La Renaissance et la réformation – M. Michelet et ses œuvres récentes

LA RENAISSANCE ET LA REFORMATION




I. Renaissance, 1 vol. in-8o ; — II. Réforme, 1 vol. in-8o ; — III. Guerres de Religion, 1 vol. in-8o ; — IV. La Ligue et Henri IV, 1 vol. in-8o, par M. Michèlet, Paris, 1855-57.





I

Il n’est pas toujours aisé, même aux esprits les plus dénués de préjugés, de rendre strictement justice à tout le monde, et l’homme qui mérite le mieux nos éloges n’en obtient pas toujours la meilleure part. Il y a des intelligences qui ont des facultés embarrassantes, propres à troubler le jugement ou à déconcerter les opinions reçues, trop d’imagination, trop de subtilité, une passion excessive, de l’audace dans la pensée, de la témérité dans le style. Ces esprits à outrance ont très heureusement presque toujours un ou plusieurs côtés faibles qui nous permettent de retenir sur nos lèvres la louange prête à s’échapper, et de répondre aux admirateurs excessifs avec un sourire à la fois indulgent et ironique. Oui, pouvons-nous dire, c’est un talent original, passionné, coloré, mais combien tourmenté, bizarre, heurté ! Oui, il trouve des choses nouvelles, il est ingénieusement hardi, mais avec quelle rapidité, il passe du lyrisme le plus subtil au langage le plus trivial ! Il est plein d’élan, mais il n’a pas le style soutenu ; il nous amuse, il nous intéresse, il nous émeut, mais il fait tout cela par bonds, par éclairs, par accès. Ah ! s’il avait l’art de nous ennuyer d’une manière sereine et uniforme, à la bonne heure ! Parlez-nous de tel illustre rhéteur qui, pendant quatre cents pages, va semant d’une main toujours égale ses phrases et ses fleurs, de tel écrivain célèbre qui n’a qu’une note, il est vrai, mais si claire et si sonore, et qui, deux volumes durant, vous la fait résonner sans pitié comme un battant d’acier qui frapperait sur une surface de cuivre ! Voilà ce que nous pouvons louer sans réserve !

M. Michelet a fait en partie cette expérience ; ses qualités ne lui ont pas moins nui que ses nombreux défauts. Il n’est pas mis, selon nous, à son véritable rang. Bien des causes ont contribué à accomplir cette demi-injustice. Il a trouvé à ses débuts des gloires établies devant lesquelles il s’est prosterné comme un disciple devant un maître, qu’il n’a pas songé à détrôner, et qui, fières de recevoir un encens aussi parfumé, lancé par une main aussi délicate, l’auraient volontiers conservé comme thuriféraire officiel. Longtemps il a vécu dans la solitude, se mêlant peu au monde, vivant de sa vie intime et la répandant dans de lyriques soliloques : nouveau malheur qui lui valut la réputation de visionnaire. Le titre assez singulier de hiérophante de l’histoire lui avait été décerné ; il s’en contentait trop modestement à notre avis, lorsque, dernière et irréparable infortune, il s’est compromis dans une des plus tristes querelles que les mauvais génies puissent envoyer à un homme. Une querelle avec un clergé quelconque, dans une époque aussi chancelante que la nôtre, et où tant de prudence est nécessaire, est pleine de périls et doit être évitée à tout prix. Si vous êtes attaqué, le mieux est de filer rapidement, ailes déployées, comme le cygne pacifique, au lieu de défier l’orage et de l’appeler par vos cris, comme un oiseau des tempêtes ; sinon, vous serez sûr d’être isolé ; les politiques vous abandonneront, et votre parti lui-même vous soutiendra de mauvaise grâce. C’est là ce que ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre M. Michelet. Une fois réveillé de sa quiétude mystique et arraché à ses contemplations solitaires, sa nature nerveuse, impressionnable, imaginative, qui l’avait trop préservé jusque-là du contact du monde, le jeta dans la polémique, où il s’engagea avec une ardeur fiévreuse. Ses témérités eurent le résultat qu’il en pouvait attendre : il ne fut pas soutenu, il se vit même délaissé, et cet abandon ne fit qu’augmenter encore son irascibilité. Il chercha des appuis, et il en trouva dans les partis extrêmes. À sa fougue anti-catholique vint donc se joindre bientôt la fougue démocratique, et dès-lors il ne trouva plus pour son talent que des juges partiaux, et auxquels pesait la louange. Ainsi à toutes les phases de son existence il a rencontré un obstacle : d’abord les réputations établies, puis la solitude, enfin une querelle malheureuse et des passions politiques excessives.

À ces causes principales, qui donnent comme une sorte d’excuse à l’animosité de certains critiques, viennent encore s’ajouter une foule de causes secondaires : l’inégalité de ce talent, la multiplicité rapide des aperçus, qui laisse dans l’imagination du lecteur une sorte d’éblouissement ; le mélange et le contraste heurté de tous les tons et de tous les styles, depuis le style lyrique le plus élevé Jusqu’au langage le plus vulgaire et quelquefois le plus cynique[1], les sons de la trompette épique remplacés brusquement par les mélodies du cornet à bouquin, les soudaines rencontres d’analogies et d’images qui vous saisissent d’étonnement, la nécessité d’avoir recours à la mémoire pour renouer le fil des événemens, à chaque instant brisé et perdu dans un récit haletant, et la nécessité d’avoir recours à la réflexion pour pénétrer la pensée réelle de l’auteur ; Toute cette macédoine piquante et excentrique de qualités qui deviennent facilement des défauts, et de défauts qui ont souvent tout le charme de qualités véritables, justifie également les opinions les plus contradictoires. On peut admirer, on peut blâmer, mais la nature même de ce talent est plus facile à critiquer qu’à admirer. Pour l’admirer, il faut l’expliquer et le sentir, faculté réservée aux très rares tempéramens qui ont quelque rapport avec le sien. Pour le condamner au contraire, vous n’avez qu’à lire, et si vos nerfs sont plus énergiques que délicats, si votre tempérament est un peu sanguin et grossier, si vous avez plus de goût pour les lieux communs du bon sens ordinaire que pour les raffinemens de la pensée, les motifs de sévérité ne vous manqueront point. Puéril, affecté, tourmenté, toutes ces épithètes malveillantes viendront d’elles-mêmes se présenter à votre esprit, et chacune de ces expressions sera méritée. Si vous avez l’intention d’être injuste, sachez qu’il n’est pas d’écrivain avec lequel il soit moins périlleux d’employer la mauvaise foi, car ses défauts sont de ceux qui frappent tous les yeux, et ses qualités sont de celles qui ont besoin d’être dégagées et mises en lumière.

Il est donc très facile au critique malveillant d’employer à l’égard de M. Michelet les restrictions mentales, de ne le louer qu’avec une réserve proche parente de l’injustice, de tempérer l’éloge par la raillerie. Telle est d’ailleurs la nature embarrassante de ce rare talent, que les malveillans peuvent être injustes à plaisir, tandis que les admirateurs ne peuvent accorder leurs louanges que sous conditions. Un panégyrique sans réserve des écrits de M. Michelet serait une insulte pire que la plus malicieuse critique, et rendrait un triste témoignage des facultés de celui qui l’aurait conçu. Je n’ai jamais lu une page de ses adversaires qui exprimât un jugement véritablement équitable sur cet écrivain, mais je n’ai jamais lu non plus un éloge de ses admirateurs qui eût une valeur bien sérieuse et qui fût autre chose qu’un compliment banal, Ses amis lui sont presque aussi nuisibles que ses détracteurs. — M. Michelet, disent ces derniers, est avide de louanges et n’épargne aucun moyen pour les obtenir. — S’il en est ainsi, il joue de malheur ; il n’y a pas de réputation qui doive moins de remerciemens à la presse ; il n’y a pas d’écrivain que ses panégyristes ou ses adversaires donnent moins envie de connaître. Heureusement ses livres sont là, ses livres qui parlent mieux pour ou contre lui qu’amis et ennemis ; on les ouvre, on lit, et on sort de cette lecture troublé, ébloui, indigné, ravi.

Indigné et ravi ! oui, les deux choses à la fois. Ce mot d’indignation a besoin d’être expliqué, et notre commentaire ne sera pas inutile, car il nous donnera la dernière raison du demi-silence qui depuis dix ans surtout accueille les productions du célèbre historien. M. Michelet a l’art de mettre en colère un grand nombre de personnes. S’il exaspère ses lecteurs, ce n’est pas tant par le fond de sa pensée que par mille petits détails, mille nuances insaisissables, et par le ton léger et dégagé avec lequel il s’exprime. M. Michelet : possède un triste don, privilège funeste des natures très nerveuses, lequel, consiste à trouver l’insulte qui va le mieux au cœur d’un homme, d’un parti, d’une caste sociale et à exprimer cette insulte avec le ton le plus blessant. L’insulte qui nous va le plus au cœur n’est pas celle qui s’attaque à notre nature apparente, mais à notre nature cachée ou celle qui s’empare d’un détail imperceptible et qui le grossit de manière à rendre ridicule l’homme le mieux doué, et à faire que, pour un instant au moins, on ne lui tiendra compte d’aucune de ses qualités. Autre détail à observer : plus l’insulte est inattendue, imprévue, paradoxale, et plus elle est blessante. Reprochez, par exemple, à un honnête bourgeois d’être honnête, ou à un duc et pair de ne pas représenter personnellement son titre, l’un et l’autre se riront de vous ; mais insinuez à votre bourgeois qu’il a raison d’être sévèrement honnête, parce que la qualité de son âme le condamne aux vertus maussades, ou à votre duc et pair qu’un aristocrate doit être un objet de luxe sous peine de ne pas exister et d’être moins que le plus vulgaire roturier : vous êtes sûr de blesser un point sensible inconnu même à votre victime avant la minute où vous aurez lancé votre injure. Vous lui découvrez une infériorité qu’il ignorait, malice que les hommes ne pardonnent jamais. Or toutes les publications de M. Michelet depuis dix ans sont écrites avec cet esprit et de ce ton acerbe et blessant. Son pamphlet au Prêtre, de la Femme et de la Famille, la moitié de son livre du Peuple, bon nombre de chapitres de son Histoire de la Révolution sont faits pour exaspérer les partis contre lesquels ils, sont dirigés. L’attaque est d’autant plus désagréable, que, ne portant jamais sur un ensemble de faits ou sur des questions de principe, mais sur des détails personnels, la réfutation est presque impossible. En outre, grâce à sa vive imagination, M. Michelet ne s’en tient pas aux faits réels ; il invente des faits possibles, tout psychologiques, que l’on ne peut cependant pas affirmer faux, car on sent qu’ils peuvent exister avec un concours particulier de circonstances. Pour avoir une idée de cette satire psychologique, on n’a qu’à comparer ses chapitres sur la confession, par exemple, au pamphlet de Paul-Louis Courier. Paul-Louis expose brutalement les faits connus et qui peuvent se produire naturellement. M. Michelet va plus loin ; il décrit les émotions probables, les ruses problématiques, les égaremens hypothétiques. L’auteur sort du terrain des faits et poursuit ses adversaires dans le domaine mystérieux du possible.

Ses écrits sur le XVIe siècle ont la même dangereuse qualité. L’historien ne se contente pas de reprocher aux personnages qu’il n’aime pas leurs défauts et leurs crimes connus, il s’attaque à leur nature même et renchérit encore sur leurs vices. Catherine est plus basse et plus intrigante encore que ne la représente la tradition historique, Marie Stuart est bien toujours la dangereuse sirène que nous connaissons, mais elle a cessé d’être touchante ; sous ses dons brillans l’historien nous montre une âme presque abjecte, perfide et menteuse comme le vice galant, intrigante comme une aventurière, adonnée à des galanteries où le choix même ne préside pas. La draperie royale a été enlevée, et la nature nue montrée : c’est bien toujours Marie Stuart ; cependant il manque un détail qui enlève au portrait sa ressemblance, précisément cette draperie royale qui faisait aussi partie de sa personne, et sans laquelle nous ne pouvons voir la nièce des Guise telle qu’elle fut réellement. Le duc François de Guise est peint sous son aspect le plus sombre et le plus révoltant ; tous les côtés violens de cette âme cruelle et ferme sont impitoyablement accusés ; nous reconnaissons bien le fourbe superbe qui, au contraire du gai cardinal de Lorraine, savait si bien cacher ses mensonges sous une apparence de colérique franchise et sous des dehors impérieux : où est cependant ce fier homme d’épée qui commandait à Metz et qui gagna Calais à la France ? Henri le Balafré est peint relativement avec plus de justice ; néanmoins les défauts déplaisans de son héroïque et coupable famille y mettent trop dans l’ombre ses dons aimables et séduisans. Voilà pour les grands acteurs. Avec les acteurs secondaires, M. Michelet y met encore moins de façons et les traite avec un mépris familier et des épithètes grotesques dont le pamphlet seul pourrait s’accommoder, et ce ne sont pas seulement ses ennemis qu’il cherche à ridiculiser ou dont il montre avec passion les défauts secrets ; les personnages même qu’il respecte le plus n’échappent pas à sa verve maligne. Qui n’a deviné, par exemple, sur le visage du chancelier de L’Hôpital tout un monde de douleurs, la tristesse qu’inspire la vue du mal, l’impuissance de la bonne volonté, la lassitude, conséquence inévitable d’une vie d’épreuves et de chagrins ? Cette impression que fait éprouver la vue des portraits de L’Hôpital, M. Michelet l’a ressentie ; seulement il la traduit ainsi : « Le malheur et l’exil l’avaient fort aplati, au dehors seulement, car le cœur était admirable. » C’est se montrer bien rigoureux pour quelques actes d’une trop grande circonspection, et pour une certaine timidité de caractère que n’expliquent que trop d’ailleurs les violences du temps. Dans un autre passage, parlant des ducs d’Épernon et de Joyeuse, qui, à un moment donné, furent les uniques soutiens de la monarchie contre les factions, M. Michelet s’exprime ainsi : « Nous voilà donc venu à ce point de défendre Épernon, Joyeuse. Dans la faiblesse actuelle du petit roi de Navarre, en attendant qu’il grossisse et soit Henri IV, ces deux drôles, contre les Lorrains et le parti espagnol, se trouvent les gardiens de la nationalité. Confessons cet avilissement et cette extrême misère. » Le langage est un peu vif appliqué à des hommes que M. Michelet déclare les meilleures épées de leur temps, et qu’il justifie lui-même de certaines infamies que la tradition leur a toujours libéralement prêtées. D’un bout à l’autre de ses quatre volumes, ces boutades de langage, ces caprices de passion, ces outrages de pamphlétaire surabondent ; plaisanteries, bouffonneries, quolibets pleuvent sur tous les partis à la fois : catholiques, monarchiques, tiers-parti, politiques, protestans même ; c’est une Saint-Barthélemy générale de toute la France du XVIe siècle. Si M. Michelet a eu, comme nous l’avons reconnu, à se plaindre quelquefois de l’injustice des partis et de la critique (et il s’en plaint surtout dans une note très acerbe contre les doctrinaires), il doit reconnaître qu’en manquant lui-même de justice, il a dû provoquer bien des ressentimens.

Pour nous, qui savons aucune loi du talion à appliquer, et qui préférons insister sur les mérites d’un écrivain qui nous est sympathique, nous allons bien vite nous débarrasser des derniers reproches que nous ayons à lui adresser. À la fin de son quatrième volume sur le XVIe siècle, M. Michelet dit hardiment : « Cette histoire n’est pas impartiale. » Soit, si l’auteur veut dire par là que son histoire est écrite en faveur de l’un des grands partis qui se disputèrent à cette époque le gouvernement du monde. Malheureusement ce n’est pas la seule partialité qu’on ait à lui reprocher. M. Michelet n’est pas seulement injuste de parti pris, il l’est encore par légèreté. Il se met maintes fois en contradiction avec lui-même, et lance des accusations qu’il se charge de réfuter cent pages plus loin. Ainsi, dans le portrait très nouveau et très original qu’il a tracé de Charles IX, il fait ressortir la pureté relative des mœurs de ce malheureux roi. « Il n’eut rien, dit-il, des infâmes amours des Valois, des égouts de son frère. » Les égouts d’Henri III, ce mot doit avoir un sens ; M. Michelet pense donc que les commérages du temps n’ont point menti. Dans le volume suivant, l’historien, après avoir analysé avec, une finesse psychologique admirable le caractère d’Henri III et expliqué très judicieusement ses goûts féminins, le lave complètement des infamies dont on l’accuse. Pourquoi donc alors se presser autant de prononcer ce vilain mot d’égouts ? D’autres fois la force de la vérité l’emporte malgré lui sur ses passions et l’oblige à se démentir lui-même. Ainsi il n’a pas assez d’expressions méprisantes pour le règne de Louis XII, ce roi des bourgeois, cette dupe, ce Cassandre, ce triste mari, cet allié des Borgia, et cependant, lorsque vient le moment de résumer ce règne, il est obligé de convenir qu’il fut pour la France « une halte heureuse entre les gaspillages de Charles VIII et les prodigieuses dépenses de François Ier. » Sous l’administration de ce roi, peu brillant, il est vrai, mais sage et prudent, la France fut prospère, le trésor public toujours bien garni, les dettes de l’état rigoureusement payées, les impôts réduits. La justice fut réformée, les coutumes fixées en loi, et les petits eurent dès-lors un recours contre les grands. Pour trouver une administration comparable à celle de Louis XII et de George d’Amboise, il faudra passer par bien des années de famine, de banqueroute, de misère, et aller jusqu’à Henri IV et à Sully. N’est-ce donc rien que tout cela, et le roi à qui la France dut et cette prospérité temporaire et ces réformes durables n’a-t-il pas droit à une autre récompense que des épithètes bouffonnes ?

D’autres fois encore, M. Michelet, ne tenant aucun compte de la difficulté des situations, juge les personnages politiques non d’après ce qu’ils ont fait, mais d’après ce qu’ils auraient dû faire ; il les juge avec le critérium politique du XIXe siècle, et les condamne ou les absout en vertu d’idées philosophiques qu’aucun d’eux ne soupçonnait. Il les mesure d’après l’idéal de 1789, et contemple le XVIe siècle du point de vue de la révolution française. Sous sa plume, le grand Coligny, dont il parle du reste en termes touchans et avec une émotion grave et morale, dont aucune dissonance ne vient cette fois troubler l’accent digne et pieux, deviendrait presque un précurseur de la révolution ! Quand il doit juger Calvin, le bûcher de Servet et les persécutions des libertins l’épouvantent ; dans ce terrible chrétien, il hésite justement à voir un ancêtre des conventionnels, et il se fait un peu prier avant de dire, brusquement : « N’importe, ce fut un des nôtres. » Les protestans choisissent pour chef un prince du sang, Condé ; M. Michelet, au nom de ses idées démocratiques de 1856, s’en indigne : « Foule idiote qui brisait les mortes idoles, adorait les vivantes ! guerre absurde de la liberté au nom d’un prince du sang, au nom d’un roi captif des Guise ! » Cette préoccupation du temps présent dans le récit des choses du passé l’entraîne dans des jugemens précipités qu’il est ensuite obligé de réviser lui-même et de casser. Il a beau faire, son érudition historique l’emporte sur ses passions, et l’amène malgré lui à formuler un jugement impartial. À chaque instant, il se hâte trop de déclarer que la France a touché le fond de l’abîme, et cependant il est obligé, quelques pages plus loin, de regretter ce qu’il avait condamné. L’administration d’Henri III le rend juste pour l’administration de Charles IX ; les intrigues des Guise et du parti espagnol l’obligent, quoi qu’il en ait, à être indulgent pour Henri III. Après avoir conspué la cour corrompue des derniers Valois, il est contraint de chercher un abri même dans cette cour contre la tyrannie des factions, et, malgré ses préférences démocratiques, de se raccrocher à la monarchie comme à la dernière planche de salut au milieu de la tempête où la France faillit sombrer. La première fois qu’il rencontre Henri IV, il le juge défavorablement, et se presse trop vite de déclarer qu’il ne sera jamais son héros ; mais, chemin faisant, le cours des événement l’entraîne à juger moins sévèrement et l’amène à voir tel qu’il fut cet homme ferme et fin qui mit un terme à l’anarchie, et fonda la France sur les bases qu’elle devait occuper deux siècles.

Est-ce à dire cependant qu’il faille pousser ce reproche de partialité aussi loin que le font certains critiques, et condamner l’historien parce qu’il a des préférences de partis et d’opinions ? Nous avons inventé de nos jours une doctrine d’impartialité historique qui serait immorale, si elle pouvait être mise en pratique, mais dont nos dernières révolutions se sont heureusement chargées de nous corriger. Les événemens de février, en faisant détourner notre histoire de sa ligne directe et en changeant sa logique apparente, nous ont amenés insensiblement à réviser nos jugemens sur le passé. Les faits les plus lointains, ceux qui semblaient avoir le moins de rapports avec notre vie moderne, ont été soumis à un nouvel interrogatoire. Les chefs de parti, les souverains, les grands ministres ont été attaqués et défendus avec un entrain, une vigueur, une passion et quelquefois une injustice tout actuelles. Charles-Quint, Richelieu, Mazarin, Louis XIV, sont devenus nos contemporains ; nous les accusons de nos malheurs, nous trouvons en eux le principe de nos désastres. Si l’esprit politique manque à notre nation, la faute en est à Richelieu. Si nous avons trop de penchant à être gouvernés à tout prix, la faute en est à Louis XIV. De même qu’autrefois, grâce à notre système d’impartialité, nous ne nous sentions avec le passé qu’une solidarité de bienfaits, nous commençons aujourd’hui à ne voir en lui que les germes des maux dont nous souffrons. Nous pensions volontiers que l’histoire avait eu pour mission de nous mettre au monde en accumulant pour nous à travers les siècles une riche moisson de bienfaits et de libertés ; aujourd’hui nous penserions presque qu’elle n’a eu d’autre mission que de grossir pour nous, avec chaque génération nouvelle, les fatales conséquences du péché originel. Nous faisons un peu subir à l’histoire, pour le quart d’heure, le traitement que les Italiens, au Xe siècle, firent subir au cadavre du pape Formose, lequel fut exhumé, jugé et condamné pour les crimes et trahisons qu’il avait commis alors que l’étincelle de la vie l’animait. Cette disposition actuelle à la partialité historique n’est pas particulière seulement à M. Michelet, elle est propre à tous les écrivains de tous les partis, depuis le parti ultramontain jusqu’au parti ultra-radical. Nous pouvons donc excuser M. Michelet du reproche de partialité : il ne fait que suivre en cela le courant qui nous entraîne tous ; tout ce qu’on doit lui demander, c’est que ses préférences ne le rendent pas volontairement aveugle, ne l’amènent pas sciemment à cacher la vérité. Or la passion peut bien l’emporter souvent au-delà de la vérité, jamais la perfidie froide et préméditée de l’esprit de parti. Sauf certains détails tels que ceux que nous avons relevés, sa partialité n’a d’ailleurs rien qui ne se puisse avouer. Ses conclusions sont celles qu’ont adoptées bien des esprits qui peuvent passer pour modérés et équitables. Il prend hardiment parti pour les réformés et regrette que le protestantisme n’ait pas triomphé au XVIe siècle. C’est une conclusion contestable si l’on veut, mais c’est la conclusion de bien d’autres. Il avoue sa préférence pour la renaissance sur la réformation : c’est une préférence qui a été celle de bien des hommes illustres depuis Érasme jusqu’à Voltaire. L’événement contre lequel il a déployé le plus de passion, c’est la ligue. Il a pris le contre-pied des paradoxes contemporains par lesquels a été réhabilitée cette machine meurtrière et de dangereux exemple, il a flétri comme elle le méritait cette première apparition de la canaillocratie sur la scène de l’histoire. C’est un service dont nous lui sommes reconnaissans et dont tous les gens de bien doivent lui savoir gré. Il n’y a qu’un point sur lequel nous ne puissions être d’accord avec lui dans cette déclaration de guerre à la ligue, c’est la différence qu’il essaie d’établir entre les ligueurs du XVIe siècle et les sans-culottes du XVIIIe. Ici les théoriciens qu’il combat reprennent tout leur avantage ; oui, les uns sont bien les ancêtres des autres ; oui, les uns et les autres ont été formés à la même école, ont reçu les mêmes leçons, et sont sortis de la même putréfaction. Seulement nous nous empressons de reconnaître que tout l’avantage reste aux ancêtres, qui avaient eu des maîtres bien plus retors et bien mieux exercés.

Ainsi cette partialité tant reprochée à M. Michelet n’a rien en définitive qui puisse effaroucher beaucoup nos consciences. Il n’est pas plus partial que tout autre écrivain qui démolit ingénieusement le système de la vieille monarchie, et qui trouve moyen de se faire applaudir même des partisans de l’ancien régime. Ses conclusions sont parfaitement avouables, ses préférences légitimes. D’où vient donc cette accusation de partialité en vertu de laquelle on le condamne ? Nous l’ayons déjà dit, des détails malicieux dans lesquels il se complaît et du ton blessant et injurieux avec calcul qu’il affectionne. Ce sont là de très graves défauts, pas assez graves cependant pour qu’on se refuse avoir ce qu’il y a de talent sérieux, de fines pensées, de qualités éminentes, chez cet écrivain. C’est pour remplir ce devoir en toute conscience que nous avons si longuement insisté sur ses défauts.

Les dons que M. Michelet a reçus sont des plus heureux que la nature puisse accorder à un homme, car ce sont les dons qui rendent aimables les labeurs les plus fatigans, attrayantes les plus lourdes tâches, et qui seuls sont capables de transformer une vie de travail en une vie de volupté. Certains écrivains, on le voit trop en les lisant, sentent surtout ce qu’il y a de pénible et d’austère dans la science ; lui, au contraire, ressent surtout ce qu’elle peut donner de charme et de bonheur. D’autres font taire volontairement leur cœur, et se refusent le plaisir de comprendre et d’expliquer les faits et les doctrines qui n’ont pas un rapport direct avec le but qu’ils se sont marqué ; lui, au contraire, est avide de pénétrer les secrets et d’extraire la poésie de toute chose. Pour comprendre et saisir, il fait appel à son imagination, une des plus fortes de l’époque actuelle ; pour juger, il fait appel à sa sympathie, qui est singulièrement éveillée, et qui, en dépit de ses passions politiques et religieuses, est bien une des plus tolérantes que nous connaissions. La curiosité, l’imagination, la sympathie, voilà ses trois grands moyens d’étude et de travail, les trois clés magiques avec lesquelles il ouvre les arcanes de l’histoire et nous en décrit les trésors. Que d’autres se servent d’instrumens plus précis et se vantent de leur talent d’analyse, M. Michelet fait appel à l’intuition, et l’intuition le sert mieux que l’instrument d’analyse le plus fin et le plus aiguisé. Quand il décrit un personnage, il s’efforce de pénétrer dans les secrets de cet organisme vivant, de surprendre s’il le peut le jeu caché des passions, les pensées enveloppées de l’âme, en un mot tout le monde mystérieux que recouvrent l’apparence trompeuse des actes extérieurs et le masque dissimulé du visage humain. Il porte dans la science historique des allures de magicien ou de magnétiseur et la seconde vue d’un illuminé. À la suite de cette muse tout instinctive, prime-sautière et passionnée qui s’appelle l’imagination, il arrive à d’étranges aberrations, mais aussi à des profondeurs que ne lui auraient jamais montrées les microscopes les plus grossissans. Quoiqu’il n’use pas des procédés les mieux connus et les plus certains de l’analyse, ses aperçus et ses explications des caractères humains sont la plupart du temps d’une finesse psychologique surprenante, ils étonnent par leur subtilité et en même temps par leur précision.

Si nous voulions définir M. Michelet et le distinguer nettement de tous les autres écrivains de notre époque, nous dirions, malgré tout ce que ce mot a de matérialiste, que c’est par excellence une organisation. C’est une nature toute spontanée, toute personnelle, qui ne doit rien aux choses du dehors. L’originalité de la plupart des hommes se forme avec la vie et l’étude. Ni l’expérience ni l’étude ne semblent lui avoir donné une faculté de plus, ou une méthode de diriger ses facultés. Il n’y a rien d’acquis en lui. L’étude n’a fait qu’assembler une plus grande quantité de matériaux pour fournir à son imagination de nouveaux moyens de répandre ses couleurs ; l’expérience n’a pas modifié, mais développé ses facultés préexistantes. L’imagination était déjà très forte à l’origine ; l’étude, qui d’ordinaire lui donne pour contrepoids la circonspection et la timidité, l’a au contraire doublée. La fibre sympathique était très vive : l’expérience, qui d’ordinaire la rend moins sensible, l’a surexcitée au contraire, et lui a donné une susceptibilité inouïe. La réflexion, la comparaison, le jugement, toutes ces mécaniques spirituelles que l’âme se construit pour elle-même avec les matériaux extérieurs, semblent lui avoir été toujours inconnus. Il ne rend que ce qu’il sent, et s’il fait quelquefois effort sur lui-même, ce n’est que par la difficulté de rendre son impression exacte. Il pense avec sa nature tout entière, avec son âme, avec son imagination, avec ses nerfs ; son style devient haletant ou lâché selon que les mouvemens du cœur chassent et reçoivent le sang avec rapidité ou lenteur. Il n’est pas de ces écrivains dont la pensée domine tellement la vie, qu’on ne sent en les lisant ni leur tempérament, ni leur bonheur, ni leurs infortunes, Dans la trame de son style et dans les couleurs de sa pensée sont entrées toutes les émotions de la journée, tous les caprices de l’heure présente, les mille rapides impressions fugitives, les petites influences de la nature ambiante. On pourrait presque noter page par page, ou plutôt deviner ces influences et ces émotions. Cette page acerbe et violente a été écrite un soir où la mauvaise humeur politique l’emportait sur la réflexion ; cette page mélancolique témoigne d’une journée grise et nuageuse ; cette autre, tout illuminée comme un visage reluisant d’une douce fièvre, a été le résultat de vives impressions musicales » Bref M. Michelet est une individualité avant d’être un historien ou un publiciste ; on sent en le lisant une nature particulière, avec ses goûts, ses singularités, ses humeurs. C’est là son grand charme, et c’est là aussi sa faiblesse : quand il nous blesse et qu’il nous ravit, il nous blesse et nous ravit personnellement, absolument comme le font chaque jour les personnes vivantes que nous rencontrons, et pour lesquelles nous éprouvons, selon les lois des affinités mystérieuses, une sympathie ou une antipathie invincible.

Cette personnalité si accusée facilite singulièrement et entrave néanmoins la tâche de M. Michelet. Elle rend facile la tâche du narrateur et de l’artiste, presque impossible celle du juge. M. Michelet est incapable de dominer sa nature et de se placer en dehors de lui-même. Le défaut principal de son talent apparaît surtout lorsqu’il s’engage dans les idées abstraites. Dès qu’une idée cesse de se manifester à lui sous une forme sensible, elle lui échappe, et il s’épuise en efforts infinis pour la conquérir. En vain il l’appelle dans des phrases pleines d’une émotion quasi mystique, en vain il la poursuit de ses désirs ardens et l’interpelle presque avec des larmes, elle refuse de se laisser saisir. Aussitôt qu’il pose le pied sur le domaine des idées générales, tout devient confusion, désordre et chaos. Quand on vient de lire ses quatre volumes sur le XVIe siècle, on est rempli d’impressions laissées par le spectacle des événemens. On assiste à la représentation en quelque sorte de l’époque, on en revient comme d’un voyage, d’une longue excursion, plein de souvenirs, d’éblouissemens, d’anecdotes curieuses. On a vu les fêtes des Borgia, le martyre de Savonarole, la cour de Fontainebleau, le sombre intérieur de l’Escurial, les voûtes de la chapelle Sixtine et l’atelier d’Albert Dürer, et cependant ou n’a aucune idée générale et bien précise du XVIe siècle. La renaissance et la réformation nous ont en grande partie livré le spectacle de leurs tumultueux mouvemens, mais ne nous ont pas dit leur secret. Qu’est-ce que la renaissance ? Qu’est-ce que la réformation ? En mille passages de son livre, on croit saisir l’explication désirée, une boutade vient à la traverse et nous en éloigne. Ces deux grands faits ne nous apparaissent jamais en eux-mêmes, mais à travers les personnages illustres qui ont rempli cette époque, à travers Michel-Ange, Luther, Albert Dürer, Marguerite de Navarre, Coligny. Leur lumière n’est pas réfléchie dans une glace unie qui puisse en assembler les rayons et nous en renvoyer une image nette et fidèle, mais comme dans un miroir à facettes qui décolore, brise et multiplie les rayons. Nous avons là en un mot les avatars et les métempsycoses successives de la renaissance et de la réforme ; nullement l’âme elle-même et la personnalité abstraite de ces deux faits. Nous voyons bien, si nous pouvons parler ainsi, les incidens et les aventures, les orages successifs de leur vie ; nulle part nous n’embrassons cette vie elle-même, et nous ne la contemplons dans son unité et en dehors de ses vicissitudes.

Mais comme ce talent prend sa revanche aussitôt qu’il s’agit de peindre, et comme cette nature impressionnable, qui le rend impropre à lutter avec les idées abstraites, le sert bien lorsqu’il s’agit d’introduire un personnage, d’éclairer un paysage, de rendre le charme moral d’une œuvre d’art ! Alors il trouve en lui des ressources inattendues et une surabondance luxueuse d’images, de comparaisons, d’analogies. Il prodigue à pleines mains ces images et ces analogies, avec excès et sans choix ; mais, avec le sentiment instinctif du véritable artiste, il se trompe rarement sur celles qu’il doit employer. Il y en a trop, et il fallait choisir ; toutes néanmoins expriment bien sincèrement l’impression reçue : il y en a de bizarres et d’étranges, jamais aucune qui soit choquante et vulgaire. De même, pour les couleurs qu’il jette avec profusion : elles peuvent être parfois trop voyantes, trop éclatantes, elles ne sont jamais fausses. Les dernières ressources du langage ont été mises parfois à contribution pour exprimer telle impression qui par sa nature échappe à l’art de l’écrivain. Cette organisation d’artiste, qui semblerait lui interdire les facultés d’observation, l’entraîne plus loin que là où ces facultés pourraient le conduire. Grâce à la rêverie, à l’imagination, il découvre accidentellement certains traits de moraliste que les maîtres eux-mêmes, ne désavoueraient pas. Quant à ses portraits, on peut dire hardiment que lorsqu’ils sont parfaits, personne depuis Saint-Simon n’en a peint d’aussi vivement colorés et d’aussi francs. Il y en a de toute sorte dans ses livres : grands portraits en pied, officiels et d’apparat, portraits en buste de la même personne aux différens âges de la vie, esquisses, légers pastels, croquis à la plume, simples profils tracés en deux traits rapides, et d’une main hardie, tous d’une ressemblance frappante, car le trait caractéristique de la physionomie a été cherché avec curiosité et saisi avec bonheur.

Je ne sais pourquoi les portraits tracés par la plupart des historiens me semblent presque toujours de convention. Rarement ils me donnent du personnage l’impression que me laisse la lecture des témoignages contemporains. À force de vouloir être majestueux et noblement classiques, de viser au grand art et de vouloir s’en tenir aux grandes lignes, la plupart des historiens oublient de nous donner la physionomie véritable du personnage qu’ils veulent représenter. Il me semble souvent que le portrait de tel personnage pourrait être celui de tel autre et pourrait servir plusieurs fois. Cependant les traits généraux d’une physionomie ne sont point ceux qui la caractérisent. Ce qui caractérise l’individu extérieurement, c’est un trait, le plus souvent délicat et fin, une nuance insaisissable, un pli, une ride, et moralement, c’est une combinaison naturelle et unique de vertus et de vices qui ne s’est rencontrée qu’une fois et qui ne se rencontrera plus. Si vous voulez me faire comprendre telle individualité, ne me dites pas qu’elle avait tel vice et telle vertu, faites-moi comprendre à quelle dose ce vice et cette vertu existaient en elle. Faites-moi assister à la formation de ce mélange, dites-moi comment et sous l’empire de quelle nécessité cette alliance des contraires a pu se produire ; dites-moi l’allure particulière de tel personnage, sa démarche, son attitude lourde ou gracieuse, ses gestes, que sais-je ? sa manière de saluer. Ne craignez pas d’être trivial ; le cure-dents que Coligny mâchait avec une fureur concentrée aux heures de péril m’éclaire plus sur la nature de cet homme que toutes les phrases générales. Ne cédez point non plus à la crainte trop commune aux esprits scolastiques d’insister sur la personne physique ; la mâchoire inférieure de Charles-Quint m’en dit plus sur son ambition que de longues dissertations sur ses plans et ses conquêtes. Enfin ne craignez même pas d’être puéril, et si vous me parlez de Cromwell, n’oubliez pas sa ceinture de cuir et ses bottes à genouillères ; elles font partie de sa physionomie robuste, bourgeoise et militaire.

C’est ainsi que fait M. Michelet ; il excelle à nous peindre ses personnages, à les replacer dans le milieu où ils vécurent, avec tous les détails accessoires qui firent partie de leur vie, et il sait trouver pour chacun le procédé qui peut le mieux le faire saisir et comprendre. Il varie à l’infini ses procédés, il emploie indifféremment le trait sec et minutieux d’Albert Dürer ou le crayon savant d’un maître italien, et passe d’un portrait étudié à la Van-Dyck à une esquisse légère et rapide à la Callot. Voici Maximilien par exemple : le trait principal de son caractère, c’est d’être chimérique ; mais de quelle manière l’était-il et dans quelle mesure ? Comment et pourquoi ? L’était-il à la manière de son beau-père, le sombre Téméraire, ou l’était-il avec âpreté et gravité comme le sera tel illustre Espagnol dans le siècle qui va s’ouvrir ? Écoutons M. Michelet : « Le profond Albert Dürer, dans son portrait de Maximilien, l’a buriné pour l’avenir au complet, et l’histoire n’ajoute pas deux mots au portrait du maître. Cette grande figure osseuse, fort militaire, d’un nez monumental, est un don Quichotte sans naïveté. Le front est pauvre, comme l’âpre rocher du Tyrol que l’on voit dans le fond ; aux corniches des précipices errent les chamois que Max mettait toute sa gloire à atteindre. Il était chasseur avant tout, et secondairement empereur ; il eut la jambe du cerf et la cervelle aussi. Toute sa vie fut une course, un hallali perpétuel. On le voyait, mystérieux, courir d’un bout de l’Europe à l’autre, gardant d’autant mieux son secret qu’il ne le savait pas lui-même. Du reste, les coudes percés, toujours nécessiteux autant que prodigue, jetant le peu qui lui venait, puis mendiant sans honte au nom de l’empire. On le vit, à la fin, gagnant sa vie comme condottiere dans le camp des Anglais, empereur à cent écus par jour. » Voilà un portrait minutieux, détaillé à la manière des maîtres allemands de la renaissance. Les portraits des deux premiers Guise, au contraire, semblent peints avec le pinceau d’un Flamand de l’école d’Anvers. « Ce qui alarme en tous les deux, dans François et son frère, le cardinal de Lorraine, c’est la mobilité nerveuse de la face, qu’on ne retrouve à ce degré nulle part. Le cardinal, d’un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d’un joli œil de chat gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la bouche, qu’on démêle sous sa barbe blonde : elle pince, elle grince, elle écrase… François, d’un teint grisâtre, plutôt maigre, d’un poil blond-gris, d’une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision vigoureuse, n’a rien d’un prince : figure d’aventurier, de parvenu, qui voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a l’air sinistre. Sa sœur, Marie de Guise, l’accusait de tirer tout à lui. Son frère, Aumale, ne recevait rien du roi, que François n’en fût triste, ne l’en chicanât. Son visage dit tout cela. » D’autres fois le personnage est caractérisé d’un trait rapide et net. « Le duc d’Albe, dit M. Michelet, emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits et dans les documens pour comprendre son ascendant. C’est un génie médiocre, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des vues et par la passion. » Pour quiconque connaît le duc d’Albe, ce jugement est admirable ; il n’a dû de rester le modèle des persécuteurs qu’à la précision de sa haine, qui lui tint lieu d’intelligence, à cette effrayante intensité de colère qui lui tint lieu de caractère, et lui donna la faculté rare d’être à toute heure et en toute occasion déterminé à tout.

Artiste lui-même, M. Michelet sent excellemment les œuvres d’art, et réussit souvent à nous en faire saisir les plus délicates beautés. Un livre, un tableau, une statue, décrits par sa plume, se présentent à nous avec leur physionomie propre, et nous révèlent les rêves secrets auxquels ils ont dû le jour. L’historien poursuit le sens des œuvres d’art avec une subtilité enfantine souvent, mais ingénieuse et rusée. Ses explications sont trop détaillées ou trop fantasques, mais l’impression qu’il cherche à rendre est généralement forte et profonde. M. Michelet n’est pas un critique grammairien capable de vous démontrer comment telle œuvre pèche contre les lois techniques du métier, ni un esthéticien soucieux de comparer l’œuvre qu’il analyse aux lois abstraites du beau : non ; il nous fait goûter le charme particulier de cette œuvre, saisir le sentiment qui inspira l’artiste, le rêve intérieur qui guida sa main. La beauté intime et secrète des œuvres d’art nous est dévoilée, s’évapore pour ainsi dire et court comme un frisson de lumière ou comme une ondulation musicale. Dans les pages qu’il consacre, aux arts ou à la littérature, il ne faut pas s’arrêter à tel détail évidemment fantasque. Le chapitre sur Michel-Ange, malgré ce qu’il y a d’arbitraire dans le développement logique de son explication, est étincelant de beauté, et le sentiment général est de la plus grande vérité. Ceux qui liront ce chapitre sans prévention y retrouveront bien des impressions senties confusément ; ils ne se feront pas prier pour reconnaître que dans les œuvres de ce grand homme il y a une préoccupation visible de l’idée de justice, et que le sentiment religieux qui les a inspirées ne ressemble pas précisément à celui qui s’exhale avec une délicatesse si exquise des pages du Nouveau-Testament. Je n’oserais soutenir que M. Michelet interprète exactement la Melancolia d’Albert Dürer ; cependant on est forcé d’accepter quelque chose de cette interprétation, si l’on veut avoir une explication raisonnable du sentiment qui inspira cette œuvre incompréhensible pour l’époque où elle parut. J’en dirai autant de ses ingénieuses fantaisies sur la Diane de Jean Goujon et sur le tombeau de Valentine Balbiani de Germain Pilon. Le mystère de cette belle nymphe nue et pourtant parée nous est ingénieusement expliqué. Quant au monument de Pilon, il marque bien une date en effet, le moment de transition affligeant où le grand art se transforme et fait place à l’art grimacier et coquet. Le charme magnétique des tableaux du Vinci est peint en quelques mots pénétrans ; mais le triomphe de M. Michelet en ce genre d’aperçus, c’est l’explication qu’il nous donne du génie de Corrège. « C’était le moment d’une grande révélation pour l’Italie. Aux pures madones florentines que déjà Raphaël anime, l’étincelle pourtant manque encore ; mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui grandit dans les larmes ! Un trait nouveau éclate, délicat et charmant, le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas pleurer. Qui saisira ce trait ? Celui qui l’eut lui-même et qui en meurt ; le paysan lombard du village de Correggio, l’artiste famélique qui ne peut nourrir sa famille. Il saisit ce qu’il voit, cette Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C’est la petite sainte Catherine du mariage mystique, pauvre petite personne qui ne vivra pas ou restera petite. Plus que maladive est celle-ci ; on le voit aux attaches irrégulières des bras qu’il a strictement copiées. Et avec tout cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon de cœur qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d’un contagieux frémissement. Telle était l’Italie à ce moment, amoindrie et pâlie, et Corrège n’eut qu’à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et la grâce. » L’exquise finesse de cet aperçu échappera peut-être à bien des gens prévenus ; mais ceux très nombreux, j’aime à l’espérer, qui ont souvent rêvé devant le Mariage de sainte Catherine retrouveront là, je le crois, leur impression et le contagieux frémissement qu’ils ont sans aucun doute éprouvé.

Ce talent d’artiste et de peintre, ces échappées perpétuelles sur l’art et la littérature composent en grande partie l’originalité de M. Michelet. C’est assez pour qu’il ait une place très élevée parmi les individualités les plus fines et les plus fortes de ce temps. L’homme de talent est incontestable, ses adversaires l’admettent eux-mêmes ; mais ils prennent leur revanche sur l’historien. Quel est donc le mérite de M. Michelet comme historien ? A-t-il innové en histoire, ou bien ses livres ne contiennent-ils autre chose qu’une série infinie d’ombres chinoises vivement découpées et de figurines vivement peintes ? Oui, il a innové, à notre sens, et même d’une manière originale et heureuse. S’il ne sait pas, comme M. Guizot, faire l’analyse d’une institution politique et démonter pièce à pièce tous les ressorts compliqués d’un état social donné, s’il n’a pas au même degré que M. Augustin Thierry le sentiment du génie des races, s’il n’a pas cette faculté de généralisation qui permet à l’historien d’embrasser la destinée de tout un peuple d’un point, de vue fixe et ferme sans se laisser troubler par les différences transitoires des époques,.et de surprendre l’unité cachée de la vie d’une nation, — personne en revanche ne sait mieux saisir l’aspect des temps, l’esprit, l’allure, la physionomie de chaque génération successive, la chimère des époques, ce ressort secret, profondément caché dans l’âme de chacun de nous et qui nous dirige à notre insu. Désirs, vagues tourmens d’imagination, regards tournés vers un idéal obscur et mal défini, appétits sensuels pour les belles choses terrestres, espérances et regrets, toutes ces vaines ombres poursuivies avec une agitation si acharnée à travers les batailles, les massacres, les fêtes populaires, M. Michelet sait les atteindre et les fixer sur sa toile historique avec leurs plus fugitives nuances. Ce n’est pas là un simple mérite d’artiste, comme on pourrait le croire ; c’est aussi un mérite de philosophe. Ceux qui aiment à rêver sur la nature humaine ont pu mille fois faire cette remarque, qu’une bonne partie de nos actions sont l’œuvre d’agens obscurs et indéfinissables que la psychologie n’a pas classés et ne classera jamais dans son catalogue des facultés de l’âme, agens qui semblent se confondre avec le principe même de notre vie et être unis aux formes essentielles de notre organisme. Il en est dans l’histoire comme dans la vie individuelle, et la moitié au moins des événemens découlent d’autres sources que celles que nous pouvons tous nommer : liberté, religion, droit et devoir, doctrines philosophiques. Si nous ne comprenons pas les chimères qui faisaient le tourment des âmes à telle époque, nous ne connaissons pas ces agens insaisissables dont j’ai parlé, qui varient avec chaque génération, et qui non-seulement engendrent une grande partie des faits historiques, mais encore leur donnent à tous leur forme et leur couleur originale. C’est là vraiment l’innovation historique de M. Michelet, innovation qu’il doit d’ailleurs en partie à sa nature Imaginative, qui lui permet de toucher, avec un tact de femme, à mille choses délicates qu’une raison plus mâle n’apercevrait jamais. Qui n’a lu son tableau du moyen âge, où le récit participe en quelque sorte du génie visionnaire de cette étrange époque ? C’est le chapitre des Guerres religieuses, consacré à l’Espagne, qui donne surtout une idée nette et précise de cet art de pénétrer ce que nous appelons la chimère des époques : sauf quelques injustices dans l’expression, jamais le génie de l’Espagne n’a été pénétré avec une telle finesse et une telle profondeur. Qu’on lise aussi le chapitre consacré à Genève, ce séminaire héroïque, si l’on veut saisir le caractère véritable de cette Rome du calvinisme. M. Michelet, si souvent hors de la raison lorsqu’il s’agit de juger une idée abstraite, fait preuve au contraire d’un bon sens plein de fermeté lorsqu’il s’agit de juger la valeur relative de tous ces occultes mobiles d’action qui entraînent les peuples à leur insu. Ainsi il ne se laisse pas éblouir par l’éclat menteur de l’Espagne du XVIe siècle, et il n’hésite pas à décerner à son génie le nom de romanesque. En regard de cet esprit romanesque, qui passe aux yeux de tous pour poétique, il place hardiment comme représentant de la poésie le protestantisme, que je ne sais quels honteux préjugés regardent comme un triomphe de la prose. Ces aperçus profonds, abondans et rapides, où palpite l’âme, de toute une génération, en disent plus long sur le sens des événemens que bien des savantes considérations historiques.

Cependant ce talent a ses défauts, défauts très accusés, très sensibles, et qui frappent tellement les yeux, que nous nous dispenserons d’insister. Le plus considérable, c’est le dilettantisme. M. Michelet semble prendre plaisir à l’histoire comme on prend plaisir à la représentation d’un opéra. Il n’a pas toujours pour les idées et pour les faits le respect sévère et calme que tout penseur doit porter en lui. Contemplateur par nature, il n’a pas cette impassibilité sérieuse et humble qui est l’apanage des organisations mystiques ; il jouit du spectacle des choses, il assiste avec une volupté frémissante à cette représentation du drame passionné de l’histoire ; il s’enivre de sa pensée ou plutôt de ses impressions, qu’il double par l’effet de son imagination. Il cherche, dirait-on, parfois dans l’histoire et dans la nature un breuvage qui puisse lui donner les plus riches visions. Sa nature nerveuse vibre comme un clavier qu’une main invisible a touché ; il s’écoute vibrer avec ravissement, et prolonge à plaisir l’émotion qu’il tire de lui-même. Quand on lit certaines de ses pages, il vous semble entendre une musique d’autant plus séduisante que la mélodie n’est pas dans la phrase et dans le style, ni même dans la pensée, mais dans le mouvement imprimé à l’âme de l’écrivain. On écoute enchanté, et la page finie, lorsqu’on retombe dans le terre-à-terre des faits, on se frotte les yeux comme si l’on sortait d’un rêve, et alors l’enchantement n’aidant plus, on se demande parfois si c’est bien ainsi qu’on doit approcher des choses qui touchent de si près à la vérité elle-même.


II.

L’histoire que racontent les derniers volumes de M. Michelet est celle du XVIe siècle, la plus belle que contiennent les annales humaines. En bien, en mal, le XVIe siècle reste grand entre tous ; rien n’y est mesquin, même la bassesse ; rien n’y est futile, même le caprice. Les hommes de cette époque étonnent par leur surabondance de force, par la hardiesse et l’originalité de leurs conceptions, par la fermeté de leur caractère. Jamais aussi, il faut le dire, siècle ne fut mieux placé pour être facilement grand. La nature humaine s’était pour ainsi dire reposée comme une terre en friche pendant de longues générations, sauf le grand moment du XIIIe siècle, qui fut plutôt un produit forcé des institutions et de l’état social qu’un produit spontané des forces intimes de l’âme. N’ayant jamais essayé de marcher seul, l’esprit humain avait pour ainsi dire la naïveté de l’ignorance ; encore à ses premiers essais, et n’ayant rien enfanté, il ignorait aussi les mièvreries et les petitesses que le besoin de la nouveauté fait inventer aux peuples vieillis. Dans de telles conditions, également loin de la présomption et de la corruption, il devait facilement trouver le grand, et dès ses premières tentatives il le trouva.

Le premier coup d’œil jeté sur la nature est toujours le plus vif, celui qui, dans le moment, le plus rapide, embrasse le plus d’objets ; la première impression est la plus large, celle qui trouve l’expression la plus forte et la mieux appropriée, sans vaine délicatesse, sans vaine subtilité. Ce phénomène s’est produit aussi au XVIe siècle. Le premier regard jeté sur la nature et sur le monde fut aussi le plus large et le plus vif. Les hommes d’alors n’eurent pas besoin de faire effort sur eux-mêmes pour inventer ; le premier lieu commun leur suffisait pour être éloquens et élevés. Rien non plus n’ayant encore été débrouillé, classé, rien n’étant connu en un mot, l’esprit n’était pas surchargé du fardeau des découvertes antérieures, et l’imagination, n’ayant pas dû céder, comme dans nos temps, la place à la mémoire (véritable maîtresse de toutes nos facultés, et qui nous défend de rien faire sans elle), pouvait se donner libre carrière dans le vaste domaine des conjectures et des hypothèses ; La curiosité n’était pas émoussée, et, au lieu de s’attaquer aux petites choses, elle s’attaquait au contraire aux grandes. D’un autre côté, sous l’empire des fortes émotions que faisait naître cette soudaine révélation du monde, sous le chaud rayon des premières lueurs de la civilisation nouvelle, les âmes s’éveillaient et s’ouvraient aiguillonnées d’une insatiable avidité de vivre et de sentir : de là les débordantes passions, les grandes vertus et les crimes gigantesques de cette époque. Il y avait encore assez de barbarie pour que les caractères n’eussent rien perdu de leur force primitive, il y avait assez de civilisation déjà pour que ces caractères pussent s’attacher à un but politique ou religieux digne d’être poursuivi. La grandeur du XVIe siècle apparaît surtout quand on le compare aux siècles suivans : dès qu’on entre dans le majestueux XVIIe siècle, on sent que la nature humaine s’est rapetissée, on respire moins librement, les conceptions sont moins profondes et moins larges, les sciences ont déjà subi une classification et sont désormais séparées de l’homme, l’art s’éteint et l’artifice apparaît ; les conventions sociales tiennent plus de place que les passions naturelles, et le règne de l’abstrait envahit le domaine de l’esprit. Adieu aux œuvres naïves, adieu aussi aux caractères ardens ! Voici venir les œuvres savantes et les caractères diplomatiques, dont la sécheresse et la froideur sont les vertus principales et estimées.

Mais le XVIe siècle n’est pas grand seulement parce qu’il a produit tant de glorieuses individualités et tant de hautes conceptions ; il est grand parce qu’il a lancé les deux mouvemens qui maintenant, jusqu’à la fin des temps, dirigeront sous des formes diverses les destinées humaines, et parce qu’on lui doit les deux découvertes les plus importantes que l’homme puisse faire : la découverte du genre humain et la découverte de l’individu. L’une de ces découvertes s’appelle renaissance, l’autre réformation. Nous ne pouvons essayer en quelques pages de déterminer la portée de ces deux mouvemens ; tout ce que nous voudrions faire, c’est de rechercher pourquoi l’un a malheureusement avorté, l’autre si bien réussi, et ce qu’ils représentent aujourd’hui pour nous, hommes du XIXe siècle.

Quelle est la signification précise du mot renaissance, et quel est le sens de ce grand mouvement ? Rien n’est plus difficile à définir exactement. C’est en apparence un mouvement sans unité, qui a revêtu une variété de formes infinies et qui a compté dans ses rangs des hommes de tous les partis. Sa complexité embarrasse le logicien, qui ne peut la résumer à son gré dans une formule satisfaisante. Légère, aimable, grave, studieuse, passionnée, frivole, novatrice jusqu’au cynisme et conservatrice jusqu’à la persécution, la renaissance a pris tous les masques et a servi toutes les causes. Elle a compté dans ses rangs des ministres de l’église établie, des laïques lettrés, des hommes d’épée, des magistrats, des aventuriers. Elle a servi la réforme, et elle l’a abandonnée ; elle a été protégée par la vieille église, et elle l’a bafouée. À proprement parler, il n’y a pas une renaissance, il y en a vingt. C’est un homme de la renaissance, ce docteur Rabelais, ce protégé des grands et des cardinaux, qui secoua d’une main si hardie la vieille société ; c’est un homme de la renaissance, ce Montaigne, qui traverse cette même société d’un pas prudent et léger, comme s’il avait peur d’être écrasé par quelque colonne chancelante. Ce sont des hommes de la renaissance, ces Estienne, si dévoués à la science ; ce sont aussi des hommes de la renaissance, ces Arétin, ces Panormita, ces Castiglione, bouffons et entremetteurs des princes, ingénieux fabricans de priapées. Le spirituel, le savant, le sceptique Cornélius Agrippa, d’équivoque mémoire, désireux avant tout de faire fortune et d’être en faveur auprès des puissans, peut-il bien être placé dans les mêmes rangs que le bon Bernard Palissy, tout absorbé dans son humble travail, insouciant de la fortune et de la protection des grands ? Ulrich de Hutten, l’ennemi des moines et l’ami de Luther, Érasme, si timide, mais si humain, comptent parmi les promoteurs de cette grande révolte. Cependant, parmi leurs successeurs, nous allons rencontrer des suppôts de tyrannie et des panégyristes de l’assassinat : par exemple, ce protégé d’Érasme, ce président Viglius, l’instrument docile du cardinal Granvelle, et cet élégant latiniste Muret, qui célébra en phrases cicéroniennes le guet-apens de la Saint-Barthélemy. Je vois la renaissance brûlée à Genève par Calvin dans la personne de Michel Servet ; je la vois massacrée à Paris dans la personne de Ramus, comme suspecte de protestantisme. Où donc est réellement le parti de la renaissance ? Y en a-t-il un et sommes-nous dupes d’une mystification ? Et son génie, où le trouverons-nous ? Ses œuvres ne sont pas moins nombreuses que ses représentans ; quelle est celle qui pourrait exprimer ce génie avec exactitude, les pamphlets de Hutten et les colloques d’Érasme contre les moines, ou les conceptions semi-catholiques, semi-païennes des artistes italiens ? La renaissance sera-t-elle un joyeux enterrement du passé qui s’éteint, célébré par la poésie fantasque et gaie de l’Orlando et par la prose du Don Quichotte ? Si c’est au contraire une préparation de l’avenir, où la chercherons-nous ? Dans les utopies bouffonnes du novateur Rabelais, ou dans les graves utopies du conservateur Thomas Morus ? Quant à son idéal de sagesse, où le trouver ? Dans Montaigne, ou dans son jeune et impétueux ami, La Boëtie ? Plus nous multiplierions les noms propres, plus nous rencontrerions de contrastes, de différences, d’anarchie. Jamais armée n’a été plus indisciplinée, moins commandée que cette foule confuse d’hommes de toutes couleurs et de tous partis qui compose ce qu’on peut appeler l’armée de la renaissance.

Telle est donc la renaissance, — une énigme inexplicable si on essaie de la dégager du tumultueux tourbillon de la vie qui fut propre au XVIe siècle, si on essaie de la voir seule et d’en chercher le sens propre. Aussi toutes les explications qui ont été données de ce mouvement sont-elles singulièrement incomplètes ; pour les uns, c’est une révolte de l’esprit laïque contre l’esprit ecclésiastique ; pour les autres, c’est l’avènement de la raison sur la scène de l’histoire ; pour le plus grand nombre, ce n’est rien que l’antiquité retrouvée et la substitution du latin de Cicéron au latin scolastique. Quelques personnes enfin ont de nos jours anathématisé la renaissance comme un retour au paganisme. Ces explications insuffisantes, la renaissance les contient toutes et les dépasse encore, car la renaissance, ce n’est pas une doctrine, c’est un phénomène ; ce n’est pas un parti, c’est une époque tout entière, avec ses contrastes et les accidens de sa vie. Si l’on veut lui donner un sens précis, il est impossible de trouver un mot plus profond et plus heureux que son nom même, renaissance, nouvel enfantement de la nature, nouveau printemps de l’âme. La renaissance, prise dans son ensemble, c’est donc le point de départ, le recommencement de la vie après une civilisation épuisée. Dès-lors s’expliquent tous ses contrastes et tous ses tâtonnemens. Les vieilles institutions tombent en poussière et les nouvelles n’existent plus ; chacun va pour son propre compte en avant, un peu à l’aventure, interrogeant tous les faits, se mêlant à tous les partis.

M. Michelet déplore l’avortement de la renaissance, triste avortement en effet, mais très explicable. Il note la décadence rapide de ce grand mouvement, et gémit sur la mort des espérances qu’il avait fait naître. La distance est grande entre le commencement du siècle et la fin, mais il ne pouvait en être autrement. La renaissance, n’étant pas un système, un enchaînement logique d’opinions, ne put jamais songer à se transformer en parti politique, et se contenta de se mêler au tourbillon général de la vie. Plus ce tourbillon est fort et rapide, et plus la renaissance est animée et puissante ; mais à mesure qu’il diminue, elle baisse aussi ; chaque fois qu’un parti est vaincu, une portion d’elle-même est pour ainsi dire mise au tombeau. Lorsque le parti protestant, qui l’avait mainte fois repoussée comme suspecte d’hérésie, décline en France, l’esprit humain, tout à l’heure si hardi et si puissant, va retomber sous un joug traditionnel et étroit, dont il ne se sauvera qu’en acceptant l’appui des demi-mesures et des compromis prudens. Lorsque le catholicisme monte avec Thomas Morus sur les échafauds de l’Angleterre, l’esprit de tolérance et d’humanité que la renaissance avait mis au monde périt en même temps. La victoire ou la défaite de n’importe quel parti lui sont également funestes ; elle est frappée au siège de Rome, elle reçoit le coup mortel à la Saint-Barthélemy. Dépassant tous les partis et ayant par conséquent besoin de tous, elle se partage et s’affaiblit par ses alliances. En outre, ainsi que nous l’avons dit, elle fut un renouveau, une explosion de l’esprit humain, au moment où une civilisation en train de disparaître n’a pas encore été remplacée. À mesure que les institutions se forment, à mesure que les événemens se précisent, l’explosion se calme et le métal en fusion se refroidit ; la hardiesse, l’esprit de conjecture, les systèmes arbitraires deviennent plus difficiles, la vie politique et sociale a déjà trouvé des règles extérieures qui la dirigent ou la tyrannisent. Plus on avance dans le siècle, plus on s’éloigne de ce printemps de la renaissance, de même que chaque pas dans la vie nous éloigne de la jeunesse. C’est la marche fatale de la nature et de la vie humaine, et ce dut être la marche de la renaissance, ce phénomène vague, multiple, ondoyant, insaisissable comme la nature qu’elle aima tant, comme la vie dont elle fut non pas une des manifestations, mais la manifestation elle-même.

Il y a encore une autre raison qui a paralysé le génie de la renaissance et l’a empêché de tenir toutes ses promesses. La renaissance est un mouvement à la fois très large et très restreint : très large parce qu’il n’est pas borné à un ou plusieurs peuples, mais qu’il embrasse tout le monde chrétien ; très restreint, si l’on considère les classes auxquelles il s’adressait et sur lesquelles il eut action. Au contraire de la réforme, la renaissance ne fut jamais populaire et ne chercha jamais à s’établir sur un terrain populaire ; elle s’adressa exclusivement au petit nombre, c’est-à-dire aux privilégiés de la richesse et de la lumière, aux dignitaires de l’église, aux laïques éclairés ou ayant le loisir de l’être. L’esprit de la renaissance, quoique très humain, fut donc toujours très aristocratique, et, quoique très cosmopolite, fut toujours très individuel. Quoique ayant pour but suprême et lointain le bonheur du genre humain, cette rénovation fut faite à l’origine par des individus et pour des individus, nullement à l’aide des masses et pour les masses. Les classes éclairées de l’Europe en profitèrent seules ; de là principalement cette impuissance absolue de la renaissance à former un parti, que M. Michelet déplore et que nous déplorons avec lui. Ce ne furent ni les principes, ni le souffle inspirateur, ni l’art et les ouvriers qui manquèrent, ce fut la matière première, autrement dit les masses populaires. Le peuple, qui comprit si vite et si bien les docteurs protestans, vit passer devant lui sans les comprendre, et la plupart du temps ignora même ces grands publicistes, ces artistes, ces philosophes et ces savans. Leurs enseignemens étaient pour lui et trop individuels et trop abstraits ; il n’y avait là rien de traditionnel et de familier. Aussi dès les premiers jours se tint-il fermement attaché au passé, et se partagea-t-il dans toute l’Europe entre les dépositaires antiques de la tradition, c’est-à-dire le clergé catholique, et les interprètes nouveaux de la tradition, c’est-à-dire les docteurs protestans. La victoire du protestantisme en Allemagne et en Angleterre, sa défaite en France sont des faits contradictoires en apparence seulement ; dans l’un et l’autre cas, c’est le même phénomène qui se produit, le triomphe de la tradition au moyen des classes populaires. Voilà la grande et véritable cause de la décadence prématurée de la renaissance. D’autre part, son génie, tout cosmopolite à l’origine et tout européen, dut se scinder à mesure que les années s’écoulèrent. Bien qu’elle doive peu de chose à la tradition, bien qu’elle soit surtout l’œuvre des individus, la renaissance, lorsqu’elle éclata à la fin du XVe siècle, fut en un certain sens cependant le produit du passé. Elle hérita de cet esprit général que la communauté de religion et d’institutions avait répandu au moyen âge chez toutes les nations de l’Europe ; elle fut la république des esprits, comme l’Europe du moyen âge avait été la république chrétienne. Mais lorsque les derniers liens de cette antique confédération furent brisés, l’idée de patrie domina désormais pour un temps celle de chrétienté, et par conséquent le génie de chaque peuple s’accusa plus vivement, d’une manière plus exclusive et plus égoïste. Au lieu d’un esprit européen, il y eut désormais un esprit italien, un esprit français, un esprit anglais, un esprit allemand ; l’ère des évolutions successives et partielles de la pensée humaine remplaça ce grand mouvement du XVIe siècle, si spontané, si universel, et le génie de la renaissance diminua en se scindant.

L’histoire de la renaissance peut se résumer d’un seul mot : ses conséquences intellectuelles, abstraites, scientifiques, furent immenses, son action politique fut à peu près nulle. M. Michelet constate le fait avec raison, et cependant nous devons faire ici une petite restriction. Nous ne pouvons constater exactement le rôle que la renaissance joua dans le combat du XVIe siècle, parce que ce rôle fut tout moral et indirect, parce qu’il n’y a pas de statistique qui puisse nous apprendre le nombre des bons conseils qu’elle donna, des inspirations humaines qu’elle souffla à l’oreille des puissans ; parce qu’en un mot elle n’eut pas de moyens matériels de lutte, c’est-à-dire une armée, un budget, une administration régulière, une hiérarchie ; mais son influence, pour être latente, n’en fut pas moins sensible : si elle n’a pas beaucoup agi, elle a sans doute beaucoup empêché. La mêlée sanglante du XVIe siècle aurait été sans elle beaucoup plus horrible et plus longue. Son esprit ayant pénétré partout, quoique irrégulièrement et capricieusement, dans les cours, dans les camps, chez les hommes d’église et les hommes de justice, il se forma un petit noyau d’hommes bien faible sans doute pour la résistance, quand on songe au débordement furieux des passions à cette époque, qu’on peut appeler le parti des hommes éclairés. Le combat s’engagea malgré eux et sans eux ; mais leur neutralité ne fut pas inutile, et l’humanité de ce petit nombre suffit pour donner de la prudence aux plus ardens et de la circonspection aux plus féroces. Ils eurent aussi un autre avantage : ils furent tous, à peu près des hommes choisis et d’élite, des publicistes comme Érasme, des politiques comme L’Hôpital, des magistrats comme Séguier, Harlay et De Thou. Après tout, ce sont eux, au moins en France, qui ont fini par triompher ; ce sont les parlementaires, les hommes du tiers-parti, les monarchistes de la Ménippée, qui l’ont emporté avec Henri IV et l’édit de Nantes. Cette conclusion très modérée, trop modérée peut-être de la grande lutte du XVIe siècle n’est pas sans doute du goût de tout le monde ; elle n’est pas surtout du goût de M. Michelet, qui n’a pas assez de dédain pour ce triomphe de l’esprit bourgeois sur l’esprit héroïque. Nous aurions pu avoir mieux sans doute, mais nous aurions pu avoir pire, et puisque la renaissance n’a pu nous donner ni la république de La Boëtie, ni la monarchie du bon Pantagruel, il faut lui savoir gré d’avoir contribué pour sa part à nous donner la monarchie de Henri IV et à nous débarrasser de la république des ligueurs.

Mais la renaissance eut une signification bien plus élevée que toutes celles que nous lui avons données, un sens prophétique qui dépasse le XVIe siècle, et que nous commençons à apercevoir seulement aujourd’hui. La renaissance ne se présente plus à nous sous la forme où elle se présentait à nos pères, comme la rénovation des lettres et la substitution des bonnes méthodes naturelles aux méthodes artificielles de la scolastique. Elle fut un mouvement catholique dans tous les sens. Quoiqu’elle ait servi la réforme par ses pamphlets, par son érudition, par ses traductions des Écritures, elle ne s’allia jamais étroitement avec le protestantisme, et resta toujours à son égard dans une stricte neutralité ; dans la lutte des deux religions, elle ne vit guère dès les premiers jours qu’un moyen de faire triompher un de ses principes, la liberté d’adorer Dieu selon sa raison et son inspiration intime. Impartiale et éclairée, elle dépassait la réforme, et était plus capable de comprendre la tradition chrétienne dans son intégrité ; de là, malgré ses attaques et ses invectives, sa modération relative en matière d’orthodoxie. Tout en sapant bien plus que la réforme les bases du christianisme, elle n’avait pas les mêmes haines opiniâtres et aveugles contre l’église romaine ; elle pouvait l’attaquer pour ses abus, la dédaigner même pour sa doctrine : elle la respectait jusqu’à un certain point comme institution politique, nécessaire en raison des temps, et comme forme traditionnelle de religion. Catholique par cet esprit d’impartialité un peu froide et hypocrite, la renaissance le fut aussi par les nations chez lesquelles elle exerça surtout son empire, la France et l’Italie. Là son influence fut surtout sensible ; là, patronée par le clergé lui-même, qui cherchait dans ses rangs des apologistes et des défenseurs, elle infecta, si l’on peut se servir de cette expression, l’église de son esprit. Par une sorte de franc-maçonnerie entre tous les esprits cultivés, les classes privilégiées ou éclairées s’arrogèrent le droit de penser d’une manière indépendante, et arrachèrent à l’église la première charte de la liberté de penser, charte tacite, mais qui a eu des effets réels et durables. Elle n’eut pas d’action sur les masses, il est vrai, comme la réformation, et ne transforma pas le sentiment populaire, mais elle eut action sur les individus, et forma ce qu’on a nommé depuis la société des honnêtes gens. On eut ainsi dès le XVIe siècle l’esprit du XVIIIe, qui n’est, bien considéré, que la continuation de ce mouvement, restreint aux individus, et la confirmation bruyante de cette charte tacite et silencieusement octroyée. De bonne heure les grandes nations catholiques, la France et l’Italie, tout en restant soumises à la lettre des institutions, s’arrogèrent donc, grâce à la renaissance, le droit que réclama plus tard Voltaire, le droit aristocratique de penser autrement que son tailleur ou sa blanchisseuse. Catholique enfin est la renaissance dans le sens le plus élevé et le plus philosophique du mot, dans le sens d’universel. L’unité matérielle du monde rêvée par Rome, la réconciliation des gentils et des Juifs réalisée par le christianisme, sont dépassées par la renaissance, sinon en fait, au moins en espérance. L’idée de l’unité spirituelle du genre humain, à laquelle n’avait songé ni l’antiquité grecque et romaine dans son horreur des barbares, ni le moyen âge dans sa haine des païens, apparaît pour la première fois au XVIe siècle, confuse et vague encore, il est vrai, plongée dans les limbes de l’érudition, souvent enveloppée de pédantisme. La découverte et la publication des manuscrits de l’antiquité reconstituèrent pour ainsi dire la tradition humaine, et renouèrent la chaîne des temps que la barbarie avait brisée. Grâce aux efforts des savans, il n’y eut plus de lacune dans l’histoire, et le genre humain put reconnaître son identité. Est-ce là, comme on l’a dit de nos jours, un retour au paganisme ? C’est bien plutôt, j’ose le croire, le présage d’une nouvelle évolution de la pensée, et, pour tout dire, une préparation d’un catholicisme plus compréhensif, d’une église moins exclusive que celle du passé ; c’est la promesse d’une église catholique qui n’exista pas dans le passé même pour les meilleurs esprits, mais que nous commençons à sentir de nos jours, et qui est destinée à renfermer dans sa vaste enceinte les hommes bons et sages de tous les pays et de tous les temps. Dans cette réconciliation de toutes les sagesses se trouve le dernier mot des destinées humaines et l’accomplissement de toutes les promesses et de toutes les prophéties. Or la renaissance a été la première promotrice de cette église universelle et vivante qui durera jusqu’à la fin des temps et qui dira le dernier mot de l’histoire ; elle ira donc, elle aussi, jusqu’à la fin des temps et durera autant que l’histoire. Ses destinées sont certaines comme celles du genre humain, que pour la première fois elle eut la gloire de découvrir.

L’ambition de la réforme fut moins éclatante, mais son but fut plus pratique et plus direct, et ses résultats furent immédiats. Elle s’adressa à l’individu au nom du sentiment chrétien traditionnel, et l’individu répondit ; les masses populaires comprirent son appel menaçant et sonore : il n’ y avait rien là qui fût étranger à leurs instincts, à leur éducation, à leurs habitudes. La réforme réussit par les moyens qui avaient manqué précisément à la renaissance. Si elle n’avait compté que sur la force spirituelle des idées, si elle avait dû s’en tenir à la prédication, à la controverse, si elle n’avait pu employer d’autre glaive que le glaive de la parole, nul doute qu’elle n’eût péri. Elle n’eût été qu’une simple opinion philosophique et religieuse, soumise au caprice des générations successives ; elle n’aurait jamais formé une civilisation. Elle eût péri, parce qu’elle se fût trouvée désarmée en face d’un pouvoir qui avait à son service tous les moyens matériels de compression. Elle vécut au contraire parce qu’elle put former, ce que la renaissance ne put faire, un parti, qui trouva pour complices des peuples entiers chez lesquels elle eut le bonheur de remuer de vieilles animosités, de vieilles rancunes traditionnelles, et des intérêts de race endormis, mais non éteints. Elle put trouver des princes pour protéger ses docteurs, des magistrats pour punir ses adversaires du glaive séculier, des rois pour la proclamer, du haut des trônes, religion de l’état. Elle put contracter des emprunts, fondre des canons, solder des cavaliers. Le plus grand homme de la renaissance n’aurait pu soulever une paille ; le dernier docteur protestant put compter sur les intrigues des princes et sur la sédition des peuples. Par ce moyen, la réforme devint, presque à son apparition, non-seulement une doctrine religieuse, mais une institution politique. L’église réformée obtint rapidement ce grand avantage que l’église romaine avait mis des siècles à conquérir, et qu’elle avait conquis par des apparitions historiques extraordinaires, par la conversion d’un Constantin, par l’épée d’un Charlemagne, par les foudres d’un Grégoire VII. Ce fut là le triomphe véritable de la réforme sur la renaissance ; c’est par là qu’elle put durer d’une vie matérielle ; c’est par là aussi, si l’on y regardait de près, qu’elle est inférieure à la renaissance et plus limitée.

M. Michelet inclinerait volontiers à ne voir dans la réforme qu’un grand mouvement philosophique sous une forme chrétienne. Il salue en elle l’apparition des libertés de l’âme, des garanties politiques, en un mot, des principes de 89. Nous croyons qu’il y a là une erreur : l’historien voit plutôt ce mouvement dans ses conséquences que dans son essence. La réforme ne fut ni un mouvement libéral ni un mouvement philosophique, ce fut un mouvement chrétien. Elle se souciait surtout de Dieu, et sa seule haine politique, celle de la cour de Rome, est encore à demi religieuse. Les protestans demandaient le christianisme de l’Évangile et non pas celui de la cour de Rome ; voilà, au fond, à quoi se bornaient primitivement toutes leurs réclamations. Parce qu’elle a engendré ou plutôt rejoint, par une suite d’évolutions singulières, les principes politiques les plus hardis, parce que partout où elle s’est établie, la liberté civile s’est établie avec elle, ce n’est point une raison pour ne pas la voir telle qu’elle fût à l’origine, dans la pensée de ses fondateurs et dans les instincts de ses fidèles. Telles sont les singularités de la logique secrète qui régit les destinées humaines, que les doctrines produisent les résultats les plus opposés à la pensée de leurs auteurs. L’histoire offre mille exemples de ce phénomène ; Locke était un excellent protestant, il suffit de lire la préface de son fameux livre pour voir qu’il croyait sincèrement travailler à la plus grande gloire de l’Évangile, et pourtant il écrit le traité métaphysique d’où est sorti le XVIIIe siècle tout entier. La révolution française a débuté par faire appel à la liberté, et s’est attaqué à la monarchie : son résultat le plus clair jusqu’à ce jour a été de transformer précisément ce principe monarchique et de donner à l’autorité plus de moyens d’action qu’elle n’en eut jamais, sous l’ancien régime. C’est pour la même raison que les descendans de Luther et de Calvin, qui étaient loin d’être tolérans et libéraux comme nous l’entendons aujourd’hui, et qui auraient fait de grand cœur rouer et brûler leurs petits-fils, sont arrivés, sous les nécessités de cette logique secrète, à établir la liberté et la tolérance. Oui, la réforme fut un grand mouvement chrétien, et pour s’en convaincre il suffit de jeter les yeux sur les origines et sur la doctrine particulière d’où elle sortit.

Quelle est cette doctrine ? La doctrine de la grâce. M. Michelet, qui depuis quelques années poursuit l’idée chrétienne de la grâce comme antipathique à l’idée de justice, et qui aime à opposer le christianisme à la révolution, rencontre cette doctrine sur son passage, et la rejette avec légèreté. « Ce ne fut pas, dit-il, un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent reproduit sans action, qui renouvela le monde. » J’en demande pardon à l’éloquent historien, mais c’est précisément ce vieux texte interprété d’une manière profonde qui contient tout le secret des destinées de la réforme, et qui explique toute son histoire. Au fond, que signifie le verset la foi suffit sans les œuvres, sinon que les actes matériels comptent moins et doivent moins compter pour le salut de l’homme que la libre impulsion de l’âme et sa véritable nature ? Mais qui nous tiendra compte de notre nature cachée, si nous n’avons pas les œuvres apparentes ? Ce ne seront point les hommes, ce sera Dieu seul. Qu’est-ce que l’idée de la grâce divine, même sous sa forme la plus terrible, celle de la prédestination, si ce n’est un triomphe de la liberté ? L’homme soumis directement à l’action de la grâce divine n’a plus à compter sur le secours ou sur les entraves que peuvent lui apporter les hommes ; il n’a plus à espérer ni à redouter d’intermédiaire entre lui et Dieu, il est absolument libre du côté de la terre, et débarrassé de tous les esclavages mondains, il ne sent plus d’autre esclavage que celui de la volonté divine. Bien loin d’être illibérale (qu’on nous permette ce triste mot moderne), l’idée de la grâce est dans ses conséquences extrêmement favorable à la liberté, comme dans son principe elle est favorable à toutes les grandeurs de l’âme, à la résignation, à la patience, à l’héroïsme, à la constance du martyre. Si Luther, comme M. Michelet le remarque fort bien, eut cette belle joie héroïque qui brille dans ses paroles et dans sa vie, il la devait, croyez-le bien, surtout à son texte chéri : sa forte nature n’eût pas suffi à lui donner l’idée de la grâce ; cette idée fut le roc inaccessible contre lequel tous les accidens de sa vie vinrent se briser ; elle donna à son imagination violente et à son tempérament inquiet la sérénité qu’il n’aurait sans cela jamais connue ; elle lui donna enfin la confiance inaltérable dans son œuvre qu’aucun autre homme n’a jamais eue à ce degré. Vous étonnez-vous maintenant de ces conséquences de liberté civile et politique engendrées par la réforme ? Elles sont toutes contenues dans ce principe de l’action directe de la grâce divine dans l’homme sans le secours d’aucun intermédiaire, et dans la force de volonté et de constance qu’engendre le sentiment incessant de cette action sur nous.

Oui, ce fut bien ce vieux texte qui fit la fortune de la réforme, car ce fut lui qui brisa le pouvoir du clergé catholique partout où le protestantisme réussit à vaincre. Par lui, le pouvoir religieux passa du prêtre au laïque ; par lui, la réforme fut la seconde étape historique du christianisme ; par lui fut continuée la tradition chrétienne, et furent accomplies en partie les promesses de l’église. Qu’est-ce que la réforme en effet ? Est-ce une révolte contre la tradition établie, un retour à l’église primitive, une rupture violente avec un passé récent pour arriver à la conquête d’un passé plus lointain ? Luther le pensait lorsqu’il s’imaginait revenir à l’église primitive, et qu’il croyait restaurer et non innover. Au fond, il ne restaurait et n’innovait ; il continuait sans en avoir conscience et d’instinct la tradition véritable, depuis des siècles arrêtée et immobilisée. Qu’était l’église catholique en effet au temps de Luther, si l’on fait abstraction de son développement extérieur, de sa puissante hiérarchie, de ses collèges de cardinaux, de ses légions monastiques ? Il semble qu’elle était bien loin du point de départ du christianisme ; au fond, son développement était tout extérieur, et la doctrine chrétienne, avec toutes les espérances qu’elle renferme, en était restée à sa première forme et à sa première étape. Comme au temps des catacombes et des premiers docteurs, l’église représentait essentiellement le christianisme de la prédication. Quinze cents ans d’enseignement n’avaient pas suffi, paraissait-il, pour faire passer la religion dans les âmes. Le prêtre, comme au temps des apôtres, possédait seul tout le pouvoir divin. Dépositaire de la grâce, il la répandait ou la retenait selon ses inspirations propres ; l’homme n’avait de relations directes avec Dieu que par un intermédiaire. La parole de Luther mit fin à l’immobilisation de ce premier état du christianisme, et rouvrit la tradition. « Sommes-nous donc encore des païens et des gentils non convertis ? s’écria-t-il, et est-ce pour la première fois que nous entendons la parole divine ? Le Christ est-il mort pour nous tous, ou seulement pour les prêtres ? Et s’il est mort pour nous tous, de qui devons-nous espérer notre salut ; si ce n’est de lui seul ? C’est donc lui qu’il nous faut entendre, c’est de sa parole directe qu’il faut nous abreuver, c’est lui qui est le seul maître de l’église. » C’est ainsi que Luther fit passer à l’individu le don de la grâce conservé jusque-là au prêtre. Par là il transporta le christianisme dans la vie humaine, au foyer domestique ; il le tira du temple et le mêla à tous les actes de l’homme. Les conséquences de cette évolution religieuse étaient faciles à prévoir : si l’homme ne doit plus attendre son salut que du Christ et de lui-même, il doit croire au Christ, et pour cela il faut nécessairement qu’il ait en main le moyen de croire. De là la lecture de la Bible, et par suite la libre interprétation des Écritures et le triomphe de la liberté de l’esprit. Si l’homme ne peut être sauvé que par la croyance et qu’il n’ait pas les moyens de croire, quelle responsabilité ne pèse pas sur les chrétiens qui ne viennent pas au secours de son ignorance ! De là les écoles populaires, l’enseignement protestant, le zèle et l’activité des associations laïques dans tous les pays réformés. Ainsi cette doctrine de la grâce qui paraît si tyrannique à M. Michelet non-seulement dans son principe contient la plus complète liberté individuelle, mais dans ses conséquences devient un stimulant de liberté sociale singulièrement actif.

Nous ne pouvons tout dire sur ces deux grands mouvemens et sur leur histoire. Résumons en quelques mots les deux points essentiels que nous ayons voulu mettre en lumière. Le XVIe siècle, qui a engendré ces deux grands mouvemens, la renaissance et la réforme, contient en germe toute l’histoire moderne et toute l’histoire future. Rien n’a pu arrêter, rien n’arrêtera jamais plus l’impulsion qu’il a donnée. Loué, anathématisé, ce qu’il a fait ne peut désormais être remis en question sans nous remettre en question nous-mêmes, nous, nos intérêts, nos mœurs, nos idées. Ce sont divertissement frivole et vain dilettantisme de parole que de rechercher si la réforme est une révolte ou la renaissance un retour au paganisme. À la distance où nous sommes du XVIe siècle, nous n’apercevons plus aucune de ses imperfections, et nous ne ressentons plus aucun de ses maux. Où sont maintenant les guerres de religion, les massacres sanglans, les guet-apens ? Que nous importent les orgies anabaptistes et les persécutions de Calvin ? Nous ne souffrons point de toutes ces misères (nous avons assez des nôtres), mais nous jouissons des bienfaits que la réforme a conquis pour nous, de la liberté de conscience, de la tolérance, de tous les sentimens de responsabilité et de toutes les émotions élevées et nobles qu’une religion librement interprétée a fait passer en nous. Nous n’avons plus à rougir des orgies de l’Italie, des mascarades pédantesques de l’érudition, des priapées renouvelées de l’antique, des bouffonneries et des platitudes grossières des savans du XVIe siècle ; il ne nous reste de la renaissance qu’une grande idée d’humanité et le pressentiment sublime de la réconciliation des tribus humaines. Le XVIe siècle vit donc épuré en nous, et il vivra jusqu’à la fin des temps. Berceau éternel de l’avenir, fut-il la tombe du passé ? Non ; nous l’avons trouvé deux fois d’accord avec la tradition elle-même, d’accord par la renaissance avec la tradition du genre humain renouée par elle, d’accord par la réforme avec la tradition chrétienne et les promesses de l’Évangile. Il n’a rien détruit ; il a rouvert les sources obstruées et recommencé la vie, une vie qui ne s’éteindra plus !


EMILE MONTEGUT.

  1. Les expressions vulgaires et cyniques abondent dans les derniers écrits de l’auteur, qui semble même les rechercher avec une avidité, tout à fait inexcusable. Ainsi on lit en toutes lettres cette phrase incroyable sur Marie Stuart : « Cette fille publique traînée par des soldats dans les rues d’Edimbourg. » Il parle des yeux provoquant de catin de la reine Marguerite, la première femme d’Henri IV. Dans un des nombreux portraits qu’il a tracés de Catherine de Médicis, il insiste particulièrement sur le mufle traditionnel des Médicis, sur leur forte face intelligente et bestiale. Ailleurs, pour expliquer par une raison physique l’horreur qu’Henri II ressentait pour sa femme, il écrit cette phrase cruelle et insultante : « Il en avait horreur comme d’un ver né du tombeau de l’Italie. »