La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 02

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 12-23).
1re  partie


II

Un coin du vieux Paris.


Clampin, dit Pistolet, souffla sur son allumette chimique et se mit à réfléchir.

— Ça doit être crânement bon pour M. Badoît, cette histoire-là, pensa-t-il.

Le bruit sourd avait repris ; Pistolet savait maintenant pourquoi les chocs répétés de la pioche ou du marteau semblaient si lointains : il y avait le matelas.

Pistolet pensa encore :

— Il ne faut pas plaisanter avec le marchef. Il a une manière pour tuer le monde comme moi pour les chats, sans les faire miauler ; mais qu’est-ce qu’il peut fabriquer à coups de pic ? La maison tremble. C’est drôle qu’on ne l’entend pas ici dessous dans les cabinets de société. Après ça, on entend peut-être ; quand ils montent une machine, ceux-là, c’est bien ajusté ! On aura mis des amis dans les cabinets.

Il avait attaché son petit crochet de chiffonnier à un lambeau de bretelle qui retenait son pantalon sous sa blouse ; c’était un engin de chasse qui ne coûtait point de port d’armes.

Pistolet, cependant, restait songeur.

— Quant à me passer de Bobino, ce soir, et de Mèche, mon Albanaise, bernique ! dit-il en prenant sous les fagots le cadavre de l’infortuné matou. J’ai mes vingt sous assurés sur la planche.

Il tâta le corps du délit en connaisseur et ajouta :

— Vingt-cinq sous ! c’est un monument que ce bijou-là… et tendre ! Au Lapin-Blanc ils le feront sauter pour les milords. Et il sera toujours bien temps de dire la chose à M. Badoît demain matin : la chose de M. Coyatier et du nom qu’il a marqué sur la porte matelassée. C’est un nom… Voyons ! Ah ! la mémoire !… Goudron… Gautron ! Du diable si je suis capable de garder ça jusqu’à demain. Me faudrait un portefeuille avec crayon. Je m’en collerais un, s’ils ne coûtaient pas quarante centimes, sans boire ni manger, ni rien payer à Mèche.

Ces vêtements du gamin de Paris, qui semblent si élémentaires, ont toujours un nombre suffisant de poches. Dans ces poches, il y a toutes sortes de choses dont la vente ne produirait pas de quoi prendre l’omnibus. Pistolet fouilla ses poches pour trouver un lambeau de papier ; par hasard, le papier manquait. Pistolet chercha sur le carré ; pas le moindre chiffon.

— J’avais pourtant mis la main sur une miette de charbon qui aurait fait un joli crayon, grommela-t-il ; tiens, je suis bête, la carte de M. Paul s’ennuie là, depuis le temps ; je vais la mener au spectacle.

De son pas furtif, qui ne produisait aucun bruit, il s’approcha de la porte du milieu et enleva la carte de Paul Labre, au dos de laquelle il écrivit à tâtons ce nom de Gautron.

Tranquille désormais au sujet des tours que pourrait lui jouer sa mémoire, il dissimula le matou mort sous sa blouse et descendit l’escalier.

L’heure du plaisir avait sonné. Pistolet, libéré de son bureau, allait dans la rue tête haute et nez au vent.

Quand il eut vendu minet au cours du jour à l’industriel honorable qui devait en faire une gibelotte, Pistolet acheta pour deux sous de pain et deux sous de couenne cuite à la poêle qu’il mangea en gagnant le théâtre du Luxembourg. Sans appartenir à la jeunesse dorée, il avait quelque réputation au contrôle comme effronté claqueur.

— Ma femme est-elle au paradis ? demanda-t-il : Mlle Mèche, s’entend ?

Sa femme était au paradis. Il y monta. Pendant toute la soirée, il étonna la haute galerie par son faste, payant tour à tour de la bière à deux sous, de l’orgeat amidonné, des pommes, de la galette et des noisettes.

Il avait pourtant dans sa poche de quoi sauver la vie d’un homme qui allait mourir, ce chevalier déguenillé de Mlle Mèche. Mais il n’était pas encore rangé et ne songeait qu’au plaisir.

Après son départ, le palier où le meurtre avait eu lieu était resté désert. Chez Mme Soulas, on dînait bien paisiblement ; tout se taisait dans la mansarde de Paul Labre ; le bruit produit par le travail mystérieux qui se faisait dans la chambre no 9 s’entendait seul et plus distinctement.

Dans la nuit presque complète du carré, un rayon vif se dessina tout à coup en éventail, éclairant à la fois les deux recoins et la cage de l’escalier tournant.

C’était la porte du milieu qui s’ouvrait.

Paul Labre se montra debout sur le seuil. Il écouta. Le martellement sourd prit fin aussitôt.

Il paraît que, malgré le matelas, disposé pour amortir le son, celui ou ceux qui travaillaient dans la chambre no 9 gardaient un moyen de savoir ce qui se passait au-dehors.

Un instant, la haute stature et la tête harmonieuse de Paul se découpèrent en silhouette sur la baie cintrée d’une fenêtre qui s’ouvrait au fond de sa chambre, juste en face de l’entrée. On ne pouvait distinguer ses traits parce que la lumière le frappait en plein dos et mettait son visage à contre-jour, mais l’élégance flexible de sa taille et la pureté de ses profils laissaient deviner un homme très jeune et très beau.

Manifestement, c’était le bruit du marteau qui l’avait appelé, car le silence parut l’étonner au plus haut point.

Manifestement aussi, le bruit l’avait arraché à quelque occupation exigeant du calme. Un poète a cette pose inquiète, quand un son importun vient tout-à-coup troubler son recueillement.

Mais Paul Labre n’était pas un poète.

Il jeta d’abord un regard du côté de la chambre tranquille où les hôtes de Mme Soulas prenaient leur ordinaire ; ensuite, son œil interrogea la porte du no 9 qui restait dans l’ombre, et où le nom, tracé à la craie n’apparaissait point.

Il murmura en se touchant le front :

— On n’est plus soi-même, à ces heures. Je me croyais fort, mais j’ai la fièvre, c’est certain, puisque j’entends des bruits qui n’existent pas.

Il prêta l’oreille encore, attentivement, et ajouta :

— Rien ! J’aurais juré qu’il y avait là des maçons en train d’abattre un pan de muraille. Ma tête déménage.

Il rentra.

La chambre où nous pénétrons avec lui était petite et de forme irrégulière. Dans un plan d’architecte, elle aurait eu l’apparence d’une demi-lune légèrement écrasée. La fenêtre à lucarne était au centre de l’arc de cercle. Il n’y avait point de cheminée. Les deux angles étaient fermés en pans coupés par deux étroites armoires d’attache dont la section aurait fourni une sorte de triangle.

La chambre était meublée d’un lit de sangles, de trois chaises, d’une commode et d’un secrétaire. Les chaises étaient bonnes et semblaient venir d’un jardin public ou d’une église, la commode tombait en ruine, le secrétaire en cerisier, noirci par l’âge et les malheurs, avait néanmoins, parmi toute cette pauvreté, une apparence luxueuse. La tablette éreintée et soutenue par surcroît à l’aide d’une canne, plantée debout, comme les charretiers font pour empêcher leurs tombereaux de basculer, supportait quelques papiers, un petit verre à liqueurs plein d’encre et une plume.

Un chapeau noir était sur l’une des chaises. Sur le pied du lit, il y avait un pantalon noir assez neuf, un gilet noir et une redingote noire.

La fenêtre basse, cintrée et coiffée par l’avance du toit qui s’abaissait comme la visière d’une casquette, donnait sur un grand jardin, au-delà duquel diverses constructions monumentales se groupaient.

Paul Labre, au lieu de se rasseoir devant la tablette du secrétaire qu’il venait évidemment de quitter, car l’encre de la page commencée brillait encore, marcha d’un pas incertain vers la fenêtre et regarda au-dehors. Outre ces corps de bâtiments qui bordaient le jardin sur la droite, on voyait au fond une ligne de maisons régulièrement alignées et qui devaient former le revers d’une rue tirée au cordeau.

Sur la gauche, le mur bordait le quai, laissant voir, de l’étage où se trouvait Paul, une échappée de paysage parisien : la Seine et au-delà, le quai des Augustins terminé par la descente du Pont-Neuf, par-dessus lequel la Monnaie se profilait au-devant de l’Institut.

Une maison assez haute et d’aspect sévère à laquelle s’appuyait le mur du jardin, coupait ici le tableau comme la ligne droite d’un cadre.

Nous en avons assez dit pour donner à peu près la situation topographique de cette lucarne, éclairant l’indigent garni de Paul Labre. Elle s’ouvrait sur les derrières de la rue de Jérusalem, à l’angle formé par le quai des Orfèvres ; le jardin qu’on voyait au-dessous était celui de la Préfecture, dont les bâtiments s’étendaient sur la droite, rejoignant la Sainte-Chapelle.

La ligne des maisons régulières était le revers de la rue Harlay-du-Palais.

La chambre de Paul Labre elle-même était l’intérieur du tourjon accolé à la fameuse tourelle qui faisait le coin de la rue de Jérusalem et du quai des Orfèvres : un des restes les plus curieux du vieux Paris.

Tout cela est mort. Vous ne sauriez plus voir la bizarre physionomie de ce lieu que dans la collection photographique, tirée par ordre de M. Boittelle, et dont les meilleures épreuves sont conservées par le savant et très obligeant archiviste de la Préfecture.

En 1834, époque à laquelle commence notre histoire, la tour, le tourjon et la maison contiguë, portant le no 3 de la rue de Jérusalem, étaient possédés par le traiteur Boivin, nom qui n’est pas sans quelque célébrité parmi les sans-gêne de la basse vie parisienne.

Le père Boivin, sans être précisément un archéologue, se montrait très fier de l’antiquité de sa tour, ouvrage avancé des anciennes fortifications du palais.

Il exhibait avec orgueil les traces d’un boulet bourguignon qui avait écorné sa muraille, il ne savait pas trop en quel siècle.

Ce qu’il savait très bien c’est que Boileau-Despréaux était né dans la maison voisine de la sienne : la maison du chanoine. « Boileau, Boivin, disait-il, ça rime ! »

Il savait aussi que l’enfance de Voltaire s’était passée non loin de chez lui dans le bâtiment où est maintenant le bureau de l’imprimerie. Que de poètes dans cette rue qui n’avait pas quinze toises de longueur !

Il savait surtout que sa propre tour avait été habitée par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, ces deux avares, illustrés par une satire de ce même Boileau ; qu’ils y avaient été assassinés et que la tête de l’infortuné magistrat avait pendu à la petite fenêtre du premier étage, donnant sur le quai. On disait encore à cause de cela : la Tour Tardieu ou la Tour du crime.

Mais Boivin n’aimait pas beaucoup ces gens qui, comme le lieutenant criminel Tardieu, surveillent et gênent les bons drilles. « S’il avait bu son sac au lieu de l’empailler, disait-il souvent, jamais on ne lui aurait fait du chagrin, même du temps de la Saint-Barthélémy ! »

Outre la maison du chanoine, oncle de Boileau, et l’hôtel des protecteurs de Voltaire, Boivin avait autour de lui plusieurs choses dont il tirait gloire : l’arcade de Jean Goujon, sa voisine, et surtout la Sainte-Chapelle donnaient, selon lui, bon air à son établissement. Il expliquait volontiers comme quoi le nom de la rue de Jérusalem et le nom de la rue de Nazareth venaient des pèlerins qui avaient coutume de s’assembler autour de la chapelle de saint Louis, en partant ou en revenant de la Terre-Sainte. Il ajoutait : « Ça avait soif, ces fainéants, rapport à l’aridité du désert ; ça demandait à rafraîchir. En foi de quoi, ma buvette date de la croisade. »

Quant aux bâtiments de la Préfecture eux-mêmes, Boivin ne les respectait pas. Ce sont des parvenus qui sortirent de terre aux environs de l’an 1610.

La maison Boivin était un cabaret assez vaste et fréquenté, comme vous pouvez le penser, par des gens complètement étrangers à l’étiquette des cours. Sa principale clientèle était composée de ces hommes hardis et chevaleresques qui, dédaignant le travail manuel et les professions libérales, vivent de la protection qu’ils accordent aux belles. Ils ne jouissent pas de l’estime publique.

À ce fonds, hélas ! considérable, se joignaient quelques gendarmes, des inspecteurs, des garçons de bureau, des pompiers et des rats de Palais, brûlés dans les autres gargotes de la Cité.

La tour, ou plutôt les tours, représentaient la partie galante de l’établissement.

J’ai le frisson en touchant à cela. Vénus pudique, dans les petits oratoires octogones qui formaient les divers étages de la tour principale, se serait voilé la face jusqu’aux genoux.

Néanmoins il y venait des cuisinières de marchands d’ustensiles de pêche, pour fréquenter des gendarmes en tout bien tout honneur.

Dans ces boîtes on tenait aisément deux preux et deux demoiselles. Le père Boivin, ce faiseur de mots, disait : « En bourrant, on en met huit ! Et ça tient ! »

Au 3e étage les « cabinets » s’arrêtaient. Les combles étaient loués en garni.

Le garni se composait en tout de trois chambres : celles de Paul Labre, celle de Thérèse Soulas, qui couronnait la maison no 3, et celle de « Gautron, à la craie jaune », qui occupait le faîte de la Tour Tardieu.

Il n’est pas inutile de noter qu’en 1834, la maison contiguë à la gargote Boivin et marquée du no 5, venait d’être louée par l’administration, qui y reconstituait le service de sûreté, après la destitution du fameux Vidocq.

Le regard de Paul Labre, triste et chargé de rêverie, se tourna vers l’échappée qui montrait un coin du grand paysage de la Seine ; ainsi éclairé par les rayons du couchant, son visage sortait, mâle et net comme un médaillon de David, hors de l’ombre qui était derrière lui. C’était un jeune homme aux traits nobles et fiers. Dans l’expression de ses grands yeux vous eussiez deviné je ne sais quelle hardiesse vaincue et l’éclair éteint d’une gaîté qui n’était plus.

Il avait dû souffrir cruellement et longtemps, après avoir joui avec passion de quelques jours heureux.

Il était très pâle. Son front, couronné de cheveux bruns, court bouclés, avait de la distinction et aussi de l’ampleur. Les lignes de sa bouche faisaient naître l’idée d’une fermeté douce, mais brisée par le malheur.

En somme, quiconque l’eût remarqué, vêtu qu’il était d’une blouse de laine grise, à la fenêtre de ce misérable taudis, aurait pensé qu’il n’avait là ni son vrai costume, ni sa vraie place.

Le mur du jardin, donnant sur le quai, confinait à une série de maisons en retour, formant angle droit avec la cour de Harlay. Presque toutes ces maisons existent encore, excepté la première, la plus grande : celle qui, par conséquent, masquait les autres en ce temps-là.

Elle n’avait que deux étages, tous deux très haut, surmontés de mansardes semi-circulaires, perçant un toit à pic. Elle devait avoir été habitée noblement.

À chaque étage, une fenêtre à balcon ouvrait sur le jardin.

Ce jour-là, celle du premier étage s’abritait derrière ses persiennes fermées, celle du second restait entr’ouverte. Un foulard de couleur rouge flottait au vent, noué à l’un des barreaux du balcon.

Ce fut vers la fenêtre fermée du premier étage que le regard de Paul Labre s’abaissa. Un sourire mélancolique vint à ses lèvres.

— Ysole ! murmura-t-il. Qu’y a-t-il donc dans un nom ? Je l’ai entrevue de loin ; d’en bas je l’ai adorée. Elle va être le dernier battement de mon cœur !

Sa main s’approcha de ses lèvres comme s’il eût voulu envoyer un baiser.

Mais sa main retomba. Ses yeux venaient de rencontrer le foulard rouge qui flottait comme un drapeau au balcon de l’étage supérieur.

Un éclair de curiosité s’alluma dans son regard.

— Voilà trois fois, murmura-t-il, trois fois que je remarque pareille chose. Est-ce un signal ?

Il n’acheva point ; son œil s’éteignit, et ces quatre mots vinrent mourir sur ses lèvres :

— Désormais, que m’importe !