La Rose des sables/La Rose des sables

Piazza (p. 156-167).


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LA ROSE DES SABLES

Nous voici donc les hôtes de « la Rose des sables* ».

C’est le nom donné à El Goléa, la reine des oasis du Sud algérien. Duveyrier, le lieutenant Dugrais, Marcelle Vioux, Jacques Lacour-Gayet, Edouard de Keyser l’ont célébrée à l’envi ; le commandant de Lafargue lui dédiera, au cours du congrès, un rapport chaleureux comme un hymne… Cette « rose » saharienne n’était cependant pas tout à fait « déclose », quand il nous fut donné à notre tour de la respirer. Je crois qu’elle ne s’épanouit vraiment qu’en avril ou mai. Et nous n’étions qu’aux premiers jours de février ! Mais déjà le printemps s’annonçait. Et puis y a-t-il un hiver à El Goléa ? La nuit, peut-être, où le thermomètre parfois tombe à 4 degrés au-dessous de zéro. Mais, le jour, tout y est lumière, douceur, enchantement. Nous sommes bien ici, cette fois, à mille kilomètres d’Alger, au carrefour des routes d’Ouargla, de Ghardaïa, d’In-Salah, de Timimoun : si le Transafricain se construit jamais (on en peut douter, et la piste pour autos compte de plus en plus de partisans, même en Algérie), ce sera la grande plaque tournante du désert.

C’est déjà une station privilégiée, d’une richesse de végétation inouïe et qui ne cessera de s’accroître. Ce qu’ont fait en quelques années de cette maigre halte de caravanes les officiers des affaires indigènes qui s’y sont succédé, depuis le commandant Lamy jusqu’au lieutenant de Bruce, — un descendant de Robert Bruce, transplanté au Sahara, dont les dunes fauves s’harmonisent admirablement avec le blond ardent de ses cheveux et de ses sourcils, — passe toute créance : El Goléa est leur chef-d’œuvre, le miracle de l’eau qu’ils sont allés chercher aux entrailles du sol et que tout un ingénieux réseau de seguias diffuse à travers l’oasis, transformant une glaise affreusement magnésienne, mangée d’une lèpre blanche et salée, en un parterre édénique.

Il serait tout à fait injuste de ne pas joindre dans notre reconnaissance, aux noms de ces premiers pionniers de la culture française, ceux des Pères Blancs de la mission saharienne (qu’on retrouvera plus loin) et celui du regretté Dal Piaz, le fondateur des hôtels transatlantiques, l’amoureux d’El Goléa : sa flamme s’est par bonheur transmise à son successeur Ricard, président de ce Congrès de la rose et de l’oranger, dont l’initiative lui revient et qu’il pavoisera de sa bonne humeur. MM. Doumergue et Tardieu ont fait école, et le sourire est devenu chez nous une politique. Pour s’en plaindre, il faudrait ne pas se rappeler le mot du vieux Guizot à un débutant qui lui confessait, en rougissant, ses tendances optimistes :

— Mais non, jeune homme, vous avez raison. Les pessimistes ne sont jamais que des spectateurs.

Et, en vérité, où serait-on optimiste, sinon à El Goléa ? Tout y convie, et à oublier l’Europe, son spleen, ses brumes, ses plans Young et ses conférences pour le désarmement. Que les soirs y sont beaux, de la terrasse du vieux ksar ! Mais ce n’est pas cet évanouissement brusque de la lumière dont parlent les auteurs et que ne précède aucune ombre, et le jour, même ici, meurt par degrés ; on en peut suivre les lentes dégradations, scandées par la voix nasillarde du muezzin sur sa tour :

« La clah ill Allah… Ô vous qui allez dormir, recommandez votre âme à Celui qui ne dort jamais et dont les millions d’yeux vont s’ouvrir tout à l’heure sur l’immense front de la nuit saharienne. »

Pourquoi les ciels nocturnes paraissent-ils ici plus vastes qu’ailleurs ? Les étoiles ne scintillent pas au désert : elles luisent fixement, à cause de l’extraordinaire siccité de l’air, et cet éclat dur, que rien n’amortit, entre droit en nous comme une lame ! Ah ! que l’on conçoit céans l’acte d’immolation, l’anéantissement en Dieu d’un Foucauld, d’un Psichari !

Je ne me lassais pas des nuits du désert et j’aimais aussi la somptuosité de ses couchants, ces sortes d’agonies triomphales de la clarté. S’il me fallait choisir pourtant, je leur préférerais les matins. Ils ont beau se répéter depuis des millénaires, l’œil ne peut que les contempler avec la même surprise émerveillée : c’est comme une abolition du temps, un retour à la jeunesse du monde, une rentrée dans la candeur et la suavité initiales. On dirait que la création recommence avec chacun d’eux. Mais, pour goûter leur fragile beauté, il ne faut pas attendre que le soleil soit levé. Il y a encore une ou deux étoiles dans le ciel qui bleuit doucement. Et tout le désert, les dunes, les monts, les murs de toub des jardins, sous le trait vert de leurs palmiers, et la ville elle-même ne font qu’une grande rose d’or. Pas une ombre cette fois. C’est prodigieux. Ensuite, c’est plus banal, et l’on peut s’aller recoucher.

C’est l’après-midi, d’ailleurs, que l’on fait la tournée des jardins. Le plus riche, le plus délicatement entretenu et où l’on ne manque pas de vous mener est le jardin d’Abaza — «  Mohammed ben Brahim Abaza, négociant-propriétaire, officier du Mérite agricole », — pour restituer à notre hôte les prénoms et titres que porte sa carte de visite.

Le matin, Abaza est à son comptoir : il tient boutique, bazar plutôt, dans l’une des rues du quartier européen, entre un marchand égyptien aux beaux yeux mélancoliques, spécialiste en poignards touareg à croix franque et en mamelles de dromadaires séchées et ornées d’arabesques, et un marchand juif de cartes postales qui me confia son rêve d’aller un jour « à Panam ». Plus sage, Abaza, deux fois marié, ici à une Harratine, dans Ghardaïa à une Mzabite, et Mzabite lui-même, ne songe pas à quitter El Goléa, — sauf, bien entendu, tous les deux ans, pour la visite rituelle que sa loi religieuse l’oblige de rendre à sa conjointe du Mzab, — et le fait est qu’El Goléa lui a procuré toutes les satisfactions qu’un homme de sa sorte, intelligent, travailleur, avisé, pouvait en attendre.

Lui-même, au congrès, nous conta, par la bouche de son fils, le col sanglé dans un faux-col impeccable, comment, en 1901, avec un bourriquot entre les jambes et 105 francs en poche, il vint s’installer ici, loua une boutique et — Allah soit remercié ! et les clients aussi — vit son petit capital augmenter d’année en année. Il avait l’amour des fruits et des fleurs. Il acheta sur ses économies la plus horrible des chebkas, un carré de sol magnésie où ne poussaient que des joncs, l’entoura d’un mur de toub, le débroussailla, piocha, engraissa, avec des phosphates et du terreau qu’il faisait apporter de très loin à dos d’âne, y conduisit l’eau d’une seguia voisine, payée à prix d’or, et, pour commencer, y planta des palmiers ; puis il s’attaqua à la sous-culture, mandariniers, orangers, citronniers, cédrats. En 1915, il essaya des roses… Aujourd’hui, les jardins de Damas rivaliseraient à peine avec les siens : il en possède quatorze dans El Goléa et autant de maisons ; il a auto, serviteurs nègres, jardiniers à la tâche et au mois ; il nous reçoit sous sa tonnelle, grande conque fraîche au cœur de la plus odorante des roseraies, où, sur de moelleux tapis du Souf, nous est servi, dans des porcelaines de Chine, le thé à la menthe qui a remplacé un peu partout le café dans les oasis du Sud. Des cédrats énormes, pareils à des lanternes japonaises, semblent éclairer la scène. Abaza conclut modestement :

— J’ai montré à mes compatriotes ce que peut le travailleur du Mzab quand il veut…

Il parle avec émotion de la France, « notre patrie bien-aimée ».

— Il est sincère, nous dit le commandant Cauvet, qui préfère les Mzabites aux Arabes…

Il ne me rabattra pas un centime, le soir, sur une bourse du Hoggar à longs rubans de cuir incrusté que je voulais rapporter à ma petite-fille…

Et puis, à El Goléa, il y a le vieux ksar, le mont Saint-Michel du désert, une ruine de ville fortifiée, pyramidant comme l’autre autour de sa gara et toute bourdonnante de légendes. Aux petits Arabes dépenaillés qui vous y mèneront, demandez l’histoire du marchand qui criait, autour du souk : « Je vends du chagrin. Qui veut du chagrin ? » Ou bien celle de M’Barka bent El Khas, la belle sultane berbère qui commandait à Taorirt (premier nom de la ville) et que le sultan du Maghreb vint assiéger pour la punir de n’avoir pas voulu l’épouser. Mais, au bout d’un mois de siège et quand la ville n’en pouvait plus, la sultane fit faire une grande lessive qu’on mit à sécher sur les murs ; après quoi, ce furent de grosses galettes dorées qu’on jeta par-dessus les remparts ; enfin, une chèvre bien nourrie qu’on poussa hors de l’enceinte. — « Eau, blé, viande, rien ne leur manque, pensa le sultan, dont les troupes tiraient la langue. Allons-nous-en. »

El Goléa, la Rose des sables, est aussi El Goléa, la patrie des jolies fables.