La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/04

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 256-293).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

IV [2]


VII. — LE RÊVE DE CONSTANTINOPLE


Jeudi, 29 octobre 1914.

Ce matin, à trois heures, deux torpilleurs turcs ont pénétré dans le port d’Odessa, coulé une canonnière russe et tiré sur le paquebot français Portugal, auquel ils ont infligé quelques avaries. Après quoi, ils se sont éloignés à toute vitesse, poursuivis par un torpilleur russe.

Sazonow a reçu la nouvelle avec un sang-froid parfait. Ayant pris aussitôt les ordres de l’Empereur, il me dit :

— Sa Majesté a décidé que pas un homme ne serait distrait du front allemand. Avant tout, il nous faut vaincre l’Allemagne. La défaite de l’Allemagne entraînera nécessairement la ruine de la Turquie. Nous réduirons donc au minimum la défense que nous opposerons aux attaques de la flotte et de l’armée turques.

Dans le public, l’émotion est des plus vives.



Vendredi, 30 octobre 1914.

L’Ambassadeur de Russie à Constantinople, Michel de Giers, a reçu l’ordre de réclamer ses passeports.

A la demande de Sazonow, les trois Gouvernements alliés s’efforcent néanmoins de ramener la Turquie dans la neutralité, en la pressant de congédier immédiatement tous les officiers allemands qui servent dans la flotte et l’armée ottomanes.

La démarche n’a d’ailleurs aucune chance d’aboutir ; car des croiseurs turcs viennent de bombarder encore Novorossisk et Théodosia. Ces attaques sans déclaration de guerre, sans avis préalable, cette série de provocations et d’outrages soulèvent jusqu’au paroxysme la colère de tout le peuple russe.



Dimanche, 1er novembre 1914.

La Turquie n’ayant pas voulu se désolidariser des Puissances germaniques, les ambassadeurs de Russie, de France et d’Angleterre ont quitté Constantinople.

A l’Ouest de la Vistule, les armées russes continuent d’avancer victorieusement sur tout le front.



Lundi, 2 novembre 1914.

L’empereur Nicolas adresse un Manifeste à son peuple :

Commandée par des Allemands, la flotte turque a osé traîtreusement attaquer notre côte de la Mer-Noire. Nous avons, avec tous les peuples de la Russie, la confiance inébranlable que l’intervention inconsidérée de la Turquie ne fera qu’accélérer le mouvement fatal pour ce pays et ouvrira à la Russie la voie vers la solution du problème historique que nos aïeux nous ont légué sur les bords de la Mer-Noire.

J’interroge Sazonow sur le sens de cette dernière phrase, qui parait extraite des Livres Sibyllins.

— Nous serons obligés, me répond-il, de faire payer cher à la Turquie son aberration d’aujourd’hui... Il nous faudra prendre, sur le Bosphore, de solides garanties. Quant à Constantinople, je ne souhaite pas, personnellement, que les Turcs en soient chassés. Je me résignerais à leur laisser la vieille cité byzantine, avec un grand potager tout autour. Mais pas plus !



Mardi, 10 novembre 1914.

L’agression des Turcs a retenti jusqu’au fond de la conscience russe.

Naturellement, l’effet de surprise et d’indignation n’a été nulle part aussi violent qu’à Moscou, la métropole sainte du nationalisme orthodoxe. Dans l’atmosphère si capiteuse du Kremlin, toutes les utopies romantiques du slavisme se sont réveillées soudain. Comme au temps d’Aksakow, de Kiréïewsky, de Katkow, la mission providentielle de la Russie dans le monde exalte, depuis quelques jours, les cerveaux moscovites.

C’est pour moi l’occasion de relire les poèmes de Tioutchew, qui fut le chantre du slavianophilstvo, et particulièrement la pièce intitulée : Géographie russe, qui eut tant de succès jadis :

Moscou, la Ville de Pierre et la Ville de Constantin, voilà les trois capitales sacrées de l’Empire russe. Mais où sont ses frontières au Nord et à l’Orient, au Midi et à l’Occident ? Le destin les révélera dans l’avenir. Sept mers intérieures et sept grands fleuves ; du Nil à la Néwa, de l’Elbe à la Chine, du Volga à l’Euphrate, du Gange au Danube, — voilà l’Empire russe et il durera tout le long des siècles ! L’Esprit l’a prédit et Daniel l’a prophétisé.

Tioutchew a encore écrit cette apocalypse fameuse :

Bientôt, les temps seront accomplis, l’heure sonnera ! Et, dans Byzance régénérée, les voûtes antiques de Sainte-Sophie abriteront de nouveau l’autel du Christ. Tombe devant cet autel, ô Tsar russe, et relève-toi, Tsar de tous les Slaves !


VIII. — LES IDÉES DE l’EMPEREUR SUR LA PAIX FUTURE


Samedi, 21 novembre 1914.

Ce matin, Sazonow me dit : « L’Empereur vous recevra tantôt, à quatre heures. Officiellement, il n’a aucune déclaration à vous faire ; mais il veut causer avec vous en toute franchise et liberté. Je vous préviens que l’audience sera longue. »

A trois heures dix, je pars en train spécial pour Tsarskoïé-Sélo. La neige tombe à gros flocons. Sous la lueur blafarde qui descend du ciel, la vaste plaine, qui avoisine Pétrograd, s’étale blanchâtre, brumeuse et morne. J’en ai le cœur serré ; car je pense aux plaines de Pologne où, dans cet instant même, des milliers et des milliers d’hommes succombent, où des milliers et des milliers de blessés agonisent.

Quoique l’audience ait le caractère privé, je dois revêtir l’uniforme de grande tenue, comme il sied lorsqu’on aborde le Tsar autocrate de toutes les Russies. Le Directeur des Cérémonies, Evréïnow, m’accompagne, tout chamarré d’or également.

A Tsarskoïé-Sélo, de la gare au Palais Alexandre, la distance est courte, moins d’une verste. Dans l’espace vide qui précède le parc, une petite église du style médiéval élève sur la neige ses coupoles charmantes ; c’est un des oratoires préférés de l’Impératrice.

Le Palais Alexandre m’est révélé sous son aspect intime : le cérémonial est réduit au minimum. Mon cortège se compose exclusivement d’Evréïnow, d’un fourrier de la Cour en petite tenue et d’un coureur avec son costume pittoresque du temps de la tsarine Élisabeth, la toque chargée de grandes plumes rouges, noires et jaunes. On me fait traverser les salons de réception, puis le salon particulier de l’Impératrice, puis un long couloir qui dessert les appartements privés des souverains et dans lesquels je croise un domestique en livrée très simple, portant un plateau de thé. Plus loin, débouche un petit escalier intérieur qui mène aux chambres des enfants impériaux ; une camériste s’esquive, en haut, sur le palier. A l’extrémité du couloir, est un dernier salon, où se tient le prince Pierre Mestchersky, aide de camp de service. J’attends là, une minute à peine. L’Éthiopien, aux vêtements bariolés, qui monte la faction devant le cabinet de Sa Majesté, ouvre presque aussitôt la porte.

L’Empereur m’accueille avec la bienveillance affable et un peu timide qui lui est propre.

La pièce, où il me reçoit, est de dimension modeste ; une seule fenêtre. Le mobilier est confortable et sobre : des fauteuils de cuir sombre, un divan recouvert d’un tapis persan, un bureau et des casiers rangés avec un ordre minutieux, une table chargée de cartes, une bibliothèque basse que surmontent des portraits, des bustes, des souvenirs de famille.

Comme d’habitude, l’Empereur hésite dans ses premières phrases, qui sont toutes de courtoisie et d’attention personnelles ; mais bientôt il s’affermit :

— D’abord, installons-nous et asseyons-nous bien à l’aise ; car je vous retiendrai longtemps. Prenez ce fauteuil, je vous prie... Avec ce guéridon entre nous deux, nous serons mieux encore... Voici des cigarettes ; ce sont des turques. Je devrais d’autant moins les fumer qu’elles m’ont été données par mon nouvel ennemi, le Sultan ; mais elles sont délicieuses et puis je n’en ai pas d’autres... Laissez-moi prendre encore mes cartes... Et maintenant, causons.

Ayant allumé sa cigarette et m’ayant offert du feu, il entre au vif du sujet :

— Depuis trois mois que je ne vous ai vu, de grands événements se sont accomplis. L’admirable armée française et ma chère armée ont déjà donné de telles preuves de valeur que la victoire ne peut plus nous échapper... Certes, je ne me fais aucune illusion sur les épreuves et les sacrifices que la guerre nous imposera encore ; mais, dès à présent, nous avons le droit, nous avons même le devoir de nous concerter sur ce que nous aurions à faire, si l’Autriche ou l’Allemagne nous demandait la paix. Remarquez en effet que l’Allemagne aurait tout intérêt à traiter, alors que sa force militaire est encore redoutable. Quant à l’Autriche, n’est-elle pas déjà très épuisée ? Que ferions-nous donc, si l’Allemagne ou l’Autriche nous demandait la paix ?

— Une question primordiale, dis-je, est de savoir si la paix pourra être négociée, si nous ne serons pas obligés de la dicter à nos ennemis... Quelle que soit notre modération, nous devrons évidemment réclamer aux Empires centraux des garanties et des réparations telles qu’ils ne s’y résigneront pas avant d’être réduits à merci.

— C’est ma conviction. Nous devrons dicter la paix et je suis résolu à poursuivre la guerre jusqu’à l’écrasement des Puissances germaniques. Mais je tiens essentiellement à ce que les conditions de cette paix soient délibérées entre nous trois, France, Angleterre et Russie, entre nous trois seuls. Donc, pas de congrès, pas de médiation. Puis, quand l’heure sera venue, nous dicterons à l’Allemagne et à l’Autriche notre volonté.

— Comment, Sire, concevez-vous les conditions générales de la paix ?

Après un instant de réflexion, l’Empereur reprend :

— Ce que nous devons nous proposer par-dessus tout, c’est la destruction du militarisme germanique, c’est la fin du cauchemar dans lequel l’Allemagne nous fait vivre depuis plus de quarante ans. Il faut enlever au peuple allemand toute possibilité de revanche. Si nous nous laissons apitoyer, ce sera une nouvelle guerre à brève échéance... Quant aux conditions précises de la paix, je m’empresse de vous dire que j’approuve d’avance toutes celles que la France et l’Angleterre croiront devoir formuler dans leur intérêt particulier.

— Je remercie Votre Majesté de cette déclaration, je suis certain que, de son côté, le Gouvernement de la République accueillera dans l’esprit le plus sympathique les désirs du Gouvernement impérial.

— Cela m’encourage à vous confier toute ma pensée. Mais je ne vous parlerai qu’à titre personnel. Car je ne veux pas trancher de pareilles questions sans avoir pris conseil de mes ministres et de mes généraux.

Il rapproche son fauteuil du mien, étale une carte d’Europe sur le guéridon qui nous sépare, allume une autre cigarette et, d’un ton plus intime, plus abandonné, il continue :

— Voici à peu près comment je me représente les résultats que la Russie est fondée à espérer de la guerre et sans lesquels mon peuple ne comprendrait pas les sacrifices que je lui ai imposés... Dans la Prusse orientale, l’Allemagne devra consentir une rectification de frontière. Mon état-major voudrait que cette rectification s’étendit jusqu’aux bouches de la Vistule ; cela me parait excessif ; j’examinerai. La Posnanie et peut-être une fraction de la Silésie seront indispensables à la reconstitution de la Pologne. La Galicie et la partie septentrionale de la Bukovine permettront à la Russie d’atteindre sa limite naturelle, les Carpathes... En Asie-Mineure, j’aurai naturellement à m’occuper des Arméniens ; je ne pourrais vraiment pas les replacer sous le joug turc. Devrai-je annexer l’Arménie ? Je ne l’annexerai qu’à la demande expresse des Arméniens. Sinon, je leur organiserai un régime autonome. Enfin, je serai obligé d’assurer à mon Empire le libre passage des Détroits.

Comme il s’arrête sur ces mots, je le presse de s’expliquer. Il poursuit :

— Mes idées sont encore loin d’être arrêtées. La question est si grave !... Il y a pourtant deux conclusions auxquelles je reviens toujours. La première, c’est que les Turcs doivent être expulsés d’Europe ; la seconde, c’est que Constantinople doit être désormais une ville neutre, avec un régime international. Il va de soi que les Musulmans recevraient toute garantie pour le respect de leurs sanctuaires et de leurs tombeaux. La Thrace septentrionale, jusqu’à la ligne Enos-Midia, serait dévolue à la Bulgarie. Le reste, depuis cette ligne jusqu’au rivage et sauf les alentours de Constantinople, serait attribué à la Russie.

— Donc, si je comprends bien votre pensée, les Turcs seraient confinés en Asie, comme au temps des premiers Osmanlis, avec Angora ou Koniah pour capitale. Le Bosphore, la mer de Marmara et les Dardanelles marqueraient ainsi la limite occidentale de la Turquie.

— Parfaitement.

— Votre Majesté ne s’étonnera pas si je l’interromps encore pour lui rappeler que la France possède en Syrie et en Palestine un précieux patrimoine de souvenirs historiques, d’intérêts moraux et matériels. Je compte que Votre Majesté acquiescerait aux mesures que le Gouvernement de la République croirait devoir prendre pour sauvegarder ce patrimoine ?

— Oui, certes !

Puis, déployant une carte des Balkans, il m’expose à grands traits comment il conçoit les modifications territoriales que nous devons souhaiter :

— La Serbie s’annexerait la Bosnie, l’Herzégovine, la Dalmatie et le Nord de l’Albanie. La Grèce obtiendrait le Sud de l’Albanie, sauf Vallona qui serait dévolu à l’Italie. La Bulgarie, si elle reste sage, recevrait de la Serbie une compensation en Macédoine.

Il replie soigneusement la carte des Balkans et la dépose, avec le même soin, à la place exacte qu’elle occupait sur son bureau. Ensuite, croisant les bras et se renversant même dans son fauteuil, les yeux fixés au plafond, il me demande sur un ton de rêverie :

— Et l’Autriche-Hongrie ?... Que deviendra-t-elle ?

— Si la victoire de vos armées se développe au delà des Carpathes, si l’Italie et la Roumanie entrent en scène, l’Autriche-Hongrie survivra difficilement aux sacrifices territoriaux que l’empereur François-Joseph sera obligé de consentir. L’association austro-hongroise ayant fait faillite, je présume que les associés ne voudront plus continuer à travailler ensemble, au moins dans les mêmes conditions.

— Je le présume aussi... La Hongrie, privée de la Transylvanie, aura peine à maintenir les Croates dans sa dépendance. La Bohême réclamera pour le moins son autonomie, l’Autriche se réduirait donc aux anciens États héréditaires, au Tyrol allemand et au pays de Salzbourg.

Sur ces mots, il se tait une minute, les sourcils froncés, les paupières demi-closes, comme s’il se récitait intérieurement ce qu’il va me dire. Il jette enfin un bref regard vers le portrait de son père, appendu derrière moi, puis il continue :

— C’est en Allemagne surtout que de grands changements se produiront. Comme je vous l’ai dit, la Russie s’annexera les territoires de l’ancienne Pologne et une partie de la Prusse orientale. La France reprendra certainement l’Alsace-Lorraine et s’étendra peut-être même sur les Provinces rhénanes. La Belgique devra recevoir, dans la région d’Aix-la-Chapelle, une importante augmentation de territoire ; elle l’a bien méritée ! Quant aux colonies allemandes, la France et l’Angleterre se les partageront, à leur gré. Je souhaite enfin que le Sleswig, y compris la zone du canal de Kiel, soit restitué au Danemark... Et le Hanovre ? Ne conviendrait-il pas de le reconstituer ? En interposant un petit État libre entre la Prusse et la Hollande, nous consoliderions beaucoup la paix future. Car c’est là ce qui doit être notre pensée directrice... Notre œuvre ne sera justifiée devant Dieu et devant l’histoire que si elle est dominée par une idée morale, par la volonté d’assurer pour un très long temps la paix du monde.

En articulant cette dernière phrase, il s’est redressé sur son fauteuil ; sa voix tremble un peu, d’une émotion solennelle, religieuse ; une flamme étrange illumine son regard. Visiblement, sa conscience et sa foi sont en jeu. Mais, dans son attitude, dans son expression, nulle pose ; une simplicité parfaite.

— Alors, dis-je, c’est la fin de l’Empire allemand ?

Il répond, d’un accent ferme :

— L’Allemagne s’organisera comme elle voudra ; mais la dignité impériale ne saurait être maintenue dans la maison des Hohenzollern. Il faut que la Prusse redevienne un simple royaume... N’est-ce pas votre avis, mon cher ambassadeur ?

— L’Empire allemand, tel que les Hohenzollern l’ont conçu, fondé et gouverné, est si manifestement dirigé contre la nation française, que je ne plaiderai certes pas sa cause. Ce serait pour la France, une grande sûreté si les forces du monde germanique n’étaient plus réunies dans la main de la Prusse...

Voilà plus d’une heure que l’entretien dure. Après une courte réflexion et comme un effort de mémoire, l’Empereur me dit :

— Nous ne devons pas songer seulement aux résultats immédiats de la guerre ; nous devons encore nous préoccuper du lendemain... J’attache le plus grand prix au maintien de notre alliance. L’œuvre, que nous voulons accomplir et qui nous a déjà coûté tant d’efforts, ne sera durable que si nous restons unis. Et puisque nous avons conscience de travailler pour la paix du monde, il faut que notre œuvre soit durable.

Tandis qu’il énonce cette conclusion évidente et nécessaire de notre long dialogue, je vois repasser dans ses yeux la lueur de mysticisme qui les éclairait, il y a quelques minutes. Son aïeul Alexandre Ier devait avoir cette expression fervente et illuminée, quand il prêchait à Metternich et Hardenberg la Sainte-Alliance des Rois contre les peuples. Mais, chez l’ami de Mme de Krudener, il y avait de l’affectation théâtrale, une sorte d’exaltation romantique. Chez Nicolas II, la sincérité est absolue ; son émotion cherche bien plutôt à se contenir qu’à se traduire, à se voiler qu’à se mettre en scène.

L’Empereur se lève, m’offre encore une cigarette et, d’un air dégagé, du ton le plus amical, il me dit :

— Ah ! mon cher ambassadeur, nous aurons de grands souvenirs en commun. Vous rappelez-vous ?...

Et il me rappelle les préludes de la guerre, la semaine angoissante qui s’est écoulée du 25 juillet au 2 août ; il en évoque les moindres détails ; il revient de préférence aux télégrammes personnels qu’il a échangés avec l’empereur Guillaume :

— Pas un instant, il n’a été sincère !... Il a fini par s’embrouiller lui-même dans ses mensonges et ses perfidies... Ainsi, avez-vous jamais pu vous expliquer le télégramme qu’il m’a envoyé, six heures après m’avoir fait remettre sa déclaration de guerre ?... Ce qui s’est passé là est réellement incompréhensible. Je ne sais plus si je vous l’ai raconté... Il était une heure et demie du matin, le 2 août. Je venais de recevoir votre collègue d’Angleterre, qui m’avait apporté un télégramme du roi George, me suppliant de faire tout le possible pour sauver la paix ; j’avais rédigé, avec sir George Buchanan, la réponse que vous connaissez et qui se terminait par un appel au concours armé de l’Angleterre, puisque la guerre nous était imposée par l’Allemagne. Aussitôt Buchanan parti, je me suis rendu dans la chambre de l’Impératrice, qui était déjà au lit, pour lui montrer le télégramme du roi George et boire une tasse de thé avant de me coucher moi-même. Je suis resté ainsi près d’elle jusqu’à deux heures du matin. Puis, comme j’étais très fatigué, j’ai voulu prendre un bain. J’allais entrer dans l’eau, quand mon domestique frappe à la porte, en insistant pour me remettre un télégramme : « Un télégramme très urgent, très urgent... un télégramme de Sa Majesté l’empereur Guillaume !... » Je lis ce télégramme, je le relis, je me le répète à haute voix... et je n’y comprends rien. Comment, me dis-je, Guillaume prétend qu’il dépend encore de moi que la guerre soit évitée ! Il m’adjure de ne pas laisser mes troupes franchir la frontière !... Ah ! çà, est-ce que je suis fou ? Est-ce que le Ministre de la Cour, mon vieux Fréederickz, ne m’a pas apporté, il y a au moins six heures, la déclaration de guerre que l’ambassadeur d’Allemagne venait de remettre à Sazonow ?... Je retourne alors dans la chambre de l’Impératrice et je lui lis le télégramme de Guillaume. Elle veut le lire elle-même, pour y croire. Instantanément, elle me dit : « Tu ne vas pas y répondre, n’est-ce pas ? » — « Non certes !... » Ce télégramme invraisemblable, extravagant, avait sans doute pour but de m’ébranler, de me démonter, de m’entraîner à je ne sais quelle démarche ridicule et déshonorante. Ç’a été juste le contraire. En quittant la chambre de l’Impératrice, j’ai senti qu’entre Guillaume et moi tout était fini et pour toujours. J’ai dormi profondément... Lorsque je me suis réveillé, à mon heure habituelle, je me sentais tout allégé. Ma responsabilité devant Dieu et devant mon peuple restait énorme. Je savais du moins ce que j’avais à faire.

— Moi, Sire, je m’explique un peu différemment le télégramme de l’empereur Guillaume.

— Ah !... Voyons votre explication !

— L’empereur Guillaume n’est pas courageux...,

— Oh ! non.

— C’est un comédien et un fanfaron. Il n’ose jamais aller jusqu’au bout de ses gestes. Il m’a souvent fait penser à un acteur de mélodrame qui, jouant le rôle d’un assassin, s’apercevrait soudain que son arme est chargée et qu’il va réellement tuer sa victime... Que de fois, déjà, nous l’avons vu s’effrayer lui-même de sa pantomime ! Quand il a risqué sa fameuse manifestation de Tanger en 1905, il s’est arrêté brusquement au milieu de son scénario... Je suppose donc que, aussitôt après avoir lancé sa déclaration de guerre, il a été pris de peur. Il a réalisé les formidables conséquences de son acte et il a voulu en rejeter sur vous toute la responsabilité. Peut-être même s’est-il raccroché à l’absurde espoir de faire naître, par son télégramme, un événement imprévu, inconcevable, miraculeux, qui lui permettrait d’échapper encore aux suites de son crime...

— Oui, cette explication s’accorde assez bien avec le caractère de Guillaume.

La pendule vient de sonner six heures.

— Oh ! comme il est tard ! reprend l’Empereur. Je crains de vous avoir fatigué ; mais j’ai été heureux de m’épancher librement avec vous.

Tandis qu’il me reconduit à la porte, je l’interroge sur les combats de Pologne.

— C’est une grande bataille, me dit-il, d’un acharnement extrême. Les Allemands font des efforts enragés pour enfoncer notre ligne ; ils n’y réussiront pas ; ils ne pourront plus tenir longtemps sur leurs positions. J’espère donc que, d’ici peu, nous reprendrons notre marche en avant.

— Le général de Laguiche m’a écrit récemment que le Grand-Duc Nicolas a toujours, comme objectif unique et décisif, la marche sur Berlin.

— Oui. Je ne sais pas encore où nous pourrons nous frayer le passage. Sera-ce entre les Carpathes et l’Oder ? Sera-ce entre Breslau et Posen ? Sera-ce au Nord de Posen ? Cela dépendra beaucoup des combats qui sont actuellement engagés autour de Lodz et dans la région de Cracovie. Mais Berlin est bien notre objectif unique... De votre côté, la lutte n’est pas moins acharnée. Cette furieuse bataille de l’Yser tourne à votre avantage. Vos marins se sont couverts de gloire. C’est, pour les Allemands, un grave échec, presque aussi grave que leur défaite sur la Marne... Allons, adieu, mon cher ambassadeur. Je vous répète que j’ai été heureux de causer aussi librement avec vous...


IX. — ACCÈS DE PESSIMISME : LA CRISE DES MUNITIONS


Mercredi, 9 décembre 1914.

L’incertitude qui règne sur les opérations militaires de Pologne, le pressentiment trop justifié des pertes énormes qu’a subies l’armée russe à Bréziny [3], enfin l’évacuation de Lodz entretiennent dans le public une morne tristesse. Je ne rencontre partout que des gens déprimés, down-hearted. Cette dépression ne se manifeste pas seulement dans les salons et dans les clubs, mais encore dans les administrations, dans les magasins, dans les rues.

J’entre cet après-midi chez un antiquaire de la Liteïny. Après cinq minutes d’un marchandage quelconque, il me demande, le visage angoissé :

— Ah ! Excellence, quand finira donc cette guerre ?... Est-ce vrai que nous avons perdu, près de Lodz, un million d’hommes ?...

— Un million d’hommes !... Qui vous a dit cela ?... Vos pertes sont importantes ; mais je vous affirme qu’elles sont bien loin d’atteindre un pareil chiffre... Avez-vous un fils ou des parents à l’armée ?

— Non, grâce à Dieu !... Mais cette guerre est trop longue, trop affreuse. Et puis, jamais nous ne battrons les Allemands. Alors, pourquoi ne pas en finir tout de suite ?

Je le réconforte autant que je peux ; je lui démontre que, si nous sommes tenaces, nous serons certainement victorieux. Il m’écoute d’un air sceptique et consterné. Quand je me tais, il reprend :

— Vous autres. Français, vous serez peut-être victorieux. Nous, Russes, non ! La partie est perdue... Alors, Seigneur Dieu, pourquoi faire massacrer tant d’hommes ? Pourquoi ne pas en finir tout de suite ?...

Hélas ! Combien de Russes doivent raisonner ainsi actuellement ? Étrange mentalité que celle de ce peuple, capable des plus nobles sacrifices, et, en revanche, si prompt au découragement, à l’abandon de soi-même, à l’acceptation anticipée des pires destins !

Quand je rentre à l’ambassade, j’y trouve le vieux baron de H..., qui joua un rôle politique il y a quelque dix ans, mais qui s’est confiné depuis lors dans les loisirs et les bavardages mondains. Il me parle des événements militaires.

— Cela va très mal... Plus d’illusion !... Le Grand-Duc Nicolas est un incapable !... La bataille de Lodz, quelle folie, quel désastre !... Nos pertes : plus d’un million d’hommes !... Nous ne reprendrons jamais l’avantage sur les Allemands... Il faut songer à la paix.

J’objecte que les trois pays alliés sont obligés de poursuivre la guerre jusqu’à la défaite de l’Allemagne ; car ce n’est rien moins que leur indépendance et leur intégrité nationales qui sont en cause ; j’ajoute qu’une paix humiliante déchaînerait immanquablement la révolution en Russie, et quelle révolution ! Je conclus que j’ai d’ailleurs une confiance absolue dans la fidélité de l’Empereur à notre cause commune.

N... reprend, à voix basse, comme si quelqu’un pouvait nous entendre :

— Oh ! l’Empereur... l’Empereur...

Et il s’arrête. J’insiste :

— Que voulez-vous dire ? Achevez.

Il poursuit avec beaucoup de gêne, car il s’engage sur un terrain dangereux :

— Actuellement, l’Empereur est enragé contre l’Allemagne ; mais il comprendra bientôt qu’il mène la Russie à la ruine... On le lui fera comprendre... J’entends d’ici cette canaille de Raspoutine lui dire : « Ah ça ! Vas-tu faire couler longtemps encore le sang de ton peuple ? Tu ne vois donc pas que Dieu t’abandonne ?... » Ce jour-là, monsieur l’ambassadeur, la paix sera proche.

Je coupe alors l’entretien, d’un ton sec :

— Ce sont là des bavardages stupides... L’Empereur a juré sur l’Évangile et sur l’icône de Notre-Dame de Kazan qu’il ne signerait pas la paix tant qu’il y aurait un soldat ennemi sur le sol russe. Jamais vous ne me ferez croire qu’il puisse manquer à un pareil serment. N’oubliez pas que, le jour où il l’a prêté, ce serment, il a voulu que je fusse auprès de lui pour me rendre témoin et garant de ce qu’il jurait devant Dieu. Là-dessus, il sera toujours inébranlable. Plutôt que de trahir sa parole, il irait jusqu’à la mort...


Jeudi, 17 décembre 1914.

Le Grand-Duc Nicolas m’informe « avec douleur » qu’il est obligé d’arrêter ses opérations : il motive cette décision par les pertes excessives que ses troupes viennent de subir et par le fait, plus grave encore, que l’artillerie a consommé toutes ses munitions.

Je me plains à Sazonow de la situation qui m’est ainsi révélée ; je m’exprime sur un ton assez vif :

— Le général Soukhomlinow, dis-je, m’a vingt fois déclaré que toutes les précautions étaient prises pour que l’artillerie russe fût toujours abondamment pourvue de munitions... J’ai insisté auprès de lui sur l’énorme consommation qui est devenue le taux normal des batailles. Il m’a affirmé qu’il s’était mis en mesure de satisfaire à toutes les exigences, à toutes les éventualités. J’en ai même obtenu de lui l’attestation écrite... Je vous prie d’en référer, de ma part, à l’Empereur.

— Je ne manquerai pas de transmettre à Sa Majesté ce que vous venez de me dire.

Nous en restons là. Les sentiments que le caractère de Soukhomlinow inspire à Sazonow me garantissent qu’il tirera tout le parti possible de ma plainte.



Lundi, 18 décembre 1914.

J’apprenais hier que l’artillerie russe manque de munitions ; j’apprends ce matin que l’infanterie manque de fusils !

Je me rends aussitôt chez le général Biélaïew, chef d’État-major général de l’Armée au Ministère de la Guerre, et je lui demande des précisions.

Très laborieux, l’honneur et la conscience mêmes, il me déclare :

— Nos pertes en hommes ont été colossales. S’il ne s’agissait que de compléter les effectifs, nous y pourvoierions rapidement, car nous avons dans nos dépôts plus de 900 000 hommes. Mais, pour armer et instruire ces hommes, les fusils nous manquent... Nos magasins sont presque vides. Pour parer à ce déficit, nous allons acheter au Japon et en Amérique un million de fusils, et nous espérons arriver à en fabriquer cent mille par mois dans nos usines. Peut-être la France et l’Angleterre pourront-elles nous en céder aussi quelques centaines de mille... Quant aux munitions d’artillerie, notre situation n’est pas moins pénible. La consommation a dépassé tous nos calculs, toutes nos prévisions. Au début de la guerre, nous avions dans nos arsenaux 5 200 000 shrapnels de 76 millimètres. Toute notre réserve est épuisée. Les armées auraient besoin de 45 000 coups par jour. Or, notre fabrication quotidienne atteint 13 000 au maximum ; nous comptons qu’elle atteindra 20 000 vers le 15 février. Jusqu’à cette date, la position de nos armées ne sera pas seulement difficile, mais dangereuse. Au mois de mars, les commandes que nous avons faites à l’étranger commenceront à arriver ; je présume que nous aurons ainsi 27 000 coups par jour, vers le 15 avril, et que, à partir du 15 mai, nous en aurons 40 000... Voilà, monsieur l’ambassadeur, tout ce que je peux vous dire. Je ne vous ai rien caché.

Je le remercie de sa franchise ; je prends quelques notes et je me retire.


Au dehors, sous le ciel grisâtre et terne comme de l’étain, un vent glacial balaye furieusement les rives de la Néwa, en chassant devant lui des tourbillons de neige. La désolation hivernale du grand fleuve, figé à perte de vue entre ses quais de granit, ne m’était jamais encore apparue aussi farouche : le paysage semble exprimer tout ce qu’il y a de tragique, de fatal et d’implacable dans l’histoire du peuple russe....



Samedi, 19 décembre 1914.

C’est aujourd’hui la fête patronymique de l’Empereur. On célèbre un service d’actions de grâces à Notre-Dame de Kazan Tous les dignitaires de la Cour, les Ministres, les hauts fonctionnaires, le Corps diplomatique y assistent, en grand uniforme. Le public se presse au fond de la nef, entre les deux rangs majestueux de colonnes accouplées.

Dans l’éblouissante clarté qui rayonne des lustres et des candélabres, dans le scintillement des icônes lamées d’or et incrustées de pierreries, le sanctuaire national est d’une magnificence fabuleuse. Pendant tout l’office, les chants se succèdent, avec une richesse mélodique, une pureté d’exécution, une ampleur de style, une solennité d’accent qui atteignent à la plus haute émotion religieuse.

Vers la fin de la cérémonie, j’avise le Président du Conseil, Gorémykine et, l’attirant derrière une colonne, je l’entreprends sur l’insuffisance du concours militaire que la Russie apporte à notre effort commun. Buchanan et Sazonow, qui m’entendent, se mêlent à la conversation. De sa parole lente et sceptique, Gorémykine essaie de défendre Soukhomlinow :

— Mais, en France et en Angleterre aussi, on est à court de munitions ! Et pourtant, combien votre industrie est plus riche que la nôtre, combien votre outillage mécanique est plus perfectionné ! D’ailleurs, pouvait-on prévoir une pareille débauche de projectiles ?...

J’objecte : Je ne reproche pas au général Soukhomlinow de n’avoir pas prévu, avant la guerre, que chaque bataille serait une orgie de munitions ; je ne lui reproche pas non plus les lenteurs inhérentes à l’état de votre industrie ; je lui reproche de n’avoir rien fait pour conjurer la crise actuelle depuis trois mois que je la lui ai signalée de la part du général Joffre...

Gorémykine proteste pour la forme, avec des mots évasifs et des gestes indolents. Buchanan m’appuie énergiquement. Sazonow acquiesce par son mutisme.

Étrange, cette discussion entre Alliés dans l’église où le Feld-maréchal prince Koutousow est venu prier avant de partir pour la guerre de 1812, à deux pas de sa tombe, et devant les trophées abandonnés par les Français pendant la retraite de Russie !



Dimanche, 20 décembre 1914.

Il me revient de plusieurs côtés que, dans les milieux intellectuels et libéraux, on s’exprime avec autant de malveillance que d’injustice envers la France.

Quatre ou cinq fois déjà depuis le règne finissant de la Grande Catherine, la Russie a traversé des crises de gallophobie. Périodiquement, les idées, les modes, les manières françaises ont déplu aux Russes. La dernière crise, à laquelle se rattachent les symptômes actuels, n’a sévi que dans les classes de l’Intelligentzia, qui ne nous pardonnent pas d’avoir apporté notre concours financier au tsarisme et consolidé ainsi le régime autocratique. En 1906, Maxime Gorky osait écrire :

Voilà donc ce que tu as fait, toi, France, mère de la Liberté ! Ta main vénale a fermé à tout un peuple la voie de l’indépendance ! Et pourtant, non ! Le jour de notre émancipation n’en sera pas retardé ; mais, par ta faute, elle nous coûtera beaucoup plus de sang. Que ce sang rejaillisse à tes joues aveulies et menteuses ! Quant à moi, ô mon adorée de jadis, je te lance au visage mon crachat de fiel !

Aujourd’hui, on ajoute au grief des emprunts financiers une accusation stupide : c’est la France qui a entraîné la Russie dans la guerre, afin de se faire rendre l’Alsace-Lorraine au prix du sang russe.

Je réagis comme je peux contre ces tendances ; mais mon action est nécessairement restreinte et secrète. Si je développe trop mes relations avec les milieux libéraux, je deviens suspect au parti gouvernemental et à l’Empereur ; je fournis de plus une arme terrible aux réactionnaires de l’extrême-droite, à la cabale de l’Impératrice, qui prêchent que l’alliance avec la France républicaine est un danger mortel pour le tsarisme orthodoxe et que le salut ne peut venir que d’une réconciliations avec le Kaiserisme allemand.



Lundi, 21 décembre 1914.

Tandis que je fais visite à Mme Gorémykine, vieille dame affable et sympathique sous sa couronne de cheveux blancs, son mari vient prendre le thé avec nous. Je lui dis, sur un ton d’amical reproche :

— Avant-hier, à Notre-Dame de Kazan, vous m’avez paru considérer d’une âme bien placide les difficultés de la situation militaire.

Il me répond, de sa voix débile et malicieuse :

— Que voulez-vous ?.. Je suis si vieux ! Voilà si longtemps qu’on aurait dû me mettre au cercueil ! Je l’ai dit, l’autre jour encore, à l’Empereur. Mais Sa Majesté n’a pas voulu m’entendre... Peut-être, somme toute, vaut-il mieux qu’il en soit ainsi. A mon âge, on ne cherche pas à modifier plus qu’il ne faut l’ordre des choses...


Sur le front de Prusse, de Pologne et de Galicie, on est moins sceptique. Malgré l’insuffisance de leur armement, les troupes se battent avec une énergie inlassable. Le chiffre de leurs pertes n’est que trop éloquent. Au cours de ces six dernières semaines, elles ont perdu 570 000 hommes, dont 310 000 contre les Allemands !



Mardi, 22 décembre 1914.

Depuis deux jours, on sait, dans le public, que les opérations russes sont arrêtées et, faute de renseignements officiels, on juge la situation pire encore qu’elle n’est. Aussi, le Grand-Quartier général s’est décidé aujourd’hui à publier la note suivante :

L’adoption par nos armées d’un front plus restreint est le résultat d’une libre décision de l’autorité militaire. Cette adoption, toute naturelle, est la conséquence d’une concentration, en face de nous, de forces allemandes très considérables. De plus, cette décision nous fournit d’autres avantages. Il nous est malheureusement impossible de donner des explications d’ordre militaire à l’opinion publique.



Mercredi, 23 décembre 1914.

Mme P... infirmière-major dans une ambulance de première ligne et qui arrive de Pologne, m’atteste que les troupes russes sont admirables de bravoure intrépide et ardente. Pourtant, les épreuves ne leur sont pas ménagées ; combats ininterrompus et acharnés, pertes énormes sous le feu, marches harassantes dans la neige, surcroît de souffrances que la difficulté des transports et la rigueur du froid infligent aux blessés, etc..

Elle me cite en outre quelques exemples curieux de la douceur avec laquelle le soldat russe se comporte envers les prisonniers autrichiens et allemands.

C’est un trait du tempérament national. Le Russe n’a pas l’instinct belliqueux et il a le cœur très charitable. Comparées à l’épopée germanique, les bylinas russes sont expressives sous ce rapport : elles n’exaltent jamais la guerre, et leurs héros, leurs bogatyrs, ont toujours le rôle de défenseurs. De plus, le paysan russe est profondément accessible à la pitié. Il faut que le moujik soit dénué de tout pour refuser l’aumône à qui la lui demande « au nom du Christ ! » Et son âme s’émeut immédiatement à la vue d’un miséreux, d’un infirme, d’un prisonnier.

C’est cet instinct évangélique qui rend le soldat russe si prompt a se réconcilier avec son ennemi, à fraterniser avec lui. Pendant la retraite de 1812, les Français ont cruellement éprouvé la sauvagerie des Cosaques et la cupidité des Juifs ; mais ils ont presque toujours trouvé commisération et secours auprès des soldats réguliers et des moujiks ; les témoignages abondent. De même, pendant la guerre de Crimée, au moindre armistice, des appels de fraternisation partaient de la tranchée russe.



Jeudi, 24 décembre 1914.

Le général de Laguiche me confirme, de Baranowitchi, les révélations du général Biélaïéw : l’arrêt des opérations russes est motivé, non par l’importance des effectifs allemands, mais par le déficit des munitions d’artillerie et des fusils. Le Grand-Duc Nicolas, désespéré, s’efforce tant qu’il peut de parer à cette grave situation. Déjà, par l’effet d’ordres sévères, quelques milliers de fusils sont devenus disponibles. La fabrication des usines nationales va être intensifiée. Quant aux opérations militaires, elles seront poursuivies dans toute la mesure possible. L’objectif est toujours l’entrée en territoire allemand.



Samedi, 26 décembre 1914.

Au retour du Caucase, l’Empereur s’est arrêté à Moscou. Il y a reçu un accueil des plus chaleureux ; il a pu constater ainsi l’excellent esprit qui anime la population et la société moscovites.

Tous les journaux de la ville ont saisi cette occasion de proclamer que la guerre doit être conduite jusqu’à la défaite du germanisme ; plusieurs ont spécifié très heureusement que, pour atteindre ce résultat, une « flambée d’enthousiasme » ne suffit pas, qu’il y faut encore une volonté opiniâtre, une patience inébranlable et l’acceptation d’immenses sacrifices.

L’Empereur a plusieurs fois répété à son entourage :

— Ici, je me sens vraiment au cœur de mon peuple !... L’air est aussi pur et vivifiant que sur le front.



Dimanche, 27 décembre 1914.

Toutes les personnes qui ont approché l’Empereur à Moscou lui ont parlé de Constantinople et toutes se sont exprimées de même : « L’acquisition des Détroits est un intérêt vital pour l’Empire et qui prime tous les avantages, territoriaux que la Russie pourrait obtenir au détriment de l’Allemagne ou de l’Autriche... La neutralisation du Bosphore et des Dardanelles serait une combinaison incomplète, bâtarde, pleine de périls pour l’avenir... Constantinople doit être une ville russe... La Mer-Noire doit devenir un lac russe... »

Un industriel français, qui arrive de Kharkow et d’Odessa, me rapporte qu’on n’y tient pas un autre langage. Mais, tandis que le point de vue historique, politique, mystique, prévaut à Moscou, ce sont les arguments commerciaux qui prédominent dans la Russie méridionale ; ce sont les blés du tchernoziom et les charbons du Donetz qui déterminent la poussée vers la Méditerranée.



Lundi, 28 décembre 1914.

Deux courants se dessinent de plus en plus dans l’opinion russe, l’un emporté vers les horizons lumineux, vers les conquêtes féeriques, vers Constantinople, la Thrace, l’Arménie, Trébizonde, la Perse..., l’autre arrêté devant l’obstacle infrangible de la falaise germanique et refluant vers les perspectives sombres pour aboutir au pessimisme, au sentiment de l’impuissance, à la résignation.

Ce qui est fort curieux, c’est que ces deux courants coexistent ou du moins alternent souvent chez la même personne, comme s’ils satisfaisaient l’un et l’autre aux deux penchants les plus marqués de l’âme russe : le rêve et le désenchantement.



Mardi, 29 décembre 1914.

Quelle étrange personne. Mme Anna-Alexandrowna Wyroubow ! Elle n’a aucun titre, elle n’exerce aucune fonction, elle ne touche aucun traitement, elle ne paraît dans aucune cérémonie. Cet effacement obstiné, ce désintéressement absolu font tout son crédit auprès des souverains, continuellement assiégés de quémandeurs et d’ambitieux. Fille du directeur de la Chancellerie particulière de l’Empereur, Tanéïew, elle est presque sans fortune. Et c’est à grand’peine que l’Impératrice peut lui faire accepter, de temps à autre, quelque bijou sans valeur, quelque robe ou manteau.

Physiquement, elle est lourde, la tête ronde, les lèvres charnues, les yeux clairs et sans expression, les formes plantureuses, le sang à fleur de peau ; elle a trente-deux ans. Elle s’habille avec une simplicité toute provinciale. Très dévote, peu intelligente. Je l’ai rencontrée deux fois chez sa mère, Mme Tanéïew, née Tolstoï, qui est, elle, une femme instruite et distinguée. Nous avons causé tous les trois longuement ; Anna Alexandrowna m’a paru d’esprit très court et sans grâce.

Jeune fille, elle était demoiselle d’honneur de l’Impératrice, qui lui fit épouser un officier de marine, le lieutenant de vaisseau Wyroubow. Après quelques jours d’union, divorce.

Maintenant, Mme Wyroubow loge, à Tsarskoié-Sélo, dans une villa très modeste, située au coin de la Sredniaya et de la Zerkownaya, à deux cents mètres du Palais impérial. Malgré les rigueurs de l’étiquette, l’Impératrice vient fréquemment faire de longues visites à son amie ; elle lui a, en outre, attribué dans le Palais même une chambre de repos. Ainsi les deux femmes ne se quittent guère. En particulier, Mme Wyroubow passe régulièrement toutes ses soirées avec les souverains et leurs enfants. Personne autre ne pénètre jamais dans ce cercle familial ; on y joue aux dames ; on fait des patiences, des puzzles, un peu de musique ; on lit tout haut des romans très honnêtes et de préférence des romans anglais.

Comment définir Mme Wyroubow ? Quel est le mobile caché de sa conduite ? Quel but, quels rêves poursuit-elle ? Le qualificatif que je lui entends appliquer le plus souvent est celui d’intrigante. Mais qu’est-ce qu’une intrigante qui dédaigne les honneurs, qui repousse les profits ?... Pour expliquer sa situation et son rôle au Palais impérial, peut-être suffirait-il d’alléguer son attachement personnel à l’Impératrice, l’attachement d’une créature inférieure et servile à une souveraine toujours malade, écrasée par sa puissance, assiégée de terreurs, sentant planer sur elle un effroyable destin.



Mercredi, 30 décembre 1914.

Le Ministre de l’Intérieur, Nicolas Maklakow, me raconte un incident de voyage qui lui est survenu récemment et qui fait ressortir un aspect curieux de la mentalité russe :

— Je rentrais de Iaroslawl en troïka, me dit-il. J’étais seul et je n’avais plus guère qu’une douzaine de verstes à parcourir, quand je fus pris dans une tourmente de neige. Impossible de voir à deux pas devant soi. Mon cocher excite néanmoins ses bêtes pour essayer d’atteindre la ville avant la tombée de la nuit. Mais bientôt, il perd la direction : il hésite ; il tourne à droite, à gauche. Je commence à m’inquiéter, d’autant plus que la bourrasque redouble de violence. Soudain, l’attelage s’arrête. Mon homme fait trois grands signes de croix et murmure une prière. Puis, jetant ses guides sur les brancards, il crie à ses chevaux : « Hue ! hue ! allez, mes enfants ! allez vite, mes petits frères !... » Les trois chevaux dressent les oreilles, soufflent des naseaux, agitent la tête dans tous les sens et partent enfin à vive allure, au travers des rafales aveuglantes. Mon cocher se retourne alors vers moi et me dit : « Vois-tu, barine, quand on ne sait plus son chemin, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de s’en remettre à ses bêtes et à la grâce de Dieu ! » Une heure plus tard, j’arrivais à Iaroslawl.

Je réponds à Maklakow :

— Il est très poétique, votre apologue ; mais j’avoue que je l’aurais mieux apprécié en temps de paix.



Jeudi, 31 décembre 1914,

Dans une heure, l’année 1914 va finir.

Tristesse de l’exil...

Depuis que cette guerre bouleverse le monde, les événements ont tant de fois déjà contredit les calculs les plus rationnels et démenti les prévisions les plus sages, qu’on n’ose plus se risquer au rôle de prophète, sinon dans la limite des horizons proches et des contingences immédiates.

Cependant, cet après-midi, j’ai eu avec le ministre de Suisse, Odier, une longue et libre conversation, où l’échange de nos renseignements, la rencontre de nos idées, la différence de nos points de vue ont quelque peu étendu mes perspectives. Odier est un esprit lucide, exact, joignant à beaucoup d’expérience un sens aigu de la réalité. Notre conclusion a été que l’Allemagne a commis une lourde erreur en croyant terminer la guerre promptement ; que la lutte sera très longue, très longue, et que la victoire définitive appartiendra au plus tenace.

La guerre devient donc une guerre d’usure et il faudra, hélas ! que l’usure soit complète : usure des ressources alimentaires, usure de l’outillage et des produits industriels, usure du matériel humain, usure des forces morales. Et il est évident que ce sont ces dernières qui emporteront la décision, à l’heure suprême.

Considéré sous cet aspect, le problème ne laisse pas d’être inquiétant pour la Russie. Le Russe est si enclin à se laisser abattre, à changer de désirs, à se dégoûter de ses rêves ! Malgré ses admirables dons de l’esprit et du cœur, la nation russe est celle qui enregistre, dans sa vie morale, le plus de faillites et d’avortements. Un des types, que la littérature russe met en scène le plus fréquemment, est le désespéré, le résigné, le raté. Je lisais récemment une page saisissante de Tchékhow, le romancier qui, après Tolstoï et Dostoïewsky, a le mieux analysé l’âme russe : Pourquoi nous lassons-nous aussi vite ? D’où vient qu’après avoir dépensé tant d’ardeur, de passion et de foi au début, nous fassions presque toujours banqueroute vers trente ans ? Et, quand nous tombons, d’où vient que nous n’essayons jamais de nous relever ?...



Mardi, 5 janvier 1915.

Le spectacle de la rue est toujours instructif. Je remarque souvent comme le moujik qui passe a l’air vague, distrait, absent.

Voici, par exemple, une observation que l’on peut s’offrir à chaque instant et qui, parfois même, s’impose à vous sans qu’on la recherche.

Deux traîneaux viennent en sens inverse ; ils sont encore à vingt mètres l’un de l’autre et juste en face l’un de l’autre. Comme d’habitude, les cochers laissent nonchalamment flotter leurs guides sur la croupe de leurs chevaux. Et leur regard aussi flotte, inattentif, autour d’eux. Cependant, les attelages ne sont plus qu’à dix mètres de distance. Les izvochtchiks commencent seulement à s’apercevoir qu’ils vont se rencontrer, s’ils ne modifient pas leur direction. Alors, avec une indécise lenteur, ils rassemblent leurs guides. Mais la vision de l’obstacle qui est tout proche reste confuse encore dans leurs yeux. Quand les chevaux en sont presque à se toucher du naseau, une secousse de la bride les jette brusquement vers la droite, ... à moins que les deux traîneaux ne soient déjà renversés dans la neige.

Plusieurs fois, je me suis amusé à calculer le temps qui s’écoule entre le moment où il est visible que les deux traîneaux s’avancent l’un contre l’autre et le moment où les izvochtchiks font le geste nécessaire pour éviter l’accrochage. A ma montre, j’ai compté de quatre à huit secondes. Des cochers de Paris ou de Londres prendraient leur décision au premier coup d’œil et la réaliseraient en moins d’une seconde.

Faut-il déduire de là que le moujik a la conception lente et l’intelligence obtuse ? — Non, certes. Mais son esprit erre toujours à l’aventure et ne se fixe jamais. Dans son cerveau, les impressions et les idées se succèdent éparses, discontinues, sans attache avec la réalité. Son état le plus habituel oscille entre le rêve et la dispersion mentale.



Mercredi, 6 janvier 1915,

Les Russes viennent d’infliger une défaite aux Turcs, près de Sarykamich, sur la route de Kars à Erzeroum.

Ce succès est d’autant plus méritoire que l’offensive de nos alliés est engagée dans une région montagneuse aussi haute que les Alpes, coupée de précipices et dont les cols dépassent souvent 2 500 mètres d’altitude ; le froid y est terrible actuellement et les bourrasques de neige continuelles. Aucune route, d’ailleurs, et tout le pays dévasté. L’armée du Caucase accomplit là, chaque jour, d’extraordinaires prouesses.


X. — PATRIOTISME DE L’IMPÉRATRICE


Jeudi, 7 janvier 1915.

Depuis neuf jours, une lutte opiniâtre se poursuit sur la rive gauche de la Vistule, dans le secteur compris entre la Bzoura et la Rawka. Le 2 janvier, les Allemands ont réussi à enlever l’importante position de Borjymow : leur front d’attaque n’est donc plus qu’à 60 kilomètres de Varsovie.

Cette situation est appréciée avec une extrême sévérité à Moscou, si j’en crois les impressions que m’apporte un journaliste anglais, connaissant bien la société russe et qui dînait hier encore au Slaviansky Bazar : — « Dans tous les salons et les cercles moscovites, me dit-il, on se montre fort irrité de la tournure que prennent les événements militaires. On ne s’explique pas cet arrêt de toutes les offensives et ces retraites continuelles qui semblent ne devoir jamais finir... Pourtant, ce n’est pas le Grand-Duc Nicolas que l’on incrimine ; c’est l’Empereur, et plus encore l’Impératrice. On fait courir sur Alexandra-Féodorowna les histoires les plus absurdes ; on accuse Raspoutine d’être vendu à l’Allemagne et l’on n’appelle plus la Tsarine autrement que la Niemka, l’Allemande... »

Voilà plusieurs fois déjà que j’entends reprocher à l’Impératrice d’avoir gardé sur le trône des sympathies, des préférences, un fond de tendresse pour l’Allemagne. La malheureuse femme ne mérite en aucune manière cette inculpation, qu’elle connaît et qui la désole.

Alexandra-Féodorowna n’est Allemande, ni d’esprit ni de cœur, et ne l’a jamais été. Certes, elle l’est de naissance, au moins du côté paternel, puisqu’elle eut pour père Louis IV, Grand-Duc de Hesse et du Rhin ; mais elle est Anglaise par sa mère, la princesse Alice, fille de la reine Victoria. En 1878, à l’âge de six ans, elle perdit sa mère et, dès lors, elle vécut habituellement à la Cour d’Angleterre. Son éducation, son instruction, sa formation intellectuelle et morale furent ainsi tout anglaises. Aujourd’hui encore, elle est Anglaise par son extérieur, par son maintien, par un certain accent de raideur et de puritanisme, par l’austérité intransigeante et militante de sa conscience, enfin par beaucoup de ses habitudes intimes. A cela se borne, d’ailleurs, tout ce qui subsiste de ses origines occidentales.

Le fond de sa nature est devenu entièrement russe. D’abord et malgré la légende hostile que je vois se former autour d’elle, je ne doute pas de son patriotisme. Elle aime la Russie d’un fervent amour. Et comment ne serait-elle pas attachée à cette patrie adoptive, qui résume et personnifie pour elle tous ses intérêts de femme, d’épouse, de souveraine, de mère ? Quand elle monta sur le trône en 1894, on savait déjà qu’elle n’aimait pas l’Allemagne et spécialement la Prusse. Dans le cours de ces dernières années, elle a pris en personnelle aversion l’empereur Guillaume, et c’est sur lui qu’elle fait peser toute la responsabilité de la guerre, de « cette abominable guerre qui fait saigner chaque jour le cœur du Christ. » Lorsqu’elle a appris l’incendie de Louvain, elle s’est écriée : — « Je rougis d’avoir été Allemande ! »

Mais sa naturalisation morale est beaucoup plus profonde encore. Par un phénomène étrange de contagion mentale, elle s’est assimilé peu à peu les éléments les plus anciens, les plus spécifiques de l’âme russe, tous ces éléments obscurs, émotifs et nuageux, qui ont pour expression suprême la religiosité mystique.

J’ai déjà noté dans ce Journal les dispositions morbides qu’Alexandra-Féodorowna tient de son hérédité maternelle et qui se traduisent en exaltation charitable chez sa sœur Élisabeth, en goûts bizarres chez son frère le Grand-Duc de Hesse. Or, ces tendances héréditaires, qui auraient été plus ou moins enrayées, si elle avait continué à vivre dans les milieux positifs et pondérés d’Occident, ont trouvé en Russie les conditions les plus favorables à leur complet développement. Inquiétude morale, tristesse chronique, angoisses diffuses, alternatives d’excitation et d’accablement, pensée obsédante de l’invisible et de l’au-delà, crédulité superstitieuse, tous ces symptômes qui marquent d’une empreinte si frappante la personnalité de l’Impératrice ne sont-ils pas invétérés et endémiques dans le peuple russe ? La docilité avec laquelle Alexandra-Féodorowna se soumet à l’ascendant de Raspoutine n’est pas moins significative. Quand elle voit en lui « un homme de Dieu..., un saint, persécuté comme le Christ par les Pharisiens ; » quand elle lui reconnaît le don de la prescience, du miracle et de l’exorcisme ; quand elle lui demande ses bénédictions pour le succès d’un acte politique ou d’une opération militaire, elle se comporte comme eût fait jadis une Tsarine de Moscou ; elle nous ramène à l’époque d’Ivan le Terrible, de Boris Goudounow, de Michel-Féodorowitch ; elle s’encadre, pour ainsi dire, dans le décor byzantin de la Russie archaïque.


XI. — L’OKHRANA


Vendredi, 8 janvier 1915.

Vers trois heures de l’après-midi, comme les dernières lueurs du jour s’éteignent déjà dans une ombre blafarde, je longe le Kronversky Prospect pour me rendre à l’hôpital français, qui est situé au fond de l’Ile Wassily.

A ma gauche, la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul dessine sous un linceul de neige ses bastions anguleux, d’où émergent à peine les toitures plates de la prison d’État. Une lourde brume de plomb écrase la coupole de la cathédrale qui abrite les sépulcres des Romanow, et la flèche d’or qui la domine se perd dans le ciel opaque. Plus loin devant moi, les ramures squelettiques d’un parc désert et dénudé laissent entrevoir la nappe immobile de la Néwa, bosselée de glaçons.

Pour accentuer l’impression sinistre qui se dégage de l’heure et du lieu, le coin d’une avenue solitaire, que je dépasse à ma droite, est marqué par une maison basse, aux murs jaunâtres, aux fenêtres grillées, d’apparence honteuse et clandestine. Deux officiers de gendarmerie en sortent au même instant. C’est l’Okhrana.

La redoutable officine date de Pierre le Grand, qui la créa en 1697, sous le nom de Préobrajensky Prikaz. Ses origines historiques doivent pourtant être cherchées beaucoup plus haut ; on les trouve dans les traditions byzantines et dans les procédés de la domination tartare. Elle eut pour premier directeur le prince Romodanowsky et elle acquit tout de suite un prestige effrayant. De ce jour, l’espionnage, la délation, les tortures, les exécutions secrètes furent les instruments normaux et régulateurs de la politique russe. Dès le début, le Préobrajensky Prikaz conçut les vrais principes d’une Inquisition d’État, c’est-à-dire le mystère, l’arbitraire et la cruauté. Sous les règnes de Pierre II, d’Anna-Ivanowna et d’Élisabeth-Pétrowna, l’institution perdit un peu de sa vigueur native ; mais l’Impératrice Catherine II, « l’amie des philosophes, » eut vite fait de lui rendre sa prépotence occulte et son caractère implacable. Alexandre II l’entretint dans cet esprit excellent.

Il fallut le génie despotique de Nicolas Ier pour juger insuffisante et défectueuse une administration qui s’était illustrée déjà par tant d’exploits. Au lendemain de la conspiration décembriste, il réorganisa entièrement l’Okhrana, qui s’appela désormais la Troisième Section de la Chancellerie privée de Sa Majesté Impériale. Dans toute la réforme, on aperçoit l’influence des méthodes prussiennes, l’imitation de la bureaucratie prussienne et du militarisme prussien. La direction du service fut confiée à un général, d’origine allemande, le comte Alexandre Benckendorff [4]. Jamais autocrate n’eut en main un si puissant organisme d’enquête et de coercition. Après quelques années de ce régime, la Russie fut essentiellement un État policier.

Dans le désarroi qui suivit la guerre de Crimée, Alexandre II sentit la nécessité de moderniser un peu la législation administrative de l’Empire. C’est ainsi que le système judiciaire, qui n’offrait aucune garantie de justice, subit une refonte complète dans le sens des idées occidentales. La Troisième Section conserva néanmoins ses privilèges exorbitants. Pour apprécier le rôle qu’elle tenait dans l’État et le crédit dont elle jouissait dans la société, il suffit de rappeler qu’elle eut successivement pour chefs le comte Orlow, le prince Dolgorouky, le comte Schouvalow.

L’assassinat d’Alexandre II en 1881 et l’expansion du mouvement nihiliste donnèrent beau jeu aux adversaires des réformes libérales. Durant tout son règne, le « très pieux » Alexandre III s’évertua consciencieusement à étouffer les germes funestes du « modernisme » et à ramener la Russie vers l’idéal théocratique des tsars moscovites. La police exerça naturellement une fonction prééminente dans cette œuvre de réaction. Mais, depuis le mois d’août 1880, elle n’était plus rattachée à la Chancellerie privée de Sa Majesté Impériale : elle ressortissait au Ministère de l’Intérieur, où elle formait un département spécial, avec le corps des gendarmes.

Sous la direction du général Tchérévine, ami personnel d’Alexandre III, elle fut aussi puissante qu’au temps de Nicolas Ier. Enveloppée de son mystère, étendant ses ramifications dans tout l’Empire et à l’étranger, indépendante des tribunaux, disposant de ressources énormes, échappant à tout contrôle, elle imposa maintes fois ses actes aux ministres et à l’Empereur même.

Le culte que Nicolas II professe pour la mémoire et les opinions de son père, le détourna de rien changer à une institution animée d’un si pur loyalisme et qui veille si jalousement à la protection de la dynastie. Ses ukazes du 23 mai 1896 et du 13 décembre 1897 ont encore accru et fortifié les pouvoirs de la police.

On le vit bien pendant les troubles révolutionnaires de 1905, quand l’Okhrana suscitait partout des grèves, des attentats, des pogroms ; quand elle mobilisait les Bandes noires du général Bogdanowitch ; quand elle essayait de soulever le fanatisme des masses rurales en faveur du tsarisme orthodoxe. Le débat qui s’ouvrit en juin 1906 devant la Douma, les divulgations du prince Ouroussoff, le procès qui fut intenté ensuite à l’ancien directeur de la police Lopoukhine, les aveux ou les réticences des policiers Guérassimow et Ratchkowsky, ont révélé le rôle monstrueux, que les agents provocateurs, les Azew, les Gapone, les Harting, les Tchiguelsky, les Mikhaïlow, ont joué dans les complots anarchistes de ces dernières années. On croit même retrouver leur main dans l’assassinat du Ministre de l’Intérieur Plehve et dans celui du Grand-Duc Serge.

Que médite aujourd’hui l’Okhrana ? Que trame-t-elle ? On m’affirme que son directeur actuel, le général Popow, n’est pas trop déraisonnable. Mais, aux heures critiques, l’esprit de l’institution l’emportera toujours sur la personnalité du chef.

Et puis je ne saurais oublier que le Département de la Police au Ministère de l’Intérieur est géré par Biéletzky, homme sans scrupules, aussi entreprenant qu’insidieux, serviteur de Raspoutine et de toute la bande.


Le Département de la Police au Ministère de l’Intérieur et son annexe, l’Okhrana, ont pour attribution la police générale de l’Empire, police administrative, judiciaire et politique. Mais, en plus de ces deux grands offices publics, il existe un mécanisme complexe, ressortissant au Ministère de la Cour et spécialement préposé à la sauvegarde personnelle des Majestés. Je ne vois, dans l’histoire moderne, aucun autre État monarchique où la sûreté des souverains ait paru exiger une vigilance aussi active et minutieuse, un tel rempart de précautions ostensibles ou secrètes. Voici comment le service est assuré.

Tous les organes militaires et administratifs, qui concourent à la protection des Majestés, relèvent du Commandant des Palais impériaux. Cette fonction est une des plus enviées, parce qu’elle confère à celui qui la détient des moyens d’action puissants et qu’elle lui permet d’approcher le Tsar à tout moment. Le titulaire actuel est le général Wladimir-Nicolaïéwitch Woyéïkow, ancien commandant du régiment des Hussards de la Garde, gendre du ministre de la Cour le comte Fréedéricksz. Son prédécesseur était le général Diédouline, qui avait succédé lui-même au fameux général Trépow.

Le général Woyéïkow a d’abord sous ses ordres le Régiment des Cosaques de l’Escorte, comptant 4 escadrons, à l’effectif total de 650 hommes ; le commandant du régiment est le général comte Alexandre Grabbé. Ces Cosaques, choisis parmi les plus énergiques et les plus robustes, sont affectés aux services de surveillance, de patrouille et d’escorte en dehors du Palais. Ce sont eux que l’on voit jour et nuit galoper, à cinquante mètres l’un de l’autre, dans l’allée forestière qui entoure le parc de Tsarskoié-Sélo.

Vient ensuite le Régiment de Sa Majesté, comptant 4 bataillons, à l’effectif total de 5 000 hommes ; le commandant du régiment est le général Ressine. Recrutés avec un soin sévère dans tous les corps de la Garde, remarquablement tenus en leur uniforme simple, ces fantassins d’élite fournissent les postes aux grilles du Palais et les sentinelles disséminées dans le parc ; ils fournissent également une trentaine de factionnaires dispersés dans les vestibules, dans les couloirs, dans les escaliers, dans les cuisines, dans les offices, dans les caves de la demeure impériale.

Outre ces contingents de cavalerie et d’infanterie, le général Woyéïkow dispose encore d’une troupe spéciale, le Régiment des Chemins de Fer de Sa Majesté, comptant 2 bataillons, à l’effectif total de 1 000 hommes. Ce régiment, commandé par le général Zabel, assure, pendant les voyages des souverains, la conduite des trains impériaux et la surveillance des voies ferrées. Son rôle est alors très important ; car « faire sauter le train du Tsar » est une des idées qui hantent le plus obstinément le cerveau des anarchistes russes. L’un d’eux avait même réussi naguère à se blottir et s’accrocher sous une des voitures avec sa bombe dans la poche.

L’action protectrice de ces forces militaires est complétée par celle de deux organismes administratifs, puissamment outillés, la Police de la Cour impériale et la Sûreté de Sa Majesté l’Empereur.

La Police de la Cour impériale, dirigée par le général de gendarmerie Ghérardi et dont l’effectif est de 250 agents, double, en quelque sorte, les factionnaires apostés aux grilles et dans les bâtiments du Palais ; elle contrôle les entrées et les sorties ; elle inspecte les domestiques, les fournisseurs, les ouvriers, les jardiniers, les visiteurs, etc. ; elle observe et enregistre tout ce qui se passe dans l’entourage des souverains ; elle épie, elle écoute, elle scrute, elle s’infiltre partout. Dans l’exécution de ses consignes, elle déploie un rigorisme inflexible. J’en peux témoigner personnellement. Toutes les fois que j’ai été reçu par l’Empereur à Tsarskoïé-Sélo ou à Péterhof (et, chaque fois, j’étais en grande tenue, dans une voiture de la Cour, avec un maître des cérémonies à côté de moi), j’ai subi la règle commune : l’officier de police en faction à la grille d’honneur est venu jeter un coup d’œil dans le carrosse et s’est fait remettre par le valet de pied le laissez-passer réglementaire. Comme je marquais un jour au Directeur des Cérémonies, Evréïnow, quelque surprise d’un formalisme aussi strict, il me répondit : — « Oh ! monsieur l’ambassadeur, on ne prendra jamais trop de précautions... N’oubliez pas que, dans les derniers temps de l’empereur Alexandre II, les nihilistes ont fait sauter la salle à manger du Palais d’hiver à quelques pas de la chambre où agonisait la pauvre impératrice Marie !... Nos révolutionnaires d’aujourd’hui ne sont ni moins inventifs, ni moins audacieux... Ils ont tenté, sept ou huit fois déjà, de tuer Nicolas II... »

La Sûreté de Sa Majesté l’Empereur a des attributions plus vastes ; c’est comme une succursale de la grande Okhrana, mais sous la dépendance exclusive et directe du Commandant des Palais impériaux. Elle est dirigée par le général de gendarmerie Spiridowitch, qui dispose de 300 agents, ayant tous fait leurs preuves dans les cadres officiels de la police judiciaire ou politique ; il soudoie, en plus, de nombreux agents secrets. La principale fonction du général Spiridowitch est de pourvoir à la sûreté des souverains en dehors de leur palais ; aussitôt que le Tsar ou la Tsarine ont franchi l’enceinte du Dvoretz, il est responsable de leur vie. C’est une responsabilité d’autant plus lourde que Nicolas II, très fataliste, pieusement assuré « qu’il ne mourra pas avant l’heure fixée par Dieu, » n’admet pour sa protection personnelle que des mesures très discrètes, aucun déploiement visible de forces policières. Afin de jouer efficacement son rôle, la Sûreté impériale a besoin de connaître à fond l’organisation, les desseins, les entreprises, les complots, toute la vie audacieuse, remuante et clandestine des partis subversifs. A cet effet, le général Spiridowitch reçoit communication de tous les renseignements recueillis par le Département de la Police et par l’Okhrana. La mission de haute importance, dont il est investi, lui attribue, en outre, le droit de pénétrer dans toutes les administrations, de réclamer toutes les enquêtes. Le chef de la Sûreté impériale met ainsi à la disposition de son supérieur direct, le Commandant des Palais impériaux, un instrument redoutable d’espionnage politique et social.


XII. — SENTIMENTS RELIGIEUX DU PEUPLE RUSSE


Dimanche, 10 janvier 1915

Le peuple russe est-il aussi religieux qu’on l’affirme communément ? C’est une question que je me suis posée souvent. Et mes réponses étaient assez vagues. Ayant lu hier soir quelques pages suggestives de Mérejkowsky sur la Religion et la Révolution, la question se formule à nouveau devant moi.

Mérejkowsky raconte que, vers 1902, quelques Russes, d’âme très croyante et inquiète, organisèrent à Saint-Pétersbourg des conférences où des prêtres siégeaient avec des laïques, sous la présidence d’un évêque, Mgr Serge, recteur de l’Académie de théologie : « Pour la première fois, écrit-il, l’Église russe se trouvait face à face avec la société séculière, la culture et le monde, non pas pour les forcer à une fusion apparente, mais pour tenter un rapprochement intime et libre. Pour la première fois, furent posées des questions qui n’avaient jamais été soulevées avec autant de conscience aiguë et de souffrance vraie, depuis l’époque de la séparation ascétique du christianisme et du monde... Les murs de la salle semblaient s’écarter et découvrir des horizons infinis. Cette minuscule assemblée était comme le seuil d’un concile œcuménique. Des discours y furent prononcés qui ressemblaient à des prières et à des prophéties. Il s’y créa une atmosphère de feu, où tout paraissait possible, même un prodige... Il faut rendre justice aux chefs du clergé russe : ils allèrent au-devant de nous, le cœur ouvert, avec une sainte humilité, avec le désir de comprendre, d’aider, de sauver l’égaré... Mais la ligne de démarcation des deux camps était plus profonde qu’il n’avait semblé d’abord. Entre eux et nous, se révéla un abîme sur lequel il était impossible de jeter un pont... Nous creusâmes, les uns vers les autres, des tunnels qui pouvaient nous rapprocher, mais non pas nous faire rencontrer, car nous creusions dans deux plans différents. Pour que l’Église répondit, il aurait fallu plus qu’une réforme : une révolution ; plus qu’une nouvelle interprétation : une nouvelle révélation ; non pas la suite du Second Testament, mais le commencement du Troisième ; non pas le retour au Christ du Premier Avènement, mais l’élan vers le Christ du Second. Il s’ensuivit un malentendu sans issue. Pour nous, la foi était de l’admiration ; pour ces prêtres, c’était de l’ennui. Les paroles saintes de l’Écriture, où nous entendions les voix des sept tonnerres, sonnaient chez eux comme des textes de catéchisme appris par cœur. Nous voulions que la face du Christ fût comme le soleil resplendissant dans sa force : eux, se contentaient d’une tache noire sur le nimbe d’une vieille icône. »

C’est là le grand drame religieux de la conscience russe. Le peuple est plus croyant ou, du moins, plus chrétien que son Église. Il y a, dans la piété des masses, plus de spiritualisme, plus de mysticisme, plus d’évangélisme que dans la théologie et les prescriptions orthodoxes. En se laissant asservir à l’autocratie, en devenant une institution administrative et policière, l’Église officielle perd, de jour en jour, son empire sur les âmes.

La rupture éclatante de Tolstoï avec l’orthodoxie canonique a révélé, il y a une quinzaine d’années, toute la gravité de la crise morale dont souffre la Russie. Quand le Saint-Synode fulmina son excommunication, les témoignages d’assentiment et d’admiration affluèrent à Yasnaïa-Poliana. Des prêtres mêmes protestèrent contre la terrible sentence ; des séminaristes se mirent en grève et l’indignation fut si générale que le Métropolite de Saint-Pétersbourg crut devoir adresser une lettre publique à la comtesse Tolstoï pour lui représenter le verdict du Saint-Synode comme un « acte d’amour et de charité » envers son mari apostat.

Le peuple russe est profondément évangélique. Le Sermon sur la montagne résume presque toute sa religion. De la révélation chrétienne, ce qu’il retient surtout, c’est le mystère de charité qui, émanant de Dieu, a racheté le monde. Les articles essentiels de son Credo sont les paroles de la prédication galiléenne : Aimez-vous les uns les autres... Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent... Ne résistez pas au mal qu’on veut vous faire... Je ne demande pas le sacrifice, mais l’amour... De là, l’infinie compassion du moujik pour les pauvres, les malheureux, les humiliés, les offensés, tous les disgraciés du sort. C’est ce qui imprime à l’œuvre de Dostoïewsky un si vif accent de vérité nationale : elle semble inspirée tout entière par l’appel du Christ : Venez à moi, vous qui êtes accablés ! L’aumône, la bienfaisance, l’hospitalité tiennent une place énorme dans la vie des humbles. J’ai voyagé à travers tout le monde : aucune race n’est aussi charitable.

Le moujik est d’ailleurs assoiffé pour lui-même de la miséricorde qu’il prodigue aux autres. Son visage est émouvant de ferveur et de supplication, quand, avec de longs signes de croix, il murmure le refrain perpétuel de la liturgie orthodoxe : Gospodi, pomilouï !… « Seigneur, ayez pitié de moi ! »

Après la commisération pour les affligés, le sentiment religieux qui me paraît le plus actif dans la conscience populaire est le sentiment du péché. Là encore, on retrouve l’influence de la prédication galiléenne. Le Russe est comme hanté par l’idée de la faute et de la pénitence. Avec le publicain de la parabole sainte, il répète sans cesse : O Dieu, soyez indulgent pour moi, pauvre pécheur ! Dans le Christ, il voit principalement Celui qui a dit : Le Fils de l’Homme est venu sauver les âmes en péril, et qui a dit aussi : Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. Le moujik ne se lasse jamais d’écouler l’évangile de saint Luc, qui est par excellence l’évangile du pardon. Ce qui le touche au plus profond de son cœur, c’est le privilège d’indulgence et de prédilection que le divin Maître accorde à ceux qui détestent leur faute : Il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence. Il se fait raconter indéfiniment la parabole de l’enfant prodigue et de la brebis égarée, la guérison du lépreux samaritain, la promesse du Royaume de Dieu au bon larron crucifié.

Ainsi, contrairement à l’opinion commune, le Russe est très loin d’attacher aux rites extérieurs une importance exclusive. Certes, les pratiques du culte, les offices, les sacrements, les bénédictions, les icônes, les reliques, les scapulaires, les cierges, les chants, les signes de croix, les génuflexions, jouent un grand rôle dans sa piété ; car son imagination vive le rend très sensible aux spectacles. Mais, ce qui domine et de beaucoup chez lui, c’est la foi implicite ; c’est le christianisme pur, dépouillé de toute métaphysique ; c’est la confiance dans li justice de Dieu et la terreur de sa sévérité ; c’est la pensée constante du Sauveur ; c’est encore une lente rêverie sur la souffrance et la mort, une vague méditation sur le monde surnaturel qui nous dépasse et sur le mystère qui nous enveloppe.

À beaucoup d’égards, on peut expliquer par l’idéalisme évangélique la multiplicité des sectes qui existent en Russie. Assurément, le discrédit, où l’Église officielle est tombée depuis qu’elle s’est laissé asservir par l’autocratie, a contribué au progrès de l’esprit sectaire. Mais la prolifération des schismes est due à des exigences plus intimes de l’âme russe.

Innombrables en effet sont les communautés religieuses qui se sont détachées de l’Église orthodoxe ou qui ont pris naissance hors d’elle. Il y a d’abord la plus ancienne, comme aussi la plus considérable et la plus austère, le Raskol, qui n’est pas sans quelque ressemblance avec notre jansénisme. Il y a ensuite les Doukhobors, qui n’admettent qu’une source de foi, l’intuition intérieure, et qui se refusent au service militaire pour n’avoir pas à verser le sang ; — les Beglopopovtsy, les prêtres abjurateurs, qui fuient la servitude démoniaque de l’Église officielle ; — les Molokanes, « buveurs de lait, » qui s’appliquent à réaliser la vie galiléenne dans sa pureté intégrale ; — les Stranniki, les « errants, » qui, pour échapper au Royaume de l’Antéchrist, voyagent indéfiniment à travers les steppes et les forêts glacées de la Sibérie ; — les Chtoundistes, qui prêchent le communisme agraire « pour mettre fin au règne des Pharaons ; » — les Khlysty, qui, dans leurs extases érotiques, sentent le Christ s’incarner en eux et dont Raspoutine est aujourd’hui le plus brillant adepte ; — les Skoptzy, qui s’émasculent pour s’affranchir des turpitudes charnelles ; — les Bialoritzy, qui s’habillent en blanc « comme les anges célestes » et qui vont, de village en village, professant l’innocence ; — les Pomortsy, qui renient le baptême qu’ils ont reçu dans leur enfance, parce que « l’Antéchrist règne sur l’Église, » et qui renouvellent de leurs propres mains le sacrement baptismal ; — les Nikoudichniky, négateurs outranciers de la règle sociale, qui cherchent sur terre, « là-bas, toujours plus loin, » le vrai Royaume de Jésus, où le péché est impossible ; — les Douchitély, les « étrangleurs, » qui, par pitié humaine, par commisération rétrospective pour le patient du Calvaire, abrègent les agonies douloureuses en serrant la gorge des moribonds ; — que d’autres encore !...

Toutes ces sectes dérivent des mêmes principes. On y retrouve l’idée d’un culte uniquement fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité des hommes ; le besoin d’établir un rapport direct entre l’âme et Dieu ; l’impossibilité de croire que le clergé soit un médiateur indispensable entre le Père céleste et le troupeau ; l’inspiration individuelle qui refuse de se soumettre aux chaînes de l’Église ; enfin et surtout l’anarchisme propre au caractère russe. L’activité intérieure des communautés offre en spectacle toutes les formes, tous les excès, toutes les déviations du sentiment religieux : la plus haute spiritualité et le matérialisme le plus bas, l’exaltation de l’âme et la mutilation de la chair, le fanatisme et la thaumaturgie, l’illuminisme et la divination, l’extase et l’hystérie, l’ascétisme et la lubricité.

Les croyances du peuple russe étant approximativement ce que je viens de dire, on ne peut se soustraire à une énigme assez troublante. Comment le moujik, doué d’une âme aussi évangélique, se laisse-t-il entraîner, dans ses jours de colère, à des violences aussi atroces ? Car les assassinats, les supplices, les incendies, les pillages, qui marquèrent les troubles de 1905, nous démontrent qu’il est capable aujourd’hui des mêmes horreurs qu’au temps de Pougatchew, au temps d’Ivan le Terrible et à tous les âges de son histoire.

J’y vois deux raisons. La première est que les Russes, dans l’immense majorité, sont restés primitifs, donc tout près de l’instinct et encore esclaves de leurs impulsions. Le christianisme n’a imprégné que certaines parties de leur nature : il ne touche aucunement leur raison et il s’adresse moins à leur conscience qu’à leur imagination et à leur sensibilité. D’ailleurs, il importe de remarquer que le moujik, aussitôt sa fureur tombée, revient à la douceur et à l’humilité chrétiennes : il pleure alors sur ses victimes et fait dire des messes pour le repos de leurs âmes ; il se confesse publiquement de ses crimes ; il se frappe la poitrine et se couvre de cendres ; il excelle et se complaît dans la mise en scène du repentir.

La seconde raison est que l’Évangile contient de nombreux préceptes d’où l’on peut tirer des conséquences subversives selon notre conception de l’État moderne. La parabole du riche, qui brûle dans l’Enfer par cela seul qu’il fut riche, tandis que Lazare se repose dans le sein d’Abraham par cela seul qu’il fut pauvre, est dangereuse à méditer pour l’esprit simple des prolétaires et des paysans russes. De même, quand la vie leur est trop dure, quand ils éprouvent trop cruellement la misère de leur condition sociale, ils aiment à se rappeler que le Christ a dit : Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ; ils connaissent aussi la phrase terrible : Je suis venu apporter le feu sur la terre. Tant mieux si elle brûle ! Enfin, la tendance au communisme, qui est au fond de chaque moujik, trouve plus d’un argument dans le programme de Galilée. Tolstoï, qui a si éloquemment interprété l’Évangile « au sens russe, » n’hésite pas à déclarer que la propriété individuelle est incompatible avec la doctrine chrétienne, que tout homme a droit aux fruits de la glèbe, comme il a droit aux rayons du soleil, et que la terre doit appartenir exclusivement à ceux qui la cultivent.


XlII. — AU MUSÉE DE L’ERMITAGE


Mardi, 12 janvier 1915.

Dans l’interminable suite de jours brumeux et glacés qu’est l’hiver de Pétrograd, c’est une impression sinistre de visiter le Musée de l’Ermitage.

Avant même d’avoir gravi les dernières marches du majestueux escalier qui s’élève du vestibule, on découvre les galeries de la peinture italienne. Successivement, comme un paysage qui se déroule, on aperçoit des Titien, des Véronèse, des Tiepolo, des Tintoret, des Canaletto, des Guardi, des Schiavone, toute l’école de Venise, puis, çà et là, se détachant à peine dans l’ombre, quelques toiles du Guercino, de Caravaggio, de Salvator Rosa. Les vitrages laissent tomber du plafond une clarté jaunâtre et sale, qu’on dirait tamisée par un crêpe. Une buée de tristesse épaissit l’air. A travers ce voile blafard, toutes les œuvres des maîtres vénitiens, toutes ces images d’une vie épicurienne, d’une fête somptueuse et délicate semblent souffrir d’une intolérable nostalgie : elles implorent la lumière. La Cléopâtre de Tiepolo, l’Andromède et la Danaé de Titien font pitié. Je pense aux vers de Dante : O settentrional vedovo sito... « O contrée du Nord, pauvre veuve, qui ne connais pas les splendeurs du Midi !... »

Même désolation dans les salles de la peinture française, où l’art des XVIIe et XVIIIe siècles est magnifiquement représenté par Poussin, Claude Lorrain, Mignard, Lenain, Largillière, Van Loo, Lemoyne, de Troy, Watteau, Chardin, Pater, Greuze, Boucher, Lancret, Fragonard, Hubert Robert, etc.. C’est une collection unique, dont quelques pièces peuvent compter parmi les plus exquises et les plus radieuses créations du génie français. Mais, dans l’atmosphère livide qui les enveloppe aujourd’hui, tous ces tableaux perdent leur éclat, leur fraîcheur, leur rayonnement, leur esprit, leur âme. Les teintes se fanent, les harmonies se rompent, les vibrations s’arrêtent, les reflets se ternissent, les ciels s’éteignent, les modelés s’effacent, les visages s’évanouissent : la longue galerie silencieuse a l’aspect d’une nécropole.

Il est pourtant une région de l’Ermitage où, même par les jours sombres, on se plait à s’attarder : ce sont les quatre salles consacrées à Rembrandt.

La pénombre fauve, que déversent les fenêtres, semble continuer la vapeur d’ambre où s’immergent les tableaux. Dans le fluide obscur et doré qui baigne la galerie, l’art du grand visionnaire atteint à une prodigieuse puissance d’évocation. Chaque figure s’anime d’une vie étrange, profonde, lointaine, illimitée. Le monde extérieur s’abolit ; on pénètre au plus intime de la vie morale ; on touche à l’insondable mystère de l’âme et de la destinée humaines. Et lorsqu’on a longuement médité devant ces chefs-d’œuvre qui s’appellent : la Pallas, la Danaé, Abraham et les anges, le Sacrifice d’Isaac, la Réconciliation de David et d’Absalon, la Disgrâce d’Aman, la Parabole du maître de la vigne, l’Enfant prodigue, le Reniement de saint Pierre, la Descente de croix, l’Incrédulité de saint Thomas, la Fiancée juive, le Magnat hongrois, le Vieillard du Ghetto, etc., on comprend mieux cette forte pensée de Carlyle : « L’histoire est un drame grandiose, joué sur le théâtre de l’infini, avec les astres pour lampes et l’éternité pour fond., »


MAURICE PALÉOLOGUE.

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  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er et 15 février.
  3. La bataille de Bréziny, engagée le 23 novembre, semblait devoir entraîner un désastre pour les Allemands, dont trois corps étaient cernés. Tout le profit de la victoire fut perdu, au dernier instant, pour les Russes, par suite d’une liaison insuffisante entre les États-majors.
  4. Le frère de la fameuse princesse de Liéven, amie de Guizot.