La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 01

Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 1-11).
◄  Envoi
1re partie


PREMIÈRE PARTIE.

CLAMPIN, DIT PISTOLET.

Séparateur


I

Meurtre d’un chat.


C’était un palier d’aspect misérable, mais assez spacieux, éclairé d’en haut par un tout petit carreau dormant que la poussière rendait presque opaque. Trois portes délabrées donnaient sur ce palier où l’on arrivait par un escalier tournant, vissé à pic et dont l’arbre médial suait l’humidité. Les trois portes étaient disposées semi-circulairement.

À droite et à gauche de l’escalier étroit, il y avait en outre deux recoins, contenant quelques débris de bois de démolition, des mottes et des fagots.

Le jour allait baissant. On entendait aux étages inférieurs qui étaient au nombre de trois, y compris le rez-de-chaussée, des bruits confus, où dominaient les cliquetis de verres et d’assiettes. Une violente odeur de cabaret montait l’escalier en spirale et n’avait point d’issue.

Sur le carré de ce dernier étage tout était relativement silencieux. Par la porte de droite, sous laquelle il y avait une large fente, un murmure de discrète conversation sortait avec une bonne odeur de soupe fraîche. Derrière la porte du milieu, c’était un silence absolu. Ce qu’on entendait derrière la porte de gauche n’aurait point pu être défini, et même l’oreille la plus sûre aurait hésité sur la question de savoir si le martèlement périodique et sourd qui faisait vibrer la cage de l’escalier venait de là ou de plus loin.

Il semblait venir de là, mais c’était voilé et comme affaibli par une large distance. Néanmoins, à chaque coup, la cage de l’escalier subissait une profonde secousse.

Dans le recoin à main gauche de l’escalier, on ne voyait rien, sinon l’amas confus des pauvres combustibles, jetés là au hasard. Dans le recoin de gauche, un rayon pâle, pénétrant au travers des fagots, éclairait un superbe chat de gouttière, pelotonné commodément et occupé à se lisser le poil.

La première porte en montant à gauche portait le no 7 et c’était sa seule enseigne.

La porte du milieu, outre son no 8, avait une carte collée à l’aide de quatre pains à cacheter et sur laquelle était un nom, écrit à la plume : Paul Labre.

La troisième porte, celle d’où semblait venir le bruit périodique et inexplicable était marquée du no 9.

En bas, un coucou sonna cinq heures ; il se fit un imperceptible mouvement dans le recoin de gauche ; à droite, le chat dressa l’oreille dans son nid, derrière les fagots. La conversation devint plus distincte à l’intérieur de la chambre no 7 et le bruit des voix qui causaient se rapprocha.

La porte s’ouvrit, laissant échapper cette franche odeur de soupe dont nous avons déjà parlé. La chambre était grande et beaucoup plus vivement éclairée que le carré. On y voyait une table ronde avec sa nappe mise, et, au fond, une cheminée, entourée d’ustensiles de cuisine, pendus à la muraille. Un homme et une femme qui continuaient une conversation commencée se montrèrent sur le seuil.

La femme, qui n’était plus jeune, portait un costume d’ouvrière fort propre où se retrouvait je ne sais quel reflet d’habitudes et de goûts campagnards. Elle avait dû être très belle, et l’expression de son visage inspirait la confiance. Il y avait en elle de la gravité et de la bonté.

Son compagnon était un homme de trente-cinq à quarante ans, petit, mais bien pris dans sa courte taille. Sa figure énergique avait quelque chose de débonnaire et de méfiant à la fois, comme il peut arriver pour les gens dont la fonction contrarie le caractère. Sa joue rasée était bleue de barbe, ses yeux très noirs et abrités sous des sourcils touffus regardaient droit, mais regardaient trop. Il avait le sourire honnête. Ses vêtements étaient ceux d’un petit bourgeois.

— Comme ça, dit la femme, après avoir interrogé le palier du regard et en parlant très bas, le général est à Paris ? Ne me cachez rien, monsieur Badoît, ajouta-t-elle en voyant que son compagnon hésitait. Vous savez bien que je ne suis pas bavarde.

— Je sais que vous êtes la meilleure des plus bonnes, maman Soulas, répondit M. Badoît, mais ça brûle, voyez-vous, et il y a là-dessous une manigance à faire dresser les cheveux ! Je sens Toulonnais-l’Amitié à une lieue à la ronde, moi.

M. Lecoq ! Les Habits Noirs ! murmura Thérèse Soulas avec plus de curiosité encore que de crainte.

Elle ajouta doucement :

— Mou ! mou ! mou ! Ce minet devient presque aussi mauvais sujet que M. Mégaigne. Viens, trésor !

Badoît lui tendit la main.

— À tout à l’heure, dit-il. Je serai là pour le potage, six heures tapant… C’est drôle tout de même que les dames ont généralement des idées pour les mauvais sujets.

Il y avait là-dedans un reproche. Thérèse Soulas se mit à rire bonnement et retint la main qu’on lui donnait.

— Savez-vous pour qui j’ai une idée ? murmura-t-elle, c’est pour le pauvre grand garçon qui est si pâle. J’ai… j’ai eu une fille qui aurait presque cet âge-là.

Elle regardait d’un air triste la porte du milieu, marquée du no 8.

— Ah ! Ah ! répliqua Badoît avec bonne humeur, je ne suis pas jaloux de M. Paul ! S’il avait du goût pour l’éclat, celui-là, il irait loin. Son affaire avec le général l’avait planté du premier coup… mais ça se ronge de honte et de préjugés. À vous revoir, Madame Soulas ; je suis sur une piste, et j’ai un diable dans le corps !

Il descendit lentement l’escalier. Mme Soulas resta un instant pensive sur le pas de sa porte.

— Le général ! se dit-elle. Ma fille est heureuse dans sa maison. Je sais qu’il l’aime autant que son autre fille. C’est singulier ; moi, je ne connais pas son autre enfant, et je l’aime presque autant que ma fille !

Elle fit sa voix toute douce pour appeler encore :

— Mou, mou ! mou ! libertin ! mou ! mou !

Mais l’obstiné matou se gobergeait sous ses fagots et faisait la sourde oreille.

Mme Soulas rentra et referma sa porte. Pendant tout le temps qu’elle avait été sur le palier, le bruit régulier et sourd avait cessé dans la chambre no 9. Aussitôt que Mme Soulas eut disparu, le bruit recommença.

Elle était maintenant assise auprès de sa cheminée, regardant fixement une grande marmite de cuivre, où bouillait le pot-au-feu.

— Moi, pensait-elle, il ne sait plus que j’existe, et qu’importe ? Je ne lui ai jamais rien demandé pour moi.

Elle avait pris sous le revers de son fichu une petite boîte qu’elle ouvrit. La boîte contenait le portrait d’un fort beau cavalier portant le costume de lancier et les insignes de chef d’escadron. Sous le portrait, on pouvait lire ces mots : « À Thérèse. »

Mme Soulas le regarda. Il eût été malaisé de traduire l’émotion de son sourire. Ce n’était en aucune façon de l’amour.

— Ils disent que les révolutions ont changé le monde, murmura-t-elle. Un homme beau, riche, puissant, passe dans un pauvre pays ; il trouve une femme belle, il lui prend sa conscience et son repos ; il s’en va heureux, elle reste misérable. Quand autre chose à la place de cela ?… Ah ! j’ai eu bien de la tendresse et bien de la colère ! Mais je n’ai plus rien, sinon la pensée de ma fille, Ysole est heureuse chez lui ; tout ce que je pourrais faire pour lui, je le ferais de bon cœur.

La marmite bouillait copieusement, jetant à profusion ces effluves qui offensent les estomacs rassasiés et ravissent jusqu’à l’extase l’humble appétit du poète. Mme Soulas se leva pour mettre en ordre le couvert : une demi-douzaine d’assiettes dont chacune avait sa bouteille coiffée d’une serviette en turban.

Nous sommes ici dans une table d’hôte.

On frappa : deux habitués entrèrent. M. Mégaigne, le mauvais sujet, et M. Chopand, un homme rangé.

Il faut bien arriver à vous le dire, depuis le commencement de ce récit, vous n’avez encore vu que des agents de police. Mme Soulas tenait gargote pour messieurs les inspecteurs. Badoît était un inspecteur ; M. Mégaigne, ce brillant viveur, était un inspecteur ; c’est un inspecteur aussi que ce Chopand, tournure de rentier, cœur de comptable.

Paul Labre lui-même, l’inconnu, l’unique brin d’herbe par où nous puissions nous rattraper à la poésie, hélas !…

Ce palier mystérieux appartenait à une maison historique, dont nous vous ferons bientôt la monographie. Nous sommes rue de Jérusalem, en plein cœur de la sûreté publique. Les bruits et les parfums de cabaret qui montaient par l’escalier à vis appartenaient à l’établissement du père Boivin qui avait deux maisons et la tour du bord de l’eau, dite aussi la tour Tardieu ou la tour du crime.

La chambre no 9, d’où sortait ce bruit énigmatique qui se prolongeait patiemment et semblait venir de si loin, occupait précisément le dernier étage de la tour.

M. Mégaigne avait un habit bleu à boutons noirs. C’était don Juan avec un arrière goût d’employé des pompes funèbres ; M. Chopand portait une redingote demi-solde et peu de linge ; il était petit, maigre, jaune-gris, ridé à sec et brillait surtout par son flegme et sa voix de basse-taille.

— Belle dame, dit Mégaigne, en saluant de son chapeau luisant, agité gracieusement à deux pieds au-dessus de sa tête, j’ignore pourquoi vous daignez vous intéresser au général comte de Champmas, mais j’ai l’avantage de vous annoncer qu’on l’a extrait du Mont-Saint-Michel pour l’amener à Paris où il doit témoigner dans une affaire de complot politique.

— Où il témoigne, rectifia Chopand. L’affaire se juge en ce moment même.

— Le général a été bon pour ma famille, dit simplement Mme Soulas.

Elle ajouta :

— Qu’est-ce que c’est donc que cette fameuse histoire qui vous met tous en rumeur ?

— Bon ! s’écria Mégaigne, le Badoît a parlé ? Quel bavard ! Il n’y a pas d’affaire. Ce n’est qu’un mot qui n’a ni queue ni tête, et entendu par un gendarme, encore ! Les gendarmes entendent toujours de travers, c’est le règlement.

Chopand se mit à rire. Entre gendarmes et inspecteurs la sainte amitié ne règne pas.

— Pendant le voyage du Mont-Saint-Michel à Paris, reprit Mégaigne, à je ne sais plus quel relais, un homme a pu s’approcher du général, un homme en blouse, et lui a dit quelque chose, dont le brave gendarme n’a attrapé qu’un petit morceau. « … Gautron à la craie jaune. »

— Devine, devinaille ! interrompit Chopand. Voilà tous les finauds de la sûreté en quête ! Gautron à la craie jaune ! hein ! qué rébus !

— Gautron à la craie jaune ! répéta M. Mégaigne en haussant les épaules. Est-ce une enseigne ?

— Ou une manière d’accommoder Gautron ? risqua M. Chopand : comme qui dirait Gautron à la purée ?

— Et là-dessus, poursuivit M. Mégaigne, voilà mon Badoît parti ! Il veut toujours mieux faire que les autres ! Sa mouche, le petit Pistolet, qui tue les chats et va-t-en ville, a rôdé toute la matinée autour du Palais. Cherche ! moi, je dis : Gautron à la craie jaune ou Gautron à la sauce blanche, on en donne au gouvernement pour son argent, et c’est bête de gâter le métier. Pas de bile ! voilà mon opinion.

Quand six heures sonnèrent, cinq convives s’assirent autour de la table ; deux places restèrent vides, celle de M. Badoît et celle du voisin du no 8, Paul Labre, qu’on avait déjà appelé plusieurs fois.

En ce moment, et quoique le jour eût encore baissé sur le palier, on aurait pu voir quelque chose d’informe s’agiter dans le recoin, à droite de l’escalier ; dans le trou de gauche, le chat cessa de lustrer son museau et prit une attitude inquiète.

— Quoi ! dit une voix de ténor aigu, très enrouée, je ne peux pas en faire, moi, des matous, pas vrai ? Et M. Badoît ne me donnera rien pour avoir entendu cogner ici près ou plus loin, car du diable si je sais où on pioche. Il n’est pas monté un seul minet et j’ai besoin de mes vingt sous : Mêche, mon Andalouse, m’attend à Bobino avec toutes ces demoiselles ; faut que l’amour de maman Thérèse y passe ! Je me rangerai quelque jour, c’est dit ; mais jusqu’à ce que je m’aie rangé en grand, c’est encore l’âge du plaisir et de la folie !

Une forme humaine, grêle et dégingandée, sortit lentement du noir. Aux lueurs qui tombaient du jour de souffrance, on aurait pu distinguer des os pointus sous un bourgeron bleu déteint et une tête étroite, coiffée d’une énorme toison couleur de filasse.

Cela fit un pas et s’étira. C’était Clampin, dit Pistolet, jeune homme libre, mais non sans profession, puisqu’il travaillait pour M. Badoît, pour les gargotiers de la Cité et pour bien d’autres.

Le chat se renfonça sous les fagots ; il sentait un ennemi.

Pistolet, qui semblait marcher pieds nus, tant son pas était muet, tourna la cage de l’escalier. Il avait à la main un tout petit crochet de chiffonnier, véritable joujou d’enfant qu’il avait dû fabriquer lui-même avec un brin de fagot et un clou.

— Mou, mou, mou ! appela-t-il en contrefaisant bien doucement la voix de Mme Soulas.

Les fagots bruirent par l’effort que faisait le matou pour pénétrer plus avant sous le tas, à reculons.

— Innocent, lui dit Pistolet, ne fais donc pas de manières ; tu ne t’en apercevras seulement pas. Et tu ne peux pas dire que je n’ai pas attendu. Maman Soulas a bon cœur ; s’il était venu le moindre lapin de gouttière… Mais non, quoi ! Il y a des jours comme ça. Quand on arrive tard à Bobino, tu sais, c’est la grêle… Bouge pas !

Les yeux du matou luisaient comme deux charbons et indiquaient exactement la place de sa tête.

Il y a de grands chasseurs, et presque tous les grands chasseurs sont un peu chirurgiens. Clampin, dit Pistolet, visa avec soin et piqua. Les deux charbons s’éteignirent.

— Là ! fit-il, c’était donc la mer à boire !

Ce dernier mot n’était pas encore prononcé, qu’un grincement se fit entendre derrière la porte no 9. Depuis quelques secondes, le bruit de martellement avait cessé.

Pistolet se laissa choir sur les fagots, sans respect pour le cadavre tiède de sa victime, et demeura immobile.

La porte no 9 s’ouvrit, et Pistolet vit quelque chose de singulier.

Il faisait jour encore à l’intérieur de la chambre. La porte qui s’ouvrait en dehors montra son revers. Elle était doublée d’un matelas.

— Pour qu’on n’entende pas les coups de pioche, pensa Pistolet. Pas bête !

Un homme de taille herculéenne, que la lumière prenait à rebours, se montra sur le seuil. Il écouta et regarda. Puis il sortit et promena un morceau de craie sur les planches de la porte.

— Il met son nom, pensa Pistolet. On va voir.

Ce fut tout. L’homme rentra et poussa le verrou de la porte en dedans, mais pour rentrer, il avait mis en lumière son profil perdu, et Pistolet murmura d’un ton de surprise profonde, où il y avait bien quelque frayeur :

M. Coyatier ! le marchef !

— Mais voyons voir l’étiquette qu’il a collée sur sa boutique ! ajouta-t-il.

Une allumette chimique grinça et fit feu. Pistolet l’approcha toute flambante de la porte du no 9 et put lire ce nom : Gautron.

Ce nom était tracé avec de la craie jaune.