La Recherche d’un coléoptère, souvenirs du Bassigny

La Recherche d’un coléoptère, souvenirs du Bassigny
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 80-111).
LA
RECHERCHE D’UN COLÉOPTÈRE
SOUVENIRS DU BASSIGNY.

18 septembre. — Mon cher, sois le bienvenu!.. Connais-tu la chrysomèle du millepertuis?

Cette singulière question, jetée à brûle-pourpoint au milieu de notre embrassade, fut la première que m’adressa mon ami Tristan lorsque j’arrivai dans son nouveau gîte de Chaumont-en-Bassigny. Elle ne laissa pas de me surprendre, et ma surprise augmenta quand j’eus parcouru d’un rapide coup d’œil l’intérieur du logis de Tristan. Les murs étaient garnis de nombreuses vitrines sous lesquelles s’étalaient, méthodiquement alignés et percés de longues épingles, des coléoptères de toutes formes : — lucanes aux mandibules menaçantes, longicornes aux élégantes antennes ramenées en arrière, carabes dorés, nécrophores en livrée de deuil... Sur la table, des pinces, des fioles, des loupes, étaient éparses à côté de gros dictionnaires d’entomologie.

— C’est la seule chrysomèle indigène qui me manque, reprit Tristan, toutes les autres sont là ! — Il me montra une vitrine où brillaient comme de fines pierreries des centaines de petits coléoptères de toutes couleurs, depuis le bleu du saphir jusqu’au vert de l’émeraude, en passant par une gamme de tons bronzés, cuivrés, fauves et pourprés, un véritable écrin. — Tu ne saurais croire combien le désir de posséder mon inconnue me hante depuis que je sais qu’elle vit dans le pays.

Il prit la Faune entomologique française et lut à haute voix : — « Chrysomela fucata. Noire en dessous, avec le corselet et les élytres d’un bleu bronzé. Sa larve vit sur le millepertuis. On la trouve en Hongrie et en Italie, très rarement en France; cependant on l’a rencontrée parfois en automne dans les bois du Bassigny. » — Tu as bien entendu! s’écria-t-il, et ses petits yeux s’écarquillèrent, le Bassigny... Quand je songe qu’elle rôde peut-être là-bas, dans mn de ces bois que nous voyons de ma chambre!.. mon cher, je t’assure que j’en rêve. A chaque instant, je crois l’apercevoir avec ses antennes noires et sa robe azurée... C’est une véritable obsession.

Nous nous étions accoudés à la fenêtre. Tristan a toujours été heureux dans le choix de ses gîtes; la vue qu’on a de sa chambre est charmante. A droite et à gauche, la roche sur laquelle Chaumont est bâti arrondit en demi-cercle ses flancs boisés. Sur la crête sont rangées en amphithéâtre de vieilles façades que limitent d’un bout le dôme trapu de l’hôpital et de l’autre une massive tour carrée qu’on nommé la tour Hautefeuille. Au pied de la roche, parmi des prés d’un vert tendre, ondoie comme un ruban clair la Suize bordée de saules. En face, le viaduc du chemin de fer relie la ville aux plateaux voisins en jetant sur la vallée son gigantesque pont aux trois rangs d’arches aériennes. De temps en temps un train passe; un blanc panache de vapeur sort d’un massif de verdure et glisse sans bruit entre la terre et le ciel. Au-delà s’élèvent par gradation les hauteurs qui enveloppent la ville comme d’un cirque immense. On aperçoit des masses de bois sombres, des plaines illuminées de soleil, puis tout au loin une dernière bande bleuâtre qui se confond presque avec les bords vaporeux du ciel. C’est une fête pour les yeux et pour l’esprit qu’un pareil horizon.

— Te voilà donc livré au démon de l’entomologie? demandai-je à Tristan.

— Oui, Dieu merci! cela vaut mieux que d’être livré au démon de l’ennui. Ce mal prenait parfois des proportions inquiétantes pour ma raison. Ennuis terribles entrecoupés par de courtes extases, telle était ma vie. Jeune encore, bien portant, affranchi de tous soucis matériels, j’éprouvais absolument un dégoût, non des hommes pris à part, mais des hommes réunis en société. Le jeu, la chasse, la compagnie des femmes, la gloriole, foin de tout cela ! J’avais perdu quelque chose qui n’est rien et qui est tout : l’assaisonnement de la vie, la façon de bien voir et de s’intéresser aux sensations éprouvées. Tous les petits bonheurs faciles qui constituent en somme la joie de vivre me trouvaient insensible, et mon âme se broyait elle-même, faute d’alimens. Singulière économie de l’esprit ! il lui suffit de s’examiner pour tomber dans un vide affreux : à force de me scruter moi-même et de vouloir entrer de plain-pied dans les secrets de la nature, je perdais les plus simples notions de l’existence. Chaque jour voyait tomber un bourgeon, une feuille, une fleur; je devenais peu à peu semblable à un chêne décharné, sur les branches duquel aucun oiseau ne vient plus chanter, et que le rude vent du doute peut à peine agiter encore... Un beau soir, je me suis dit : « Il est impossible que tu continues à vivre de la sorte; il te faut donc ou mourir ou changer d’esprit. » Or mourir avant son heure étant toujours une sottise, j’ai préféré changer de méthode. Au lieu de chercher à dévorer d’un seul coup le grand livre de la nature, je me suis résigné à en déchiffrer mot par mot une toute petite page, et j’ai choisi la page des coléoptères. Depuis ce moment-là, ma vie s’est transformée, chaque heure m’apporte une émotion nouvelle, chaque brin d’herbe est l’occasion d’une trouvaille précieuse... Tiens, l’autre jour, j’ai éprouvé un vrai ravissement en découvrant le clavigère[1], un insecte aveugle qui passe sa vie au fond d’une fourmilière, et dont les fourmis abusent en composant je ne sais quel philtre avec la liqueur qu’il sécrète... Demain, si tu veux, au lieu de partir pour l’Argonne, nous nous promènerons à travers le Bassigny, à la recherche de la chrysomèle du millepertuis, et je te ferai voir de jolies choses...

— Le Bassigny! m’écriai-je, mais c’est un bon tiers de la Haute-Marne, c’est Andelot, Langres, Châteauvillain, Vignory... Un bien vaste champ pour y découvrir un coléoptère gros comme un pois !

— Fie-toi à moi. Tu sais, il y a pour le poète des jours de verve où il se sent capable de mener à bien tout un poème; il y a aussi de ces heures d’or où le naturaliste pressent qu’il va faire une trouvaille : je suis dans un de ces momens-là.

— Va pour le Bassigny... Si nous commencions par visiter sa capitale ?

Nous sortîmes. Les villes d’un département sont un peu comme les plantes d’une même famille; elles ont dans leur physionomie certains traits qui révèlent la parenté commune. La Haute-Marne a la spécialité des villes haut perchées, silencieuses, austères et rébarbatives : — Chaumont, Langres, Bourmont. Dans ces trois localités, mêmes rues froides sans cesse balayées par un rude vent de bise, même population taciturne, même mine renfrognée et inhospitalière en apparence. Seulement Langres tient plus particulièrement du séminaire et de la caserne, Bourmont donne surtout l’impression d’un couvent et d’une geôle; à Chaumont, le caractère domestique et intime domine. C’est une ville de bourgeois, mais de bourgeois casaniers, peu communicatifs, aimant à cacher leur vie, comme le sage, et à fuir l’œil indiscret des promeneurs. Presque toutes les maisons sont précédées d’une cour humide et sombre, protégée elle-même contre la curiosité par un haut mur et une grande porte hermétiquement close. Peu de fenêtres sur la rue; en revanche, de nombreuses et larges ouvertures sur les jardins et la campagne. On sent que les habitans ne flânent guère sur leur seuil et mettent en pratique la devise anglaise : my house is my castle. Chaque demeure est en effet une forteresse bien murée et où on ne pénètre qu’à bon escient. Peu ou point de sonnettes, mais à l’un des solides panneaux de la porte un antique heurtoir de fer, dont le bruit quand on le rabat retentit mélancoliquement à travers les cours sonores. Çà et là, quand une de ces portes s’entre-bâille, on aperçoit un jardinet avec un vieux puits dans un coin, et au fond l’entrée étroite d’un corridor qui s’ouvre dans l’ombre d’une tourelle pointue. Du reste, en dépit de ses airs maussades, la ville a une physionomie amusante, comme disent les artistes. Ses rues, où l’herbe pousse, sont pleines de hauts et de bas, de ressauts inattendus et de méandres fantasques; il y a des passages mystérieux qui ne mènent nulle part, de brusques ouvertures dans l’embrasure desquelles on aperçoit tout à coup la campagne, une place irrégulière avec un îlot de vieilles masures au beau milieu, et enfin une double rangée d’arbres centenaires qui enveloppe presque entièrement la discrète cité d’un large manteau de verdure, où le vent se lamente sans cesse.

Après de longues flâneries à travers ces rues singulières, Tristan m’a conduit à l’église Saint-Jean. L’église ressemble à la ville. Mêmes dehors sombres, même incohérence capricieuse dans l’architecture du monument, mais aussi même caractère intime, même charme voilé qui vous prend le cœur peu à peu. — Les âmes dévotes, dis-je à Tristan, n’ont peut-être pas ici les élans religieux que leur donneraient les nefs de nos grandes cathédrales, mais je parierais que les vieilles filles et les antiques servantes du voisinage doivent aimer à y venir prier.

— Je le crois bien, répondit-il ; parfois, à la brune, je prends plaisir à m’installer ici, à l’ombre d’un pilier, et à voir les bonnes femmes arriver une à une. Enveloppées dans leur mante à capuchon, elles poussent avec précaution la petite porte à cintre surbaissé et vont s’agenouiller dans l’ombre d’une chapelle. Presque toutes s’en retournent avec une figure plus gaie. Cela se conçoit; ici point de hautes murailles austères où la pensée se perd à mesure qu’elle s’élève, mais une profusion de sculptures, de bas-reliefs et de vieux tableaux, qui sont autant de stations pour le cœur. La plupart de ces pieuses femmes sont venues tout enfans dans cette église, et tu sais quelle importance l’enfant attache aux moindres détails d’architecture ou de peinture. Il n’est pas un saint de pierre, pas un vitrail, pas un tableau qui n’ait joué son rôle dans les juvéniles émotions de toutes ces prieuses. Leurs yeux vont du Christ au tombeau, qui est sculpté là-bas dans une chapelle voûtée, à cette chaire, qui est un bijou de menuiserie et qui a été exécutée par le père de Bouchardon. Chacune de ces figures, associée à leurs douleurs ou à leurs joies, garde un intérêt qui ne s’affaiblit jamais. Pour ces âmes féminines, dont toute la vie s’est passée dans la même rue silencieuse, il y a certainement une consolation et un véritable charme à prier devant ces images familières et à s’arrêter dans une douce contemplation rétrospective entre deux oraisons…

De fait, l’église Saint-Jean est un vrai musée, et pour un artiste elle a des recoins délicieux. Je me suis arrêté longuement devant un tableau de l’école espagnole qui représente Salomé apportant à Hérode Antipater la tête de saint Jean. La fille d’Hérodiade et les femmes qui l’entourent sont vêtues à la mode du XVIe siècle. Leurs têtes penchées sont charmantes. Sur la table est posé, dans un vulgaire chandelier de fer, un lumignon qui éclaire la scène ; un petit chien s’élance d’un tabouret et aboie à la vue de la pâle figure ensanglantée du saint. Il y a dans cette toile un mélange de réalité crue et d’élégance raffinée qui résume d’une façon saisissante cette dramatique et attirante vie du XVIe siècle… La nuit tombait, Tristan m’a tiré par le bras. — Allons dîner !

Quand, après le dîner, nous sommes rentrés par le boulingrin, les étoiles s’étaient toutes allumées. Au milieu de la voie lactée, la constellation de Cassiopée étincelait. Pour flatter Tristan, qui a le goût des métaphores, je m’avisai de la comparer à une poignée de pierreries tombant d’un écrin entrouvert. — Sais-tu, soupira mon ami, à quoi je pense, moi, à la vue de ces petites étoiles ?.. À un fourmillement de chrysomèles idéales, parmi lesquelles se trouve ma belle inconnue du millepertuis !.. — Patience ! demain nous irons à la conquête de la chrysomèle bleue.


19 septembre. — Dès le matin, nous roulions en wagon sur la ligne de Neufchâteau. D’abord pays rocheux et aride, coteaux nus, friches pierreuses ; puis peu à peu la nature devient moins revêche, d’étroites vallées aux flancs revêtus de vignes coupent la voie transversalement, les collines s’élèvent et s’accidentent, les forêts recommencent à verdoyer. — Vois-tu, me dit Tristan, sur ce plateau, un grand arbre qui s’élance au-dessus des autres comme un nuage de verdure ? c’est un tilleul qu’on nomme l’arbre de saint Claude ; en face est le Mont-Eclair, où fut signé le traité d’Andelot, et voici Andelot lui-même avec ses maisons suspendues comme des balcons au-dessus de la voie. A partir d’ici, nous entrons dans le pays du fer et des forges ; encore quelques minutes et les cheminées hautes comme des phares dresseront de tous côtés leurs obélisques empanachés de fumée : forges à Rimaucourt, là-bas, sur la Sueur, — une rivière bien nommée, car elle peine rudement à soulever tous ces gros marteaux, — haut-fourneau à Montot, forges et tréfilerie à Manois... Quand on voyage de nuit dans ce pays-ci, à voir toutes ces fournaises rouges et béantes, à entendre ces formidables bruits de ferraille, on se croirait mené à toute vapeur au fond d’une vallée infernale. Aussi bien nous y allons, car je te conduis à Orquevaux, le Val d’enfer (Orci Vallis)...

Nous quittons le chemin de fer à Manois. En dépit de son renom diabolique, Orquevaux, où nous nous rendons à pied, est un village à la mine honnête et pacifique. Le ciel est bleu, les vergers sont pleins d’arbres, la Manoise rit au soleil, et les cloches du dimanche sonnent à toute volée. Celles de Manois et d’Humberville font chorus, et nous voilà cheminant le cœur en joie. — J’aime cette musique des cloches, s’écrie Tristan; quand j’entends leur carillon, il me semble que le génie du dimanche s’assied en habits de fête à son orgue aérien, et se met à jouer le grand morceau de la semaine...

Le chemin côtoie le ruisseau; de temps à autre, la gorge s’évase, la Manoise en profite pour se mettre à l’aise et devenir un étang. De longues files de vaches, sonnettes au cou, défilent sous l’ombre bleue des lisières, piétinant dans les berges humides et faisant songer aux paysages de Ruisdael. Je cueille des noisettes, et Tristan ne laisse point passer un pied de millepertuis sans le fouiller de la racine aux fleurs. Hélas! la chrysomèle désirée s’obstine à ne pas se montrer... Cependant les collines se haussent et se décharnent, la gorge se rétrécit, la Manoise se perd sous les ronces, et tout à coup nous voilà au fond d’une impasse. La vallée est terminée brusquement par une sorte de ravine en entonnoir, un cirque aux pentes abruptes, nues et d’une blancheur aveuglante. La crête se découpe à arêtes vives sur le bleu du ciel, sans un buisson, sans un brin d’herbe, et au fond de l’entonnoir, entre deux sveltes massifs de sycomores, la source de la Manoise jaillit comme par enchantement d’un amas de pierres moussues. — Le site, dis-je à Tristan, ne manque pas d’une certaine sauvagerie originale, mais cet entonnoir est horriblement ensoleillé et inhospitalier... Comment l’appelles-tu?

— Oh! il a un nom qui ferait rougir une Anglaise, très expressif au demeurant, bien que vulgaire et rabelaisien en diable... On l’appelle le Cul-du-Cerf.

Nous avons rebroussé chemin en silence. Tristan paraissait déconfit et humilié du peu de succès de son paysage; de plus nous avions le soleil en face, et l’eau des étangs nous en renvoyait le reflet dans les yeux. Cette façon d’aller n’était pas engageante, et la conversation s’en ressentait. Pour accourcir la route, Tristan, qui sait son La Fontaine par cœur, se met à me réciter des fables. Il venait de terminer le Satyre et le Passant, quand, s’arrêtant pour reprendre haleine: — As-tu remarqué, me demande-t-il, combien la moralité des fables de La Fontaine est souvent tirée aux cheveux, et comme elle est parfois contradictoire?

— C’est que La Fontaine a une façon toute neuve de considérer la fable; il prend la moralité pour prétexte et l’art pour but.

— Oui, repart Tristan, La Fontaine est surtout un artiste; c’est le plus original et le plus étonnant des poètes du XVIIe siècle. Chacune de ses fables fait rêver, et cependant tout y est net et sobre. Dans cette cour à perruques et à grands canons, dont le maître appelait les paysagistes hollandais « des magots, » La Fontaine est le seul qui n’ait jamais hésité à se servir du mot propre, et qui ait peint avec amour les paysans, les arbres et les bêtes. Voilà de quoi rabattre le caquet aux critiques qui veulent expliquer les poètes par l’influence des milieux.

— Encore faudrait-il savoir dans quel milieu vivait La Fontaine. Je ne suppose pas qu’il fréquentât beaucoup la cour, dont il disait pis que pendre. Il préférait entretenir commerce avec les petites gens, sous la tonnelle d’un cabaret, ou avec les bestioles des champs et des bois. Songe qu’il aimait la nature et que dans sa jeunesse il avait été forestier.

— Oh ! si peu ! réplique Tristan en secouant la tête, Furetière prétend qu’il ignorait la plupart des termes du métier; en somme, c’était un naturaliste médiocre.

— Je t’accorde qu’il n’a pas découvert la chrysomèle du millepertuis, mais quoi! de son temps les sciences naturelles étaient dans les limbes, et la nomenclature...

Tristan m’interrompt d’un air piqué et s’écrie : — Il a dit des hérésies à propos de l’escarbot, il a appelé le roseau un arbuste, et il a fait percher le corbeau sur un arbre, un fromage au bec !

— Soit, pourtant là encore il y aurait à distinguer. Pour certaines fables, il a ingénument accepté la mise en scène réglée par ses prédécesseurs; mais quelle vérité dans les morceaux où il a observé directement la nature! Comme il a peint avec le ton juste le chat, le coq, Jeannot Lapin, la chèvre « à traînante mamelle, » l’hirondelle

Caracolant, frisant l’air et les eaux !...


Ce n’était pas, après tout, un naturaliste à courte vue, celui qui osait soutenir à l’encontre de Descartes l’intelligence des bêtes et la sensibilité des plantes. Il avait un esprit large et un cœur d’or. — Oh ! un cœur d’or!.. Il détestait les enfans, et il était mauvais mari.

~ Mon cher, si, comme on le prétend, Mme La Fontaine ressemblait à la femme du Mal marié et à dame Honesta, de Belphégor le bonhomme était excusable de vivre loin d’elle. Il n’en avait pas moins le cœur bon et courageux. Il aimait les bêtes, et j’ai remarqué que tout homme qui aime les animaux n’a jamais un mauvais cœur. Au demeurant, c’était un maître poète, et je ne lui marchande pas mon admiration. Je l’aime pour sa grâce, son naturel, sa gaîté, pour ses grandes qualités toutes françaises, et puis je l’aime encore parce que tous ceux que je hais n’ont jamais pu le goûter, parce que les pédans allemands, les mystiques, les abstracteurs de quintessence, et ceux que Musset appelait les rêveurs à nacelles, ne l’ont jamais compris... Si j’avais ici une pleine coupe du joli vin de son pays, de ce Champagne rose dont la mousse naturelle monte aux bords du verre en perles vermeilles, je la viderais joyeusement en l’honneur du grand poète champenois !

— Et moi donc! s’écrie Tristan, je meurs de soif...

Cette discussion nous a menés jusqu’à Orquevaux, et nous sommes entrés avec le crépuscule dans le village, dont les maisons éclairées laissaient voir par les vitres sans rideaux tout le remue-ménage intime du dedans. Quels délicieux petits tableaux on entrevoit ainsi à la nuit tombante ! Là sont des intérieurs dont les images se succèdent rapidement comme les perceptions dans un rêve. Une tête de jeune fille se dessine nettement, puis s’enfonce insensiblement dans un demi-jour impossible à pénétrer. C’est l’heure du souper: autour de la table, des silhouettes s’agitent, les cuillers montent et descendent régulièrement, et les verres portés à la bouche se relèvent jusqu’à la hauteur du front. Cela vous rappelle ce tableau de Lenain, qui est au musée Lacaze. — La flamme de l’âtre brille comme un soleil, scintille sur le bord des plats et fait miroiter les ventaux du bahut. Il y a des lumières posées tout contre les vitres; d’autres fois la première chambre reste dans l’ombre, mais dans un enfoncement on voit une seconde pièce vivement éclairée, dont la porte ouverte laisse passer un faisceau de lumière et un bourdonnement de voix confuses. Au fond des étables, on entend la respiration bruyante des bêtes. On voudrait s’arrêter et finir la soirée dans un de ces milieux calmes et invitans, mais la chrysomèle!.. Tristan, qui ne s’est point découragé, veut l’aller chercher demain dans les bois de Châteauvillain... En marche, et vivement! sinon nous allons manquer le convoi.

A Manois, la station est pleine de monde. Les réservistes du pays, qui ont eu un jour de congé, s’apprêtent à rejoindre leur régiment à Langres. Toutes les filles et les femmes du village sont là rassemblées ; les adieux s’échangent, les embrassades se succèdent. Les braves garçons, encore gênés dans leur uniforme, ont l’oreille basse et ne mènent pas grand bruit. L’un d’eux, petit, maigre, à la mine mélancolique, se tenait près de sa femme, qui portait un enfant dans ses bras ; il dévorait le marmot de caresses. La femme renfonçait ses larmes, lui n’avait pas le cœur trop solide non plus, mais faisait bonne contenance pour empêcher l’autre d’éclater. — Voici le train, encore une embrassade, et tous s’élancent dans les compartimens des troisièmes, où ils retrouvent des camarades venus de plus loin. Une minute encore, puis la vapeur gronde, et le convoi part. À la station suivante, ils chantent déjà tous et envoient de comiques interpellations aux curieux entassés le long des barrières. La gaîté gauloise a repris le dessus, et ils regagnent gaillardement la caserne où les attendent les corvées, les marches forcées et la rude discipline militaire… Merveilleuse élasticité du caractère français !.. Après la guerre, pendant les jours sombres de la commune, je me promenais tristement dans une des grandes plaines nues du Barrois. Au-dessus de moi, et non loin de deux paysans qui sarclaient, une alouette montait en gazouillant. L’un des deux sarcleurs releva la tête et s’écria avec un accent qui me toucha : — Pauvre petite alouette, comme elle chante ! — Il y avait dans cette exclamation comme un étonnement d’entendre encore un doux chant d’oiseau après tant de malheurs, et il y avait aussi une espérance de jours meilleurs, une affirmation de confiance dans les ressources de cette race française, gaie, courageuse et chantante comme l’alouette. Oui, avec ces natures gauloises, souples, rebondissantes, allègres, chez lesquelles la bonne humeur s’épanouit en un clin d’œil comme une fleur au soleil, il y a encore de grandes choses à faire, et le dernier mot n’est pas dit.


20 septembre. — Les heures claires du matin nous ont trouvés cheminant gaîment dans une des grandes avenues herbeuses du parc de Châteauvillain. — Un bon temps pour marcher ; l’air est frais ; le ciel, marbré de jolis nuages blancs, laisse apparaître de larges trouées d’un bleu pur. Çà et là des tranchées latérales s’ouvrent, et par-dessus les massifs nous apercevons dans un mol enfoncement la gorge où coule l’Aujon, puis au loin, à l’horizon, les collines bleuâtres de la vallée de l’Aube. Tristan est en veine d’expansion, et la vue des bois lui délie la langue. — De même, dit-il, que certains morceaux de musique nous assouplissent et nous changent, la vue d’une tranchée profonde dans une futaie fait de moi aussitôt un tout autre homme. — En effet, sa bonne figure rêveuse s’est épanouie, il marche à grandes enjambées, tirant d’épaisses bouffées de sa pipe. Plus nous avançons, et plus son enthousiasme augmente. — Solitude! s’écrie-t-il en devenant lyrique, ô belle sans gêne, ô maîtresse muette, assise au milieu des grands bois, tu froisses du pied les feuilles mortes, tu sondes les profondeurs des vallées et tu regardes au loin les brumes de l’automne voilant les coteaux... O sirène, comme tu m’as vite ensorcelé!

— A propos d’ensorcellement, lui dis-je, sais-tu que nous sommes dans un pays où on croit aux sorciers et où on les brûlait encore il n’y a pas trois cents ans?

— Hein ! qu’est-ce que ce conte-là?

— Ce n’est pas un conte, c’est une dramatique histoire, dont Michelet aurait pu faire un chapitre de son livre de la Sorcière. En 1594, à Dinteviîle, un charmant village situé à deux lieues d’ici, dans cette vallée de l’Aube dont nous apercevons les collines brumeuses, Jeanne Simoni, femme d’un sieur Breton, fut traduite devant le procureur fiscal comme « entachée de sorcellerie, » et, sur ses dénégations, le seigneur de Dinteville ordonna qu’elle subirait l’épreuve de l’eau. Jeanne, « tondue et rasée, » fut amenée au bord de l’Aube, « en eau de suffisante profondeur; » là, malgré ses protestations, en présence du juge, du procureur, du curé et de la foule ameutée, on la mit nue comme la main et on la jeta, pieds et poings liés, dans la rivière. L’épreuve fut renouvelée par trois fois; comme la malheureuse était toujours revenue sur l’eau, d’après la coutume elle aurait dû être réputée innocente; mais l’acharnement était si grand qu’on la ramena en prison. Le juge alors l’ayant sommée en vain de déclarer si elle était marquée en quelque endroit comme les gens de sa secte, la fit visiter par quatre commères du village. Celles-ci prétendirent avoir trouvé les marques de la griffe de Satan « au-dessous de l’épaule gauche et à l’aine, » et sans qu’on se préoccupât d’examiner s’il ne s’agissait pas tout simplement d’égratignures très naturelles après la scène violente de la rivière, on la déclara atteinte et convaincue du crime de sortilège et maléfice, et on la condamna à être pendue et étranglée, « son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. » Quand on alla lui lire sa condamnation, la malheureuse venait de mourir. La sentence n’en fut pas moins exécutée sur son cadavre, dont on jeta les cendres au vent.

— En 1594! s’écrie Tristan; après Rabelais, Montaigne, Ronsard et la pléiade !

— Oui, tandis que les belles dames de la cour du roi vert-galant fredonnaient encore : « Mignonne, allons voir si la rose,... » tandis que le poète Jean Passerai chantait :

Ma belle, si ton âme
Se sent ore allumer
De cette douce flamme
Qui nous force d’aimer…

Du reste, la chose n’est pas si étonnante qu’elle le paraît ; les gens de ce pays étaient d’enragés ligueurs, et c’est seulement en cette même année 1594 que Chaumont fit sa soumission à Henri IV. Les guerres de religion avaient amené une recrudescence de fanatisme, et il fut de mode de sévir contre les prétendus sorciers. Je me souviens d’avoir lu dans une chronique du Barrois cette phrase terrible dans sa brièveté : « En la dite année 1582, le 3 février, on a bruslé à Bar trois sorcières ; en ce temps-là le froid était excessif. » Le froid était excessif, voilà toutes les réflexions que ces trois bûchers ont inspirées au chroniqueur… Cela ne te donne-t-il pas la chair de poule ?

— Ton histoire, répond Tristan avec un soupir, me gâte toute la beauté du paysage. Mon imagination travaille là-dessus. Je me représente Jeanne Simoni et son mari dans leur petite maison à toiture de lave. C’étaient sans doute des protestans vivant à l’écart, ou quelques-uns de ces rebouteux habiles dans la connaissance des plantes des bois, et pour ce fait redoutés et haïs du village. Qui sait ? La femme, peut-être jeune et jolie, était restée sourde aux propositions amoureuses du seigneur de Dinteville, qui avait droit de haute et basse justice dans le pays. Je vois ce hobereau venant la trouver dans sa geôle, la menaçant de la terrible épreuve de l’eau, et lui murmurant comme Claude Frollo à la Esmeralda : « Veux-tu ?.. » Le procureur était à sa dévotion, la multitude était sans pitié comme toutes les foules… J’entends les cris de cette malheureuse, nue et rasée, plongée par trois fois dans l’Aube… C’est horrible !

Tout en conversant, nous avions gagné les bois d’Arc. — Nous sommes arrivés à des cultures enclavées dans la forêt. La solitude était profonde. Les récoltes de pommes de terre ayant déjà été enlevées, tout cet espace semblait abandonné ; au loin seulement, vers la lisière, une charrette traînée par des bœufs traversait lentement la plaine. À l’ombre d’un pommier sauvage, un gachenet de onze ans gardait deux ou trois vaches immobiles. — Tristan le questionne sur la route à suivre. Le gachenet, un blondin à l’œil éveillé et au nez indépendant, semble tout fier d’être consulté par deux messieurs déjà mûrs et convenablement couverts. Aussi, jugeant à propos de nous donner une haute idée de son énergie et de son importance, il fait claquer son fouet, injurie ses vaches qui n’en peuvent mais, et daigne ensuite nous conter leur histoire. — Cette vache, la première au rez du champ, a perdu une corne hier; elle voulait toujours grimper sur la rousse; à la fin elles se sont battues, et la corne y est restée...

— Vas-tu à l’école? lui demande Tristan.

— Oui, monsieur, en hiver.

— Où en es-tu de ton catéchisme?

— Au chapitre vingt-cinq.

— Qu’est-ce que c’est que ce chapitre?

— Ma fi ! c’est le chapitre vingt-cinq.

— Mais enfin qu’y avait-il avant le chapitre vingt-cinq?

— Il y avait le chapitre vingt-quatre.

Nous n’avons jamais pu le faire sortir de là.

— Alors l’été, poursuit Tristan, tu restes à paresser en gardant tes vaches?

— Oh ! que nenni ! J’attrape des papillons, des bêtes à bon Dieu, des cancouëles (hannetons) et toute sorte de bêtes que j’enferme dans une boîte.

— Un confrère ! dis-je à Tristan avec un regard ironique.

— Je leur arrache les ailes, continue orgueilleusement le gamin, il n’y a que cela de joli.

— Misérable! s’écrie Tristan, qui oublie ses longues épingles à insectes, tu les fais souffrir... Montre-moi ta boîte.

Celui-ci s’exécute, ouvre une boîte de bois blanc, et nous voyons chatoyer au soleil des débris de coléoptères, pêle-mêle avec des lambeaux d’ailes de papillons. Tristan fouille cette poussière d’une main fiévreuse; tout d’un coup il lâche un juron en soulevant du bout du doigt, à hauteur de sa loupe, un fragment d’élytre où les tons bleus et bronzés se marient agréablement. — C’était elle! s’écrie-t-il, c’était ma chrysomèle du millepertuis que ce petit vaurien a mutilée... Où as-tu trouvé ça? continue-t-il en mettant l’élytre sous le nez du gamin.

— Ma fi ! dans les herbes, monsieur.

— Reconnaîtrais-tu la place?

— Oui bien, c’est là-bas dans le bois.

— De quel côté ?

— Par-ci par-là, monsieur,... dans les herbes.

— Tu n’en tireras rien, dis-je; c’est l’histoire du chapitre vingt-cinq qui recommence!

Mais Tristan ne m’écoute pas. Laissant là le gachenet ébahi, il part comme un trait dans la direction du bois et fouille le taillis. Au bout d’une demi-heure, je le vois revenir suant à grosses gouttes, et rien qu’à son air je devine que ses fouilles ont été infructueuses. Il grogne d’un ton de mauvaise humeur, et pendant un bon bout de temps nous cheminons en silence. — Sais-tu à quoi je pense ? me demande-t-il tout d’un coup en tortillant dans ses doigts une tige de millepertuis… Tu connais l’origine du nom donné à cette plante ?

— Oui, ce nom lui vient de ce que ses feuilles sont percées de milliers de petites glandes transparentes… Après ?

— Eh bien, j’ai observé que les chrysomèles vivent de préférence sur les plantes avec lesquelles elles ont certaines analogies de forme ou de couleur. Il serait curieux qu’on retrouvât sur les élytres de ma chrysomèle les particularités qui distinguent la feuille du millepertuis. Qu’est-ce que tu dirais de cela ?

— Je dirais… que c’est un fameux argument en faveur de la théorie de l’influence des milieux.

— Tu es un âne avec tes milieux, riposte galamment Tristan ; cela prouverait uniquement que, tout être ayant une fin conforme à son organisation, le millepertuis est la fin de la chrysomèle fucata.

— De même que les nez ont été créés pour porter des lunettes, dis-je en riant.

Sur cette plaisanterie, Tristan s’emporte ; c’est sa façon de discuter. De la théorie des milieux, nous passons au darwinisme, puis au panthéisme, et nous voilà poussant des argumens sous les hêtres et faisant retentir les tranchées solitaires des gros mots de transformisme, sélection, esprit, matière…

— La matière ! s’écrie Tristan, sais-tu seulement ce que c’est que la matière ? Nous ne percevons que des phénomènes, et pour un peu je croirais que le monde est plein de fantômes… La musique de l’air dans les pins, l’ombre des nuages que le vent promène sur les coteaux, la feuille d’un buisson qui s’agite seule quand tout le reste est immobile, esprits, esprits !.. C’est là le charme mystérieux de la nature ; le spectacle de la vie n’est beau qu’à travers la brume des illusions…

La discussion nous échauffe, et pour surcroît le soleil est monté au zénith ; les ombres deviennent courtes et nos jarrets se raidissent. La fatigue et le soleil aidant, nous retombons dans le silence.

— Dans un dîner, remarque philosophiquement Tristan, les convives ne se dégourdissent et n’ont toute leur verve qu’au dessert ; c’est précisément le contraire dans un voyage à pied : au début, tout le monde est en bonne humeur et la conversation ne tarit pas ; à la fin, les gosiers sont secs, et les paroles ne tombent plus que goutte à goutte.

Heureusement nous touchons à la lisière du bois. Déjà, dans le fond de la vallée, nous apercevons des maisons éparses au bord de l’Aujon, et le clocher du village, encapuchonné d’un petit toit pointu. Un quart d’heure après, nous entrons à Cour-l’Évêque.


21 septembre. — La lumière de midi, tamisée par un ciel tendu de claires nuées, veloutait doucement les flancs de la vallée, quand nous aperçûmes Arc-en-Barrois traversé par l’Aujon et resserré entre deux coteaux boisés. — La petite ville paraît toute ramassée dans ce creux de vallée, avec ses maisons bourgeoises semées au hasard d’un alignement fantaisiste. Les toits ardoisés du château du prince de Joinville, tranchant sur de beaux arbres, donnent à Arc une physionomie avenante et hospitalière. Le clocher gris, voisin du château dont les jardins l’entourent, fait penser à une église anglaise avec la rectory confortable, à deux pas.

— Je vais, dit Tristan, te mener chez deux excellentes dames qui m’ont logé jadis et qui nous recevront à bras ouverts.

J’eus beau réclamer et insister en faveur de l’auberge, où nous serions plus libres, Tristan n’en voulut pas démordre. — Tu verras, répétait-il, ce sont deux cœurs d’or, et quelle bonne surprise nous allons leur faire !

Nous nous acheminâmes donc vers une maison basse, située non loin du château. Assez inquiet de cette intrusion peu cérémonieuse, je restais en arrière, laissant à Tristan toute la responsabilité de son indiscrète démarche. La porte à peine ouverte, nous fûmes reçus par une dame d’une cinquantaine d’années, à la taille courte et rondelette, au visage coloré. Ses yeux vifs et intelligens, son nez retroussé, surmontant deux grosses lèvres pleines de bonté, ses cheveux gris relevés à la chinoise sur un front bombé, me rappelèrent un portrait de Mme de Graffîgny, l’auteur des Lettres péruviennes. Le corridor était sombre, et elle eut un moment d’hésitation avant de reconnaître mon ami; tout à coup, frappant ses mains l’une contre l’autre : — Bonté divine, monsieur Tristan ! s’écria-t-elle. — Il lui saisit les bras en riant et lui posa deux gros baisers sur les joues.

— Maman ! continua-t-elle d’une voix joyeuse, en se penchant vers une porte entre-bâillée, viens donc voir, c’est M. Tristan !

Un cri répondit au sien, et une petite vieille octogénaire, aux yeux couleur de noisette, pleins de finesse et de vie, à la taille un peu courbée, mais à l’allure encore preste et accorte, accourut enjoignant les mains. Nouvelle embrassade, et Tristan me présenta.

— Croiriez-vous, leur dit-il, que mon ami voulait descendre à l’auberge?

— Par exemple! répliqua la plus jeune, je ne vous l’aurais jamais pardonné... Entrez vite dans la salle, vous devez avoir grand’faim, et vous allez déjeuner.

Je les suivis dans la chambre, où un gai rayon de soleil pénétra en même temps que nous. C’était une antique pièce, servant à la fois de salon et de salle à manger, meublée de vénérables meubles d’autrefois et ornée de portraits de famille accrochés aux boiseries. Des pots de chrysanthèmes et de fuchsias jetaient leur note de jeunesse parmi ces vieilles choses, sans en détruire l’harmonieuse quiétude. A peine étions-nous assis que les exclamations cordiales recommencèrent. — Vous n’avez point changé, disaient à l’envi les deux dames en examinant la figure candide et les grandes jambes guêtrées de Tristan. — Ni vous non plus, je vous jure. — Aimez-vous toujours la crème et les œufs? demandait la fille. — Si nous leur faisions une galette? insinuait la vieille dame. — Non, mère, cela prendrait trop de temps, et ils doivent être affamés. — Et elles se pressaient dans la cuisine, rallumant le feu, battant les œufs, dressant la table, tandis que Tristan enfoncé dans son fauteuil, les jambes étendues, me lançait un regard à la fois ému et triomphant, qui voulait dire : — Hein! t’avais-je trompé?

Oh ! le bon déjeuner intime, sur cette petite table recouverte d’une nappe blanche à liteaux rouges, à côté des fuchsias, dont les fleurs tombantes caressaient nos têtes en guise de bienvenue! Les œufs frais, savoureux, la crème épaisse et onctueuse, et le bon café odorant, servi dans des tasses de vieille faïence, par ces deux excellentes femmes qui s’agitaient autour de nous avec de franches paroles partant du cœur! Tristan avait été leur locataire pendant deux ans, et elles lui étaient reconnaissantes de s’être laissé choyer, gâter par elles. — La mère était veuve depuis longtemps. Sa longue vie avait été traversée de rudes épreuves courageusement supportées et discrètement ensevelies. Rien n’en apparaissait à la surface. La vieillesse avec ses couches de neige avait tout recouvert et assourdi. La fille était restée fille. Trop pauvre pour choisir le mari qu’elle eût aimé et trop fière pour épouser le premier venu, elle avait refoulé en elle toutes les effervescences de sa nature aimante et expansive, et elle s’était énergiquement cloîtrée dans une morne et silencieuse solitude. — Ces vieilles filles qu’on ridiculise, on devrait les admirer à genoux, quand on songe aux sourdes souffrances de leur réclusion volontaire. Elles ont été jeunes, tendres, inflammables comme les autres, et elles ont vu leurs amies s’éloigner successivement avec un mari au bras. Quand le mariage de la dernière a été célébré, elles sont tristement revenues seules de l’église à leur maison muette, et il leur a fallu se résigner, en pleine jeunesse, en pleine sève. Le sang vif et précipité a eu beau gronder dans leur cœur comme dans un réservoir trop plein et muré ; elles l’ont fait taire. Pour arrêter l’élan des fleurs de tendresse qui auraient voulu s’épanouir au dehors, la religion, le devoir, l’honneur étaient là : autant de grilles austères, festonnées de liserons qui ne demandaient qu’à fleurir, et qui ne fleuriront pas. Quelle douloureuse lutte intime ! Et quand chaque printemps revenait, quelle amère raillerie, quelles terribles tentations, quels troubles secrets ! Ainsi les années se sont amassées sur elles, automne sur automne, hiver sur hiver, jusqu’au jour où les cheveux blancs sont venus amenant avec eux un froid apaisement. Beaucoup de ces Niobés de la virginité ne savent pas, il est vrai, se résigner, et tournent à l’aigre dans leur saison mûre ; mais celles qui, dans cette cruelle épreuve, ont pu garder intacte leur tendresse comprimée, celles-là sont admirables. Elles atteignent la vieillesse comme ces arbres, riches de sève sous leur rude écorce, qui donnent après de longues années leurs fruits les plus savoureux et les plus parfumés.

La fille de notre hôtesse était un de ces arbres généreux, et on le sentait bien. L’âge et la résignation pieuse avaient adouci ce que le tempérament avait eu de trop âpre dans sa verte saison. La voix était douce dans son énergie, le geste était à la fois brusque et bienveillant, l’œil avait une vivacité sympathique qui rassurait et mettait à l’aise. Quand nous eûmes déjeuné : — Là, dit-elle à Tristan, maintenant vous avez campos jusqu’au soir. Promenez bien votre ami dans nos bois, mais ne manquez pas de rentrer à sept heures ; vous savez qu’il ne faut pas déranger les habitudes de maman. — Et la bonne vieille octogénaire protestait déjà, en s’écriant : — Oh ! pour une fois… mais Tristan lui coupa la parole en promettant d’être exact, et nous partîmes.

Le chemin de la forêt d’Arc grimpe en zigzag sur une hauteur qu’on nomme le Calvaire et où se trouve le chenil du château. Une longue allée de hêtres part du chenil et s’enfonce dans les bois en suivant la crête de la vallée. Ce long promenoir, à demi plongé dans une verte obscurité propice aux rendez-vous amoureux, a été, sans doute pour cette raison, surnommé par les habitans l’Allée des soupirs. La forêt bien percée, bien aménagée, n’a de remarquable que son étendue et sa solitude. Le bruit de nos pas y résonnait comme sous la voûte d’un grand couloir. Après une bonne heure de marche, nous sommes descendus vers la lisière qui domine la vallée de l’Aube. Le soleil déclinant dardait ses rayons obliques sur les bois et les prairies ; dans le calme du soir, nous distinguions le murmure frais de la cascade d’Étufs ; nous apercevions dans une brume d’or Dancevoir, célèbre par la beauté de ses filles,

Qui veut belles filles voir,
Faut venir à Dancevoir,


Aubepierre, où sont les ruines de l’abbaye de Longuay et où est né le botaniste Bulliard, Étufs, abrité sous les grands arbres de son ravin ruisselant de cascatelles aux eaux pétrifiantes, Rouvres, dont les tourelles étaient empourprées de soleil. — Connais-tu la légende du château de Rouvres? me demanda Tristan; chaque fois qu’un nouveau maître s’y installe, ses fenêtres sont éclairées par une mystérieuse illumination intérieure. L’une des dernières propriétaires m’a juré avoir vu de ses yeux cet éclairage fantastique... Le crépuscule tombait, nous avons repris lentement le chemin d’Arc. La légende de Tristan me trottait dans la tête, et je songeais à part moi à ce besoin de merveilleux et d’idéal qui est la marque distinctive de la race humaine, quand je fus tiré de ma rêverie par un singulier chant d’oiseau qui partait du taillis, à cent pas environ du chemin. — Entends-tu? dis-je à Tristan.

— Oui.

Nous restâmes immobiles. En automne, à la brune, les oiseaux ne chantent plus guère, et surtout ils ne trouvent plus dans leur gosier des modulations aussi éclatantes et compliquées que celles qui nous arrivaient à travers la feuillée. C’était une série de notes retentissantes comme des appels, puis tout à coup une mélodie vive et passionnée comme celle du rossignol. — C’est étrange, murmurait Tristan, ce chant printanier au milieu des bois rougis par l’arrière-saison ! Ce ne peut être une grive, les sons sont trop énergiques; quant au rossignol, il y a belle heurette qu’il ne chante plus.

L’oiseau inconnu se faisait toujours entendre. Tantôt c’étaient des fusées semblables à l’aubade de l’alouette, tantôt des notes graves, profondes, tantôt une mélodie amoureuse et câline...

— C’est peut-être l’Oiseau bleu, insinuai-je.

— Mon cher, reprit Tristan à voix basse, je t’assure que ma tête commence à se monter; je me tâte, je me demande si je suis le jouet d’une hallucination ou d’un enchantement...

La musique printanière continuait, variée à l’infini et de plus en plus fantastique. — Il faut en avoir le cœur net ! — Et nous voilà nous glissant dans le fourré comme des Mohicans. Pour mon compte, .je me sentais pris d’un intérêt singulier et mon cœur battait. Nous avancions en tapinois, les petites branches nous cinglaient la figure en regimbant, les ronces nous piquaient les mollets, mais nous n’en avions cure. Au bout de cent pas, le chant cessa brusquement. Pourtant l’étrange oiseau ne s’était pas envolé... Nous marchions à petits pas, le cou tendu, les yeux en l’air, tant et si bien qu’à la fin nous tombâmes sur un grand diable de charbonnier, agenouillé derrière un hêtre et en train de frouer, une feuille de lierre entre les dents, pour attirer les oiseaux à la pipée. C’était la frouée de cet habile homme que nous avions prise pour la chanson de l’oiseau bleu... Le charbonnier, surpris en flagrant délit, était aussi penaud que nous. Pour le rassurer, je le complimentai sur son talent, et après l’avoir gratifié d’une pipe de tabac, nous le laissâmes à son honnête besogne; mais Tristan n’était pas content, il regrettait son oiseau idéal. Pour nous consoler, quand nous fûmes dans l’Allée des soupirs, un piqueur posté au fond du parc se mit tout à coup à sonner du cor. Les notes lointaines et retentissantes montaient lentement jusque vers notre allée, où il faisait nuit noire ; dans les interstices des hêtres, nous voyions les lumières de Montrot et du Val-Bruant glisser comme des feux follets; la meute du prince se mit à répondre bruyamment aux fanfares du cor, et ce fut aux sons de cette musique de chasse que nous fîmes notre rentrée chez nos hôtesses.

Un bon souper nous attendait dans la salle griment éclairée. Un perdreau rôti à point et bourré de truffes bourguignonnes exhalait un fumet affriolant, et sur la nappe blanche un buisson d’écrevisses de l’Aujon jetait sa note cramoisie. Et puis les deux excellentes femmes paraissaient si joyeuses de notre joie, si heureuses d’avoir à choyer deux grands enfans dans leur logis où les éclats de rire résonnaient si rarement! Les portraits d’ancêtres en semblaient eux-mêmes tout réjouis. L’un d’eux surtout me souriait d’une façon charmante, chaque fois que je soulevais mon verre plein de vieux bourgogne. C’était un joli pastel aux tons un peu effacés, un portrait de jeune fille de dix-huit ans, vêtue à la mode des dernières années du règne de Louis XVI. Son corsage bleu pâle, à demi échancré et orné d’un bouton de rose, laissait voir un cou blanc dont les lignes délicates étaient coupées par un ruban de velours noué en guise de collier; les lèvres souriaient ingénument, les yeux naïfs et un peu étonnés souriaient aussi; dans les cheveux crêpés, sans poudre, une rose s’épanouissait. Comme mes regards se reportaient curieusement vers cette jeune figure, la vieille dame me dit : — C’était une sœur de ma mère; elle était fiancée à un de ses cousins, lieutenant dans l’armée de la Moselle, qui mourut d’une mauvaise fièvre à Thionville.

— Il l’aimait bien ! reprit sa fille avec un soupir, nous avons là-haut une lettre de lui qui me fait toujours venir les larmes aux yeux quand je la relis.

— Voulez-vous nous la laisser voir? demanda Tristan.

— Certainement, je suis sûre qu’elle vous intéressera...

Quand, après souper, nous fûmes sur le point de monter dans notre chambre, elle tira du secrétaire un petit portefeuille de satin fané qu’elle remit à Tristan et que celui-ci s’empressa de visiter dès que nous fûmes seuls.

— J’aime, dit-il en étalant les papiers jaunis sur la table, à remuer ces vieilles cendres d’autrefois. C’est comme si je respirais un parfum du temps passé. — Oui, repris-je, avec un fragment de lettre, un détail familier de costume ou d’ameublement, nous pénétrons dans les intérieurs du temps jadis et nous reconstruisons l’existence de ceux qui les ont habités. C’est ce qui donne un charme si attachant aux tableaux de Chardin ; un enfant qui va à l’école, une ménagère qui fait dire le benedicite à sa petite fille, moins que cela, un ou deux ustensiles groupés sur un bout de toile, la fontaine de cuivre rouge, les assiettes de faïence, la giroinde avec son écheveau de fil, nous introduisent discrètement dans la vie bourgeoise du XVIIIe siècle et nous la font aimer.

Nous dépliâmes la lettre; elle était ainsi conçue :


« Thionville, 8 décembre 1792. — Si depuis trois mois d’absence, ma chère cousine, je ne vous ai point donné de mes nouvelles, ne m’accusez point d’oubli. Ne vous en prenez qu’aux changemens de garnison que nous n’avons cessé de faire jusqu’à ce jour. Si j’ai écrit à mes parens, ce n’est qu’en passant chemin et à la volée. Vous êtes bonne, chère cousine, et vous m’accorderez le pardon que je crois mériter. Non, mon cœur est toujours avec vous; il me souvient toujours de notre dernière causerie sous la tonnelle des framboisiers, où vous m’avez juré que jamais autre homme que moi ne vous appellerait sa femme. Et moi, croyez-le bien, la mort me prendra avant que je vous oublie. Soyez persuadée de ma sagesse et de la fidélité que je vous garde en dépit des tentations de la vie que je mène, car ici les filles sont éhontées et courent après les hommes plus que chez nous; mais il est bien facile de leur résister quand on est aimé d’une personne aussi séduisante que vous, chère cousine... Je vous envoie un manchon qui vous parviendra à l’adresse de M. le curé. Recevez-le avec autant de plaisir que je vous l’envoie, et je serai heureux. J’espère que vous ne le serrerez pas dans votre armoire, mais que vous le porterez aux fêtes en souvenir de moi. Je ne vous prie pas de m’être fidèle, je vous sais le cœur trop noble et trop ferme pour trahir jamais vos sermens, et c’est sur quoi je me repose. Adieu, ma une et mon trésor, je vous embrasse un million de fois. Votre très humble et fidèle ami,

« ANTOINE DRODIN. »


Avec cette honnête lettre d’amour, il y avait un mémoire « des linges et bardes appartenant à Antoine Drouin, lieutenant au 2e bataillon de la Haute-Marne. » La liste n’était pas longue et l’équipage était fort modeste ; on y voyait :


« Un chapeau estimé 27 francs.

« Plus un habit d’uniforme avec deux vestes de drap blanc, et une culotte du même drap, estimé le tout 125 francs. » Et ainsi de suite jusqu’au total, qui montait à 424 fr 10 cent

Enfin le dernier papier de la liasse était un imprimé où on lisait :

« Extrait du registre mortuaire de l’hôpital de Thionville N° 2 du bataillon des gardes nationaux de la Haute-Marne. Le nommé Antoine Drouin lieutenant, natif de Varennes, district de Bourbonne, entre audit hôpital le 5 du mois de février 1793, y est mort le 13 du même mois. — Vu par nous, commissaire des guerres. — Signé : « PARIS. »


« Paris, » Le tout écrit sur du vieux papier verdâtre, solide et grenu, qui avait duré plus longtemps que le lieutenant Antoine Drouin. — N’était-ce point touchant, dans sa brève simplicité, ce petit roman D’amour brusquement clos à l’hôpital ?..

— Ah! s’est écrié Tristan, je sais bien que l’on meurt; mais jamais moraliste ne m’a fait toucher la mort du doigt comme cette lettre ou la main de Drouin s’est promenée lentement pendant que son cœur ému dictait... Et la cousine aimée, morte aussi, et le curé compatissant, chargé de remettre le manchon, — mort !

— La cousine, dis-je à mon tour, a-t-elle au moins porté le manchon? y a-t-elle enfoncé douillettement ses petites mains, en bravant les langues indiscrètes du village où un manchon à cette époque devait être un objet de luxe? A-t-elle serré bien fort contre sa jeune poitrine palpitante le cadeau du bien-aimé?

— Certainement elle l’a porté, et que de larmes ont dû tomber sur la fourrure à la pensée que tout était fini, que le ménétrier de Varennes ne les conduirait pas à l’église, et qu’après le repas du soir Ils ne s esquiveraient pas seuls pour gagner en secret la tonnelle des framboisiers !

— Es-tu sûr qu’elle ait longtemps pleuré?.. Elle a dû relire souvent cette pauvre lettre, et pourtant je n’y vois pas traces de larmes... Lieutenant Antoine Drouin, auriez-vous été oublié? Je serais curieux de savoir ce qu’il vous semble maintenant des vanités de l’amour!..

— Tais-toi! interrompit Tristan en me mettant la main sur le bras, ne plaisantons pas, je me sens tout nerveux, et j’ai une peur enfantine de le voir paraître là, devant nous, avec son uniforme de drap blanc estimé 125 francs... Allons-nous coucher!


22 septembre. — Ne nous oubliez pas, et surtout revenez bientôt nous voir! nous ont répété nos bonnes hôtesses en se séparant de nous après une cordiale embrassade. — Pauvres femmes, notre court passage à travers leur solitude a jeté un éclair de jeunesse et de gaîté dans leur maison silencieuse et endormie. Nous partis, leur vie va reprendre son cours monotone et résigné de travaux à l’aiguille, de lectures pieuses et de stations à l’église. Elles songeaient à cela tout bas, le cœur un peu gros, en nous serrant les mains, et la vieille mère ajoutait peut-être intérieurement : « Qui sait si je les reverrai?.. »

Après avoir perdu de vue leur blanche maison, nous avons pris un chemin creux qui longe sous bois le hameau de Montrot et les prés où coule l’Aujon. Ce sentier est délicieux. Noisetiers, érables et cornouillers l’abritent de leurs branches feuillues; à chaque instant, des sources descendues de la forêt le traversent avec un glou-glou sonore. De tous côtés, les yeux sont réjouis par une verdure qui paraît presque aussi jeune qu’en mai. Le terrain s’accidente, et dans les prés les parnassies, épanouissant leurs étoiles blanches, nous annoncent que nous avons quitté le Bassigny pour entrer dans la montagne. Tristan tout bas en soupire, car avec le Bassigny adieu l’espoir de dénicher sa chrysomèle! Pour l’encourager, je lui conte les merveilles des bois d’Auberive, dont la faune et la flore sont si riches. — Demain, lui dis-je, nous traverserons six lieues de forêt, nous visiterons les solitudes de Crilley et le Feu de La Motte, où il y a un tumulus celtique. Là croissent des plantes rares qu’on ne trouve nulle part ailleurs; là j’ai vu l’orchis Sabot de Vénus… Qui sait si tu n’y découvriras pas la chrysomèle du millepertuis en dépit des indications de tes recueils entomologiques? La fortune nous ménage de ces sortes de surprise;

Ne cherchez point cette déesse,
Elle vous cherchera; son sexe en use ainsi.

Cette citation de son auteur favori rend à notre entomologiste sa bonne humeur; justement il vient de mettre la main sur un bupreste rarissime et sur une coccinelle introuvable; cela le console, et nous cheminons d’un pas plus allègre. Après deux heures de marche, nous descendons vers Rochetaillée. Jamais village n’a mieux mérité son nom. Bâti sur les deux versans d’une gorge étroite et pierreuse, il est coupé par l’Aujon, qui se fraie péniblement un chemin entre les roches et les broussailles. De chaque côté de la rivière, les maisons étagées sur des terrasses se regardent sans pouvoir se rejoindre. Un long pré vert les sépare, et sur la gauche un antique manoir, qui fait songer aux romans de Walter Scott, élève au-dessus de la prairie les débris de ses tours transformées en pigeonniers. Un cimetière en pente avoisine le manoir, et Tristan n’a pas manqué de m’y conduire. Il a un goût prononcé pour ces visites funèbres. — Vois-tu, me dit-il tandis que nous examinons les tombes à demi cachées sous des touffes d’armoise, chaque fois que je traverse un village, je visite le cimetière; on ne connaît bien le caractère des vivans que lorsqu’on a vu comment ils se comportent avec leurs morts. De même qu’il n’y a pas deux feuilles d’un arbre qui se ressemblent, il n’existe pas un cimetière de village qui n’ait son caractère et son originalité. Et puis c’est un endroit propice aux méditations. J’y songe plus à mon aise au singulier ménage que font ici-bas l’esprit et le corps; là mon âme se sent plus maîtresse, et elle force mieux la bête à l’écouter. Elle lui dit : « Camarade, nous avons déjà bien visité des hôtelleries en ce monde : auberges avec ou sans enseignes, tapageuses ou pacifiques, bâties sur les places ou dans les carrefours, entendant l’horloge d’une église ou le clairon d’une caserne;.., mais il est une auberge qui ne ressemble en rien à aucune de celles que nous avons vues, et tes jambes nous y mènent, ô vieux compagnon!.. C’est le cimetière. Là, on nous apprendra le secret de nos courses vagabondes; là, nous saurons pour qui nous voyageons, et ce que vaut au fond la marchandise que nous promenons dans notre sac... » Ce petit discours rend ma bête plus humble et moins rétive, d’où je conclus que de pareilles visites sont toujours salutaires...

Les gamins du village commencent à s’attrouper d’un air ébaubi autour de ces deux étrangers, dont l’un, brandissant un filet vert à papillons, pérore sur une tombe. Je le fais remarquer à Tristan, et nous décampons. Un quart d’heure après, nous nous enfoncions dans les hautes forêts qui séparent la vallée de l’Aujon de celle de l’Aube.

Quel peintre ou quel poète pourra jamais rendre à souhait la beauté des sentiers perdus dans les bois? Voûtes mobiles, cent nuances de vert, coulées mystérieuses, majestueuses colonnades de hêtres, troncs de chênes mi-cachés sous le lierre qui miroite... J’y reviens sans cesse, et je ne puis jamais traduire à mon gré le ravissement que me donne la forêt. Et les gouttes de lumière filtrant de branche en branche, et les oiseaux qui se chamaillent, les campagnols trottant menu qui disparaissent soudain sous les feuilles sèches, et la pénétrante odeur des bois, et l’orgue du vent?.. Que de mots pour exprimer toutes ces impressions reçues en moins d’une seconde!

Pendant que je chemine, tout amusé de mes préoccupations d’artiste, Tristan, qui, en dépit de son sermon du cimetière, a plus soin de sa bête qu’il ne veut bien le dire, fait une ample récolte de cornouilles et de biossons (poires sauvages), dont il savoure la chair âpre et aigrelette. Nous atteignons la lisière des bois de l’Herbue, d’où on aperçoit un paysage tranquille, vert, silencieux, et d’une mélancolie à la fois âpre et savoureuse comme les fruits des sauvageons. — Cette solitude me plaît, murmure Tristan, que son goûter sylvestre a tout à fait raccommodé avec la montagne. J’aime ce paysage à la fois jeune et antique comme une belle enfant qui se réveillerait tout à coup d’un sommeil séculaire et raconterait ce qu’elle a vu à la cour de Charlemagne.

— La population, lui dis-je, est en harmonie avec le paysage. Les habitans sont restés jeunes et simples de cœur, tout en gardant leurs vieilles coutumes. Les femmes portent encore, comme il y a cent ans, la coiffure locale : le petit bonnet d’étoffe violette bordé d’une ruche de tulle noir. Les hommes sont placides, bienveillans, un peu farouches et d’une honnêteté à toute épreuve. Leurs façons réservées contrastent avec celles de leurs voisins de la montagne bourguignonne, si bruyans, si expansifs et si amoureux de bien vivre. Là-bas, dans chaque village, filles et garçons dansent tous les dimanches; ici, c’est à peine si on danse le jour de la fête patronale. Les paysans de la montagne langroise sont sobres, attachés au sol, ils ont le parler lent et le regard triste; mais au fond de cette mélancolie il y a une flamme cachée : ils sont capables d’exaltation et de dévoûmens passionnés.

— Te souviens-tu, reprend Tristan, d’une de leurs coutumes de la semaine sainte, quand les enfans vont de porte en porte quêter des œufs le jour du vendredi saint? Ils chantent une complainte amusante comme un mystère du moyen âge et qui se termine par ce couplet naïf ;

Seigneurs et dames, qui écoutez ceci,
Donnez des œufs à ces petits enfans,
Et vous irez tout droit en paradis,
Droit comme un ange auprès de Jésus-Christ.


Mais il faut entendre l’air à la fois attendri et joyeux, et surtout il faut voir la troupe des chanteurs...

— Une autre coutume charmante et dont le cérémonial discret peint bien la délicatesse de sentiment de cette population, c’est la façon dont se font les demandes en mariage. L’amoureux va, le dimanche, en habits de gala, demander la jeune fille à ses parens. Les deux jeunes gens s’approchent de la cheminée et, quelle que soit la saison, la jeune fille y allume du feu. On apprête le repas et on se met à table. Si après le dîner la jeune fille va vers l’âtre, rapproche les tisons et cherche à les ranimer, c’est qu’elle autorise le prétendu à continuer sa cour; si elle laisse le feu s’éteindre ou si elle écarte les tisons, c’est que le jeune homme lui déplaît, et il n’a plus qu’à se retirer.

— Bravo! s’écrie Tristan, parlez-moi des paysans pour trouver de jolis symboles !.. Mais, sapristi, quand le prétendu voit les tisons se raccourcir, il doit passer un vilain quart d’heure !

Nous traversons Vitry-en-Montagne, enfoncé dans son vallon boisé comme une coignée au cœur d’un chêne ; nous grimpons le coteau et nous apercevons de nouveau la vallée de l’Aube à nos pieds. Là-bas, Aulnoy étale ses fermes au revers de la colline ; devant nous, Bay s’étage en amphithéâtre avec la rivière à ses pieds, et sur sa tête, comme un diadème, sa petite église romane ; dans le fond, Auberive repose à l’abri de sa triple enceinte de forêts. L’Aube s’empourpre aux lueurs du couchant, des tintemens de clochettes résonnent sur la route, où passent de lents troupeaux de vaches ; on fauche le regain, et l’odeur du foin nous arrive par bouffées. Tristan et moi, nous faisons halte pour contempler ce petit pays, où nous nous sommes connus et où nous avons passé nos années de jeunesse. — Le parfum de ces foins, dis-je à mon ami, me prend le cœur comme la musique d’un vieux chant de nourrice, entendu tout à coup après de longues années ; il me semble que, moi aussi, je retrouve dans tous les coins de ce vallon des regains odorans de ma jeunesse lointaine.

— Mon cher, répond Tristan, les bonheurs d’autrefois ressemblent à l’herbe des prés ; ils n’ont tout leur parfum que lorsqu’ils sont fauchés et couchés à terre. Du temps que je rimais encore, j’ai fait justement là-dessus des vers qui sont ce soir merveilleusement en situation, aussi vais-je te les dire. — Et, sans attendre ma permission, il commence :

Au premier chant du coq dressé sur son perchoir,
Les faucheurs se sont mis à l’œuvre, et la prairie
Dans la blanche rosée a déjà laissé choir,
Derrière eux, un long pan de sa robe fleurie.

Les bruissantes faux vibrant à l’unisson
Ouvrent dans l’herbe mûre une large tranchée;
Deux robustes faucheurs là-bas, fille et garçon,
Retournent au soleil l’odorante jonchée.

Leurs yeux brillent, l’amour sur le même écheveau
A mêlé les fils d’or de leur double jeunesse.
Et le voluptueux parfum du foin nouveau
A leur naissant désir ajoute son ivresse…

Comme eux, j’éprouve aussi ton mol enivrement,
Fenaison !.. Je revois la saison bienheureuse
Où j’allais par les prés, cherchant naïvement
La fleur qui donne au foin son haleine amoureuse.

Et les herbes tombant au rhythme sourd des faux
M’apportent le parfum des lointaines années
Dont le temps, ce faucheur marchant à pas égaux.
Éparpille après lui les floraisons fanées.

La vie est ainsi faite. Elle ondule à nos yeux
Comme une plantureuse et profonde prairie,
Dont un magicien tendre et mystérieux
Varie à tout moment l’éclatante féerie.

Nous y courons ravis, cueillant tout sans choisir,
Fauchant jusqu’aux boutons qui s’entr’ouvrent à peine.
Mais l’éblouissement nous ôte le loisir
De savourer les fleurs dont notre main est pleine.

Nos merveilleux bouquets doivent comme le foin
Se faner pour avoir leur plus suave arôme;
C’est quand l’enchantement d’avril est déjà loin
Que son ressouvenir nous suit et nous embaume.

Le présent est pour nous un jardin défendu,
Et nous n’entrons jamais dans la terre promise,
Mais l’éternel regret de ce bonheur perdu
Donne à nos souvenirs une senteur exquise...

La nuit, avec le chant des sources dans les bois.
Quand le parfum des prés monte au ciel pacifique,
Vers le bleu paradis des saisons d’autrefois
Le cœur charmé fait un retour mélancolique.

Dans ce passé limpide il croit se rajeunir,
Il y plonge, il y goûte une paix endormante.
Mollement enfoncé dans le doux souvenir
Comme en un tas de foin vert et sentant la menthe...

Comme Tristan achevait cette strophe, les pignons de notre vieille auberge d’Auberive se sont dressés devant nous, et, au bruit de nos bâtons sur la route ferrée, l’hôtesse accourue nous a accueillis avec un cri de surprise et de joie.


23 septembre. — Au petit jour, je suis réveillé par un bruit frais comme le frémissement des feuilles de peuplier tremblant au vent. Je vais à la fenêtre : pluie battante ! Mon exclamation dépitée secoue Tristan de son sommeil, et je lui conte notre déconvenue : impossible de faire à pied, sous l’averse, le chemin d’Auberive à Langres. C’est une pluie sérieuse, fine, serrée et promettant de durer tout le jour. Adieu la forêt de Montavoir, le tumulus et la chrysomèle du millepertuis ! Nous montons dans une patache qui transporte les dépêches; je m’enfonce sous la capote, Tristan, d’un air grognon, fume sa pipe sur le siège de devant, et fouette, cocher! — La route est déjà détrempée; la forêt disparaît dans une buée grise. Pourtant, au bout de deux lieues, au Ran de la Mancienne, nous mettons pied à terre. Il y a là une longue rampe qui s’élève jusqu’au plateau de Pierrefontaine, la voiture va au pas; mieux vaut cheminer sous bois que de grelotter sous la capote.

Les bois d’ailleurs sont beaux, même par la pluie. Le sol est jonché de feuilles mortes aux reflets ardoisés; les feuillages des charmes ont déjà une couleur un peu tannée, et sur ce fond d’or fauve les troncs lisses des hêtres se détachent avec une netteté vigoureuse, tandis que les ramures des houx lustrés par la bruine semblent plus neuves et plus jeunes. Il n’y a presque plus de fleurs; çà et là seulement quelques pauvres brunelles noyées dans l’eau d’une ornière, des tiges de verges d’or empanachées de leurs aigrettes grises, et des buissons d’aubépine avec leurs baies d’un rouge de corail. De temps à autre, le vent, qui se promène en maître dans la forêt, secoue les arbres et chaque feuille laisse tomber une larme. — Au sommet de la rampe, nous nous hissons de nouveau dans la patache, et les chevaux se remettent à trotter dans la boue. Nous voici sur ce plateau de Langres, d’une nudité si austère et où la bise fait rage. Au loin, dans une éclaircie, la cathédrale dresse à l’horizon ses deux tours brumeuses. Les champs sont déserts, pas un oiseau, pas une bête de labour. Seule, une vieille femme, abritée sous un parapluie bleu, s’obstine à faire paître sa vache rousse au revers d’un talus. Parfois de longues bannes de charbon apparaissent sur la route, lentement traînées par des chevaux dont les sonnailles tintent avec une cadence monotone, et suivies du charretier enveloppé dans sa limousine ruisselante. Troussées jusqu’au mollet et coiffées de capelines déteintes, les laitières de Saint-Geosmes reviennent du marché avec leurs grands vases de fer battu. Nous approchons de Langres ; la patache roule sourdement sur les ponts-levis de la citadelle, pleine de soldats et de fourgons, et nous voici dans la ville, toujours escortés par une pluie battante.

— Je ne suis jamais venu à Langres, dis-je à Tristan, sans y être accueilli par la pluie et le vent; aussi cette ville m’a-t-elle toujours paru d’une maussaderie peu commune.

— Elle a du bon cependant; d’abord du haut de ses remparts on aperçoit le Mont-Blanc, quand le temps est à la pluie...

— On doit le voir souvent.

— Et puis les habitans, précisément peut-être à cause de ces grands horizons et de ces bises violentes, ont de l’humour, de la verve, un tour d’esprit singulièrement indépendant et original. Vois Diderot, il y a de la bourrasque natale dans le génie de ce diable d’homme. Aussi les Chaumontais, gens casaniers et rassis, disent-ils de leurs voisins :

Langres, sur son rocher,
Moitié fou, moitié enragé.

— Oui, mais, si j’ai bonne mémoire, les Langrois, qui ont l’esprit affilé comme leur coutellerie, se sont vengés en rimant ce couplet à l’adresse de Chaumont :

A Langre, il fait froid, dit-on,
Mais il fait chaud à Chaumont,
Car, quand bise veut venter,
Pour bien l’attraper, l’empêcher d’entrer,
Car quand bise veut venter,
Les portes on y fait fermer...

Tout en devisant du caractère langrois, nous descendons à la gare et nous montons dans le train qui doit nous ramener à Chaumont. Je ne sais si ce jour-là les naïfs Chaumontais avaient fermé leurs portes pour empêcher la bise d’entrer, mais ils avaient à coup sûr laissé quelque poterne entre-bâillée, car la rafale secouait rudement les ormes du boulevard, et dans le corridor du logis de Tristan, le vent semblait se lamenter et nous gourmander de ce que nous n’avions pas trouvé la chrysomèle.


24 septembre. — Vois-tu, me dit l’intrépide Tristan, tandis que la vapeur nous emportait sur la ligne de Blesme, pour notre honneur il fallait faire cette dernière tentative... J’ai idée que nous découvrirons la chrysomèle à Vignory. D’ailleurs tu ne seras pas à plaindre; je vais te montrer la forêt de l’Etoile, qui a sept lieues d’étendue, puis tu verras les ruines d’un château du temps de Charlemagne; enfin l’église, qui est du Xe siècle, et que Mérimée a signalée comme un des types les plus complets du style roman...

En descendant, notre première visite a été pour l’église, qui est vraiment remarquable. Dès l’entrée, on est saisi par le caractère hiératique de cette architecture primitive. Il y a comme un ressouvenir de l’art égyptien dans ces piliers bas, lourds, massifs, aux chapiteaux brodés d’ornemens sobres et mystérieux. Au-dessus de cette colonnade trapue règne un triforium rudimentaire, percé d’arceaux géminés, en plein cintre. L’édifice est composé de trois nefs : la première aboutit à un sanctuaire en hémicycle; les deux autres, parallèles, forment un sombre et humide promenoir autour du chœur. Le sol est pavé de pierres tumulaires; sur l’une d’elles, j’ai lu cette inscription, qui m’a semblé résumer énergiquement l’impression produite par cette architecture religieuse d’une dureté impitoyable : « Passant, disait la tombe, tu vois ce que je suis, tu sçay ce que j’ai esté, pense de toi ce que tu seras. »

J’étouffais sous ces arceaux écrasans, j’avais hâte de me retrouver au grand air avec de la verdure sous les yeux. Nous quittâmes l’église et nous nous acheminâmes vers les fameuses ruines. Les restes du vieux manoir carlovingien produisent une impression toute contraire à celle de l’église. C’est la nature naturante avec sa libre et prolifique fécondité. La pente par laquelle on monte aux ruines a été transformée en un verger où les arbres fruitiers, les noisetiers, les chèvrefeuilles et les clématites se développent à la grâce de Dieu, sans jamais craindre sarcloir ni sécateur. Tout cela s’entre-croise, s’enroule, s’accroche avec une vigueur et une grâce capricieuse qui réjouissent les yeux. Les quoichiers chargés de longues prunes violettes pliaient jusqu’à terre; sur les pelouses des talus les branches des pommiers s’effondraient lourdes de fruits ; les noyers faisaient pleuvoir sur nous les noix fraîches, dont les coquilles craquaient sous nos pieds avec un bruit sec. Du manoir, il ne reste plus guère qu’une tour découronnée, rattachée par un pan de mur à une tourelle écroulée. Là, les plantes grimpantes foisonnent et des volées d’oiseaux y picorent avec des cris de satisfaction. Si l’église fait songer au néant de la vie humaine et aux terribles mystères d’outre-tombe, en revanche les ruines sont le paradis des oiseaux; elles ne parlent que de la joie de vivre et des métamorphoses fécondes de l’éternelle nature.

Nous avons gagné les bois en redescendant vers une prairie qui s’enfonce solitaire dans la forêt aux vagues moutonnantes. A mesure que nous avancions, la futaie étendait à perte de vue ses profondeurs d’un vert toujours différent. Tristan s’acharnait à gratter les écorces, à inspecter les tiges des plantes, et ses efforts n’étaient nullement récompensés. Au bout de trois heures de contre-marches et d’explorations inutiles, nous sortîmes par une haute lisière d’où on apercevait dans la lumière du couchant les ruines émergeant d’un fouillis de verdure et les maisons de Vignory au fond de la combe, comme des œufs dans un nid. Le soir venait peu à peu et avec lui tous les enchantemens produits par les rayons plus obliques, l’illumination plus ardente et les nimbes de fumée que la préparation du souper étend sur les toits des maisons. De chaque sentier débouchaient des gens courbés sous de lourdes panerées de fruits. Dans les vignes pleines de raisins mûrs, la petite flûte claire et perlée de la rainette se faisait entendre. A un tournant du chemin, nous sommes tombés sur une maison de campagne isolée au milieu des vergers et hermétiquement close. Les hôtes de ce logis n’y étaient pas venus depuis longtemps, car un vigoureux pommier en espalier, tapissant toute la façade, avait poussé ses grands bras noueux jusque sur les croisées, dont les volets se trouvaient ainsi condamnés à perpétuité.

— C’est la Maison verte, dit Tristan, répondant à mon interrogation muette, voilà tantôt vingt ans qu’elle n’a été habitée; les propriétaires l’ont quittée un beau jour, on ne sait pourquoi, et depuis, dans cette maison déserte.

N’entendant plus monter ni descendre personne,
Aucune voix qui parle, aucun timbre qui sonne,
L’araignée, en maîtresse, a suspendu ses fils[2].

Le plus curieux de tout cela, c’est que le notaire d’ici, chargé de la garde des clés, a l’ordre de décliner toute offre de location ou de vente.

— C’est étrange ! murmurai-je en poussant la lourde grille de fer. — La serrure était sans doute en mauvais état, car la grille roula en grinçant sur ses gonds rouilles, et nous pûmes entrer dans la cour, où les chardons et les folles avoines poussaient à l’aventure. Un petit mur la séparait du jardin, et contre ce mur, à l’abri d’un houx, un vieux puits arrondissait sa margelle revêtue intérieurement de touffes de scolopendre. En face, le perron de la maison étageait ses marches verdies et effritées. Tout, depuis les corniches moussues du pignon jusqu’aux panneaux déjetés de la porte, criait l’abandon et la décrépitude. Le jardin avait un aspect plus sauvage encore. Les fraisiers croisaient en tout sens leurs tiges rampantes et recouvraient les allées d’un voile de verdure; les plates-bandes, envahies par les mauvaises herbes, ressemblaient aux tertres d’un cimetière. Çà et là quelques fleurs tenaces et résistantes avaient survécu : asters violets, soucis aux teintes fauves, phlox à odeur automnale. Tout à travers, les pommiers, les poiriers et les framboisiers formaient une sorte de forêt vierge. Un cadran solaire, sur sa stèle, avait quasi disparu sous la mousse; une tonnelle effondrée laissait voir un banc de pierre brisé, et plus loin un réservoir couvert de lentilles d’eau. La façade de la maison qui regardait le jardin était de haut en bas étreinte par un jasmin, dont quelques blanches étoiles piquetaient encore la verdure sombre, et en face des fenêtres, à la fourche d’un cytise, pendaient les débris d’un hamac rongé par la pluie et les rats.

— Cette singulière demeure, dis-je, semble avoir été abandonnée à la hâte; il s’en dégage un parfum de mystère qui me séduit.

— Sais-tu? s’écria Tristan, couchons ici, et demain nous retournerons fouiller les bois, car je ne puis pas décidément renoncer à ma chrysomèle... L’auberge est pleine de rouliers, et nous y serions mal ; j’irai trouver le notaire, qui est de mes amis ; il me donnera les clés de la Maison verte et nous y passerons la nuit... Hein! ce sera romanesque.

L’offre était trop engageante pour que je répondisse par un refus; je dis oui, et après un rapide souper, suivi d’une courte visite chez le notaire, nous revenions à la nuit close, munis des clés et armés d’un gigantesque falot qui promenait sur la maison abandonnée une fantastique lueur.

Lorsque Tristan fut parvenu à grand’peine à ouvrir la porte du perron, tout obstruée par des touffes de saponaires et de joubarbes, nous pénétrâmes dans un vestibule dallé de petits carreaux noirs et blancs, et exhalant une moite odeur de champignon qui prenait à la gorge. — J’ai acheté des bougies, dit mon ami; comme la maison est restée meublée, j’espère que nous trouverons des chandeliers quelque part et que nous pourrons faire du feu...

Tristan aurait pu à la rigueur se dispenser de son emplette de luminaire, car sur la cheminée de la pièce principale nous trouvâmes des flambeaux encore garnis de bougies usées à moitié. Tandis qu’il fouillait le logis pour y découvrir du bois, j’examinai cette pièce, qui avait dû servir de salon. Les bougies éclairaient à peine; l’atmosphère humide entourait la mèche grésillante d’une vapeur semblable au halo de la lune dans les nuits pluvieuses, et les objets ne sortaient de l’ombre qu’à demi. Sur la cheminée de marbre noir, il n’y avait rien qu’une potiche encore pleine de plantes desséchées. C’étaient des fleurs sauvages, cueillies sans doute dans une dernière promenade d’automne, car j’y reconnus des tanaisies, des houppes de clématites et des débris de reines-des-prés. Dans une des encoignures de la cheminée se trouvait un chiffonnier à coins de cuivre, et de l’un des tiroirs entr’ouverts sortaient des écheveaux de laine bleue, rose, orange, aux couleurs passées; un livre avait été oublié sur la tablette de marbre, et une brindille de jasmin marquait en guise de signet la lecture interrompue. Je le feuilletai; c’était Jocelyn. En face de la cheminée, un piano à queue était resté ouvert, et sur le pupitre s’étalaient de vieilles romances : Plaisir d’amour, le Fil de la Vierge et le Lac; mais ce qui attira surtout mon attention, ce-fut un buste en marbre blanc, posé sur une console entre les deux fenêtres. Je le fis remarquer à Tristan, qui avait enfin réussi à allumer une claire flambée. L’œuvre avait été exécutée par un véritable artiste: le modelé était traité de main de maître, et la tête avait une expression de vie saisissante. C’était une figure de jeune femme ou de jeune fille. Les cheveux séparés au sommet étaient roulés en une série de petites boucles étagées de chaque côté des tempes; le front était intelligent, l’ovale allongé du visage rappelait celui de la Diane de Jean Goujon; les yeux grands et questionneurs, le nez un peu impérieux, la bouche légèrement retroussée aux coins, avaient une expression passionnée et voluptueuse qu’accentuaient encore un menton proéminent, les lignes onduleuses du cou et une poitrine amoureusement modelée. — Plus j’étudie cet intérieur, dis-je à Tristan, et plus je suis convaincu que ses hôtes l’ont abandonné précipitamment, chassés par quelque brusque et mystérieuse catastrophe.

— Le maître du logis avait peut-être été compromis dans quelque affaire politique, après le deux décembre. Sa femme l’aura suivi dans son exil, elle y sera morte, et il ne se sera plus soucié de rentrer en France.

— Non, répliquai-je, je flaire plutôt là-dessous quelque histoire d’amour coupable... Remarque que la femme était jeune et charmante, ce buste en fait foi. De plus elle était romanesque, car elle lisait Jocelyn et chantait des romances sentimentales. Elle aura ébauché ici quelque bel amour défendu, puis un jour tout ayant été découvert, elle se sera exilée spontanément, et le mari désespéré aura quitté à jamais une demeure devenue odieuse...

— Là-dessus, répondit Tristan, nous ne saurons jamais rien, car le notaire, qui seul pourrait nous renseigner, est muet comme un poisson sur le chapitre de ses anciens cliens... Le mieux, ajouta-t-il en bâillant, est de n’y point penser et de nous coucher; je tombe de sommeil.

Et, sans cérémonie, il souffla les bougies et s’étendit sur les coussins d’une bergère, tandis que je m’allongeais de mon mieux dans un grand fauteuil roulé près de l’âtre. Un quart d’heure après, Tristan était parti pour le pays des rêves; quant à moi, j’avais beau me retourner dans mon fauteuil, il m’était impossible de fermer les yeux.

Le mystère des hôtes de la Maison verte me trottait dans le cerveau, et, sur les données que j’avais recueillies, je continuais à échafauder des hypothèses. De plus l’appartement semblait hanté par des hôtes bizarres, et chaque fois que mes paupières commençaient à s’alourdir j’étais réveillé par un bruit nouveau : craquemens des boiseries dilatées par la chaleur, vibrations des cordes du piano, grignotemens de souris derrière les cloisons, tic-tac d’araignées ourdissant leur toile... Je me mis à contempler le buste que le feu mourant éclairait de bas en haut. À cette clarté tremblante, il prenait une expression étrange : les lèvres de la jeune femme avaient l’air de murmurer je ne sais quelles paroles inentendues, les ailes de ses narines se gonflaient, ses yeux souriaient tristement. Un rayon de lune filtré par un trou du volet glissait jusque vers la cheminée après avoir caressé le buste, et je croyais voir le rayonnement de ces yeux profonds obstinément fixés sur le bouquet desséché dans la potiche du Japon. — As-tu compris, as-tu deviné enfin?., semblait me dire ce regard obsédant. — Je sentis sous mes doigts nerveux le volume de Jocelyn, je pensai involontairement à l’épisode de Francesca de Rimini, et je me mis à répéter mentalement les vers de Dante :

Galeotto fa il libro, e chi lo scrisse;
Quel giorno piu nou vi legemmo avante...

Peu à peu le sommeil triompha de mon agitation, et je m’assoupis; pendant combien de temps? je ne sais, mais je fus réveillé en sursaut par un chant de triomphe retentissant comme la diane dans une caserne. Il faisait grand jour, la fenêtre était entr’ouverte, les volets poussés, et Tristan, planté sur ses longues jambes devant le bouquet de fleurs sèches, sonnait une fanfare avec ses doigts roulés en cornet sur sa bouche. — Victoire! s’écria-t-il, je l’ai trouvée !..

— Quoi?.. L’histoire de la jeune femme de la Maison verte? balbutiai-je en me frottant les yeux.

— Eh non!.. Ma chrysomèle... Chrysomcla fucata !.. Figure-toi qu’en attendant ton réveil, je m’étais amusé à herboriser dans ce bouquet fané; j’y reconnais une tige de millepertuis, je la secoue, et, merveille des merveilles, j’en vois tomber ma chrysomèle... Elle est morte, il est vrai, mais parfaitement conservée... Tiens, regarde!

Il me montra un coléoptère d’un bleu cuivré, gros comme une lentille, et en somme fort ordinaire. — Je le croyais plus beau, dis-je en restant froid.

— Tu es un philistin, il est admirable! continua-t-il en braquant sa loupe sur son insecte, et tu sais, j’avais raison : les élytres sont ponctuées comme les feuilles des millepertuis...

Il le déposa précieusement dans sa boîte. J’avais ouvert la fenêtre toute grande. Les grives commençaient à gazouiller dans les vignes, et nous entendions les bandes des vendangeurs se héler joyeusement sur le chemin. Je jetai un dernier regard sur le buste, qui avait retrouvé son impassibilité marmoréenne.

— Adieu! lui murmurai-je avec un soupir, tu gardes ton secret Tristan avait refermé les volets. — Adieu, maison de la chrysomèle! s’écria-t-il en verrouillant la porte et en agitant son chapeau.

Et nous redescendîmes vers Vignory, tandis que le soleil levant enveloppait la Maison verte de sa rose illumination.


ANDRE THEURIET.

  1. Claviger testaceus, famille des Pselaphidœ.
  2. André Lemoyne, les Roses d’antan.