C. Lévy (1p. 279-286).


XXVI

margarita.


Pendant la conversation que nous venons de rapporter, La Mole et Coconnas montaient leur faction ; La Mole un peu chagrin, Coconnas un peu inquiet.

C’est que La Mole avait eu le temps de réfléchir et que Coconnas l’y avait merveilleusement aidé.

— Que penses-tu de tout cela, notre ami ? avait demandé La Mole à Coconnas.

— Je pense, avait répondu le Piémontais, qu’il y a dans tout cela quelque intrigue de cour.

— Et, le cas échéant, es-tu disposé à jouer un rôle dans cette intrigue ?

— Mon cher, répondit Coconnas, écoute bien ce que je te vais dire et tâche d’en faire ton profit. Dans toutes ces menées princières, dans toutes ces machinations royales, nous ne pouvons et surtout nous ne devons passer que comme des ombres : où le roi de Navarre laissera un morceau de sa plume et le duc d’Alençon un pan de son manteau, nous laisserons notre vie, nous. La reine a un caprice pour toi, et toi une fantaisie pour elle, rien de mieux. Perds la tête en amour, mon cher, mais ne la perds pas en politique.

C’était un sage conseil. Aussi fut-il écouté par La Mole avec la tristesse d’un homme qui sent que, placé entre la raison et la folie, c’est la folie qu’il va suivre.

— Je n’ai point une fantaisie pour la reine, Annibal, je l’aime ; et, malheureusement ou heureusement, je l’aime de toute mon âme. C’est de la folie, me diras-tu, je l’admets, je suis fou. Mais toi qui es un sage, Coconnas, tu ne dois pas souffrir de mes sottises et de mon infortune. Va-t’en retrouver notre maître et ne te compromets pas.

Coconnas réfléchit un instant, puis relevant la tête :

— Mon cher, répondit-il, tout ce que tu dis là est parfaitement juste ; tu es amoureux, agis en amoureux. Moi je suis ambitieux, et je pense, en cette qualité, que la vie vaut mieux qu’un baiser de femme. Quand je risquerai ma vie, je ferai mes conditions. Toi, de ton côté, pauvre Médor, tâche de faire les tiennes.

Et sur ce Coconnas tendit la main à La Mole, et partit après avoir échangé avec son compagnon un dernier regard et un dernier sourire.

Il y avait dix minutes à peu près qu’il avait quitté son poste lorsque la porte s’ouvrit et que Marguerite, paraissant avec précaution, vint prendre La Mole par la main, et, sans dire une seule parole, l’attira du corridor au plus profond de son appartement, fermant elle-même les portes avec un soin qui indiquait l’importance de la conférence qui allait avoir lieu.

Arrivée dans la chambre, elle s’arrêta, s’assit sur sa chaise d’ébène, et attirant La Mole à elle en enfermant ses deux mains dans les siennes :

— Maintenant que nous sommes seuls, lui dit-elle, causons sérieusement, mon grand ami.

— Sérieusement, Madame ? dit La Mole.

— Ou amoureusement, voyons ! cela vous va-t-il mieux ? Il peut y avoir des choses sérieuses dans l’amour, et surtout dans l’amour d’une reine.

— Causons… alors de ces choses sérieuses, mais à la condition que Votre Majesté ne se fâchera pas des choses folles que je vais lui dire.

— Je ne me fâcherai que d’une chose, La Mole, c’est si vous m’appelez Madame ou Majesté. Pour vous, très-cher, je suis seulement Marguerite.

— Oui, Marguerite ! oui, Margarita ! oui, ma perle ! dit le jeune homme en dévorant la reine de son regard.

— Bien comme cela, dit Marguerite ; ainsi vous êtes jaloux, mon beau gentilhomme ?

— Oh ! à en perdre la raison.

— Encore !…

— À en devenir fou, Marguerite.

— Et jaloux de qui ? voyons.

— De tout le monde.

— Mais enfin ?

— Du roi d’abord.

— Je croyais qu’après ce que vous aviez vu et entendu, vous pouviez être tranquille de ce côté-là.

— De ce M. de Mouy que j’ai vu ce matin pour la première fois, et que je trouve ce soir si avant dans votre intimité.

— De M. de Mouy ?

— Oui.

— Et qui vous donne ces soupçons sur M. de Mouy ?

— Écoutez… je l’ai reconnu à sa taille, à la couleur de ses cheveux, à un sentiment naturel de haine ; c’est lui qui ce matin était chez M. d’Alençon.

— Eh bien ! quel rapport cela a-t-il avec moi ?

— M. d’Alençon est votre frère ; on dit que vous l’aimez beaucoup ; vous lui aurez conté une vague pensée de votre cœur ; et lui, selon l’habitude de la cour, il aura favorisé votre désir en introduisant près de vous M. de Mouy. Maintenant, comment ai-je été assez heureux pour que le roi se trouvât là en même temps que lui ? c’est ce que je ne puis savoir ; mais en tout cas, Madame, soyez franche avec moi ; à défaut d’un autre sentiment, un amour comme le mien a bien le droit d’exiger la franchise en retour. Voyez, je me prosterne à vos pieds. Si ce que vous avez éprouvé pour moi n’est que le caprice d’un moment, je vous rends votre foi, votre promesse, votre amour, je rends à M. d’Alençon ses bonnes grâces et ma charge de gentilhomme, et je vais me faire tuer au siége de La Rochelle, si toutefois l’amour ne m’a pas tué avant que je puisse arriver jusque-là.

Marguerite écouta en souriant ces paroles pleines de charme, et suivit des yeux cette action pleine de grâces ; puis, penchant sa belle tête rêveuse sur sa main brûlante :

— Vous m’aimez ? dit-elle.

— Oh ! Madame ! plus que ma vie, plus que mon salut, plus que tout ; mais vous, vous… vous ne m’aimez pas.

— Pauvre fou ! murmura-t-elle.

— Eh ! oui, Madame, s’écria La Mole toujours à ses pieds, je vous ai dit que je l’étais.

— La première affaire de votre vie est donc votre amour, cher La Mole !

— C’est la seule, Madame, c’est l’unique.

— Eh bien ! soit ; je ne ferai de tout le reste qu’un accessoire de cet amour. Vous m’aimez, vous voulez demeurer près de moi ?

— Ma seule prière à Dieu est qu’il ne m’éloigne jamais de vous.

— Eh bien ! vous ne me quitterez pas ; j’ai besoin de vous, La Mole.

— Vous avez besoin de moi ? le soleil a besoin du ver luisant ?

— Si je vous dis que je vous aime, me serez-vous entièrement dévoué ?

— Eh ! ne le suis-je point déjà, Madame, et tout entier ?

— Oui ; mais vous doutez encore, Dieu me pardonne !

— Oh ! j’ai tort, je suis ingrat, ou plutôt, comme je vous l’ai dit et comme vous l’avez répété, je suis un fou. Mais pourquoi M. de Mouy était-il chez vous ce soir ? pourquoi l’ai-je vu ce matin chez M. le duc d’Alençon ? pourquoi ce manteau cerise, cette plume blanche, cette affectation d’imiter ma tournure ?… Ah ! Madame, ce n’est pas vous que je soupçonne, c’est votre frère.

— Malheureux ! dit Marguerite, malheureux qui croit que le duc François pousse la complaisance jusqu’à introduire un soupirant chez sa sœur ! Insensé qui se dit jaloux et qui n’a pas deviné ! Savez-vous, La Mole, que le duc d’Alençon demain vous tuerait de sa propre épée s’il savait que vous êtes là, ce soir, à mes genoux, et qu’au lieu de vous chasser de cette place, je vous dis : Restez là comme vous êtes, La Mole ; car je vous aime, mon beau gentilhomme, entendez-vous ? je vous aime ! Eh bien, oui, je vous le répète, il vous tuerait !

— Grand Dieu ! s’écria La Mole en se renversant en arrière et en regardant Marguerite avec effroi, serait-il possible ?

— Tout est possible, ami, en notre temps et dans cette cour. Maintenant, un seul mot : ce n’était pas pour moi que M. de Mouy, revêtu de votre manteau, le visage caché sous votre feutre, venait au Louvre. C’était pour M. d’Alençon. Mais moi, je l’ai amené ici, croyant que c’était vous. Il tient notre secret, La Mole, il faut donc le ménager.

— J’aime mieux le tuer, dit La Mole, c’est plus court et c’est plus sûr.

— Et moi, mon brave gentilhomme, dit la reine, j’aime mieux qu’il vive et que vous sachiez tout, car sa vie nous est non-seulement utile, mais nécessaire. Écoutez et pesez bien vos paroles avant de me répondre : m’aimez-vous assez, La Mole, pour vous réjouir si je devenais véritablement reine, c’est-à-dire maîtresse d’un véritable royaume ?

— Hélas ! Madame, je vous aime assez pour désirer ce que vous désirez, ce désir dût-il faire le malheur de toute ma vie !

— Eh bien ! voulez-vous m’aider à réaliser ce désir, qui vous rendra plus heureux encore ?

— Oh ! je vous perdrai, Madame ! s’écria La Mole en cachant sa tête dans ses mains.

— Non pas, au contraire ; au lieu d’être le premier de mes serviteurs, vous deviendrez le premier de mes sujets. Voilà tout.

— Oh ! pas d’intérêt… pas d’ambition, Madame… ne souillez pas vous-même le sentiment que j’ai pour vous… du dévouement, rien que du dévouement !

— Noble nature ! dit Marguerite. Eh bien, oui, je l’accepte, ton dévouement, et je saurai le reconnaître.

Et elle lui tendit ses deux mains que La Mole couvrit de baisers.

— Eh bien ? dit-elle.

— Eh bien, oui ! répondit La Mole. Oui, Marguerite, je commence à comprendre ce vague projet dont on parlait déjà chez nous autres huguenots avant la Saint-Barthélemy ; ce projet pour l’exécution duquel, comme tant d’autres plus dignes que moi, j’avais été mandé à Paris. Cette royauté réelle de Navarre qui devait remplacer une royauté fictive, vous la convoitez ; le roi Henri vous y pousse. De Mouy conspire avec vous, n’est-ce pas ? Mais le duc d’Alençon, que fait-il dans toute cette affaire ? Où y a-t-il un trône pour lui dans tout cela ? Je n’en vois point. Or, le duc d’Alençon est-il assez votre… ami pour vous aider dans tout cela, et sans rien exiger en échange du danger qu’il court ?

— Le duc, ami, conspire pour son compte. Laissons-le s’égarer : sa vie nous répond de la nôtre.

— Mais moi, moi qui suis à lui, puis-je le trahir ?

— Le trahir ! et en quoi le trahirez-vous ? Que vous a-t-il confié ? N’est-ce pas lui qui vous a trahi en donnant à de Mouy votre manteau et votre chapeau comme un moyen de pénétrer jusqu’à lui ? Vous êtes à lui, dites-vous ! N’étiez-vous pas à moi, mon gentilhomme, avant d’être à lui ? Vous a-t-il donné une plus grande preuve d’amitié que la preuve d’amour que vous tenez de moi ?

La Mole se releva pâle et comme foudroyé.

— Oh ! murmura-t-il, Coconnas me le disait bien. L’intrigue m’enveloppe dans ses replis. Elle m’étouffera.

— Eh bien ? demanda Marguerite.

— Eh bien ! dit La Mole, voici ma réponse : On prétend, et je l’ai entendu dire à l’autre extrémité de la France, où votre nom si illustre, votre réputation de beauté si universelle m’étaient venus, comme un vague désir de l’inconnu, effleurer le cœur ; on prétend que vous avez aimé quelquefois, et que votre amour a toujours été fatal aux objets de votre amour, si bien que la mort, jalouse sans doute, vous a presque toujours enlevé vos amants.

— La Mole !…

— Ne m’interrompez pas, ô ma Margarita chérie, car on ajoute aussi que vous conservez dans des boîtes d’or les cœurs de ces fidèles amis[1], et que parfois vous donnez à ces tristes restes un souvenir mélancolique, un regard pieux. Vous soupirez, ma reine, vos yeux se voilent ; c’est vrai. Eh bien ! faites de moi le plus aimé et le plus heureux de vos favoris. Des autres vous avez percé le cœur, et vous gardez ce cœur ; de moi, vous faites plus, vous exposez ma tête… Eh bien ! Marguerite, jurez-moi devant l’image de ce Dieu qui m’a sauvé la vie ici même, jurez-moi que si je meurs pour vous, comme un sombre pressentiment me l’annonce, jurez-moi que vous garderez, pour y appuyer quelquefois vos lèvres, cette tête que le bourreau aura séparée de mon corps ; jurez, Marguerite, et la promesse d’une telle récompense, faite par ma reine, me rendra muet, traître et lâche au besoin, c’est-à-dire tout dévoué, comme doit l’être votre amant et votre complice.

— Ô lugubre folie, ma chère âme ! dit Marguerite, ô fatale pensée, mon doux amour !

— Jurez…

— Que je jure ?

— Oui, sur ce coffret d’argent que surmonte une croix. Jurez.

— Eh bien ! dit Marguerite, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! tes sombres pressentiments se réalisaient, mon beau gentilhomme, sur cette croix, je te le jure, tu seras près de moi, vivant ou mort, tant que je vivrai moi-même ; et si je ne puis te sauver dans le péril où tu te jettes pour moi, pour moi seule, je le sais, je donnerai du moins à ta pauvre âme la consolation que tu demandes et que tu auras si bien méritée.

— Un mot encore, Marguerite. Je puis mourir maintenant, me voilà rassuré sur ma mort ; mais aussi je puis vivre, nous pouvons réussir : le roi de Navarre peut être roi, vous pouvez être reine, alors le roi vous emmènera ; ce vœu de séparation fait entre vous se rompra un jour et amènera la nôtre. Allons, Marguerite, chère Marguerite bien-aimée, d’un mot vous m’avez rassuré sur ma mort, d’un mot maintenant rassurez-moi sur ma vie.

— Oh ! ne crains rien, je suis à toi corps et âme, s’écria Marguerite en étendant de nouveau la main sur la croix du petit coffre : si je pars, tu me suivras ; et si le roi refuse de t’emmener, c’est moi alors qui ne partirai pas.

— Mais vous n’oserez résister !

— Mon Hyacinthe bien-aimé, dit Marguerite tu ne connais pas Henri ; Henri ne songe en ce moment qu’à une chose, c’est à être roi ; et à ce désir il sacrifierait en ce moment tout ce qu’il possède, et à plus forte raison ce qu’il ne possède pas. Adieu.

— Madame, dit en souriant La Mole, vous me renvoyez ?

— Il est tard, dit Marguerite.

— Sans doute ; mais où voulez-vous que j’aille ? M. de Mouy est dans ma chambre avec M. le duc d’Alençon.

— Ah ! c’est juste, dit Marguerite avec un admirable sourire. D’ailleurs, j’ai encore beaucoup de choses à vous dire à propos de cette conspiration.

À dater de cette nuit, La Mole ne fut plus un favori vulgaire, et il put porter haut la tête à laquelle, vivante ou morte, était réservé un si doux avenir.

Cependant, parfois, son front pesant s’inclinait vers la terre, sa joue pâlissait, et l’austère méditation creusait son sillon entre les sourcils du jeune homme, si gai autrefois, si heureux maintenant !


  1. Elle portait un grand vertugadin qui avait des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettait une boîte où était le cœur d’un de ses amants trépassés ; car elle était soigneuse, à mesure qu’ils mouraient, d’en faire embaumer le cœur. Ce vertugadin se pendait tous les soirs à un crochet qui fermait à cadenas derrière le dossier de son lit. (Tallemant des Réaux, Histoire de Marguerite de Valois.)