La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 21

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 498-509).
2e partie


XXI

Le dernier mot d’Ysole.


Il n’est pas besoin d’expliquer désormais le sens des deux mots : « Mon père, » tracés avec tant d’efforts par la pauvre muette pendant son entretien avec Paul.

Elle avait voulu dire à Paul : « J’ai vu mon père. »

Elle l’avait voulu malgré la défense expresse du général.

Suavita serait morte pour son père ; pour Paul elle eût donné bien plus que sa vie.

C’était un grand et profond amour, une de ces passions instinctives qui semblent marquées par le sort. Pour celles qui aiment ainsi, rien n’existe en dehors de l’homme aimé.

Elles vivent par lui, elles meurent en lui.

Le général avait pénétré dans la maison de Paul Labre non point en corrompant les domestiques, mais en se servant de l’effroi causé par le meurtre de Thérèse Soulas. Les « gens de Paris » avaient pris la peine de propager la nouvelle de ce meurtre dans tous les environs, et, bien entendu, ils avaient dirigé les soupçons vers le baron d’Arcis, qui devait payer la loi.

Le général, profitant du trouble excité par cette accusation, rapidement propagée, avait pesé de tout le poids de son nom et de son âge sur le valet normand et la servante.

Là-bas, on n’a pas confiance : telle est la règle. Défiance et Normandie riment sans en avoir l’air. Les imputations les plus absurdes, dirigées contre le plus saint des hommes, ne passent jamais, dans ces campagnes prudentes, sans trouver des personnes de foi pour y croire.

Le général, lui, n’y croyait pas, nous le savons. Dans sa droite conscience quelque chose se révoltait contre les assertions de la lettre anonyme, reçue si à propos et dont le rédacteur semblait si minutieusement versé dans tous les détails de cette sombre affaire.

Le général avait mis en usage l’épouvante des domestiques de Paul comme on emploie un moyen extrême. Il en avait le droit, puisqu’il s’agissait pour lui de retrouver sa fille.

Nous avons vu que le valet et la servante avaient obéi à ses injonctions en laissant croire à Paul Labre que personne n’était venu en son absence.

Une fois introduit dans la maison, le général avait commencé et poursuivi son enquête privée avec résolution et sang-froid. Les domestiques n’avaient pu lui cacher longtemps la présence de Suavita, qui l’avait reconnu tout de suite et s’était pâmée de joie dans ses bras.

Au premier moment, au jet de flamme qui avait illuminé les yeux de l’enfant, quand il avait prononcé le nom de Paul, le général se sentit le cœur serré. Il crut, à tout le moins, à une partie des accusations de la lettre anonyme ; mais il y a dans l’innocence du cœur, encore plus que dans la virginité du corps, un éclat qui témoigne hautement et qui éblouit comme l’évidence.

Suavita, cette pure enfant, ne pouvait défendre Paul Labre qu’elle ne savait pas encore accusé ; mais la limpidité immaculée de son regard valait tous les plaidoyers du monde.

Ce jeune, ce doux regard parla, quand elle connut l’accusation portée contre son ami.

Ce fut une scène étrange et qui serait curieuse à raconter que l’interrogatoire de Blondette, heureuse d’abord entre les bras de son père retrouvé, puis indignée et révoltée, puis hautaine et dédaignant presque de répondre aux questions qui lui semblaient offenser Paul.

Bien que le général ne fût point, comme ce dernier, habitué à traduire les signes de la fillette, il y avait dans ses grands yeux une éloquence tellement irrésistible, une si vive expression dans ses gestes que cette explication muette avait fait déjà tomber bien des doutes.

Après une heure de pantomime, entrecoupée de colères et de caresses, le général sut une grande partie de ce qu’il voulait savoir.

Blondette, en quelque sorte, lui raconta son histoire.

Le comte de Champmas vit successivement, dans ce récit figuré, sa chère petite fille bâillonnée, empaquetée, lancée à l’eau d’un endroit fort élevé, gelée par le froid, paralysée par la terreur, sauvée, réchauffée, soignée…

Les yeux de Suavita ajoutaient ici : Par un ange !

Le général vit encore l’enfant couchée sur ce lit étranger : une pauvre petite morte qui renaissait, mais privée de la raison et n’ayant plus de paroles pour dire au moins le nom de sa famille.

Ceci le frappa, car il se demandait déjà comment Paul Labre, son voisin, n’avait point couronné le bienfait en lui rendant sa fille.

Paul Labre n’avait pu parler, puisqu’il ne savait pas.

À la fin de l’entrevue, bien des choses pourtant restaient inexplicables.

Ce fut le général qui, au retour de Paul, envoya Suavita près de lui.

Il avait droit de savoir. Il épia, il étudia ce tête-à-tête qui lui montra à nu le cœur de sa fille : son bien unique désormais et la dernière joie de sa vie.

Il étudia et il épia cet autre tête-à-tête, si différent du premier qui avait lieu au salon, entre Ysole et Paul.

C’était encore sa fille, cette créature si belle et si terriblement condamnée : il avait droit de savoir.

Au moment où il entrait au salon derrière Suavita, il savait tout, jusqu’au rôle douteux joué par cette infortunée femme, Thérèse Soulas.

Suavita avait épié aussi, bien qu’elle n’eût pas droit.

Elle s’était laissée souffrir longtemps dans la chambre à coucher ; elle était si doucement esclave ! Mais, à la fin, l’écho de ces deux voix émues lui avait monté au cerveau : elle était devenue folle.

Malgré elle, sa main tremblante avait ouvert la porte de la chambre à coucher.

L’antichambre n’était pas éclairée, et son père, qui n’avait pas quitté ce poste depuis le commencement de l’entrevue, s’était rangé pour lui donner passage.

Le pas de Suavita était pénible et bien chancelant, tandis qu’elle gagnait la porte du salon.

Paul parlait. Hélas ! Jamais Suavita ne l’avait entendu parler ainsi.

Sa voix était changée, il semblait que ce fût une autre voix.

Suavita écoutait avec une navrante angoisse ces paroles passionnées, inconnues, dont chacune lui perçait le cœur comme un coup de poignard.

Elle se sentit mourir.

Et, avant de tomber, elle voulut voir — voir en face — sa rivale heureuse et détestée.

La chaîne qui la faisait muette se brisa au choc de sa douleur indicible ; elle parla, — mais elle tomba foudroyée.

Paul, stupéfait, et Ysole qui ne voyait point encore son père, s’élancèrent en même temps pour la relever.

Ysole recula devant le visage sévère du général.

Paul seul approcha.

Le général ne le repoussa point, mais il releva Suavita sans lui.

Et quand il l’eut entre ses bras, il regarda Ysole et montra de son doigt tendu la porte de sortie.

Le rouge monta au front de Paul, Ysole lui dit :

— Je vous défends de parler pour moi.

Puis elle resta un instant les yeux fixés sur le comte de Champmas.

Il n’y avait dans ce regard ni humilité, ni forfanterie.

— Monsieur, dit-elle, je suis votre fille, et je vous respecte ; je vous aimais davantage avant le mal que je vous ai fait sans le vouloir. J’aime cette enfant dont j’ai été le malheur et je lui rends son héritage. Ne soyez pas impitoyable envers moi ; ma mère est morte misérablement et je vis comme elle est morte. Ce n’est pas ma mère qui alla vous chercher dans votre château, c’est vous qui vîntes la prendre dans sa chaumière. Moi, je n’avais pas demandé ce nom de Champmas que je vous rends ; je n’avais pas sollicité, dans votre maison noble, la place que je n’y ai point su tenir.

Avant de savoir, monsieur, que Thérèse était ma mère, je l’ai entendue plus d’une fois qui se disait à elle-même : « Il ne faut point toucher à la famille. » J’ai été bien longtemps à la comprendre ; quand je l’ai comprise, j’ai trouvé avec étonnement la même pensée en moi. Toucher à l’arche porte malheur ; vous y avez touché, je suis punie. Il y a eu mensonge écrit sur le livre où tout doit être vérité : vous êtes puni. Dieu a pardonné seulement à celle qui fut complice saintement, sans intérêt et au prix d’un sacrifice. Dieu a pardonné à ma mère.

Elle s’arrêta. Le général avait déposé Suavita sur le canapé.

Paul Labre restait fasciné devant Ysole qui reprit :

— Monsieur, vous ne me chasserez point ; il n’est pas besoin : je vais m’exiler moi-même. Monsieur, souvenez-vous que sans vous j’aurais connu ma mère. La maison de l’honneur elle-même ne vaut rien pour les filles qui n’ont pas de mère. Je ne vous maudis pas. Adieu !

— Aidez-moi, prononça tout bas le comte de Champmas.

Il montrait Suavita.

Ysole s’agenouilla près du divan et fit respirer à sa sœur son flacon de sels.

— Voulez-vous me permettre de l’embrasser avant qu’elle s’éveille ? dit-elle de cette voix profonde et douce qui remuait le cœur de Paul Labre dans ses fibres les mieux cachées.

Le général fit un signe affirmatif.

Ysole baisa les deux joues de Suavita.

— Qu’elle soit heureuse ! murmura-t-elle ; qu’elle soit aimée et qu’elle aime !

Ces mots s’exhalèrent de sa bouche, pieux comme une prière.

Paul appuya ses deux mains contre sa poitrine.

— Elle a respiré, dit Ysole, qui mit sur le front de l’enfant un troisième baiser.

Elle se releva et ajouta en regardant de nouveau son père tête levée :

— Monsieur, quoique je ne sois pas coupable envers vous, je vous demande pardon. Mme la comtesse de Clare, qui m’a perdue, n’était pas la parente de Thérèse Soulas, mais bien celle du général comte de Champmas.

Un rouge de sang remplaça la pâleur qui couvrait les joues du général.

— Et ce fut sous le prétexte de vous sauver, Monsieur, continua Ysole, que le faux Louis de Bourbon, votre complice, entra dans cette maison du quai des Orfèvres, d’où vos deux filles sortirent, l’une avec un bâillon sur la bouche, l’autre avec un poison dans le cœur.

Elle fit un pas vers le général.

— Monsieur, acheva-t-elle, j’ai dit. Accordez-moi votre pardon et donnez-moi le baiser d’adieu. Vous ne me reverrez jamais.

Le général hésita, puis ses deux bras s’ouvrirent.

Il la tint un instant serrée contre sa poitrine.

Ce fut elle qui se dégagea.

— Elle va s’éveiller, dit-elle en montrant Suavita. Pourquoi ne pas lui dire qu’elle a fait un rêve cruel ? Adieu.

Elle se dirigea vers la porte d’un pas ferme et, comme Paul faisait un mouvement pour la rejoindre, elle lui dit :

— Je vous défends de me suivre.

Le général, en même temps, saisit le bras de Paul.

— Restez ! ordonna-t-il.

Avant de passer le seuil, Ysole se retourna.

Elle avait aux lèvres son éblouissant sourire.

Paul fléchit les genoux.

— Un rêve ! répéta Ysole. Mon père, vous n’avez qu’une fille qui va bientôt vous sourire ; Suavita n’a jamais eu de sœur. Il n’y a qu’une Champmas, Monsieur Paul Labre, qui vous doit la vie et à qui vous devez le bonheur.

La porte retomba sur elle. Suavita s’éveilla, disant :

— Paul !… oh ! comme je demandais à Dieu de pouvoir prononcer un jour votre nom.

Ysole de Champmas ne rentra même pas au château de son père. Sa destinée était accomplie : elle avait choisi la voie du désespoir.

Le lecteur a deviné le nom de l’homme qui avait complété sa perte.

Cet homme a joué dans notre drame actuel un rôle en apparence secondaire, quoiqu’il en tînt tous les fils dans sa main et qu’il en préparât dès longtemps en silence le dénouement inattendu.

C’était le bandit Toulonnais-l’Amitié, l’Ajax des Habits-Noirs : M. Lecoq de La Perrière, ce terrible don Juan qui détestait les femmes et qui les prenait par le dédain.

Toute femme, entre ses mains, était un instrument ou une arme. Il avait juré la perte de son associé et complice le faux prince, fils de Louis XVII, parce que l’influence de celui-ci menaçait la sienne. Il s’empara d’Ysole, qui avait une injure à venger, tout exprès pour lancer Paul Labre contre l’ennemi commun.

Ce fut une liaison bizarre. Lecoq n’aimait pas Ysole qui le haïssait d’instinct. Il y eut une heure où elle l’admira dans sa perversité ; elle se vendit pour acheter cette intelligence, organisée pour le mal, qui tuait sans rémission, comme un poignard empoisonné.

Suavita dormait, couchée sur le canapé du salon.

Les premières lueurs de l’aube se montrèrent aux fenêtres. Le général comte de Champmas et Paul Labre étaient assis auprès de la table, causant tout bas.

Ils avaient veillé toute la nuit ensemble.

— Monsieur le baron, dit le général, votre père était mon ami et mon compagnon d’armes ; vous avez sauvé ma fille, je suis la cause innocente de la mort de votre frère, puisque le coup qui l’a frappé m’était destiné. Je connais la main qui vous attaque : on ne se bat pas contre de pareils adversaires. Vous ne vous battrez pas.

— Je ne me battrai pas, Monsieur le comte, répliqua Paul, je punirai, et ensuite tout sera fini pour moi, car ma vie est brisée.

Le général lui tendit la main.

— J’aurais été votre témoin dans un duel, Monsieur le baron, dit-il encore. Quoi que vous jugiez convenable de faire aujourd’hui, je vous accompagnerai et je vous servirai.