La Revue en 1845
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 957-967).

LA REVUE


EN 1845.




La Revue des Deux Mondes et les écrivains qui tiennent à honneur de lui appartenir ont été récemment l’objet de telles attaques violentes et outrageuses, outrageuses et pour ceux qu’on y désignait malignement, et pour ceux qu’on y passait sous silence en ayant l’air de les ménager, et pour ceux surtout qu’on cherchait à y flatter en se les donnant pour auxiliaires, que c’est un devoir à eux, non pas de se défendre (ils n’en ont pas besoin), mais de témoigner de leurs sentimens, de leurs principes, et de marquer de nouveau leur attitude. Ce n’est pas seulement pour eux un devoir, c’est un plaisir ; car la position de la Revue et des écrivains qui y prennent la plus grande part n’a jamais été plus nette, mieux assise et plus franchement dessinée.

Quand je dis que c’est un plaisir, je vais bien pourtant un peu loin : c’en serait un certainement dans toute autre circonstance ; mais dans celle-ci, nous pouvons en faire l’aveu, la satisfaction de démontrer clairement son bon droit se trouve très mélangée par l’affliction que tout esprit vraiment littéraire éprouve à voir de telles scènes dégradantes et les noms connus du public qui y figurent. Pourquoi donc faut-il un seul instant s’y arrêter ? Si, pour les écrivains qui se respectent, il est, à certains égards, bien pénible de venir même toucher par allusion à ces tristes conflits, quelque chose ici l’emporte, le besoin pour eux de rendre hommage à la vérité et de ne pas laisser s’autoriser par leur silence l’ombre d’un doute sur ce qu’ils pensent, sur ce qu’ils souffrent de tout ce bruit.

Et d’abord nous serions sérieusement tenté de féliciter plutôt le fondateur de cette Revue, M. Buloz, de l’incroyable déluge d’invectives qu’on n’a pas craint, ces jours derniers, d’amonceler de toutes parts et de déverser contre lui. En nous tenant strictement ici à ce qui concerne le fondateur de la Revue des Deux Mondes (et cette fondation est le vrai titre d’honneur de M. Buloz), nous pourrions bien lui affirmer que ce n’est point tant à cause des inconvéniens, des imperfections et des défauts que toute œuvre collective et tout homme de publicité apportent presque inévitablement jusqu’au sein de leurs qualités, et de leurs mérites, qu’il est attaqué et injurié avec cette violence en ce moment, mais c’est précisément à cause de ses qualités même (qu’il le sache bien, et qu’il en redouble de courage, s’il en avait besoin) c’est pour sa fermeté à repousser de mauvaises doctrines, de mauvaises pratiques littéraires et pour l’espèce de digue qu’il est parvenu à élever contre elles et dont s’irritent les vanités déchaînées par les intérêts.

Un sage orateur ancien disait : « La foule m’applaudit, est-ce donc qu’il me serait échappé quelque sottise ? » L’inverse de cela est un peu vrai, j’en demande bien pardon à la majorité, ou à ce qui a l’air de l’être. Quand vous voyez un homme attaqué avec acharnement, avec furie, par toutes sortes de gens (et même d’honorables, mais intéressés), et par toutes sortes de moyens, soyez bien sûr que cet homme a une valeur, et qu’il y a là-dessous quelque bonne et forte qualité en jeu et qu’on ne dit pas.

C’est encore un ancien, l’aimable et sage Ménandre qui disait que dans ce monde, en fait de bonheur et de succès, le premier rang est au flatteur, le second au sycophante ou calomniateur, et que les gens de mœurs corrompues viennent en troisième lieu. Il est vrai que c’est dans une comédie qu’il dit cela, et qu’on ne peut pas prendre tout-à-fait au sérieux ces sortes de saillies ; mais il fait pourtant reconnaître que, si les honnêtes gens en ce monde sont moins mal partagés d’ordinaire et dans les temps réguliers que Ménandre ne le dit, il est aussi des instans de crise où ils se conduisent de manière à avoir tout l’air en effet de ne venir qu’après les flatteurs, les calomniateurs et ceux qui vivent à petit bruit de la corruption.

Un tel moment de crise est-il donc arrivé pour la littérature, et ce qui devrait être la source et le refuge des idées élevées, des nobles rêves ou des travaux studieux, n’est-il donc plus dorénavant que le plus envahi et le plus éhonté des carrefours ? Nous ne le croirons jamais, quand les apparences continueraient d’être ce qu’elles sont depuis quelque temps, depuis quelques jours. Nous ne cesserons, nonobstant toute avanie, de croire obstinément à la vie cachée, aux muses secrètes et à cette élite des honnêtes gens et des gens de goût qui se rend trop invisible à de certaines heures, mais qui se retrouve pourtant quand on lui fait appel un peu vivement et qu’on lui donne signal.

La prétention de la Revue des Deux Monde (et cette prétention avouée vient de conscience bien plutôt que d’orgueil) serait de relever, autant qu’il se peut, ce phare trop souvent éclipsé, et de maintenir publiquement certaines traditions d’art, de goût et d’études : tâche plus rude parfois et plus ingrate qu’il ne semblerait. Les conditions de la littérature périodique, en effet, ont graduellement changé et notablement empiré depuis 1830. Ce n’est point à cette révolution même que je l’impute, mais au manque absolu de direction morale qui a suivi, et auquel les hommes d’état les mieux intentionnés n’ont pas eu l’idée, ou le temps et le pouvoir, de porter remède. Quelles qu’en puissent être les causes très-complexes, le fait subsiste ; il s’est élevé depuis lors toute une race sans principes, sans scrupules, qui n’est d’aucun parti ni d’aucune opinion, habile et rompue à la phrase ; âpre au gain, au front sans rougeur dès la jeunesse, une race résolue à tout pour percer et pour vivre, pour vivre non pas modestement, mais splendidement ; une race d’airain qui veut de l’or. La reconnaissez-vous, et est-ce assez vous marquer par l’effigie cette monnaie de nos petits Catilinas ? Que le public, qui voit les injures sache du moins à quel prix on les a méritées. Ce qu’à toute heure du jour un recueil, même purement littéraire, qui veut se maintenir dans de droites lignes, se voit contraint à repousser de pamphlétaires, de libellistes, de condottieri enfin, qui veulent s’imposer, et qui, refusés deux et trois fois, deviennent implacables, ce nombre-là ne saurait s’imaginer. De là bien des haines ; de là aussi la difficulté de trier les bons, et un souci qui peut sembler exclusif parfois, un air négatif et préventif, et qui n’est la plupart du temps que prévoyant. – « Il a dix ans que je ferme, la porte aux Barbares, » disait un jour le fondateur de cette Revue. Nous lui répondions qu’il exagérait sans doute un peu et qu’il n’y avait peut-être pas lieu d’être si fort en garde. Mais voilà qu’aujourd’hui on se charge de prouver contre lui, contre nous, qu’il n’y a que trop de Barbares en effet, même quand ce sont les habiles qui y tiennent la main.

On le comprend assez, cette grande colère du dehors ne s’est pas formée en un jour, et le mal vient de plus loin. Dans ces diverses et confuses attaques dont la Revue a l’honneur d’être l’objet, et qui la feraient ressembler (Dieu me pardonne !), si cela aurait, à une place de sûreté assiégée par une jacquerie, les adversaires s’attachent à confondre les dates et à brouiller pêle-mêle les choses et les temps. Un simple exposé rétablira tout. Lorsqu’il n’y a pas moins de treize à quatorze ans, au lendemain de la révolution de juillet, cette Revue commença et qu’elle conçut la pensée de naître, elle dut naturellement s’adresser aux hommes jeunes et déjà en renom, aux écrivains et aux poètes que lui désignait leur plus ou moins de célébrité. M. Hugo, M. de Vigny, bientôt M. Alfred de Musset, George Sand dès que ce talent eut éclaté, et au milieu de tout cela, M. de Balzac, M. Dumas, d’autres personnes encore qui ne se piquent pas d’être citées en si haut rang à côté d’eux, tous, successivement ou à la fois, furent associés, appelés, sollicités même (plusieurs s’en vantent aujourd’hui) à contribuer de leur plume à l’œuvre commune. On s’essayait, on cherchait à marcher ensemble. Dans ces premières années de tâtonnemens, le corps de doctrines critiques n’était pas encore formé ni dégagé la Revue avait plutôt le caractère d’un magazine. Cette lacune se faisait quelquefois sentir, et l’on cherchait à y pourvoir ; mais de telles doctrines, pour être tant soit peu solides et réelles, de telles affinités ne se créent pas de toutes pièces, et l’on attendait.

A la veille des prochaines divisions et dans le temps même de cet intervalle, il y eut, nous l’avouons, comme un dernier instant fugitif que tous ceux qui sont restés fidèles à la Revue ne peuvent s’empêcher de regretter, un peu comme les jeunes filles regrettent leurs quinze ans et leur première illusion évanouie : ce fut l’instant où le groupe des artistes et des poètes paraissait au complet (M. de Balzac n’en était déjà plus, mais M. Dumas en était encore), et où les critiques vivaient en très bon ménage avec eux. M. Gustave Planche alors, je vous assure, ne se voyait point, lui présent, traité par les poètes avec ce dédain magnifique qu’il était du reste si en fond pour leur rendre. Dans une de ces réunions dont nous avons gardé souvenir, le noble et regrettable Jouffroy prenait l’idée d’écrire le portrait de George Sand, idée piquante et heureuse, projet aimable, long-temps caressé par lui, et que tant d’autres soins, avant la mort, l’ont empêché d’exécuter. Ce court moment dont nous parlons, et où la philosophie elle-même souriait au roman, c’était, en un mot, la lune de miel de la critique et de la poésie à la Revue des Deux Mondes, et là, comme ailleurs, les lunes de miel ne luisent qu’une fois.

Cependant l’atmosphère politique s’éclaircissait peu à peu à l’entour ; en même temps que la fièvre publique s’apaisait, les tendances littéraires reprirent le dessus et se prononcèrent : l’expérience se fit.

C’est alors que la critique et la poésie commencèrent à tirer chacune de leur côté, et, quelles qu’aient pu être les incertitudes et les déviations à certains momens, l’honneur véritable du directeur de la Revue est de n’avoir jamais laissé rompre l’équilibre aux dépens de la critique, et d’avoir maintenu, fait prévaloir en définitive l’indépendance des jugemens. Il y eut, pour en venir là, bien des assauts, bien des ruptures.

On sait bien ce qu’est un poète dans ses livres ou dans le monde, et même dans l’intimité ; on ne sait pas, on ne peut savoir ni soupçonner, à moins de l’avoir vu de près, ce que c’est qu’un poète dans un journal, dans une Revue. Je suis trop poète moi-même (quoique je le sois bien peu) pour prétendre dire aucun mal de ce qui n’est qu’une conséquence, après tout, d’une sensibilité plus prompte et plus vive ; d’une ambition plus vaste et plus noble que celle que nourrissent d’ordinaire les autres hommes ; mais, encore une fois, on ne se figure pas, même quand on a pu considérer les ambitions et les vanités politiques, ce que sont de près les littéraires. Sans entrer dans d’incroyables détails qu’il est mieux d’ensevelir, s’il se peut, comme des infirmités de famille, et en ne touchant qu’à celles que la querelle du moment dénonce, il suffira de faire remarquer que, dans une Revue où le poète existe, il tend naturellement a dominer, et les conditions au prix desquelles il met sa collaboration ou sa seule présence (qu’il le médite ou non) sont ou deviennent aisément celles d’un dictateur. La dignité même de l’art l’y excite, la gloire du dehors l’y pousse, l’inégalité de renom fait prestige autour de lui. Chez le poète le moins enclin à une intervention fréquente, la délicatesse même engendre des susceptibilités particulières, impossibles à prévoir, des facilités de piqûre et de douleur pour un mot, pour un oubli, pour un silence. Les moins actifs, les plus accommodans ou les plus volages, réclament souvent une seule clause : c’est la faculté, toutes les fois qu’ils publient une œuvre, de choisir eux-mêmes leur critique. Choisir son critique de sa propre main, entendez-vous bien ? nous mettons là le doigt sur le point périlleux. Je comprends très bien, et j’ai souvent accepté moi-même avec joie, avec orgueil, ce rôle, cet office de la critique en tant qu’elle sert la poésie :

Nous tiendrons, pour lutter dans l’arène lyrique,
Toi la lance, moi les coursiers !


Il y a lieu, en de certains momens décisifs, à cette critique auxiliaire, explicative, apologétique ; c’est quand il s’agit, comme cela s’est vu dans les années de lutte de l’école poétique moderne, d’inculquer au public des formes inusitées, et de lui faire agréer, à travers quelques ornemens étranges, les beautés nouvelles qu’il ne saluerait pas tout d’abord. Mais ce rôle d’urgence pour la critique n’a qu’un temps ; il trouve naturellement son terme dans le triomphe même des œuvres et des talens auxquels cette critique s’était vouée. Elle redevient alors ce qu’elle est par essence et ce qu’implique son nom, c’est-à-dire un témoin indépendant, au franc parler, et un juge.

Or, c’est aussi ce que pardonne le moins la poésie, surtout quand elle se croit des droits de voisinage et de haut ressort. Ce qui résulte souvent de colère et de rancune pour une simple première discussion modérée et judicieuse est inimaginable, et la critique elle-même alors, quand elle récidive, a fort à faire pour ne pas se laisser gager aux mêmes irritations. Plus d’un prosateur devient parfois poète en ce point. Il y a, voyez-vous, dans ces haines de poètes à critiques, une finesse, une qualité d’acrimonie, dont les querelles et les animosités politiques, j’y insiste, ne sauraient donner aucune idée. C’est emporté, c’est aveugle, c’est grossier, c’est subtil, c’est irréconciliable. « La férocité naturelle fait moins de cruels que l’amour-propre, » a dit La Rochefoucaud. La Revue des Deux Mondes trouve occasion de vérifier ce mot aujourd’hui ; elle en prend acte à son honneur. Tous les poètes et rimeurs critiqués confessant naïvement leurs griefs, ont été les premiers, dans la bagarre présente, à se soulever, à prêter leurs noms, à venir se faire inscrire à la file comme témoins à charge, même les malades, dit-on, même les infirmes (ceci est affligeant à toucher, mais on nous y force), et l’on nous assure que, pour jeter sa pierre, le plus clément, le plus chevaleresque, le plus contrit de tous lui-même a marché. Qu’y a-t-il là pourtant qui doive étonner ? un poète dont on a critiqué un sonnet ou un poème épique, comment pardonnerait-il jamais cela ?

Ce fut donc (nous revenons à notre petit récit) une époque vraiment critique pour la Revue des Deux Mondes que celle où l’élément judiciaire ou judicieux commença en effet à se dégager, à se poser avec indépendance à côté des essais d’art et de poésie qu’on insérait parallèlement. Que la balance ait toujours été tenue dans l’exacte mesure, qu’il n’y ait eu aucun soubresaut, aucune irrégularité, nous ne nous en vanterons certes pas, et, si nous l’osions faire, ceux-là seuls nous croiraient, qui ne sauraient pas les difficultés inhérentes à tout recueil de cette nature, à toute publication collective paraissant à jour fixe, et dans laquelle un directeur véritable est toujours placé entre le reproche qu’on lui fait de trop imposer, et l’inconvénient, non moins grave, de trop permettre. L’essentiel, le seul point que nous tenions à constater, et que le public peut-être voudra bien reconnaître avec nous, est celui-ci : somme toute, et à travers les nombreux incidens d’une course déjà longue, la Revue a fait de constans et d’heureux efforts pour fortifier, pour s’améliorer, et, depuis bien des années déjà, pour réparer par l’importance des travaux en haute politique, en critique philosophique et littéraire, en relations de voyages, en études et informations sérieuses de toutes sortes, ce qu’elle perdait peu à peu en caprice et en fantaisie, ce qu’elle ne perdait pas seule et ce que les premiers talens eux-mêmes, le plus souvent fatigués en même temps que renchéris, ne produisaient plus qu’assez imparfaitement. Voilà le vrai ; et, de plus, il est résulté de ces années d’expérience et de pratique commune que cette doctrine critique, qu’on cherchait à introduire dès l’abord, s’est formée de la manière dont ces sortes de choses se forment le mieux, c’est-à-dire lentement, insensiblement, comme il sied à des hommes d’âge déjà mûr, qui ont passé par les diverses épreuves de leur temps et qui sont guéris des excès. Sans aller entre soi jusqu’à la solidarité entière, on est arrivé à un concert très-suffisant Qu’il y ait lieu, par instans en littérature, à une critique d’allure tranchée, plus dogmatique et systématique, plus dirigée d’après une unité profonde de principes, nous ne le nions pas, et simplement, sans exclure de son à-propos cette haute critique d’initiative, ce n’est point celle à laquelle la Revue d’ordinaire prétend. Si son but, à elle, peut sembler plus modeste, son procédé n’en doit être que plus varié, plus étendu, plus proportionné, nous le croyons, à ce que réclament les nécessités d’alentour. Elle voudrait, contre les excès de tout genre, établir et pratiquer une critique de répression et de justesse, de bonne police et de convenance, une critique pourtant capable d’exemples, et qui, sachant se dérober par intervalles au spectacle d’alentour, à ces combats de Centaures et de Lapithes comme ceux que nous voyons aujourd’hui, irait s’oublier encore et se complaire à de studieuses, à d’agréables reproductions du passé.

Pour animer, pour ennoblir aux yeux du public cet ensemble de critique, en apparence si peu fastueuse, et que nous ne cherchons nullement à rehausser ni non plus à rapetisser ici, une seule considération peut-être suffira. L’ame, l’inspiration de toute saine critique, réside dans le sentiment et l’amour de la vérité : entendre dire une chose fausse, entendre louer ou seulement lire un livre sophistique, une œuvre quelconque d’un art factice, cela fait mal et blesse l’esprit sain, comme une fausse note pour une oreille délicate ; cela va même jusqu’à irriter certaines natures chez qui la sensibilité pénètre à point dans la raison et vient comme aiguiser celle-ci en s’y tempérant. La haine d’un sot livre fut, on le sait, la première et la plus chaude verve de Boileau. Tous les critiques distingués en leur temps, je parle des critiques praticiens qui, comme des médecins vraiment hippocratiques, ont combattu les maladies du jour et les contagions régnantes, La Harpe, le docteur Johnson, ont été doués de ce sens juste et vif que la nature sans doute accorde, mais qu’on développe aussi, et que plus d’un esprit bien fait peut, jusqu’à certain point, perfectionner en soi. Or, ce sens de vérité est précisément ce qui, dans tous les genres dans l’art, dans la littérature d’imagination, et, ce qui nous paraît plus grave, dans les jugemens publics qu’on en porte, s’est le plus dépravé aujourd’hui. Il semble que les esprits les plus brillans et les mieux doués se soient appliqués à le fausser, à l’oblitérer en eux. On en est venu dans un certain monde (et ce monde, par malheur, est de jour en jour plus étendu) à que l’esprit suffit à tout, qu’avec de l’esprit seulement on fait de la politique, de l’art, même de la critique, même de la considération. Avec de l’esprit seulement, on ne fait à fond rien de tout cela. Les politiques, restés plus avisés, le savent bien pour leur compte, et, dans leur politesse qui ressemble un peu à celle de Platon éconduisant les poètes, ils renvoient d’ordinaire ces gens d’esprit, qui ne sont que cela, à la littérature. Mais la littérature elle-même, en s’ouvrant devant eux pour les accueillir, car elle est large et en effet hospitalière, a droit de leur rappeler pourtant que le vrai ne lui est pas si indifférent qu’ils ont l’air de le croire, et que chez elle aussi on ne fonde rien de solide qu’en tenant du fond du cœur à quelque chose. Eh bien ! dans ce rôle de critique positive que nous pratiquons, la Revue des Deux Mondes se pique de tenir ferme à quelques points, de compter de près avec les œuvres mêmes, et d’observer un certain esprit attentif de vérité et de justice. Il ne suffit pas d’être de ses collaborateurs ou d’avoir un moment passé dans leurs rangs pour être à l’instant et à tout jamais loué, épousé, préconisé, comme cela se voit ailleurs : on a pu même trouver à cet égard que la Revue a souvent exercé jusque sur elle-même une justice bien scrupuleuse. Mais, d’autre part, il serait souverainement injuste de prétendre qu’il suffit de ne pas être, ou de ne plus être des siens, pour se voir apprécié sévèrement. Ceux même qui parlent ainsi, et qui se plaignent si haut, ont oublié de quelle manière leurs œuvres dernières, celles qui restaient dignes de leur talent et de la scène, ont été examinés dans cette Revue, non point avec l’enthousiasme qu’ils eussent désiré peut-être, du moins avec une bienveillance et une sincérité d’intention, incontestables. Ce rôle, la Revue des Deux Mondes, nous l’espérons bien, ne s’en départira pas désormais, et l’effet même de ces violences extérieures devra être de l’y faire viser de plus en plus : dire assez la vérité même à ses amis, ne pas dire trop crument la vérité même à ses ennemis (avec de tels agresseurs cela mènerait trop loin) ; en un mot, ne pas trop oublier l’agrément, même dans la justice. La touche littéraire est là, et, s’il semble difficile de ne pas la forcer parfois dans l’indignation qu’on ressent, on n’a que plus d’honneur à maintenir cette modération, quand la fermeté s’y mêle.

La Harpe, qui avait grand cœur dans un petit corps, et qui soutenait si rude guerre contre Dorat et les petits poètes de son temps (cela nous fait maintenant l’effet de l’histoire des pygmées, tant nous sommes devenus des géans), La Harpe, dis-je ; n’avait point cette modération de laquelle la vivacité même du critique ne devrait jamais se séparer. Il ne se possédait pas, et il en résultait toutes sortes d’inconvéniens et de mésaventures ; car ce Dorat, qui ne faisait que des vers musqués, était, à ce qu’il paraît, tant soit peu capitan et mousquetaire. — (« Nous aimons beaucoup M. de La Harpe, disait l’abbé de Boismont à l’Académie, mais c’est désagréable de le voir nous revenir toujours avec l’oreille déchirée. » Dans ces luttes personnelles, même lorsqu’on a d’abord la raison pour soi, l’autorité du critique s’abaisse et périt bientôt avec la dignité de l’homme. Si La Harpe, forcé par la cohue de quitter l’arène, ne s’était réfugié dans sa chaire du Lycée et dans son Cours de Littérature, il ne s’en relevait pas.

Un nom qui réveille l’idée de toutes les convenances dans la critique, et qui est devenu presque synonyme de celui d’urbanité, le nom de Fontanes, paraîtra certes un peu loin de ce temps-ci ; nous ne résistons pas à l’ironie de le prononcer. Sût-on d’ailleurs faire revivre, par impossible, et ressaisir quelques-unes des finesses discrètes et des graces qu’il représente, on peut grandement douter que l’emploi en fût applicable dans les jours aussi rudes que les nôtres, et quand le siècle de fer de la presse est véritablement déchaîné. On dirait que les injures à l’O’Connell ont passé le détroit, et qu’elles sont à l’ordre du jour en France : c’est là, je crois, dans son vrai sens cette fameuse brigade irlandaise qu’il se vantait de nous prêter. On a beau faire et se dire de prendre garde, le ton de chacun grossit un peu, et se monte toujours plus ou moins sur celui des interlocuteurs ; les voix les plus pures sont vite sujettes à s’enrouer, si elles essaient de parler dans le vacarme. Tout critique a sur ce point plus que jamais à se surveiller. Il y a quelques années déjà, cette Revue fut objet d’attaques violentes et tout-à-fait sauvages, parties d’une feuille obscure que rédigeaient de jeunes débutans. J’en avais pris sujet d’un article intitulé les Gladiateurs en littérature, que le peu d’importance des attaquans et l’inconvénient de paraître les accoster m’engagèrent ensuite à garder dans le tiroir : « Il est désastreux, leur disais-je, de débuter ainsi en littérature. Lorsqu’encore on aurait raison sur quelques points, on se perd soi-même par un premier excès, si l’excès sort de certaines bornes. Il est des forfaits littéraires aussi ; il y a du 93 ; on ne revient pas du fiel qu’on a tout d’abord versé ; on gâte son avenir, on altère, on viole à jamais en soi l’esprit même de cette culture, hélas ! de moins en moins sentie et qui a fait le charme des plus délicats parmi les hommes. Vauvenargues a dit qu’il faut avoir de l’ame pour avoir du goût. Mais, pour cela, une certaine générosité de cœur ne suffit pas, c’est une générosité civilisée qui y prépare… » Et encore, pour exprimer le regret et le dégoût d’avoir à s’occuper de ce qui est si loin et de ce qu’on rencontre si près des muses, j’ajoutais en terminant : « Bien mieux vaudrait ignorer. Parler trop long-temps de ces choses, ou seulement en connaître, c’est déjà par malheur y tremper ; c’est violer soi-même le goût, prêter à son tour l’oreille au cyclope ; c’est peut-être faire la police des lettres, mais à coup sûr en corrompre en soi la jouissance. »

Telle était ma pensée d’alors, telle aujourd’hui et plus confirmée elle est encore, à l’aspect de ce que nous voyons. Mais ici on n’a plus affaire à de jeunes cyclopes, ce sont des Ajax tout grandis qui ne craignent pas de faire acte de gladiateurs, et devant lesquels il ne fallait pas craindre à son tour de s’exprimer. Leurs déportemens se jugent d’ailleurs par le fait même ; au bout de quelques jours, le public, d’abord excité, s’en dégoûte, sans avoir besoin d’être averti, et il ne reste d’irréparable, après de tels éclats, que les atteintes profondes que les violens se sont portées, qu’ils ont portées aussi à la cause littéraire qu’ils semblaient dignes de mieux servir.

Hâtons-nous de sortir de ces débats, d’en détourner les yeux, et de nous préparer, en cette année commençante, à des sujets capables de la remplir. Ce lien qui, disait-on, avait quelquefois manqué aux divers travaux critiques de la Revue, ce lien dont nous avons trop senti nous-même, à de certains jours, le relâchement, et que nous nous sommes efforcé bien souvent de rattacher, il existe désormais, il est formé manifestement ; les attaques mêmes du dehors et l’union des agresseurs nous le démontrent. Puisse du moins le sentiment croissant de la cause à défendre, la conscience de la vérité et de la dignité en littérature, contribuer entre nous à le resserrer !


SAINTE-BEUVE.