La Rig-Véda et les livres sacrés des Hindous

La Rig-Véda et les livres sacrés des Hindous
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 252-282).


LITTÉRATURE INDIENNE


LE RIG-VÉDA ET LES LIVRES SACRÉS DES HINDOUS.


I. Rig-Veda-Sanhita, together with the Commentary of Sayanacharya, edited by Dr Max Müller, Oxford 1849-1854. — II. Rig-Veda, traduit en anglais par M. H.-A. Wilson, vol. 1er, Oxford 1850. III. — Le Rig-Véda ou Livre des Hymnes, traduit en français par M. Langlois, de l’Institut, 4 v. in-8o, Paris 1848-1851. — IV. Des Védas, par M. Barthélemy Saint-Hilaire. de l’Institut, 1 vol., Paris 1854.

Il y a plus de trois mille ans, un petit peuple pasteur et guerrier, parti selon toute apparence des plaines situées entre la Mer-Caspienne et le lac Aral, descendait des froides régions de la Haute-Asie, en s’avançant vers les belles contrées arrosées par l’Indus, le Gange et la Djamounâ. Ce petit peuple, c’étaient les Aryens. Poussés par l’instinct de la migration, ils marchaient résolument à la recherche d’une terre promise, d’une nouvelle patrie, dans laquelle les premiers historiens grecs, antérieurs d’un et deux siècles à l’expédition d’Alexandre, nous les montrent établis sous le nom d’Indiens ; mais ces Indiens, qui se nommaient eux-mêmes les hommes vénérables, âryas, ne formaient que l’un des trois rameaux de la grande famille asiatique, iranienne ou aryenne, dont les plaines de la Chaldée avaient été le berceau. Des deux autres branches, l’une demeura sur le sol natal : ce fut le peuple zend, d’où sortirent les Mèdes et les Perses ; l’autre donna naissance aux nations qui, s’écoulant par le Caucase et suivant les deux rives de la Mer-Noire, occupèrent l’Asie-Mineure et se répandirent dans toute l’Europe : ce furent les Grecs, les Romains, les Celtes, les Germains, les Slaves, etc. Voilà en deux mots l’histoire de la race japhétique, de ces descendans du second fils de Noé dont la Bible a dit en termes si précis : « C’est d’eux que sont issus les peuples les plus éloignés, qui se sont répandus dans leurs pays divers, chacun avec son langage et ses familles, et qui formèrent des nations[1]. » Ces paroles du livre saint, encore plus vraies pour l’avenir que pour le passé, la philologie les a pleinement confirmées. N’a-t-elle pas mis en parfaite lumière le lien qui unit entre eux tous les idiomes anciens et modernes parlés par les peuples des trois rameaux de la race aryenne ?

Ces affinités n’existent pas seulement dans le langage. Quand on commença à étudier la littérature sanscrite, on retrouva entre le génie de ces nations asiatiques et celui des peuples de l’Occident des rapports non moins frappans. Chez les Aryens de l’Inde, on remarqua cette tendance à réfléchir et à rêver qui produit la philosophie et la poésie, cette vivacité d’imagination qui est propre aux peuples japhétiques. Comme les plus célèbres nations de l’ancien monde, ils avaient eu l’honneur d’implanter une civilisation au milieu de tribus barbares, d’imposer leur langue aux vaincus. Autant que les Grecs, ils eurent le sentiment de leur supériorité intellectuelle ; fiers de leur race, comme les Romains, ils étendirent leur domination jusqu’aux limites du monde qu’ils connaissaient. Par malheur, aucun élément nouveau, aucune idée régénératrice ne vint retremper les Hindous séparés des grandes nations qui accomplissaient à leur tour de brillantes destinées. Énervés par un long séjour dans des climats trop favorisés du ciel et mêlés par la suite des temps aux races indigènes, ils ne surent point résister aux attaques fougueuses de l’islamisme. Il y a huit siècles déjà que l’ère de la décadence a commencé pour eux, mais ils ont conservé avec un soin jaloux leurs traditions religieuses. Au moment où, sous l’influence d’une conquête de plus en plus complète et sous l’empire des idées nouvelles qui pénètrent à leur insu les plus vieilles nations de l’ancien monde, ces traditions couraient le risque de se perdre, l’Europe elle-même, représentée par quelques savans anglais dont les noms ne périront pas, — William Jones, Colebrooke, Wilkins et d’autres, — Prit sous sa protection les monumens les plus vénérés de la littérature sanscrite, et les brahmanes, dépositaires des textes anciens, consentirent à initier aux secrets de leur idiome sacré ces Européens dont le caractère honorable et l’ardeur pour l’étude leur inspiraient une entière confiance.

L’effet que produisirent sur ces esprits d’élite les premiers pas qu’ils firent dans le vaste domaine des études indiennes est surtout visible dans les brillans discours de sir William Jones et les profondes recherches de Colebrooke sur la philosophie des Indiens. Ces deux hommes éminens eurent le pressentiment des grandes découvertes réservées à ceux qui suivraient leurs traces. Ils furent les véritables conquérans de l’Inde ancienne, et on leur doit en grande partie ce qui s’est fait depuis eux, car ils ont retrouvé un monde oublié. On ne peut donc s’empêcher de se retourner vers eux et de les saluer d’un souvenir reconnaissant à la vue des publications magnifiques dont l’Angleterre a doté l’Europe savante depuis cinquante ans. Le texte des lois de Manou, imprimé deux fois à Calcutta avec un commentaire et traduit par W. Jones, avait fait connaître l’organisation de la société aryenne, divisée par castes dix siècles avant notre ère, à l’époque où le brahmanisme brillait du plus vif éclat, dominant la royauté de toute la hauteur qui élève le pouvoir spirituel au-dessus de la puissance temporelle. Les grandes épopées, le Mahâbhârata et le Râmâyana, l’Iliade et l’Odyssée de ces peuples adorateurs des héros[2], publiées en entier, la première à Calcutta par les soins du comité d’éducation, la seconde à Paris par M. G. Gorresio de Turin, donnèrent la mesure du génie poétique des Indiens, Dans les deux pourânas récemment traduits par MM. E. Burnouf et H. Wilson[3], on eut deux spécimens fort curieux de ces recueils immenses, un peu informes, pareils aux dépôts d’alluvion, dans lesquels se sont accumulés tous les récits mythologiques, toutes les légendes qui ont cours dans le monde des Hindous, compositions bizarres où le dogme et la poésie se prêtent un mutuel secours pour donner une âme aux objets sensibles et revêtir d’un corps les abstractions de la métaphysique.

La philosophie spéculative et la philosophie dogmatique, le drame, l’apologue cher aux Orientaux, la chronique merveilleuse ont eu aussi depuis longtemps leur place parmi les publications auxquelles l’Angleterre, la France et l’Allemagne prennent part avec une si noble émulation. Cependant il y avait encore une conquête à faire dans le domaine des études indiennes. Tant que les quatre Vêdas ou livres sacrés restaient à l’état de manuscrit entre les mains des brahmanes ou dans les bibliothèques de l’Inde et de l’Europe, il était difficile, pour ne pas dire impossible, de se faire une idée du premier âge des peuples hindous. On avait beau rechercher leurs origines dans les poèmes et dans les recueils de lois ; le passé reculait toujours, et la vérité historique, enveloppée dans des mythes nuageux, s’évanouissait comme les illusions causées par le mirage. Désormais les Védas ont été publiés et traduits presque en entier ; on a remonté jusqu’à sa source ce fleuve majestueux et profond de la littérature sanscrite. C’est donc de ces importans travaux que nous voudrions parler, de manière à être compris de tout le monde, et en insistant particulièrement sur le Rig-Véda, qui est le sujet de cette étude.


I.

Lorsque les Aryens arrivèrent sur le sol de l’Inde, leur religion était une espèce de sabéisme ; ils rendaient un culte à la nature divinisée. Telle fut aussi la religion des Chaldéens, des Perses et de la plupart des peuples anciens. Après avoir adoré Dieu dans ses plus éclatantes manifestations, l’homme oublia bientôt le Créateur suprême que ses yeux cherchaient vainement à travers le ciel. Il adressa ses prières aux élémens, qui sont des puissances en comparaison de sa faiblesse ; il invoqua les corps célestes, qui règlent les saisons et marquent le temps. Cet obscurcissement de l’intelligence humaine, cette substitution du culte des puissances naturelles à l’adoration d’un Dieu unique, fut comme le premier pas que faisaient les nations primitives vers le polythéisme après la dispersion des enfans de Noé. Partagés en familles ou tribus qui devaient bientôt devenir des peuples, les Aryens, à l’époque reculée où nous nous plaçons, n’avaient point encore rempli leur olympe d’une myriade de divinités étranges et bizarres. La Terre, qui produit et alimente les objets propres aux sacrifices, fleurs et fruits, troupeaux et céréales ; l’Eau, qui rend la Terre féconde ; les Vents, qui règlent les saisons en exerçant leur influence sur la température ; le Feu, emblème de la force, qui dévore l’offrande et nourrit les dieux ; les Crépuscules du soir et du matin (les Açvins, jumeaux), qui servent à marquer l’heure de la prière ; la Lune, que les poètes remercient de ce qu’elle éclaire sans chaleur ; l’Aurore, symbole du réveil de la nature ; enfin les mânes des ancêtres (pitris) qui réclament leur part du sacrifice, — tels furent les premiers objets de la vénération de ces tribus émigrantes. Le culte qu’elles rendaient à ces divinités consistait en sacrifices, en prières et en hymnes chantés durant les cérémonies. L’ensemble de ces cérémonies fut réglé par les Védas, qui se partagent en quatre parties : le Rig-Véda ou livre des hymnes, le Yadjour-Véda (Blanc et Noir), que l’on peut appeler un rituel, et qui contient les formules propres à être récitées pendant la célébration des sacrifices ; le Sâma-Véda, recueil d’hymnes et d’invocations empruntées au Rig et au Yadjour ; enfin l’Atharva-Véda, plus récent que les trois autres, renfermant les formules d’incantations, d’exorcismes et d’imprécations.

Sur les quatre Védas, il en est un qu’il convient de laisser de côté, le quatrième et dernier, parce qu’il est le produit, non de l’inspiration religieuse des Aryens, mais de la colère, de l’esprit de vengeance et de la superstition des brahmanes. Le troisième disparait devant les deux premiers, dont il est sorti. Le second est d’une grande importance ; il paraîtrait même que jadis son nom (Yadjous, du radical yadj, sacrifice) s’appliquait à l’ensemble des quatre Védas réunis en un seul ouvrage qui comprenait les préceptes, les prières, les formules et les hymnes[4]. Lorsque la division actuelle eut été établie, chacun des quatre Védas fut représenté dans les sacrifices par un prêtre particulier. Au directeur du sacrifice (adhvaryou) il appartint de réciter les prières du Yadjous ; l’officiant (hotri, celui qui présente l’offrande) chanta les hymnes du Rig, en répandant sur le feu les libations ; le chantre (oud-gâtri) répéta à haute voix et sur un ton modulé les chants du Sâma, et un brahmane choisi dans l’assemblée prononça des incantations empruntées à l’Atharvan.

Si l’esprit même de la religion des temps védiques se trouve caché dans les chants du rituel ou Yadjour-Véda, — et pour qu’on puisse le savoir, il faut attendre que M. le docteur Albrecht Weber, de Berlin, en ait achevé la publication et traduit le texte, — le sentiment religieux et guerrier des peuples aryens éclate tout entier dans les hymnes du Rig-Véda. La première divinité qu’ils invoquent, c’est Agni, le Feu.


« Je chante Agni, le dieu prêtre et pontife, le magnifique, — Agni héraut du sacrifice. — Qu’Agni, digne d’être chanté par les richis (sages) anciens et nouveaux, rassemble ici les dieux. — Que par Agni l’homme obtienne une fortune sans cesse croissante, glorieuse, et soutenue par une nombreuse lignée. — Agni, l’offrande pure que tu enveloppes de toutes parts s’élève jusqu’aux dieux…<ref> Toutes nos citations du Rig-Véda sont empruntées à la traduction de M. Langlois.</<ref>. »


Dans ces simples paroles qui commencent le premier des mille et quelques hymnes du Rig-Véda, il y a plus d’idées que de mots. Agni — Ignis — est prêtre et pontife, puisque c’est lui, le feu, qui reçoit l’offrande et la présente aux dieux. Par l’éclat de sa flamme, il proclame le sacrifice ; il est comme le phare, le signal étincelant vers lequel s’empressent d’accourir, pareilles à des oiseaux affamés, ces pauvres divinités avides de manger les oblations. Quand l’homme a su se rendre propice celui qui est le pontife, — les prêtres le nomment plus énergiquement la bouche des dieux, — n’est-il pas assuré de voir arriver entre ses mains tous les dons de la fortune ? Sa gloire brillera sur la terre ; il aura des enfans qui à leur tour offriront des sacrifices à ses mânes. Enfin ne semble-t-il pas que l’officiant, après avoir jeté dans les flammes le beurre clarifié, le regarde avec une confiante admiration s’élever vers le ciel, enveloppé dans ce même feu qui monte dans l’air au milieu de la fumée, comme le soleil avec son cortège de nuages dorés ? Puis voyez comme cette flamme, qui brillait d’abord sur l’autel sous une forme restreinte, s’élève, s’agrandit, et prend tout à coup des proportions gigantesques. « De larges rayons, brillans comme des éclairs, enveloppent Agni, centre des clartés ; le centre où il repose est comme la caverne (du lion), et ses flammes y puisent d’immortels alimens, de même qu’au sein d’un volcan profond. » Dans ces deux exemples, il y a une grande différence de ton ; Agni, présenté d’abord comme l’esprit divin absorbant l’offrande, apparaît ici comme le symbole abstrait du feu, redoutable, puisant sa force en lui-même. C’est ainsi que dans la poésie indienne les images se succèdent, se pressent, se croisent comme des éclairs à travers le ciel. Chaque phrase renferme un sens allégorique ; chaque allégorie se transforme bientôt en légende. De ce que le Feu est honoré le premier dans les hymnes du Rig, les commentateurs vont conclure qu’il est le premier et le dernier, l’alpha et l’omega du bataillon divin ; il est l’Olympe tout entier, il conduit les divinités en qualité de chef, que dis-je ? de général d’armée (sénapati), et le voilà doté d’un char ! «Agni, sur ton char bienheureux, amène les dieux ! » Puis le chantre inspiré, après avoir lancé ces accens énergiques qui expriment si bien une ardente prière, s’adresse à ceux qui pratiquent la cérémonie sous sa direction :


« Mortels éclairés, étendez le gazon sacré ; qu’il soit arrosé de beurre à l’endroit où les dieux vont venir prendre leur ambroisie. — Qu’elles s’ouvrent, les portes divines (de l’enceinte sacrée) que le sacrifice sanctifie, qu’elles s’ouvrent aujourd’hui pour la pieuse cérémonie. — J’appelle à ce sacrifice la belle Nuit et la belle Aurore. Qu’elles viennent toutes deux prendre place sur cette herbe couçâ[5] … Que les trois déesses qui apportent la joie, Ilâ, Sarasvati et Mahî, daignent sans crainte s’asseoir sur ce couçâ. — J’appelle ici le grand Tvachtri, qui sait revêtir toutes les formes ; qu’il soit notre ami… »


Quelle douce piété, quelle foi sincère dans ces invocations ! On croit voir les dieux arriver sans bruit avec leurs grandes ailes, et prendre place au banquet. Il n’y a pas de temples ni de pagodes ; l’autel est un tertre de gazon environné d’une enceinte autour de laquelle siègent les officians et la famille qui, par leurs mains, présente les libations aux divinités. Les trois déesses nommées ensemble par le poète sont trois sœurs, trois muses, comme diraient les Grecs, les personnifications de l’hymne, de la parole et de la récitation. Certes il avait le sentiment de la beauté de son langage, le peuple qui divinisait tout d’abord la poésie sous la triple forme du vers, du sens des mots et de l’harmonie de la diction. Quant à Tvachtri, nommé Viçvakarmâ (celui dont les œuvres sont variées), charpentier divin, artiste du monde des dieux, il fait le pendant du Vulcain de la fable. Plus habile encore que le forgeron boiteux, fils de Junon, il a fabriqué non-seulement la foudre, mais aussi les chars invisibles qui transportent les habitans des cieux au gré de leurs désirs, et aussi vite que la parole. C’est lui encore qui soutient, en la réparant à propos, la charpente de ce pauvre monde éprouvé par tant de cataclysmes. Qu’on ôte à ce dieu ses marteaux et son enclume, qu’on lui enlève sa physionomie humaine, et il sera l’une des formes du feu, celle qui met en fusion les métaux, la chaleur répandue dans l’air et cachée dans les entrailles de notre globe.

Agni, le feu, qui est le plus impalpable, le plus mystérieux et le plus puissant des élémens, devait occuper la première place parmi les dieux des Aryens. Après lui vient Indra, divinité multiple aussi, tantôt armé de la foudre comme Jupiter, tantôt décochant à travers l’espace ses traits vainqueurs, comme Apollon. À quelle occasion Indra saisit en main le tonnerre pour la première fois, une antique légende, rapportée dans le Mahâbhârata, le raconte dans un style grandiose. Il est nécessaire de connaître ce mythe pour comprendre le rôle d’Indra, et nous essaierons d’en donner une esquisse, en réduisant aux proportions d’un récit abrégé ce long épisode de la première guerre des dieux contre les titans.

Dans le premier des quatre âges du monde vivaient les Dânavas ou Titans, bien difficiles à vaincre par les armes ; on nommait aussi Kâléyas (les noirs, fils de Kali, l’âge de fer) ces troupes d’êtres grandement redoutables. Or, s’étant mis sous la conduite de leur chef Vritra, et tenant en main des armes de toutes sortes, ils se ruèrent tous ensemble contre les dieux, qui avaient Indra à leur tête. Plusieurs fois déjà les dieux avaient fait des efforts pour vaincre ce démon, et ne pouvant y réussir, ils allèrent, précédés d’Indra, trouver le dieu suprême et créateur, Brahma. Le dieu qui se tient au plus haut des cieux, les voyant tous inclinés devant lui, leur dit : « Je connais parfaitement, ô Dévas, l’œuvre que vous désirez accomplir. Allez trouver un sage austère nommé Dadhitchi, plein de générosité, et dites-lui : Donne-nous tes propres os pour le bien des trois mondes ! » Les Dévas arrivent près de l’ermitage du saint, qui vivait en solitaire au milieu des oiseaux au doux chant et au brillant plumage, parmi les gazelles et les bêtes fauves habituées à rester en paix sous l’œil du sage. À la demande que lui firent les dieux, celui-ci répondit : « Je vais faire ce qui vous est utile à l’instant même. » Et il abandonna son propre corps. Alors les immortels prirent les os du sage expirant, et, le visage joyeux, ils les donnèrent à Tvachtri en disant : « Polis cela ! » L’artisan divin se mit à l’œuvre ; avec les os du sage il fabriqua la foudre, puis la remit à Indra en disant à son tour : « Avec cette foudre, ô Indra ! réduis en cendres aujourd’hui même ce terrible ennemi des dieux !… »

N’y a-t-il pas autant de grandeur que de simplicité dans ce début ? Les Grecs, qui prêtaient à leurs dieux toutes les faiblesses de l’humanité, afin de se les mieux pardonner à eux-mêmes, les Grecs voluptueux, amis du beau, du bien-être, de tout ce qui flatte l’esprit et les sens, n’auraient jamais inventé le vieux solitaire sacrifiant sa vie pour le salut des dieux et des hommes. Le sage Dadhitchi est plus qu’un stoïcien ; il y a en lui quelque chose qui va presque jusqu’à l’abnégation chrétienne. La mythologie ainsi entendue s’élève jusqu’à la philosophie la plus haute. Le génie indien n’a-t-il pas compris, et la légende ne dit-elle pas clairement qu’il y a dans les saints une vertu qui peut seule dompter les démons ? L’homme déchu, quand il est purifié de ses fautes, quand il a renié la corruption, sort volontiers et sans regret de son enveloppe mortelle et s’envole vers Dieu. La suite de l’épisode présente des beautés d’un autre ordre, et nous la donnons en entier.


« Donc, armé de la foudre, bien soutenu par les déités puissantes, il (Indra) attaqua Vritra qui se tenait dans le ciel en l’enveloppant, Vritra que les fils de Kali, avec leurs grands corps, protégeaient de toutes parts avec leurs armes levées et pareilles à des montagnes aux pics aigus. — Alors les Dévas soutinrent contre les Dânavaa (Titans), pendant quelque temps, un combat immense et qui épouvantait le monde. — Les glaives que les bras des héros tenaient levés et qui s’entrechoquaient faisaient un grand bruit, et aussi résonnaient en tombant avec force sur les corps, — et les têtes qui tombaient du haut du ciel jonchaient le sol de la terre, qui semblait couverte de feuilles de palmier arrachées à leurs tiges ! — Avec leurs armures d’or, ces fils de Kali, tenant en main des massues, se répandaient en torrens sur les Dévas, comme les arbres d’une forêt en feu. — De ces Titans qui couraient si rapidement, les dieux ne purent supporter le choc, plus impétueux qu’on ne saurait l’imaginer, et mis en déroute, ils s’enfuyaient d’épouvante.

« Or, les voyant fuir effrayés par centaines de mille, et comme Vritra grandissait toujours, Indra fut pris d’une grande faiblesse ; — la peur du noir démon lui causait tant de frayeur, qu’il tremblait, le dieu Indra, et il alla au plus vite vers le seigneur Nârâyana[6], son refuge ; — et, ayant vu Indra pris de faiblesse, Vichnou, qui est impérissable, le pénétra de sa propre splendeur, augmentant ainsi la force du Déva. — Quand ils virent qu’Indra était ainsi revêtu de la puissance par Vichnou, les dieux des diverses classes réfléchirent tous sur cet éclat, qui brillait en lui… — Quand il reconnut que le chef des Dévas était plein de force, Vritra poussa un très grand cri dont le bruit traversa la terre, les points de l’horizon, l’espace lumineux et le firmament de toutes parts. —De son côté, le grand Indra fut saisi de fièvre en entendant ce cri grand et terrible. Tout en proie à la terreur, il lâcha cette foudre formidable destinée à tuer l’ennemi, — et, frappé par la foudre d’Indra, il tomba, le grand démon qui portait la guirlande d’or… — Ce chef des Titans étant tué, Indra, tout craintif, courut dans l’eau pour s’y cacher. Il ne se figurait pas que la foudre fût partie de ses mains ; il avait eu si peur, qu’il ne supposait pas que Vritra fût tué. — Tous les Dévas, dans leur joie,… célébrèrent Indra, tandis que les autres immortels réunis tuaient sans relâche tous les démons dévorés de chagrin par suite de la mort de Vritra. »


Arrêtons-nous ici. Ce qui reste de démons se précipite au fond de la mer, comme après l’orage les grosses nuées qui avaient de toutes parts escaladé le ciel tombent en pluie et retournent par les fleuves à l’océan, quand la foudre les a brisées et vaincues. Telle est l’image réelle qu’il faut chercher dans cette légende, soit qu’il s’agisse des ténèbres passagères produites par un orage de la mousson, ou des ténèbres primitives que l’esprit de Dieu dissipa en prononçant le fiat lux, Indra, ainsi pénétré de la puissance de Vichnou, devient tout simplement l’air saturé de l’électricité répandue dans tous les corps. Quand il tremble au fracas de cette foudre échappée de ses mains et dont il ignore les effets, le chef des Dévas, le glorieux Indra disparaît ; on ne voit plus que la personnification du firmament, le ciel ébranlé et comme frappé de terreur par les éclats du tonnerre qui ébranle les voûtes célestes, le Jupiter atmosphérique dont parle Ennius :

Aspice hoc sublime candens quem invocant omnes.

Mais tout aussitôt le poète lui remet au front la divine auréole, et le place, de nouveau à la tête des autres dieux qui célèbrent sa victoire. C’est sous cette dernière forme aussi que l’adoraient déjà les Aryens. Ils le regardaient comme leur dieu protecteur par excellence et invoquaient son appui par des hymnes du ton de celui-ci :


« Ô Indra, viens à notre secours ! donne-nous de l’or ; l’or procure l’opulence, la victoire, la force constante et durable. — Avec l’or et protégés par toi, nous pouvons repousser nos ennemis et à pied et à cheval. — Protégés par toi, ô Indra, nous prenons nos armes, auxquelles tu donnes la force de la foudre, et nos ennemis sont vaincus dans le combat. »


L’or fascine déjà le regard des Aryens ; ils voient dans ce métal étincelant le symbole de la force autant que celui de la richesse. Ce qu’ils demandent surtout, c’est la faveur propice du dieu qui règne sur le firmament, qui déroule les nuées à son gré et rend aux horizons leur sérénité troublée par les orages :


« Avec l’empressement qui pousse le coursier vers la cavale, qu’Indra vienne prendre les copieuses libations que le père de famille a versées dans les coupes. Que le grand dieu avide de nos offrandes arrête ici son char magnifique, tout resplendissant d’or et attelé de deux chevaux azurés….. — Il est rapide, il est grand ! Dans les œuvres visibles, sa valeur brille d’un éclat irréprochable… Terrible, couvert d’une cuirasse de fer, enivré de nos libations, il va au milieu de ses sujets, dans le lieu où sont enchaînés les nuages, se jouer du magicien Çouchna[7]….. — Lorsque tu veux faire retirer les ondes et dans chaque partie du ciel restituer à l’air toute sa pureté, alors, ô puissant Indra, dans ton ivresse qui répand sur nous le bonheur, tu frappes Vritra avec courage et tu nous ouvres l’océan des pluies ! »


Voilà Indra sous sa forme complète de dieu de l’éther : Jupiter et quandoque pluit, quandoque serenus ; telle était à peu près l’idée que se faisaient les philosophes et les poètes grecs et romains de l’éther, le premier des dieux, âme universelle tout ignée, pleine de feu, se répandant du ciel sur la terre pour animer la nature, et aussi d’un Jupiter poussant à travers l’espace son char ailé, maître des dieux et vainqueur des élémens. Dans les stances que nous ont léguées les chantres du Rig-Véda, on sent comme un flux et un reflux de l’esprit poétique qui monte vers le dieu, le contemple face à face, le dépeint sous des traits nettement définis, puis tout à coup redescend sur la terre, laisse échapper comme une ombre l’image poursuivie et ne saisit plus que les attributs de sa divinité. Le mythe n’est pas encore tout à fait recouvert par la légende, comme dans le Mahâbhârata, L’image cependant commence à prendre un corps, les puissances de la nature revêtent des formes humaines et héroïques. Cet autre hymne adressé à Indra fera mieux comprendre notre pensée :


« J’apporte mon hommage au dieu magnifique, grande vrai et fort. Telle que le cours de ces torrens qui descendent de la montagne, sa puissance est irrésistible ; il ouvre à tous les êtres le trésor de sa force et de son opulence. — Ah ! sans doute le monde entier se dévoue à ton culte ; ces libations coulent en ton honneur non moins abondantes que des rivières, quand on voit ta foudre d’or, menaçante, meurtrière, s’attacher sans relâche au corps de Vritra, semblable à une montagne. — Pour ce terrible, pour cet adorable Indra, viens, brillante Aurore, préparer les offrandes du sacrifice ; ce dieu fort, puissant, lumineux, il n’est Indra que pour nous soutenir, comme le cheval n’est fait que pour nous porter. — O Indra, trésor d’abondance et de louanges, nous sommes à toi, en toi nous mettons notre confiance. Les hymnes montent vers toi, et nul autre n’en est plus digne. À toi sont nos chants, de même que tous les êtres sont à la terre. — Indra, ta force est grande, et nous sommes tes serviteurs. Accomplis le vœu de celui qui le chante ; ta force est aussi étendue que le ciel, et cette terre se courbe de frayeur devant ta puissance. — O dieu armé de la foudre, tu déchires avec ton arme les flancs de Vritra, de cette large montagne qui remplit les airs, et les ondes qu’elle retenait par toi ont retrouvé leurs cours. Oui, tu possèdes la souveraine puissance ! »


On peut juger par le ton général des hymnes à Indra que ce dieu était véritablement le Jupiter des Aryens. Pasteurs et guerriers, ces peuples invoquaient avec confiance la divinité bienfaisante qui verse les pluies pour féconder la terre et le dieu héroïque armé de la foudre. Il ne faut pas oublier que les aïeux des Hindous, descendus des plateaux de la Haute-Asie, avaient à lutter sans relâche contre des hordes plus ou moins sauvages qui occupaient déjà les rives des grands fleuves de l’Inde. À chaque page, il est fait allusion, dans les hymnes du Rig-Véda, aux races impies qui mettent obstacle à la célébration des sacrifices. Plusieurs de ces chants inspirés sont presque des chants de guerre, ou tout au moins des prières adressées aux dieux pour la destruction des ennemis partout présens que ces tribus émigrantes méprisent et redoutent à la fois ; mais à la différence des peuples qui s’avanceront plus tard vers l’Occident comme un fléau, les Aryens marchent avec l’enthousiasme et le recueillement d’une nation choisie, décidée à protéger contre la barbarie qui l’entoure le dépôt de ses traditions, son culte, sa civilisation naissante. » Ô dieux ! s’écrient-ils, puissions-nous avec votre secours et dans un jour favorable attaquer les armées des impies ! » c’est-à-dire de ceux qui ne font pas de libations. S’adressant aux Marouts (dieux des vents) éternellement jeunes, ils diront encore : « Ô Marouts ! accordez-nous une force qui soit stable ; que nos gens soient pleins de force, qu’ils soutiennent les attaques de nos ennemis ! » Ils supplient le Soleil nourricier (Pouchan) d’éloigner d’eux « ceux qui s’approchent pour les frapper. » C’est surtout Indra, comme nous l’avons vu, c’est aussi Agni, le feu sous sa forme meurtrière, qu’ils invoquent dans ces stances animées où l’on croit entendre les Aryens pousser un cri de détresse : « Ô Agni jeune et resplendissant, sauve-nous du rakchasa[8] ; sauve-nous du méchant étranger à toute générosité ; sauve-nous de l’ennemi cruel et de celui qui veut notre mort ! — Comme le guerrier armé d’une massue, écrase de tous côtés nos vils adversaires, ô toi qui es entouré de rayons brillans ! — Ne souffre pas que nous ayons pour maître celui qui nous hait, le mortel qui aiguise ses traits contre nous ! » — Et ailleurs, reprenant les images d’une poésie plus douce : « O Agni, pour que notre maison traverse heureusement ce monde, tu peux nous donner un vaisseau dont les rames marchent sans jamais s’arrêter, qui transporte à l’abri du naufrage nos guerriers, nos princes, notre peuple ! »

À travers le lyrisme de ces odes, la fibre humaine résonne toujours. Si l’âme a le premier rôle, si c’est elle qui parle et s’exhale en accens inspirés, le cœur fait entendre sa plainte. Le ciel doit être le partage des Aryens après leur mort ; ils iront dans un monde invisible retrouver leurs ancêtres, qui sont presque des divinités à leurs yeux, et cependant ils ne demandent point aux dieux protecteurs cet éternel bonheur de l’autre vie, tant ils sont assurés de l’obtenir[9].

Voilà bien un peuple de croyans qui se fraie la route l’épée à la main parmi les infidèles. Il est sous la colonne de feu, sous la nuée lumineuse. Dans les stances qu’il récite, on sent frémir l’enthousiasme religieux, plus puissant encore que l’instinct guerrier ; s’il a peur quelquefois, il croit et espère toujours. Quand l’ennemi le serre de trop près, il crie vers ses divinités ; les dieux ne sont-ils pas intéressés au triomphe des Aryens qui leur offrent d’abondans sacrifices, qui les nourrissent par de grasses libations, comme le disent les poètes en leur naïf langage ? Exsurgat Deus !… Les nations de bonne race et prédestinées à un avenir glorieux ont seules de ces instincts irrésistibles auxquels obéit le dernier pasteur aussi bien que le chef des guerriers. Quand on lit les hymnes du Rig-Véda, on croit voir les familles aryennes marcher en phalange serrée, les yeux au ciel, l’arc en main, tantôt combattant sous la protection d’Agni, d’Indra, des Marouts, qui sont comme leurs dieux pénates, tantôt chantant après la victoire les stances qui accompagnent le sacrifice. Chose étrange, c’est la conquête de l’Inde qui s’accomplit durant les intermèdes de ces cérémonies religieuses, et cependant les prêtres élèvent la voix bien moins pour célébrer les actions guerrières des chefs de tribus ou le triomphe de leur race que pour invoquer les dieux amis et tutélaires. De cette conquête elle-même, il n’est rien dit dans les Védas. Les noms des chantres inspirés, prêtres ou princes, qui composèrent les hymnes du Rig et du Sâma ont tous été conservés ; à peine si vous rencontrez çà et là la mention de quelques-uns des rois qui contribuèrent par leur valeur à fonder la nationalité aryenne. On dirait au milieu du désert un autel sur lequel fume le feu du sacrifice ; le prêtre parle et chante, et autour de l’enceinte se tiennent le roi et le peuple, qui répondent à sa voix.

Quels sont les ennemis qui essaient de barrer le passage aux émigrans et sur lesquels le Véda appelle la colère d’en haut ? Des barbares errans, des sauvages hideux aux cheveux hérissés, à la peau noire, qui se précipitaient sur les tribus aryennes pendant leurs longues marches, ou les attaquaient à l’improviste dès qu’elles cherchaient à s’établir sur quelque point. Épouvantés et exaspérés par ces actes incessans d’agression, les poètes anciens appellent leurs ennemis du nom de dasyous, voleurs, qui signifiait aussi dans leur idée des hommes sans lois, sans rite religieux, plongés dans les ténèbres de l’ignorance, n’offrant aux dieux ni holocaustes, ni libations, des brigands impies. Ils les nommaient encore rakchasas, ogres ou géans[10], et longtemps après la conquête ces êtres difformes et cruels, associés aux vampires (piçâtchas), aux gnomes (yakchas), aux dragons et aux grands serpens, apparaîtront dans les épopées et les drames pour tomber sous les coups des demi-dieux et des héros. À mesure que la superstition créera des dieux nouveaux, à mesure que le ciel se peuplera de Dévas parcourant l’espace sur leurs chars divins en compagnie des déesses, la légende inventera des monstres ennemis des hommes, et la terre de l’Inde aura sa chimère, son hydre, sa tarrasque. Alors naîtront les guerriers, les fils de rois, incarnations des dieux. Rama, les cinq Pândavas, Krichna, Balarâma, etc., qui délivreront le monde de ces génies redoutables, à la manière des paladins et des caballeros andantes dont nos aïeux aimaient à redire les exploits merveilleux.

Les Aryens marchent si bien en pays inconnu, suivant le cours des fleuves qui descendent de l’Himalaya, qu’ils ignorent jusqu’au nom des peuples qu’ils traversent comme un vaisseau sillonne les vagues d’un océan nouveau. La confiance qu’ils ont dans la protection de leurs dieux n’exclut point toutefois en eux le sentiment de la crainte. Habitués à vivre dans les plaines, en qualité de pasteurs, ils regardent avec une inquiétude superstitieuse les forêts sombres, impénétrables, d’où les agresseurs sauvages, embusqués comme des bêtes fauves, se précipitent à tout instant pour enlever à la tribu surprise ses bœufs, ses chevaux, ses chars, simples richesses, précieux trésors des peuples primitifs. Ils ne voient point arriver sans une secrète terreur l’obscurité, la nuit protectrice des êtres pervers et des animaux malfaisans. Les ténèbres leur donnent en quelque sorte le frisson, parce qu’ils croient que la nuit les dépouille eux-mêmes de leur force pour augmenter celle de leurs ennemis. Dès que le soleil a disparu, ils deviennent pusillanimes et pareils à des guerriers désarmés. Comme ils prêtent une oreille attentive aux hurlemens des loups, aux rugissemens des lions et des tigres, aux cris des oiseaux nocturnes, associant dans leur imagination ces voix terribles à des êtres revêtus de corps étranges et gigantesques ! C’est Indra qu’ils appellent en ces momens de trouble, et ils lui disent : « Donne la mort à ces mauvais esprits qui prennent la forme de chouette, de chat-huant, de chien, de loup, d’oiseau, de vautour… Éloigne ces êtres malfaisans qui, cruels et vagabonds, ont des figures d’hommes ou de femmes. — Tue cet être mâle ou femelle qui emploie une magie pernicieuse. » Le poète qui parle ainsi, c’est Vacichtha, le plus austère, le plus sérieux des anciens sages. Les Aryens éprouvent donc ces étreintes de la peur qui donnent le cauchemar ; aussi célèbrent-ils le retour de l’aurore avec allégresse. « Ramenant la parole et la prière, s’écrient-ils, l’aurore reprend ses teintes brillantes ; elle ouvre pour nous les portes du jour. Elle illumine le monde,… elle visite tous les êtres… »

La déesse aux doigts de rose, l’Aurore classique, reste bien loin derrière cette Aurore indienne, qui ramène la parole et la prière. Parler et prier, penser et connaître Dieu, ne sont-ce pas là les deux plus beaux attributs de la créature intelligente ? Elle est comme la tendre mère des Aryens, cette divinité vigilante qui vient à son réveil visiter tous les êtres et leur rendre la vie après le sommeil, qui est l’emblème de la mort. C’est pourquoi ils lui adressent encore cette touchante invocation : « Fille du ciel. Aurore, lève-toi, apporte-nous tes richesses et ton abondance… L’Aurore, comme une bonne mère de famille, vient pour protéger le monde ; elle arrive, arrêtant le vol. du génie de la nuit…»

N’est-il pas consolant pour l’humanité de songer qu’il y a trente siècles des poètes savaient tirer de leur cœur et de leur âme de pareils accens ? Avant d’avoir fait la moindre découverte dans le domaine des arts et des sciences, l’homme possède l’entier développement de ses facultés intellectuelles, et c’est le sentiment religieux qui le soutient à cette hauteur. À l’époque des Védas, la nation aryenne n’en était encore qu’aux élémens de la civilisation, et cependant voyez comme ses chants sont colorés de vives images ! C’est que ces émigrans conservaient le souvenir de leur simplicité primitive, tout en marchant à la conquête d’une terre inconnue ; la vue d’horizons nouveaux, l’impression qu’ils ressentaient à l’aspect des phénomènes particuliers aux climats méridionaux, leur causaient cette surprise naïve que les peuples jeunes encore savent exprimer dans un langage tout empreint de fraîcheur et de véritable poésie.

Il ressort des hymnes du Rig-Véda que les Aryens, pareils en cela aux Européens établis dans le Nouveau-Monde aux premiers temps de la découverte, marchaient, pour ainsi dire, en trois corps. Il y avait les colons établis à poste fixe dans des grâmas : ce mot a pris depuis la signification plus restreinte de village ; il désignait une ville non fortifiée, située au milieu des champs, et dans laquelle résidaient les gens de la caste servile, gardiens des troupeaux, ainsi que les agriculteurs. Le grâma était sous la protection d’Agni, dieu du feu, parce que là on offrait le sacrifice, là vivait la nation réunie autour de ses prêtres et de ses chefs. La forêt se défrichait à la ronde, et les Aryens prenaient possession du sol, comme l’indique le mot kchitaya (association d’hommes qui habitent et possèdent)[11]. À mesure que ces villages prenaient de la consistance, les pasteurs reculaient plus loin leurs demeures temporaires ; puis autour d’eux se fixaient des laboureurs qui ouvraient avec le fer de la charrue de nouvelles places désertes, et une autre portion de la tribu partait en avant-garde, allant porter ailleurs les premiers germes de la civilisation.

Les Aryens savaient travailler le fer, et ils l’employaient à se fabriquer des armes, comme aussi à façonner des instrumens aratoires. L’or, nous l’avons remarqué déjà, leur était bien connu : ils en appréciaient la valeur et semblaient attacher un grand prix à la possession de ce métal éblouissant, dont ils voient l’image dans les rayons du soleil ; mais leur véritable richesse, celle qu’ils protégeaient de leur mieux contre les assauts des barbares, c’étaient les bœufs, les vaches et les chevaux ; les bœufs servaient au labourage, les vaches nourrissaient la tribu par leur lait, les chevaux servaient à conduire les chars des combattans. Ces deux genres de troupeaux représentaient pour eux la paix et la guerre, l’abondance heureuse ou l’impétueuse mêlée. « Héros, bienfaiteur des mortels, disent-ils à Indra, donne-nous la jouissance d’un pâturage plein de vaches ! — Dieu sage et prudent, tu es entouré de tes lueurs comme un roi de ses femmes ;… fais le bonheur et la fortune de tes serviteurs en nous donnant la beauté du corps, des vaches et des chevaux. » Dans ce mot, la beauté du corps, se trahit la fierté d’une race qui tient à se conserver pure au milieu des barbares. La vache, qui deviendra plus tard le symbole du brahmanisme, de la terre, un animal sacré et inviolable (dont aujourd’hui encore les pieux Hindous reçoivent l’ambroisie dans leurs mains pour s’en frotter la face) ; la vache, première richesse des Aryens, est assimilée par les poètes aux rayons du jour naissant, aux lueurs du crépuscule, à tout ce qui a une teinte fauve dans le ciel. Elle est le nuage, elle verse sur le feu du sacrifice le suc nourricier de ses mamelles ; quel autre animal est doué comme elle de fécondité, généreux dans ses dons, prêt à livrer à la main qui le trait les trésors de son lait ? Le cheval a toutefois un rôle plus brillant ; n’est-ce pas lui qui précipite le combattant au milieu de la mêlée ? Les dieux des Aryens, comme ceux des Grecs, possèdent des chevaux infatigables aux belles couleurs. Indra arrive au sacrifice, traîné par deux coursiers azurés ; quelquefois ce noble animal est pris pour le char et même pour le dieu du soleil, à cause de sa marche rapide et de sa flottante crinière. Plus tard, il sera le symbole de la royauté suprême ; le prince victorieux de ses ennemis lancera à travers le monde un coursier que personne n’osera arrêter dans son élan impétueux. De retour près de son maître, ce coursier sera offert en sacrifice au milieu de cérémonies qui prendront le nom d’açvamédha (sacrifice du cheval).


II.

Le soleil Soûrya, celui qui marche à travers les cieux, nommé aussi Savitri, celui qui lance ses rayons, et Pouchan, le nourricier, est honoré par les Aryens à l’égal d’Agni et d’Indra. Ces trois dieux représentent le feu, l’éther et le soleil, illuminant à la fois le monde visible et l’intelligence des mortels : « C’est toi, Savitri, dit le poète, qui as créé, toi qui animes tous ces êtres bipèdes ou quadrupèdes. — O Savitri, couvre aujourd’hui notre maison de ta douce et invincible protection….. O soleil, donne-nous aujourd’hui le bonheur, demain le bonheur, chaque jour le bonheur ! » Ce brillant soleil de l’Inde «tend ses bras d’or vers le sacrifice ; » il a « des mains d’or » et aussi « une langue d’or. » Dès qu’il paraît, le ciel revêt la couleur du précieux métal. « Le divin Savitri se lève, et développe la forme d’or qu’il a revêtue.» — Et ailleurs : «Que le divin et opulent Savitri arrive, remplissant les airs et traîné par ses chevaux, ayant dans ses mains tous les biens des mortels et donnant la vie aux êtres ! — Que ses bras d’or, longs, étendus, atteignent les frontières du ciel ! La grandeur de Savitri éclate dans le soleil, et elle est l’objet de nos louanges….. — Que le puissant et divin Savitri, maître de la richesse, nous accorde l’opulence sous cette forme lumineuse qui apparaît dans l’espace ; qu’il nous dispense les biens qui conviennent aux mortels !… »

Il y a dans les hymnes adressés au soleil une solennité particulière, un mouvement calme analogue à la marche régulière de l’astre qui poursuit son cours d’un pas égal. On sent la profondeur des horizons et le silence du matin dans ce réveil du dieu qui tend ses bras d’or et atteint les frontières du ciel. Les pâtres assis dans les grandes herbes de la plaine se lèvent à sa vue et reçoivent sur leurs visages la douce chaleur de ses premiers rayons ; les chiens cessent leurs aboiemens, et les troupeaux que l’aurore avait surpris broutant le gazon tout imprégné de rosée se couchent pour dormir. L’homme a reconnu dans l’astre divin l’œil de la nature, le témoin de ses actions, qui semble lui dire : Lève-toi et travaille ! « Le Soleil, qui jette son regard sur les hommes, se place au milieu des airs, remplissant le ciel, la terre, l’atmosphère… — Savitri, aux cheveux brillans, couronné des rayons du soleil, a élevé à l’orient sa lumière immortelle… » Le poète hindou dépeint ainsi d’un trait rapide l’intonsus Apollo des Latins, et à propos de ces ressemblances avec les images employées par les Grecs ou les Romains, il y a lieu de faire une remarque importante : c’est que si les Aryens parlent aux dieux avec une certaine familiarité, leur piété est plus vive et plus ardente que ne le sera celle d’Homère et de Virgile. Ils sont plus préoccupés de la puissance de leurs divinités, ils en attendent plus de bienfaits ; on dirait qu’ils espèrent capter leur bienveillance en les flattant. Les chantres des hymnes choisissent leurs expressions moins par goût de poésie et pour frapper en passant un vers immortel que pour rendre un hommage sincère au dieu objet de leur culte. Les Aryens ont dans leurs chants religieux la gravité sereine d’un peuple croyant et convaincu ; l’idée ne leur est pas venue encore de forger sur les immortels des légendes grotesques, parce que les dieux qu’ils invoquent ont à peine revêtu une forme complètement humaine. En poésie comme en art, ils ne trouveront jamais la pureté de diction et de trait qui distingue les Grecs. La forme chez eux demeurera toujours un peu flottante comme les lignes de ces immenses horizons que les feux du soleil baignent partout d’une lumière éblouissante. Cependant la vérité du sentiment ne perd pas autant qu’on le croirait à cette diffusion de la pensée. Un véritable amour de l’humanité et de la nature n’éclate-t-il pas dans ces stances au Soleil : « Que le divin Savitri….. conserve notre vue ! — Conserve la clarté de notre vue ; qu’elle dirige notre corps ! que nous puissions jouir du spectacle de ce monde ! — Que nous puissions te voir, ô admirable Soûrya ! que nous puissions contempler nos semblables ! » Le divin Homère eût-il mieux dit quand ses yeux défaillans commençaient à se troubler et qu’il sentait avec un vague effroi la vue de son esprit s’agrandir à mesure que se resserrait l’horizon de son regard ?

On peut remarquer encore dans les chants du Rig-Véda l’esprit de sociabilité qui distingue le peuple aryen. Par la voix du prêtre, c’est la nation entière qui prie ; l’idée religieuse n’est-elle pas le lien le plus puissant entre les enfans d’un même pays ? Le respect des aïeux, l’une des vertus des nations primitives, n’y fait pas faute non plus. Il y a çà et là des invocations aux ancêtres divins (pitris) qualifiés d’ancêtres des dieux, et dans lesquels on peut voir les patriarches qui donnèrent le jour aux tribus aryennes longtemps avant leur établissement dans l’Inde. À l’appui de cette hypothèse, nous citerons ce passage d’un hymne au Soma (breuvage sacré) : « Les pitris, gardiens des hommes, l’ont reçu comme un nourrisson et ont développé la merveilleuse magie dont il est l’auteur. » Dans un autre hymne consacré à ces personnages vénérés, le poète évoque des noms mystérieux qui rappellent d’anciens sages, d’anciens prêtres dont les familles se sont perpétuées, et qui apparaissent dans les ténèbres de l’histoire comme les instituteurs des rites religieux. Où vivaient-ils ? quelles furent leurs actions ? La tradition n’en dit rien ; seulement leurs enseignemens ont survécu, et ce jeune peuple, trop simple pour être oublieux ou ingrat, se reporte vers eux par la pensée. En attendant qu’il naisse des héros, tout le respect des Aryens se porte sur ces saints des âges passés que la légende placera un jour dans le ciel comme fils de Brahma et seigneurs des créatures.

L’hymne au Soma nous montre les pitris recevant cette liqueur comme un nourrisson. On appelait Soma le jus de l’asclépiade que l’on avait mêlé et fait fermenter avec du lait, de l’orge et d’autres grains. Ce breuvage réjouissait les dieux et leur causait même une douce ivresse ; à plus forte raison devait-il produire ce double effet sur les hommes, auxquels il donnait, s’il faut en croire les poètes, la vie par excellence, la santé, la force pour résister à l’ennemi, et enfin l’immortalité ou plutôt le paradis après leur mort. Le Soma est donc d’abord une liqueur fermentée, un breuvage tonique et enivrant auquel les bardes antiques adressent des hymnes par centaines. Plus tard, il devient une divinité ; il est identifié avec Indou, la lune, le dieu tutélaire des Aryens. Le sage Gotama invoque le Soma par des stances magnifiques, dont voici quelques lignes :


« Tu nous conduis dans la meilleure des voies ; sous ta direction, ô dieu appelé Indou, nos pères pieux et sages ont obtenu la faveur des dieux. — Soma, saint dans les choses saintes, fort dans les choses fortes, généreux dans les choses généreuses, abondant dans les choses abondantes, tu es opulent, tu es grand, tu es le précepteur des hommes !… »


Toujours le souvenir des aïeux, le respect de la tradition apportée d’un autre pays ; toujours la pensée que les dieux conduisent les Aryens, peuple choisi, nation d’élite, à la conquête d’une patrie nouvelle ! Ce sentiment d’une mission providentielle confiée aux tribus émigrantes est l’un des traits les plus frappans de la poésie védique. Il semble que cette conviction toujours présente à l’esprit des Aryens se réveille plus vive encore quand ils chantent le Soma, comme si ce breuvage vivifiant exaltait leur imagination jusqu’à une ivresse réelle. Dans leurs longues et pénibles marches à travers les hordes ennemies, les guerriers l’invoquent encore avec enthousiasme comme une manne céleste.


« Ô Soma, au bruit de nos louanges, coule en faveur d’Indra ; que la maladie, que le rakchasa (l’ogre) soit loin de nous ! Que les hommes à double vote[12] ne s’enivrent point de ton breuvage ! Que ta liqueur soit pour nous une source de biens ! — Ô dieu pur, donne-nous ta force dans les combats. Tu es la boisson chérie des dieux. Envoie la mort aux ennemis qui s’approchent. Indra, bois ce Soma et envoie la mort à nos ennemis. — Invincible Indou, tu coules pour le bonheur d’Indra dont tu es le breuvage le plus doux. La foule des sages vient vers toi ; ils saluent le roi du monde. — ….. Tu résonnes dans le vase des purifications où tu te mêles au fait de la vache ; tu passes par le feutre de laine. Ainsi purifié, ô Soma, tel qu’un coursier chargé de biens, coule dans les entrailles d’Indra. — Coule pour le plaisir de la race divine….. Les dix doigts te purifient dans le vase sacré. Les prières et les hymnes des sages précipitent ta course rapide….. O dieu pur, nous attendons de toi une mâle famille, de larges pâturages, une maison grande et vaste….. »


C’est ainsi que le jus d’une plante mêlé au lait de la vache et au suc des grains, tamisé dans un feutre et agité dans le vase des sacrifices par les dix doigts du prêtre, se transforme par une série d’images en une puissance divine capable de réjouir les immortels eux-mêmes. Il y a dans cette personnification du Soma l’indice d’un état social fort peu avancé ; ce mythe doit être des plus anciens et antérieur à la dispersion des tribus aryennes. Les peuples qui rendent un pareil hommage à une simple boisson péniblement obtenue ignorent encore les délicatesses de la vie. Dans leur naïve piété, ils convient les dieux à ce banquet du sacrifice, comme on invite un hôte respecté à partager la liqueur ambrée qui fermente dans la coupe. C’est que, malgré l’élévation de leurs pensées, ils ne peuvent se figurer les habitans du ciel autrement que comme des êtres affamés et altérés, qu’il faut se rendre propices par de grasses offrandes. Aussi s’écrient-ils par la bouche de leurs poètes :


« O puissant Indra, ami du Soma, cette ivresse qui t’a fait donner la mort au vorace (démon), nous t’invitons à t’y plonger…… — Cette ivresse qui t’a fait lancer, telles que des chars rapides, les grandes eaux des rivières, nous t’invitons à t’y plonger… »

« Généreux Indra, associé avec les Marouts (les vents), bois ce Souma ; … enivre-toi et combats. Verse dans ta poitrine ces flots de miel savoureux. — Accompagné des Marouts, bois joyeusement avec eux notre Soma, sage héros, vainqueur de Vritra de démon des ténèbres). Frappe nos ennemis, éloigne les méchans, fais que nous soyons partout redoutés… »


On peut remarquer une légère dissonance dans ce vers, où le dieu qui boit joyeusement est qualifié de sage ; mais ne s’agit-il pas de la sainte ivresse, de l’exaltation guerrière et religieuse qui conduit les Aryens à la victoire ? Et puis, qui pourrait se flatter de saisir sous son vrai jour la pensée des chantres du Rig-Véda, rapide et fugitive comme l’éclair, pareille au nuage d’été qui revêt successivement mille formes diverses ? Dans un hymne au Soma, remarquable par son étendue et par la vigueur du style, la précieuse liqueur n’est d’abord que la personnification du sacrifice : « Soma est l’étendard du sacrifice et l’ornement de nos cérémonies ;… il s’échappe par mille torrens, et sa liqueur généreuse va remplir en frémissant et les mortiers et les vases des libations. » Et quelques stances plus loin, dans le feu de son improvisation, le même poète dira : « L’adorable Soma revêt une cuirasse dont les reflets touchent le ciel… » Voilà le dieu sous les traits d’un héros ; sa physionomie se détache nettement et en traits lumineux à travers les nuages qui occupent le fond du tableau. En y regardant de près, on trouverait dans ces brillantes divagations de la poésie indienne la preuve des efforts que font constamment de nobles esprits pour créer des êtres immortels auxquels ils puissent rendre un culte. Dès que l’une des puissances de la nature leur apparaît sous un aspect particulier, ils la détachent de l’ensemble et cherchent à en préciser le caractère ; mais les attributs de ces divinités se confondent presque aussitôt, elles flottent dans le vague avec leurs armes d’or, leurs chars et leur rayonnement qui éblouit, se pressant les unes les autres dans une succession rapide. À mesure que le poète les voit passer dans les rêves de son imagination, il leur jette une invocation, il leur adresse un hymne de louanges. Suivant qu’il est sous l’influence de la peur, de l’espérance, du découragement ou de la joie, il accorde à ses invisibles protecteurs la force, la puissance, la bonté, dont il demande quelque preuve éclatante en retour de sa piété. C’est ainsi que naissent autour des trois grands dieux, le Feu, l’Éther et le Soleil, des divinités secondaires objets de l’adoration fervente des Aryens : l’Aurore, Soma, les Viçvadévas, dii minores, au nombre de dix, les Açvins, crépuscules du matin et du soir, et une foule d’autres parmi lesquels il faut distinguer les Marouts,

Les Marouts s’offrent à nous comme la personnification des vents, non pas de ces zéphyrs légers qui rafraîchissent l’atmosphère, mais bien de ces vents impétueux, chargés de pluie, qui se précipitent du haut des montagnes, brisent la cime des arbres les plus vigoureux, et semblent marcher en troupes comme une nuée d’oiseaux. « Rapides et animés d’un même esprit, venez avec bonté, ne vous éloignez pas, vous qui faites courber les êtres les plus forts. — Ô grands Marouts,… venez aujourd’hui à notre sacrifice sur vos chars brillans aux roues solides… — Nous connaissons la force terrible de ces fils de Roudra, de ces puissans Marouts qui lancent l’onde rapide et pénétrante. — Ils se précipitent sur les mondes, d’autant plus tourmentés qu’ils sont plus solides ; ils confondent le ciel et la terre. Les airs frémissent quand vous venez, brillans et couverts de vos armures éclatantes. — Sur votre route, les montagnes, les arbres, les corps les plus fermes gémissent ; la terre tremble sous vos pas. »


Ces brises triomphantes feraient bien vite éclater les outres d’Éole et se riraient du quos ego ! Dans les hymnes védiques, les Marouts sont une puissance de premier ordre. Montés sur des chars traînés par des daims, vainqueurs irrésistibles, héros armés du glaive exterminateur, ils ont pour père et pour chef Roudra (le Terrible), symbole de l’ouragan, de ces trombes dévastatrices qui parcourent comme un fléau les régions tropicales. Vienne la légende qui s’inspire de ces personnifications produites par le lyrisme des anciens poètes, et ce même Roudra sera adoré avec terreur comme l’une des formes de Civa, le dieu destructeur, la troisième divinité de la triade indienne. Puis à côté de cette croyance, qui rentre dans le domaine de la fable, se placera l’explication donnée par la philosophie, dont le rôle est de chercher à se rendre compte de, rapports de l’homme avec la nature : le Vent, dépouillé de ses attributs divins, ne sera plus que l’élément tangible, lequel correspond au toucher dans la série des cinq sens.


III.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur le caractère particulier de chacun des dieux invoqués dans les hymnes au Rig-Véda, il faudrait multiplier à l’infini les citations d’un ouvrage que tout le monde peut consulter ; mais il nous semble nécessaire d’insister sur quelques hymnes d’un ordre et d’un genre différent, placés dans la dernière section, et qui tranchent assez fortement sur l’ensemble de ces chants sacrés. Nous voulons parler de ceux qui ont trait à des actes civils et politiques, comme aussi de ceux où l’idée philosophique et une certaine fantaisie poétique se mêlent au sentiment religieux. Évidemment les odes dans lesquelles la question de l’âme universelle et la nature de cette âme se trouve dogmatiquement traitée ne sont pas de la première époque védique ; elles appartiennent plutôt à celle cil furent écrits les Oupanichads, qui forment l’appendice théologique et philosophique des Védas. La piété naïve qui a dicté les invocations à Agni et à Indra fait place à la réflexion ; la philosophie va naître. Ces dieux dont on implorait à genoux l’assistance et la protection, on va s’assurer s’ils existent bien réellement sous les formes que leur prête le peuple. On les laissera trôner dans l’Olympe, mais on prendra en main leurs attributs pour les examiner d’un œil curieux, comme on décroche l’armure rouillée d’un héros couché dans la tombe. Il se rencontre aussi des prières adressées à des personnages mal définis, dieux nouvellement consacrés par l’apothéose, dont les commentateurs hésitent à fixer le caractère véritable. L’idée religieuse ne fait point encore défaut, seulement elle s’éparpille sur une foule d’objets, et le poète y associe d’autres pensées purement humaines. Ainsi, dans l’hymne à la Parole (la parole sainte), il est dit :


« Comme l’orge se purifie dans le crible, la Parole se forme dans l’âme des sages. C’est là l’épreuve des vrais amis, car toute leur valeur est dans la sainte Parole… »


S’agit-il de la parole révélée ou de la sincérité humaine ? Rien ne l’indique dans les onze stances de cet hymne travaillé avec un soin particulier, et qui continue sur le même ton d’ambiguïté. Le fonds de la pensée, c’est que la Parole a une origine divine, que l’homme ne doit jamais la profaner par le mensonge. Malheureusement ici l’idée abstraite disparaît trop brusquement devant un détail de la vie réelle. En s’adressant aux plantes, un autre poète dira :


« O mères ! capables de cent œuvres, vous comptez cent espèces, vous comptez mille tiges, préservez-moi de la maladie ! — Réjouissez-vous, ô plantes couvertes de fleurs et de fruits ; telles que les cavales victorieuses, emportez-nous loin des maladies ! »


Celui qui parle ainsi doit être un médecin lyrique ; à peine a-t-il cueilli une plante, qu’il s’agenouille devant elle ; dans son enthousiasme, il va jusqu’à la placer au-dessus de Pouroucha (l’âme universelle) ; puis il en fait un roi victorieux entouré de son armée qui pénètre le corps humain pour livrer bataille à la maladie et remporter la victoire. Son imagination l’entraîne ; il veut revêtir de tous les attributs divins et de toute la gloire terrestre l’objet de son culte. Quoi ! les plantes ont plus de puissance que la vie qui nous vient d’en haut ! Cette croyance est moins de la foi que du fétichisme, et le goût, on en conviendra, souffre tout le premier de cet affaiblissement de la pensée. Ailleurs ce sont des espèces d’épithalames en l’honneur des dieux ; Agni, qui est qualifié de pontife, épouse la Coupe du sacrifice que la Libation (Soma) lui amène par la main. Voilà la fable qui entre de plain-pied dans le domaine de cette religion primitive, où les forces de la nature gardaient encore la grandeur qui sied aux manifestations de la puissance divine. Enfin les vertus, telles que la Libéralité et la Bienfaisance, inspirent aux chantres du Véda des odes pleines de douces images où le cœur parle un langage presque aussi beau que celui des psaumes :

« … L’opulence de l’homme bienfaisant ne périra point ; le méchant ne trouve point d’ami. — Je le dis en vérité, le mauvais riche possède une abondance stérile ; cette abondance est sa mort… C’est un pécheur, invétéré qui mange tout (sans rien réserver pour l’avenir). »


Ce sont là des préceptes de morale et de religion ; le poète rappelle aux hommes qu’il existe une autre vie pour laquelle il doit amasser des trésors. La société aryenne s’est développée, et déjà se montre la richesse égoïste et dure au pauvre. On le voit, l’hymne ne sera plus exclusivement un chant sacré, une invocation qui accompagne le sacrifice, mais la forme sous laquelle se produiront les inspirations de tout genre, la trompette que chaque poète embouchera pour faire entendre à un peuple intelligent de nobles pensées enfermées dans de belles stances[13]. Il faut donc reconnaître que les mille et quelques hymnes réunis sous le titre de Rig-Véda, bien qu’ils soient écrits dans un style antique, dans une langue plus concise, moins souple que celle employée par les compilateurs des épopées, appartiennent à une même période, mais représentée par plusieurs siècles. Comment admettre que ces innombrables strophes aient jailli comme des sources d’eau vive, toutes à la fois, dans l’espace de quelques années ? On ne doit pas être surpris de rencontrer dans la période védique des traces du changement qui s’opère dans l’état social et dans les idées du peuple aryen.

Au temps où les premiers hymnes du Rig-Véda furent composés, ce peuple formait une famille assez nombreuse d’émigrans, inconnue comme nation, mais civilisée déjà, puisqu’elle avait un culte, des chants sacrés, un rituel, une langue capable d’exprimer les idées métaphysiques et abstraites, enfin l’ensemble des croyances et des lois qui constituent une société. Il y a en lui la vitalité propre aux races japhétiques, une force d’expansion et d’assimilation qui lui permettra de détruire, de refouler ou d’absorber les tribus étrangères qu’il rencontre dans sa migration vers le sud. Devant les Aryens disparaîtront un jour, anéantis ou dispersés, les aborigènes au teint noir, — Chamites selon toute apparence, — qui peuplaient la partie méridionale de l’Asie comprise entre l’Himalaya, l’Irawati, l’Indus, les plateaux de la Tartarie et des deux mers qui baignent la presqu’île. Pour accomplir cette conquête, il faudra que la nation aryenne s’accroisse et se transforme. À côté des prêtres officians qui se mêlent encore aux guerriers, s’élèvera bientôt la classe militaire et royale, uniquement vouée au rude métier des armes, destinée à devenir puissante et à dominer les sacrificateurs eux-mêmes. Il y a plus : les sages, auteurs des hymnes chantés durant les cérémonies du culte, n’hésitent point à célébrer la générosité des princes qui les paient de leurs services en leur faisant de riches présens. Ainsi Bharadvadja, dont les descendans furent des prêtres de famille des rois régnant à Hastinapoura (l’ancienne Dehli), et qui passe pour avoir été l’un des patriarches qui transmirent au monde l’ensemble du Véda, dit très clairement :


« Le fils de Tchayamana, le riche prince Abhyavarttin m’a dpnné, ô Agrii ! vingt couples de bœufs appareillés et attelés à un char ; c’est un présent que les autres princes peuvent difficilement égaler. »


Et ailleurs :


« Écoute-nous, ô Indra ! nous t’invoquons, nous faisons des libations en ton honneur pour obtenir l’abondance. Le jour où les peuples s’assemblent pour combattre, viens nous prêter ton redoutable secours… Que le fils de Pratardana[14], Kchatasri, devienne le vainqueur de ses ennemis et le possesseur des plus riches trésors ! »

Dans ces vers, hommage est rendu à la puissance temporelle. Le prince pour qui on invoque les dieux et dont on vante la richesse doit être présent à la cérémonie, le glaive en main, tout près de son char attelé de brillans coursiers, le diadème ou tout au moins le bandeau royal au front. Ces stances font songer à un état analogue à celui des Grecs au temps de la guerre de Troie. Kchatasri ressemble assez à un Agamemnon indien, dépassant de la tête la foule des guerriers assemblés. Nous trouvons plus loin une louange plus directe adressée par un autre poète à un autre roi qui serait l’Ulysse de ces petits peuples émigrans :


« O Agni ! un roi pieux, prudent et généreux… m’a rendu riche ; il m’a donné deux cents bœufs attelés à un char, avec dix mille vaches. Qu’il te souvienne de lui. — Ce roi m’a donné cent vingt vaches et deux chevaux de trait traînant une précieuse charge… »


Cette soumission du prêtre officiant et cette richesse du roi indiquent une époque où l’influence morale des sacrificateurs commençait à s’incliner devant l’astre plus brillant de la royauté[15]. Les princes possèdent des troupeaux bien abondans, puisqu’ils peuvent faire des présens aussi généreux ; ils ont des armes d’or ou au moins dorées, des cuirasses étincelantes, des chars richement ornés ; enfin ils habitent des villes : la tribu est devenue nation. Allons plus loin ; nous trouverons à la fin du Rig-Véda, parmi les chants particuliers dont nous parlions tout à l’heure, un hymne intitulé : Vœux en faveur d’un roi, et un autre plus significatif encore qui a pour titre : Sacre d’un roi[16]. Dans le premier, qui est fort court et certainement ancien de ton et de mouvement, les prêtres font approcher le roi de l’autel du sacrifice ; on dirait qu’ils veulent le tremper comme une arme au contact du feu sacré. Le principal rôle leur appartient dans la cérémonie ; ce sont eux qui commencent, et ils disent :


« Par la vertu de l’holocauste qui fait qu’Indra se tourne vers nous, ô Agni, fais aussi que nous nous tournions du côté du trône. — toi qui règnes sur nous, tourne-toi contre les ennemis qui nous attaquent, tiens-toi ferme devant les combattans. — Que le divin Savitri de soleil), que Soma, te soutiennent dans ta marche ; que tous les êtres se tournent vers toi à ton approche. »


Et le roi répond :


« O Dévas, j’offrirai l’holocauste qui a fait la puissance et la grandeur d’Indra. Que je devienne sans rival ! — Que je sois sans rival ! que je triomphe de mes ennemis, que je règne sans restriction, que je brille parmi tous les êtres et parmi tout mon peuple ! »

N’est-ce pas là à peu près la formule de consécration d’un roi électif, choisi par les sages pour mettre un terme à l’anarchie qui vient d’éclater dans la tribu ? Pour faire cesser les contestations qui se sont élevées parmi les chefs, il faut que l’un d’eux soit solennellement, et à la face des dieux représentés par le sacrifice, reconnu pour seul maître. Évidemment il s’agit de rétablir la paix dans la nation troublée, et la possession d’un territoire conquis a mis la discorde dans le camp des Aryens. On n’en est donc plus tout à fait à l’âge d’or, malgré le calme imposant de ce dialogue entre les prêtres et le roi. Les stances du Sacre se distinguent par la même simplicité unie à la même dignité de style :

« Je t’ai amené au milieu (de l’enceinte). Sois ferme ; soutiens-toi sans trembler. Tout le peuple te désire ; que ta royauté ne chancelle pas ! — Crois en grandeur, ne tombe point ; sois comme une montagne, inébranlable ; tiens-toi aussi ferme qu’Indra. Affermis ta royauté — Le ciel est ferme, la terre est ferme ; ces montagnes sont fermes ; tout ce monde est ferme. Que le roi des nations soit aussi ferme….. — À un ferme holocauste nous joignons la ferme libation du Soma. Qu’Indra rende tout peuple fidèle à payer l’impôt. »

Il faudrait avoir un commentaire pour savoir en quoi consistait cet impôt, et par suite quelles étaient, à cette époque reculée, les ressources du peuple aryen. Voilà un roi sacré en bonne règle et en des termes concis, brefs, qui ressemblent à des formules de rituel. La nation aryenne se compose déjà des trois classes qui constituent une société organisée : les prêtres, les rois, le peuple ; mais les castes n’existent point encore. Comment donc s’introduisit dans l’Inde ce régime exceptionnel que l’on y trouve tout établi dès le XIIe siècle avant notre ère[17], et si bien accepté qu’il ne sera jamais directement combattu par les sectes dissidentes ? On n’en sait rien, parce que les Hindous n’ont eu nul souci de leur histoire, et si cette histoire existait, elle ne le dirait sans doute pas en toute franchise. Interrogez là-dessus un brahmane, il vous répondra qu’il est le premier-né de la création, parce qu’il est sorti de la bouche de Brahma, le créateur suprême. Quand il s’agit de la formation des castes, on en est donc réduit à des suppositions, et voici comment nous essaierons d’expliquer ce grand fait social.

Une fois arrivés sur le sol de l’Inde, les Aryens prennent goût à la vie sédentaire. Ils ont rencontré la vraie patrie qu’ils cherchaient ; la beauté du pays, la douceur du climat, la fertilité des plaines et des vallées les ont captivés. Les habitations temporaires se changent en demeures fixes, les campemens en villages. Les familles s’accroissent, les travaux se multiplient, les professions plus tranchées deviennent naturellement héréditaires. Le père lègue à ses fils les ustensiles propres au sacrifice, ses armes, les outils du labourage, son champ, ses troupeaux. La propriété, qui est déjà un droit, semble constituer vis-à-vis de chacun le devoir de continuer les travaux dont il a reçu les premières notions dans son enfance. Le régime patriarcal, qui est celui de la famille, s’efface peu à peu devant une organisation moins simple, mais qui répond mieux aux besoins d’une société plus développée. Placés au premier rang par la connaissance du rituel et de la tradition religieuse qui se perpétuait parmi eux, les descendans des anciens chefs de tribus avaient gouverné les Aryens émigrans, tout en offrant les sacrifices aux dieux en leur qualité de prêtres. Il arrive un moment où ces conducteurs de peuples, pareils aux juges qui régissaient les Hébreux, doivent céder une partie de leur pouvoir à des hommes vaillans, investis du droit de commander ; la royauté est établie. Telle paraît avoir été la situation des Aryens à l’époque védique. Tous les hommes en état de porter les armes prennent part à la défense commune, comme aussi tous les enfans de la tribu se livrent encore à l’agriculture et exercent la profession de pasteurs aux heures de trêve ; mais il existe déjà des classes dans cette société naissante, seulement la loi n’a point élevé entre elles ces barrières infranchissables qui en feront des castes.

Trois choses constituent la nationalité des Aryens et leur supériorité incontestable sur les peuples qui occupaient l’Inde avant eux : la tradition religieuse, la langue et le culte védiques. À qui est confié le dépôt de cette triple connaissance ? Aux prêtres, qui forment un corps officiant et enseignant. Ce corps ne peut se recruter ailleurs que dans son propre sein, sous peine de déchoir ; par l’effet de l’isolement, il devient une caste, celle des brahmanes ou fils aînés de Brahma, identifiés avec la parole divine et inaltérable. L’unité de vues et d’intérêts les tient étroitement liés et augmente rapidement leur autorité. D’autre part, la défense des villes qui se bâtissent sur divers points, la protection des terres que l’on défriche à l’entour et qui se partagent en royaumes ou principautés, la sécurité des relations qui s’établissent d’une province à l’autre, le besoin de repousser les attaques des barbares, obligent les rois et leurs familles à se vouer exclusivement au métier des armes. La possession des fiefs et l’exercice d’un pouvoir à peu près sans contrôle deviennent les privilèges et comme la récompense de ces guerriers prêts à verser leur sang pour le salut de tous, et qui se groupent autour du roi comme la noblesse au temps de la féodalité. Les kchattryas ou guerriers, appelés aussi fils de roi et râdjas, apparaissent donc comme le bras de la nation jeune et puissante dont le brahmane est la tête. Aussi utiles à la société que les kckattryas, mais appliqués à des professions qui exigent moins de dévouement, moins d’élévation d’esprit et de caractère par conséquent, occupés de travaux dont ils recueillent eux-mêmes l’avantage et le profit, les vaïcyas, marchands et agriculteurs, doivent obéir aux deux premières castes, c’est-à-dire reconnaître pour maîtres le brahmane qui enseigne les lois divines et humaines et le roi qui les fait exécuter. Enfin tout au bas de l’échelle se placent les serviteurs, ceux qui n’ont à remplir que des rôles subalternes dans lesquels il n’y a point d’énergie particulière à déployer. Il arrive ainsi que, dans cette nation de pasteurs dont les tendances se sont modifiées, la garde des troupeaux reste confiée en définitive à la caste servile des çoûdras, lesquels ne forment plus qu’un appendice insignifiant de la société indienne, une classe méprisée, soumise à tous les devoirs et privée de tous les droits.

Pour s’expliquer l’état d’infériorité du vaïcya et l’abaissement du çoûdra, il faut tenir compte de la conquête, de l’occupation à main armée de pays habités déjà par des peuples moins civilisés et moins intelligens. Les Aryens que nous voyons dans le Rig-Véda invoquer les dieux contre des ennemis pervers, les Aryens qui s’avancent d’abord avec circonspection, avec timidité, dans des régions inconnues, ont fini par triompher. Il s’agit pour eux de régler leurs rapports avec les peuples conquis, d’empêcher la pure race des conquérans de se fondre dans la masse des étrangers qui les entourent, de s’absorber dans l’élément indigène. De là le classement par castes d’individus de races diverses réunies en une nation considérable. L’autorité religieuse et militaire, le pouvoir spirituel et la puissance temporelle se partagent entre les deux premières castes, qui sont sœurs et représentent dans le principe l’élément aryen. La troisième caste, celle des vaïcyas, admet dans ses rangs des familles de race aryenne déjà mêlées aux aborigènes et ceux de ces aborigènes eux-mêmes qui ont adopté les croyances védiques : c’est donc une classe mixte, comme celle des métis et des mulâtres dans certains pays du Nouveau-Monde. Admis à jouir des droits civils, puisqu’ils reçoivent à leur naissance le cordon d’investiture, les vaïcyas forment dans l’organisation brahmanique une espèce de tiers-état qui n’est rien ou qui est tout, selon le point de vue sous lequel on l’envisage. Quant aux çoûdras, ils sont à vrai dire des serfs, des manans dans le sens latin du mot, des vaincus réduits à la dure nécessité de servir les vainqueurs. Leur condition peut se comparer à celle des Indiens de l’Amérique dans les premiers siècles qui suivirent la conquête. Enfans déshérités de la famille indienne, qui leur impose de rudes travaux, ils ne reçoivent point le sacrement d’initiation qui confère aux autres castes la seconde naissance dans l’ordre religieux et le droit de bourgeoisie dans l’ordre politique. Les ilotes étaient les çoûdras de la république de Sparte. N’oublions pas que le mot varna (caste), en sanscrit, signifie couleur. Or le brahmane et le guerrier sont en général plus blancs que le vaïcya, lequel à son tour est d’ordinaire moins noir que le çoûdra. Les castes, que l’on peut rigoureusement réduire à trois, représentent donc la race conquérante, les métis et les indigènes.

Au temps des Védas, nous l’avons dit, le régime des castes n’était point établi. Dans un hymne (que l’on peut considérer à la vérité comme moins ancien que les autres), on lit ce vers à propos de Pouroucha, l’âme universelle, le premier être revêtu d’une forme :, Le brahmane a été sa bouche, le roi ses bras, le vaïcya ses cuisses, le çoûdra est né de ses pieds[18]. » Il se peut bien que ce vers ait été intercalé après coup dans un chant védique, car nulle part ailleurs il n’est fait mention du vaïcya et du çoûdra. Au reste, la division des castes serait encore présentée ici sous le voile de l’allégorie. La pensée et la parole sont au-dessus de la force et de la puissance matérielle ; le courage et le dévouement méritent d’être estimés plus que l’industrie et le commerce, la richesse produite par le travail intelligent l’emporte sur l’action vulgaire et machinale. Plus tard, dans le code des lois de Manou, ce mythe sera exprimé sous une forme sentencieuse et dogmatique. Afin que chacune des castes se distingue plus nettement et à première vue, le législateur lui ordonnera même d’inscrire jusque dans son nom le signe qui fait sa gloire ou sa honte. «Que le nom du brahmane (par le premier des deux mots dont ils se compose) exprime la ferveur propice ; celui d’un kchattrya, la puissance ; celui d’un vaïcya, la richesse ; celui d’un çoûdra, l’abjection. » C’est ainsi que s’exprimera la caste sacerdotale par la bouche du législateur, quand elle aura ressaisi le pouvoir que les rois tentèrent plus d’une fois de lui enlever.

Le brahmanisme s’est fait la part du lion dans le partage qu’il établit entre les classes de la société indienne ; mais qui donc, si ce n’est lui, sut donner à cette société la prospérité dont elle a joui durant tant de siècles ? Gardiens jaloux de la loi védique dont ils se sont constitués les interprètes, les brahmanes n’ont cessé de recueillir avec une pieuse sollicitude ces monumens vénérés de leur littérature, qui sont leurs véritables titres de noblesse. Lorsque les anciens rois, emportés par la passion de la chasse, se plongeaient au plus profond des forêts, oubliant les affaires du royaume pour vivre de la vie sauvage, les brahmanes les déposaient aussitôt, et par là ils faisaient rentrer la nation tout entière dans la vole de la civilisation. Quand des princes violens et orgueilleux poussaient l’audace jusqu’à vouloir se faire adorer, ou négligeaient par impiété le culte des dieux, les brahmanes s’insurgeaient contre eux, et la barbarie, qui menaçait d’envahir la nouvelle patrie des Hindous, était vaincue une fois encore. C’est au brahmanisme que l’on doit tant de pagodes, de temples souterrains, de palais magnifiques qui étonnent encore aujourd’hui les regards du voyageur, et ces immenses compositions littéraires qui seront un jour, nous l’espérons, aussi connues de l’Europe que les œuvres des poètes de l’antiquité classique. C’est à lui que l’on doit la conservation de ces hymnes védiques qui nous montrent le peuple aryen plein de feu, de jeunesse, d’enthousiasme, prenant son essor vers le midi, à la manière des grands fleuves dont il suivit les bords, plus larges, plus profonds, plus imposans, mais aussi plus troublés dans leurs ondes à mesure qu’ils s’éloignent de leurs sources. La source par excellence pour tout ce qui concerne l’Inde, c’est le Véda, livre multiple dans lequel se reflètent, comme dans un vivant miroir, les croyances, la vie publique et les sentimens intimes des Aryens. L’antiquité ne nous a légué aucun ouvrage, — la Bible exceptée, — qui fasse naître plus d’idées dans l’esprit de quiconque le lit avec un peu d’attention. On n’y trouve pas un mot d’histoire, a-t-on dit : cela est vrai ; mais si les faits sont absens, ne sent-on pas battre le cœur d’une nation pleine de sève qui obéit à une impulsion irrésistible, et vole avec ardeur au-devant des destinées qui l’attendent ? Sous ce sabéisme rêveur, ne voit-on pas poindre le panthéisme qui entraînera comme dans un tourbillon les générations futures ? Ne saisit-on pas dans son germe la légende qui va croître et étendre au loin ses rameaux chargés de fleurs aux parfums enivrans ? N’assiste-t-on pas en quelque sorte à la formation d’une société théocratique plus préoccupée de ses dieux que de ses intérêts matériels, plus avide d’offrir des sacrifices que de célébrer la pompe des gloires humaines ? Non, nous ne connaissons pas la marche exacte des Aryens depuis leur sortie des plateaux de l’Asie ; nous ignorons par quelle suite de combats et de luttes acharnées ils se sont établis dans toute la région qui a pris le nom d’Hindostan ; mais nous savons ce qu’ils demandaient aux dieux, quels ennemis ils redoutaient, quelles étaient leurs armes, leurs instrumens aratoires, leurs habitudes domestiques. À défaut d’histoire, c’est un tableau complet de cette époque lointaine que nous offre ce beau livre des hymnes.

L’esprit védique n’a point disparu des lieux où il s’est développé. Les brahmanes se vantent d’être les descendans des poètes et des sages qui ont composé les chants du Rig-Véda, et ils montrent avec orgueil de longues listes généalogiques. On n’est point obligé de croire à l’authenticité de ces papiers de famille ; les brahmanes d’ailleurs ont d’autres titres à la considération, — la connaissance et l’intelligence de cette langue sacrée, vieille de trente siècles. Cependant il n’y a aucune témérité à avancer que les savans indianistes qui ont choisi les Védas pour objet de leurs études les entendent mieux que les pandits les plus habiles de Bénarès. En ces matières, la critique européenne équivaut à la seconde vue. Quand on jette les yeux sur les deux gros volumes du Rig-Véda publiés par M. Max Müller sous les auspices de la compagnie des Indes, on est effrayé de la grandeur de la tâche qu’il s’est imposée[19], et émerveillé de la prodigieuse érudition qu’il y déploie. S’il y a un mérite réel à donner une édition correcte des ouvrages classiques déjà imprimés, s’il y a la preuve d’un talent consommé dans la copie exacte et précise d’une charte du moyen âge, que doit-on penser d’un travail de si longue haleine, où il s’agit de déchiffrer des manuscrits orientaux, et dont la première condition est d’entendre avec une égale supériorité la langue archaïque des Védas et le style souvent obscur des commentateurs ? La direction de l’ouvrage a été confiée à M. H. Wilson, le doyen des indianistes anglais, qui le traduit à mesure que le texte voit le jour. Tandis que le professeur d’Oxford interprétait ainsi le Rig-Véda, en y joignant des notes savantes et nombreuses, M. Langlois, de l’Institut, s’étant mis résolument à l’œuvre, achevait et faisait paraître une traduction française des huit sections qui composent la totalité du recueil des hymnes védiques. Il y avait bien quelque péril à venir le premier, à terminer sa tâche juste au moment où le texte, imprimé avec un long commentaire, allait la rendre moins ardue. Quoi qu’il en soit, la difficulté de l’entreprise semble avoir séduit plutôt qu’effrayé M. Langlois. Sa traduction lui a valu des éloges auxquels les nôtres n’ajouteraient rien. La lecture en est aussi douce qu’attrayante, car l’élégante clarté du style ne laisse pas même soupçonner la peine que ce grand travail a dû coûter à l’auteur. Nous pouvons donc aujourd’hui étudier sans effort dans notre langue les hymnes du Rig-Véda, dont personne encore n’avait entièrement dévoilé le mystère.


THEODORE PAVIE.

  1. Genèse, chap. 10, verset 5, traduct. de MM. Glaire et Franck.
  2. Voyez sur le Râmâyana la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1847.
  3. Le Bhâgavata-Pourâna a été publié, texte et traduction, Jusqu’à la fin du neuvième livre. La mort, qui a surpris l’auteur au milieu de ses travaux, l’a empêché de terminer ce grand et bel ouvrage. La préface, placée en tête du premier volume, est un de ces morceaux pleins d’érudition et de vues nouvelles, écrits dans un style large, clair, d’une hante élégance, comme M. E. Burnouf savait les composer. M. le professeur Wilson a accompagné sa traduction du Vichnou-Pourâna d’une foule de notes savantes qui en sont le commentaire perpétuel. — On peut voir sur le Bhâgavata-Pourâna la Revue du 15 novembre 1850.
  4. Vichnou-Pourâna, de M. le professeur Wilson, p. 276, no 5.
  5. Espèce de graminée, poa cynosuroïdes. — Les mots entre parenthèses sont ceux que le traducteur ajoute d’après l’indication des commentaires.
  6. Vichnou, considéré comme le dieu existant avant toute chose.
  7. Çouchna est l’opposé de Vritra : c’est le démon qui dessèche, la longue sécheresse qui brûle l’herbe des pâturages.
  8. Géant, génie malfaisant ; ici le mot s’applique aux barbares, aux indigènes qui menacent les Aryens.
  9. Il est vrai que dans les hymnes du Rig-Véda on ne voit pas le lien qui unit l’homme à Dieu, et on pourrait en conclure que les Aryens ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme, ou au moins à une autre vie. Cependant la huitième section de l’ouvrage renferme plusieurs morceaux où cette grande question est discutée.
  10. Ces barbares enlevaient les femmes des Aryens ; ils étaient cannibales selon toute apparence, car toutes les légendes les représentent comme affamés de chair humaine autant que les ogres de nos contes de fées.
  11. Voir les trois premiers chapitres de l’Essai sur le Mythe des Ribhavas, par M. Nève, professeur à l’université de Louvain. Ce mot est formé lui-même du radical kchi, qui veut dire à la fois détruire et gouverner à son gré, dans le sens que les Romains donnaient au droit de propriété, qui est celui d’user et d’abuser : utendi et abutendi ; peut-être y doit-on voir aussi l’idée de détruire la forêt, de la défricher.
  12. Cette expression désigne probablement des tribus qui auraient abandonné les rites védiques pour emprunter aux barbares quelques-unes de leurs croyances et de leurs pratiques religieuses.
  13. Nous ne pouvons nous empêcher de citer, au moins en note, quelques passages de l’hymne au Dieu du Jeu, l’un des plus curieux morceaux qui aient été écrits en aucune langue.
    « J’aime avec ivresse ces enfans du grand Vibhaka (Celui qui distribue le bonheur), ces Dés qui s’agitent, tombent dans l’air et roulent sur le sol ; mon ivresse est pareille à celle que cause le sommeil… Que Vibhaka toujours éveillé me protège. — J’ai une épouse qui n’a contre moi ni colère, ni mauvaise parole. Elle est bonne pour mes amis comme pour son époux. Et voilà la femme dévouée que je laisse pour aller tenter la fortune. — Cependant ma belle-mère me hait, mon épouse me repousse. Le secours que me demande le pauvre est refusé, car le sort d’un joueur est celui d’un vieux cheval de louage. — D’autres consolent l’épouse de celui qui aime les coups d’un Dé triomphant. Son père, sa mère, ses frères lui disent : Nous ne le connaissons pas, emmenez-le enchaîné. — Quand je réfléchis, je ne veux plus être malheureux par ces Dés ; mais en passant les amis me poussent. Les Dés noirs en tombant ont fait entendre leurs voix, et je vais à l’endroit où ils sont, comme une femme perdue d’amour. — Le joueur arrive à la réunion ; il se dit le corps tout échauffé : Je gagnerai ! Les Dés s’emparent de l’âme du joueur qui leur livre tout son avoir. — Les Dés sont comme le conducteur de l’éléphant, armé d’un croc avec lequel il presse. Ils brûlent le joueur de désirs et de regrets, remportent des victoires, distribuent le butin, pour le bonheur et le désespoir des jeunes gens, et pour les séduire ils se couvrent de miel…. O joueur, ne touche pas aux Dés ; travaille plutôt à la terre et jouis d’une fortune qui soit le prix de ta sagesse. Je reste avec mes vaches avec mon épouse… — O Dés, soyez bons pour nous et traitez-nous en amis. Ne venez pas avec ton cœur impitoyable. Réservez votre colère pour nos ennemis. Qu’un autre que nous soit dans les chaînes de ces noirs combattans. »
    Le joueur qui parle de la sorte n’est qu’à moitié converti. Le démon du jeu, qui s’est emparé de lui trop souvent, reviendra à la charge, et c’est précisément là ce qui fait l’intérêt dramatique de cette pièce singulière. Comme ce pauvre homme a peur des Dés ! Il a reconnu en eux cette divinité, cette passion irrésistible qui dominera les rois eux-mêmes et leur fera perdre un royaume d’un seul coup, comme cela arrivera au prince Naïa.
  14. Ce roi régnait dans une petite ville qui fut détruite et sur remplacement de laquelle s’élève la Benarès des temps modernes. Ce lieu, vénéré des Hindous, aurait donc été possédé par leurs ancêtres il y a près de trois mille ans.
  15. Je veux dire que la classe sacerdotale, non encore organisée en caste, exalte par ses chants le pouvoir des rois, contre lequel elle luttera plus tard, et qu’elle abaissera définitivement au second rang.
  16. Rig-Véda, section VIII, lecture 8.
  17. En adoptant comme vraie l’hypothèse admise par les savans les plus respectables, qui assignent cette date à la compilation des lois de Manou. Les Védas auraient été composés quatre ou cinq siècles auparavant.
  18. Section VIII, lecture 4, hymne 5.
  19. L’ouvrage complet ne formera pas moins e huit volumes in-4o, de 900 à 1000 pages chacun, texte et commentaire.