généreux; il va comme si l’immensité du territoire le provoquait à des efforts immenses; l’élan de cette Europe slave sera prodigieux dès que le stimulant y sera appliqué. Et n’y a-t-il donc pas un autre stimulant dans le désir de l’émancipation? Comment tout moyen de délivrance ne serait-il pas saisi avec un redoublement d’énergie? C’est le travail qui non-seulement a enrichi les peuples européens, mais encore qui a contribué à y relever la dignité humaine. L’industrie n’est pas coupable de la servitude, qui est plus ancienne qu’elle; tout au contraire elle a graduellement affranchi les classes moyennes et inférieures. Les choses ne se passeront pas autrement en Russie; elles y seront même accélérées par la puissance des exemples et des procédés nouveaux. D’ailleurs l’émancipation y a été préparée avec une persévérance qui honore la maison des Romanof; seulement la bonne volonté du gouvernement le plus absolu n’en fait jamais autant que ce qu’on nomme la force des choses.

La bourgeoisie russe est à l’état de caste inférieure, lorsque sa sœur d’Occident est la tête de la société. La différence s’explique. La bourgeoisie européenne a eu des ancêtres, des foyers, un patrimoine; elle a hérité des institutions municipales de Rome, de villes déjà vieilles, toutes pénétrées de l’esprit communal, dont le type s’est reproduit dans les cités ultérieurement établies. De souche plus antique que les barons, elle a défié les oppressions féodales. S’entendant de commune à commune, parce que le territoire était borné et que les communes étaient voisines, — puisant une fierté nouvelle dans son aisance accrue ou acquise par un négoce que les communications rendaient facile, par une industrie dont les produits trouvaient des consommateurs, — avec un hôtel-de-ville entre l’atelier et le comptoir, en face de l’université et du parlement, — elle a pu se faire ce qu’elle est devenue, la force de nos sociétés, le résumé de leurs progrès antérieurs, le principe de leurs progrès futurs. Rien de pareil en Russie; tout y est récent. Lors de l’invasion des Tatars, la classe intermédiaire venait de naître; dispersée sur un territoire énorme, morcelé, à peine peuplé, elle ne fit pas corps d’une ville à l’autre, elle n’eut pas même d’existence propre dans les villes dominées par les princes. Sans contact avec les peuples modernes, sans filiation directe avec les peuples anciens, elle n’eut à se prévaloir auprès de ses maîtres ni d’une fortune gagnée aux affaires, ni du reflet des lumières antiques, ni même du sentiment de ses droits, qui étaient écrasés, et dont elle n’avait retrouvé la notion nulle part. Ce fut sans sa participation, sans profit immédiat pour elle, que les tsars conquirent le pouvoir sur la noblesse, et lorsque Novgorod, république marchande modelée sur Lubeck et Brême, eut été sacrifiée par eux à la nécessité de fonder la monarchie, il ne resta rien de vif dans cette classe, dont la nullité donna toute latitude à l’autocratie. Enfin cet élément intermédiaire ne s’accroît numériquement qu’avec lenteur; le servage, rigidement maintenu, lui a fourni trop peu d’adjonctions. Là est le secret de l’absence prolongée d’un tiers-état russe, il n’avait pas où se recruter. En conséquence, cette classe n’est encore sur aucun point à l’état de groupe organisé; des créations de villes en vertu d’un décret ont augmenté la population urbaine sans constituer une cité, et Catherine II, en l’autorisant à tenir des assemblées triennales pour la discussion de ses intérêts communs et l’élection d’un représentant, ne put faire prendre au sérieux ce simulacre d’institutions municipales. Son institution des trois guildes, ou corporations de marchands, à laquelle elle attacha quelques privilèges, fut mieux accueillie, et ce fut la première inauguration de l’aristocratie bourgeoise russe. Quarante années de paix depuis 1815 l’ont aidée à conquérir la richesse, l’importance sociale, et à satisfaire ainsi l’ambition légitime qu’allumait encore en elle le spectacle d’une partie de la noblesse, appauvrie par ses prodigalités et par la division des fortunes, en vertu de l’égalité des partages. Grâce à la paix, elle bénéficia de spéculations plus vastes, qui la tirèrent en même temps des vues étroites de son mercantilisme traditionnel; mais c’est l’industrie surtout, l’industrie largement pratiquée, qui fut son piédestal. On a vu comment, ayant cédé aux seigneurs l’honneur du premier pas et le danger des expériences, elle accapara ensuite le plus grand nombre des manufactures; aujourd’hui elle possède de gros capitaux, dont elle apprendra à se mieux servir en se familiarisant davantage avec le mécanisme du crédit et de l’association; elle a une clientèle innombrable dans tous les petits trafiquans et dans les ouvriers des fabriques. Enfin la plupart des beaux hôtels de Moscou, précédemment habités par la fleur des descendans des Varègues et des Tatars, sont la propriété de fabricans et de marchands fils de moujiks, ou encore moujiks eux-mêmes. Le faubourg Saint-Germain de Moscou est envahi par ces parvenus, qui jettent aussi un œil d’envie sur la propriété territoriale. Voilà les preuves de leur habileté et de leur esprit d’entreprise. D’après ce qu’ils ont fait, qu’on juge de ce qu’ils pourront faire dès qu’ils verront de nouveaux moyens de se pousser dans la voie ascendante où ils doivent s’élever encore pour être au niveau de la classe supérieure, et pour dire : « Hier nous étions des parvenus, aujourd’hui nous sommes arrivés. »

Quant au servage, il est entamé. Sur la population agricole, évaluée à 49 millions d’âmes, les cultivateurs mâles sont comptés pour 24 millions. Il y en a près de 2 millions de libres : les colonistes étrangers et israélites, les odnodvortsy, tenant de l’état la jouissance de quelques terres pourvues de serfs et possédant d’autres terres en toute propriété, et les paysans affranchis. Voilà la catégorie de la liberté. La seconde catégorie comprend 9,600,000 paysans de la couronne environ, censitaires des domaines de l’état et payant une rente modique : c’est la transition entre la liberté et le servage, c’est l’objet d’envie des autres serfs, qui souhaiteraient tous appartenir à la couronne. La troisième catégorie comprend les vrais serfs, 11,500,000, appartenant à environ 110,000 propriétaires, grands ou petits. Cependant il y a aussi des degrés dans la servitude. Selon l’usage primitif, chaque serf, pourvu d’un terrain qu’il cultivait pour ses besoins, devait quelques jours de corvée par semaine pour la mise en valeur du bien seigneurial. Dans le siècle dernier, une partie de la noblesse, qui de tout temps a séjourné à la ville plutôt qu’à la campagne, préféra au revenu de ses terres gérées par des intendans un revenu déterminé par le nombre de ses serfs; en d’autres termes, elle ne fit cas du sol que pour nourrir des paysans qu’elle frappait d’un impôt de capitation. C’est de cet abus criant, blâmé par Catherine II dans l’une de ses instructions, que date la première atteinte portée au régime de la glèbe, parce qu’il impliquait le remplacement de la prestation en nature par une redevance pécuniaire, et qu’en abolissant la corvée, il rendait aux serfs l’exercice d’une certaine liberté. Pourvu que la redevance soit payée, il leur est permis de ne travailler qu’à leur profit, où bon leur semble, comme ils l’entendent. Moscou contient environ 190,000 serfs qui s’engagent dans les manufactures, ou font tout autre métier. Il y a dans toute la Russie environ 7,000 paysans munis de la permission de faire du trafic; quelques-uns sont millionnaires et toujours serfs. Il est bien entendu que la redevance payée aux maîtres est proportionnelle aux gains présumés de la profession. Enfin on prétend que dès aujourd’hui les deux tiers du sol productif sont sous le régime de la rente, et l’on doit cette justice à l’empereur Nicolas qu’il tenta, par un ukase du 2 avril 1842, de généraliser cette transformation de la servitude. Eh bien! est-ce que la prévision de nouveaux progrès et de nouveaux bénéfices pour l’agriculture, en vertu de communications nouvelles, ne conduira pas tous les propriétaires à l’adoption de ce régime? Des contrats équitables assureraient l’exploitation féconde du sol. Cet état de choses serait le fermage moins la liberté; mais la liberté suivrait l’aisance. Par l’effet seulement de la division incessante des propriétés, conformément à la loi de l’égalité des partages, le nombre des propriétaires augmente, la part de chacun se réduit, et les paysans traiteront de leur rachat avec plus de facilité. À cette heure même, d’après des statistiques avérées, les deux tiers des 11,500,000 serfs appartenant aux particuliers servent de garantie hypothécaire aux prêts que les lombards et la banque ont faits à leurs seigneurs, une tête de serf répondant de 240 francs. La noblesse finira par être expropriée plus d’une fois au profit de nouveaux nobles qui se rendront acquéreurs, mais quelquefois aussi au profit des paysans eux-mêmes. Il y a quelques années, un village qui avait été engagé par un prince fut mis aux enchères, et, moyennant 516,000 francs, réunis par enchantement, les paysans se firent adjuger à eux-mêmes le village et leurs personnes. D’ailleurs, dans cette dissolution de la propriété territoriale, il faut s’attendre à voir intervenir les fabricans et les marchands, qui ne laisseront pas échapper une occasion de faire fructifier leurs capitaux dans l’agriculture, et comme il leur est interdit de posséder des serfs, parce qu’ils ne sont ni nobles ni anoblis, ils seront des auxiliaires de l’émancipation. On doutera peut-être de l’aptitude des nouveaux affranchis à s’administrer dans leurs villages; les paysans russes sont habitués depuis bien longtemps à délibérer sur leurs affaires, ils élisent librement leurs anciens, et ils discutent leurs intérêts selon les règles du bon sens et de l’urbanité même, de l’aveu de tous les observateurs. Tandis que l’élément municipal était étouffé dans les villes, où la noblesse avait en quelque sorte ses donjons, il prenait racine dans les villages, où il suppléait des maîtres absens; la liberté vivifiera ce germe de commune rurale, créé entre gens ne se possédant pas et sur une terre non possédée, témoignage vigoureux de l’instinct moral qui poussait les paysans russes à se faire société quand on les faisait troupeau.

Voilà donc des acheminemens à l’émancipation, auxquels s’en ajouteront d’autres provenant de l’industrie. Il y a aujourd’hui trois classes d’ouvriers : les travailleurs libres, les paysans de la couronne ou des particuliers, qui disposent de leur temps pour toute l’année ou pour l’hiver seulement; — les serfs tenus à la corvée (ce dernier cas est ordinaire dans les fabriques fondées par des propriétaires qui se sont faits manufacturiers ou par des manufacturiers qui ont pris à bail pour quatre-vingt-dix ans des terres avec leurs serfs); — enfin les serfs achetés par des fabricans avec autorisation, pour être employés chaque jour de la semaine. On en viendra à reconnaître que le travail gratuit et contraint est ingrat, que l’homme ne rend qu’autant qu’il reçoit, et la corvée disparaîtra partout comme la forme de labeur, sinon la plus odieuse, du moins la plus improductive. Déjà l’ouvrier salarié apparaît comme le compagnon indispensable du développement de l’industrie.

Ainsi la modification du sort des serfs et de la classe intermédiaire sera le complément de cette conquête intérieure, dont les voies ferrées seront l’instrument décisif. Ce n’est pas une vaine utopie; il ne peut y avoir une évolution progressive du pays sans le progrès même de ceux qui la lui feront faire. La civilisation, au lieu de séjourner dans la couche superficielle de la nation ou de consister dans la juxtaposition d’un appareil militaire, administratif, académique, pénétrera dans la nation même, et s’infiltrera peu à peu jusque dans les masses. La barbarie disparaîtra de l’Europe; un peuple chrétien s’élèvera au rang des autres peuples chrétiens du globe. De tels changemens ne se sont guère accomplis dans le passé que par les révolutions et les guerres, qui ont eu leur rôle providentiel. L’homme a sans doute mérité que la Providence soit aujourd’hui plus douce dans le choix des moyens, et des capitaux associés, maniés dans des vues généreuses, appliqués habilement aux opérations industrielles, suffisent pour l’extension de l’ordre le plus avancé.


V.

Il ne nous resterait maintenant qu’à présenter une évaluation approximative du revenu de ces chemins de fer, si nous ne jugions convenable de tenir compte jusqu’au bout de l’esprit de défiance qui voit l’ambition de la Russie prête à tirer de la paix même des forces nouvelles. Après avoir fait sortir de l’énergie surexcitée d’une population de 65 millions d’âmes une puissance inouïe de production, la Russie remplacerait, dit-on, la passion de la guerre, de l’envahissement et de la monarchie universelle par la passion de l’accaparement des marchés et du monopole! On veut qu’elle cherche une autre issue et des armes plus sûres à tant de visées ambitieuses forcées de se contenir, et qu’en renonçant à peser sur le monde du poids d’une nation militaire, elle entende se faire compter comme une nation industrielle de premier ordre, sinon d’un rang exceptionnel. Les états européens, ajoute-t-on, n’ont tous ensemble qu’un territoire limité dont la population aura bientôt rempli le cadre; pour elle, son territoire habitable, de la Vistule à l’Amour, offre au peuplement des espaces indéterminés. Tandis que l’Europe conservera ses proportions, elle acquerra celles d’un colosse plus fort que jamais par sa prospérité. Alors ne sera-t-elle pas de fait l’arbitre de l’Europe? Se soumettra-t-elle modestement à un équilibre qui sera rompu en réalité? Qui répondra de son abnégation future? Donc la question fatale de suprématie pourra se représenter après comme avant la transformation économique de la Russie; elle n’aura changé de voie que pour mieux atteindre le but.

Nous avons reproduit l’observation sans l’affaiblir, et il sera aisé de prouver ce que nous affirmions plus haut, qu’aucune éventualité ne prendra l’Europe occidentale en défaut. Sans doute la pondération des forces concourt à rendre les états réciproquement respectueux de leur dignité, mais l’Europe ne se trouvera jamais à la merci d’une magnanimité suspecte, parce qu’il y a pour elle une série d’agrandissemens parallèles à ceux de la Russie; devant elle est une carrière où déjà elle occupe des positions; sa marche est toute tracée : elle n’a qu’à suivre sa pente.

À cette heure, la Russie gagne à se recueillir en elle-même; l’Europe se fortifiera en sortant de chez elle. Les migrations barbares sont épuisées, les migrations civilisatrices se continueront d’après une direction nouvelle, et l’espace ne fait pas défaut à l’Europe, autour d’elle ou même à ses portes, si elle tient à ne pas se disperser. Regardons la Méditerranée; l’Angleterre y a ses colonies insulaires. La France a fondé un état sur les côtes de l’Afrique. Est-ce que le reste du littoral, si heureusement exploité par les Grecs et les Romains, sera abandonné à la barbarie par l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, puissances méditerranéennes comme la France, et qui, sans avoir à le conquérir, y peuvent implanter des colonies? Ce bassin n’offrira pas perpétuellement le fâcheux contraste du bord septentrional florissant, du bord méridional inculte et dégradé, lorsque la vapeur les rapproche pour une destinée commune. Ce n’est pas tout. Est-ce que l’Occident ne fera rien des deux Turquies? Sans doute ce n’est pas pour d’indignes morcellemens qu’il a arraché l’empire ottoman à la Russie; le partage était la solution de l’Europe divisée, l’intégrité est celle de l’Europe confédérée. Cet empire d’ailleurs mérite l’indépendance, parce qu’il est le foyer d’intelligence et de sociabilité de l’islamisme; mais l’indépendance pour lui ne doit pas consister à se tenir isolé des états qui l’ont pris sous leur sauvegarde; tels ne sont pas ses vœux. Tôt ou tard il se rattachera à l’Autriche par un chemin de fer qui de Constantinople ira sur Belgrade, au Golfe-Persique par un chemin de fer qui de Constantinople traversera l’Anatolie, et suivra la vallée de l’Euphrate jusqu’à Bassora. Le chemin de Belgrade est à l’étude, le chemin de l’Euphrate a été partiellement concédé sur l’initiative de l’Angleterre; le reste viendra. Il y aura donc une grande voie de terre s’étendant de l’Allemagne aux mers de l’Inde, restauration des routes commerciales de l’antiquité, qui partagera avec le canal de Suez le transit de l’Asie. Ainsi, tandis que la Russie se liera au réseau européen par ses voies ferrées, l’empire ottoman se reliera pareillement au même réseau. Le pendant obligé des chemins de fer russes, ce sont les chemins de fer turcs. Les uns se font, les autres se feront. En ce temps de communications rapides, les chemins de fer se croisent avec les chemins de fer, de même qu’au temps de l’immobilité les forteresses s’alignaient face à face. En effet, si jamais la Turquie avait besoin d’être protégée, cette voie de terre, du centre de l’Europe à l’Océan indien, serait éminemment stratégique; mais, outre sa destination militaire et commerciale, elle servira à l’expansion, devenue probable, des populations européennes vers l’Orient. On sait que l’Europe a des oscillations alternatives vers l’Orient et l’Occident. Au moyen âge, longue période orientale qui a instruit son génie commercial et industriel; depuis la réforme, longue période occidentale qui lui a fait reconnaître toutes les terres du globe pour en prendre possession au profit de son industrie et de son commerce. Après cette marche à l’ouest, qui a eu pour résultat l’assimilation du Nouveau-Monde, la voilà qui reprend sa route vers l’est, c’est-à-dire vers l’ancien continent, qu’elle doit régénérer. Dès la dernière moitié du XVIIIe siècle, elle a assis un empire dans la péninsule indienne; durant la première moitié du XIXe siècle, elle n’a cessé d’agir sur les deux Turquies. La voie de terre que nous avons indiquée, dont les jalons commencent à se poser, permettra à son mouvement de s’opérer par une progression régulière dans toute l’Asie-Mineure, qui lui est ouverte.

Grâce à l’établissement de cette voie monumentale, de ses nombreux embranchemens et des lignes qui se coordonneront successivement avec la ligne principale, la région occidentale du continent asiatique, comprise entre la Méditerranée, la Mer-Noire, la Caspienne, les rives de l’Indus et l’Océan indien, région avec laquelle l’Europe antique ou moderne a eu tant de contacts accidentels ou suivis, sera annexée au monde civilisé, dont les frontières auront été reculées par l’application des voies ferrées. Les émigrations suivront cette extension des frontières. Le courant qui, depuis trois siècles, se dirige au-delà de l’Atlantique et verse présentement jusqu’à trois cent mille âmes par année sur le Nouveau-Monde, ce courant obéira à un souffle irrésistible, et se retournera vers l’ancien continent, où le Danube et la Méditerranée le conduiront si facilement et si vite. Les jachères immenses de l’Asie-Mineure ne sont pas moins attrayantes que les savanes de l’Amérique, et elles sont de plain-pied avec l’Europe; la bête de labour de la vallée du Rhin s’y acheminerait sans avoir d’autre mer à traverser que le détroit du Bosphore ou des Dardanelles. Ici, sans aucun dérangement des possesseurs du sol, il y aura place pour d’innombrables contingens de nos populations agricoles et industrielles, et leur implantation sera aisée dans ce pays, où toutes les nations se sont façonnées à vivre côte à côte, toutes les langues à se comprendre, tous les cultes à se tolérer. Ces territoires, dont l’opulence sommeille, seront régénérés, et avec eux ces races orientales, douées de la beauté, de l’intelligence, du soleil, n’ayant besoin que d’une lumière morale nouvelle. C’est par l’adjonction de ces provinces asiatiques que la base territoriale du monde européen sera élargie : — d’une part, une agglomération de contrées et de populations, la plus vaste qui ait jamais existé ; de l’autre, une confédération de nations indépendantes et autonomes, la plus équitablement unie qui se soit jamais édifiée. Ce sera la transformation de l’empire romain : l’Europe est partie de cet empire en ruines ; au bout de dix-huit siècles, elle l’aura reconstitué, par un labeur commun, dans des conditions humaines et dans des proportions supérieures.

Voilà la série des agrandissemens de l’Europe occidentale, sa réponse à la Russie. Si la Russie, par son entreprise actuelle, cherche une revanche, l’Europe a une victoire dont elle profitera ; comme la Russie, elle deviendra moitié européenne, moitié asiatique ; en se contrebalançant, leurs accroissemens matériels garantiront le bon accord ; l’équilibre ne périra pas. Et quand il plairait à certaines imaginations impatientes de se transporter à l’autre extrémité de l’Asie pour découvrir en Chine le nouveau théâtre de la question d’Orient qui vient de se vider en Turquie, théâtre sur lequel se retrouveraient à l’état d’hostilité flagrante la Russie, l’Angleterre et l’Amérique du Nord peut-être, que faudrait-il en inférer ? Eh ! sans doute, puisque l’Europe entière est comme emportée à la régénération de l’ancien continent, la Russie prendra sa part de cette œuvre ; du jour même où elle a dû rétrograder devant Constantinople et les deux Turquies, de ce jour peut-être elle a tourné ses regards vers l’Asie reculée, vers cette masse énorme peuplée de 4 ou 500 millions d’âmes, empire des Birmans, Mongolie, Cochinchine, Chine et Japon, masse encore réfractaire à l’initiation européenne, vers laquelle elle peut se diriger sans sortir de son territoire, en trouvant l’emploi utile de sa force exubérante et en suivant encore dans sa marche l’étoile de Pierre le Grand. Déjà la Chine est en proie à l’une de ces révolutions qui, après bien des péripéties, appellent l’intervention étrangère. Tout présage qu’il y aura là une dernière lutte des civilisations de tous les âges, un choc suprême de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique. Toutefois, si l’ascendant de l’Europe doit s’y établir, la victoire demeurera encore à l’équilibre, qui doit faire le tour du monde jusqu’à conciliation entière des prétentions et des intérêts des peuples ; l’Europe appliquera le principe souverain qu’elle applique depuis trois cents ans : ce n’est rien de plus, ce n’est rien de moins. Cela dit, puisqu’en étendant nos prévisions jusqu’aux bornes du probable, nous pouvons envisager l’avenir avec sérénité, laissons passer ces chemins de fer qui soulèvent tant d’ombrages et de questions, et terminons par des chiffres.

Trop d’élémens nous feraient faute, on se l’imagine bien, pour qu’il nous fut possible d’évaluer le revenu immédiat des chemins de fer russes avec une rigueur mathématique ; dès-lors nous serions réduit à faire remarquer que le réseau bénéficiera de presque toute la circulation existante, circulation considérable, on s’en souvient, si l’expérience du chemin de Pétersbourg à Moscou ne nous autorisait à présenter une appréciation moins vague.

En 1855, le rendement brut de la ligne de Pétersbourg à Moscou, pour le transport des voyageurs et des marchandises, a été de 20,957,296 francs, soit par kilomètre 32,542 francs; l’année dernière, il a été de 30,013,032 francs, soit par kilomètre 46,604 francs. Les tarifs du réseau ne seront pas moins favorables. Il n’y a donc rien de hasardé à avancer que ses 4,162 kilomètres, à 45,500 francs par kilomètre, donneront une recette brute de 189,371,000 francs. Si l’on porte les frais d’exploitation à 50 pour 100, le revenu net sera de 94,685,500 francs, ce qui représente plus de 8 1/2 pour 100 sur un capital de 1,100 millions. Peut-être est-il assez naturel de craindre, dans une opération lointaine, un surcroît de dépenses qui diminuerait le revenu présumé, qui altérerait même le taux de la garantie. Si cela arrivait, la concession du minimum d’intérêt à 5 pour 100, de la jouissance du réseau durant quatre-vingt-cinq ans, et des autres faveurs accordées par le gouvernement russe, n’aurait été qu’un leurre. Pourtant un territoire faiblement accidenté ne comporte pas des tours de force dispendieux. Le peu de relief du sol sur plusieurs parties du tracé offrira même des facilités exceptionnelles. La main-d’œuvre est à meilleur marché qu’ailleurs, les bois sont à bon compte. Quant au matériel, rails, locomotives, machines, etc., la compagnie n’aura garde de les demander aux établissemens de la métallurgie russe, qui sont reculés dans les terres et travaillent à des prix surélevés; elle s’adressera aux usines de la Belgique, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France, et l’on notera en passant que l’industrie occidentale retiendra toute la portion du capital destinée à en solder la fourniture, 300 millions peut-être, circonstance atténuante de l’expatriation des capitaux européens. Il va de soi que l’entrée en Russie est franche de tous droits de douane. Puisque la dépense ne doit être grossie par aucun incident particulier, il suffit donc qu’elle ait été fixée à une limite qui laisse de la marge. D’après le capital admis, le kilomètre reviendra à 273,000 francs pour une seule voie, les terrassemens et les ouvrages d’art devant être établis pour deux voies. Or, en France, le kilomètre de chemin de fer, dans les mêmes conditions, revient à 228,000 fr., sur lesquels plus de 30,000 francs sont imputables à l’acquisition des terrains. Ce sont des chiffres officiels. En Russie, le maximum des indemnités de cette nature ne saurait dépasser 2,000 francs, soit à cause du bon marché des terrains particuliers, soit à cause de l’abandon gratuit des terrains de la couronne, dont les lignes projetées traversent les domaines sur de très grandes longueurs. En conséquence, sur une moyenne de 273,000 francs, il y aura un reliquat assez considérable pour couvrir toutes les éventualités ou pour augmenter le trafic des lignes principales par la création de voies subsidiaires.

En résumé, sous le rapport des avantages, l’opération se place au rang des meilleures opérations de ce genre; elle ne sort des proportions ordinaires que par la puissance des moyens et la fécondité des résultats, et à tous ces résultats la civilisation ne court aucun risque, elle ne perd jamais, elle gagne toujours, quoi que la Russie puisse vouloir. Cependant, si les apparences ne sont pas décevantes, la Russie abandonne ce que la politique de Pierre et de ses successeurs jusqu’à ce jour a eu d’insociable et de farouche. Pierre voyait dans la civilisation une sorte d’héritage dont l’initié ne pouvait être bien saisi que par la servitude ou la mort de l’initiateur. Il fallait en finir avec une pareille prétention, qui n’est elle-même qu’un reste de barbarie. Aujourd’hui, n’en doutons pas, la Russie comprend qu’elle ne peut continuer ses traditions qu’en ce qu’elles ont de généreux. Nous tenons pour un acte non équivoque de ces dispositions nouvelles l’exécution de ses chemins de fer. Si, comme on l’a souvent répété, Pétersbourg a été une fenêtre ouverte pour faire pénétrer l’air de l’Europe en Russie, le réseau fera mieux encore : il placera la Russie et l’Europe dans le même milieu atmosphérique, nous ne pourrions y voir une menace pour l’Occident sans accuser le gouvernement russe de démence et de vertige; nous aimons mieux lui accorder le mérite d’avoir profité de l’expérience, et y voir un présage de rapprochement. Certes, lorsque d’un bout à l’autre et dans tous les sens l’Europe aura un même système de circulation et que chacune de ses nations sera placée dans les meilleures conditions relatives de production et d’échange, ne sera-t-elle pas bien près d’avoir le même système économique? N’aura-t-elle pas conquis les garanties de paix les plus multipliées et les plus solides? C’est pourquoi nous regardons les grands travaux destinés à relier les états entre eux comme des signes d’intentions pacifiques, et, pour quiconque y voudra réfléchir, la Russie ne pouvait mieux prouver la sincérité de sa signature au bas du dernier traité qu’en se proposant de s’incorporer matériellement à l’Europe. Que d’autres voient dans ses chemins de fer des préparatifs d’envahissement; l’Europe, ayant conscience de sa dignité et de sa force, serait plutôt en droit d’y reconnaître un hommage rendu à son ascendant par une puissance qui l’avait longtemps défiée.


E. BARRAULT.

  1. Les négocians de Riga viennent d’acheter les quais de Liebau; la valeur des terrains à Théodosie et aux environs a déjà triplé.
  2. On trouvera dans l’Annuaire des Deux Mondes pour 1855-56 d’intéressans détails sur le mouvement des foires russes.