La Révolution russe vue par une Française/04


CHAPITRE IV

VERS L’OFFENSIVE


Une heure solennelle au Palais Marie. — Le ministère coalisé. — Pour la discipline et le patriotisme. — Lettres du front. — Les marins de la mer Noire. — La terre et les paysans. — Panem nostrum quotidianum. — En Finlande. — La république de Cronstadt. — Beaucoup de folies, un grain de sagesse. — À la veille des élections. — Kérensky et Lénine face à face. — Aidons la démocratie russe !…


4/17 mai. — Une sorte de calme solennel règne aujourd’hui dans les rues de la ville. Plus de meetings, de groupes gesticulants, d’individus au visage ravagé par la discussion. La détente s’est faite ; l’électricité latente dans l’air en ces derniers jours s’est dissipée ; une sorte de lassitude marque les pas et souligne les traits de ce peuple si facilement porté à redevenir passif : le Conseil des délégués ouvriers et soldats adhère enfin à la formation d’un ministère coalisé et chacun en attend la réalisation. Les membres du gouvernement provisoire, le Comité exécutif du gouvernement et celui du Conseil sont réunis au Palais Marie pour s’entendre sur les noms.

Le Palais Marie ! Quels cadres fastueux la ville de Pierre le Grand offre à ces inoubliables scènes de la révolution russe : le Palais de Tauride, avec sa rotonde à coupole, son immense jardin, moutonnement de neige ou de verdure, suivant les saisons ; la place du Palais d’Hiver, — entourée de palais peints en ocre rouge comme du sang coagulé, — si vaste que 100 000 hommes suffisent à peine à remplir sa coupe arrondie ; le Champ de Mars où l’on pourrait bâtir une ville ; la Perspective Newsky, pareille à un fleuve rectiligne entre deux lacs, où coule incessamment, de la place de la gare Nicolas à celle de l’Amirauté, une foule plus houleuse que les vagues de la mer ; les quais de granit de la Néva, les plus beaux de l’Europe, au bord desquels s’accroupit la forteresse Pierre-et-Paul éternellement retentissante du hurlement de ses canons ou des gémissements de ses prisonniers !…

Du haut des marches du Palais Marie que je viens de gravir, mon regard embrasse l’espace désormais célèbre où se déroulèrent les scènes fameuses du 21 avril/3 mai. En face de moi, au delà de la statue de Nicolas 1er et du square qui lui fait suite, l’imposante masse de granit qu’est la cathédrale d’Isaac limite une partie de l’horizon. Avec ses degrés somptueux, ses anges monumentaux, porteurs de torches, sa coupole à colonnes, elle éveille une idée de puissance lourde et oppressive, mais aussi stable, aussi définitive que celle qu’évoquent, dans les sables d’Égypte, les ruines des temples de Rhamsès. Malgré les outrages des siècles, les temples de Rhamsès sont encore debout et la dynastie des Rhamséides n’est plus, au fond des nécropoles, qu’une inerte assemblée de momies ; les peintures de la cathédrale d’Isaac ont à peine eu le temps de sécher sous les cintres imposants de la nef et voici que, déjà, la malheureuse dynastie des Romanov semble condamnée à périr !… Éternels recommencements de l’histoire ; néant tragique de toutes les grandeurs !…

À droite de la monumentale cathédrale, et prolongeant la Perspective presque jusqu’à la Néva, s’étend le jardin Alexandre, limité par l’Amirauté que domine une svelte flèche d’or ; à gauche, s’allonge la ligne majestueuse du palais du Saint-Synode, faisant face à la partie du jardin où, debout sur son roc de granit, se cabre le cheval de bronze monté par Pierre le Grand. Si quelque chose peut émouvoir encore l’immortel cavalier, ce sont bien les clameurs dont, en ces tragiques jours, ce paysage de gloire a retenti. En traçant les plans de sa majestueuse capitale, en y ménageant ces vastes espaces, destinés aux déroulements des cortèges impériaux, le grand Romanov ne se doutait guère qu’il travaillait pour une révolution, que son génie même ne pouvait prévoir.

Sur la place du Palais, des soldats font l’exercice. Comment ne pas noter l’opposition entre cette scène de discipline militaire et la scène de révolte impérieuse qui s’y déroula, il y a trois jours ? Suprême avertissement de l’armée à ceux qui délibèrent : « Vous êtes la pensée de la révolution, mais nous en sommes, nous, la force agissante. Rien de ce que vous êtes en train de décider là-haut ne se pourra exécuter que par le consentement de nos baïonnettes ! » Là est l’erreur initiale de la révolution russe. Ce n’est pas sous la pression d’une pareille dictature que s’accomplissent les justes réformes, que s’élaborent les lois qui assurent la stabilité de l’avenir.

Une atmosphère de solennité presque religieuse règne dans le palais. On parle bas, on marche sur la pointe des pieds, comme si le moindre bruit extérieur devait troubler le travail de gestation qui s’accomplit derrière cette porte, strictement close, celle de la salle où siègent les Conseils. Cependant quelques nouvelles filtrent : Broussilov et Alexéielf sont là. Le premier a retiré sa démission ; le second recevra des pouvoirs plus étendus… Kérensky prend le portefeuille de la Guerre ; Tchernov, le fougueux publiciste du Diélo Naroda et Tsérételli — deux socialistes — acceptent de faire partie du gouvernement. On respire. Le ministère coalisé est en voie de réalisation. La crise redoutable est conjurée…

— Pour combien de temps ? demande un philosophe désabusé. Dans trois semaines ils en auront assez. Comme les ministres, aux prises avec les réalités, auront été contraints de faire quelques concessions, de s’adapter aux nécessités de la politique mondiale, on les traitera de bourgeois, de traîtres à la révolution… et tout sera à recommencer. La race slave n’est constante que dans l’obéissance, car elle a derrière elle un trop long passé d’asservissement. Actuellement, et pour ne pas verser dans l’anarchie, elle aurait besoin d’un dictateur. Mais qui saura s’imposer à elle ? Kérensky ? Peut-être, s’il avait une santé plus ferme, car ce qu’il nous faut à cette heure c’est un homme d’action.

Ces boutades, sous lesquelles il y a une grande part de vérité, me rappellent un article récemment paru dans le Dienn sous ce titre : Lui ! Or, Lui, c’est le dictateur ; celui dont la Russie a besoin pour le rétablissement de l’ordre. Naturellement, le Russe passif, sans ténacité dans ses élans d’énergie, ne voit pas en Lui un homme de sa race. « Ce sera un homme du Sud, aux traits énergiques, au poil noir. Il aura toutes les audaces et toutes les sublimités. Il surgira de la foule, à l’improviste. Ce sera un inconnu et, soudain, il s’emparera de tous les esprits, il subjuguera toutes les âmes… »

Elles sont, en effet, mûres pour son joug.

— J’ai marché ardemment pour la révolution, me disait un soldat ce matin même, mais je me sens si las du désordre et de l’incohérence que je suis prêt à suivre le premier qui se dresserait pour y mettre un frein !…


C’est fait : Kérensky est ministre de la Guerre ; deux autres socialistes, Skobelev et Piéchekhonov, sont entrés dans la combinaison… Pourquoi cette mélancolie qui m’étreint ?… Je quitte le Palais Marie avec la décevante question sur les lèvres : « Combien de temps cela durera-t-il ? »

Les soldats qui faisaient l’exercice sont rentrés dans leurs casernes. Sur le Pont Bleu, un doyen parmi les fils d’Israël passe et, songeant à la situation récente de ses coreligionnaires, à celle que le Russe, antisémite jusqu’aux moelles, lui fera peut-être demain, je redis malgré moi le verset biblique : « Vos pères vous ont frappés avec la verge et moi je vous châtierai avec le fouet ! » Je hèle un isvoslchik qui me traite de « bourgeoise » pour je ne sais quelle raison et me rappelle assez brutalement que « nous ne sommes plus sous l’ancien régime… » Le moujik voit dans sa grossièreté la preuve de son affranchissement…

À la Morskaïa, on déménage le Café de Paris qui fut un des rendez-vous les plus élégants du Pétrograd impérial… Nous passons devant le ministère de la Guerre où la peu respectable, mais toute belle Mme Soukhomlinov, recevait en souveraine les présents asiatiques du Khan de Boukhara et où, demain, s’installera Kérensky : Sic transit gloria mundi !

La nomination de Kérensky au ministère de la Guerre a été accueillie avec enthousiasme. Cependant, on relève çà et là quelques timides critiques ou des protestations intéressées. À l’institut technologique où j’accompagne une amie chargée de distribuer le pain aux soldats, des sous-officiers commentent entre eux l’événement. Ils parlent sans contrainte, ne se doutant pas que nous sommes à portée de les entendre.

— Comment peut-il y comprendre quelque chose ? dit l’un d’eux : il n’a jamais été militaire…

Et ils ne voient pas, hélas ! qu’en la circonstance, c’est eux « qui n’y comprennent rien ! »

Les protestations partent des maximalistes partisans de Lénine. Ces pêcheurs en eau trouble, ces partisans déguisés de l’Allemagne, ces « défaitistes » flairent en ce patriote leur plus redoutable ennemi. La lutte entre eux est désormais ouverte, tragique, sans merci. Tandis que le ministre de la Guerre se lance bravement dans l’arène, poitrine découverte, on les sent se préparer dans l’ombre… De quel côté sera la victoire ?… Question angoissante, lorsqu’on sait que du triomphe de Kérensky dépendent l’avenir de la Révolution et le bonheur de la Russie…

La Déclaration du gouvernement provisoire rénové rejette toute idée de paix séparée, reconnaît que la défaite de la Russie et de ses alliés serait un désastre pour la démocratie et rendrait impossible la conclusion d’une paix basée sur les principes de la déclaration du 27 mars.

Kérensky publie en même temps un ordre du jour à l’armée et à la flotte : « La patrie est en danger ! » En conséquence, le nouveau ministre de la Guerre n’acceptera : 1° aucune demande de démission émanant du haut commandement en vue de se soustraire à des responsabilités ; 2° ordonne à ceux qui ont quitté les rangs de l’armée et des équipages de la flotte d’avoir à les regagner avant le 15 mai ; 3° déclare que ceux qui n’obéiront pas à cet ordre seront, punis avec toute la rigueur des lois.

La Russie répudiera-t-elle enfin ses illusions révolutionnaires touchant l’Allemagne, et se résignera-t-elle à remporter avec nous la victoire ? Comprendra-t-elle que l’impérialisme auquel elle a déclaré la guerre, c’est parmi les Empires centraux qu’il se trouve ? Socialistes ou non, les Allemands n’ont pas répondu à ses appels à la liberté. Le kaiser et ses alliés s’affermissent chaque jour plus dans leurs projets d’oppression et de rapines. Du plus lettré des représentants de la « société » au plus ignorant des moujiks, il faut qu’il ne reste pas en Russie un individu, homme ou femme, qui ne comprenne cette vérité devenue banale, mais qu’on ne répétera jamais trop : « La Force est la garantie indispensable du Droit. »

Cet état de choses reconnu et ce principe admis, il ne reste qu’un moyen d’action : l’offensive. Tout l’effort futur de Kérensky est dans ce mot. Mais il faut d’abord, et pour en assurer l’effet, restaurer la discipline militaire, remonter le dangereux courant créé par la publication de l’Ordre n° 1 et de la Déclaration des droits du soldat[1] et développer dans l’armée le patriotisme. C’est, à quoi le nouveau ministre s’emploie avec toute la chaleur de son âme et l’ardeur de sa conviction.

— Il y a quelques mois, me dit le praportchik Nikitine S…, qui porte un des noms les

plus connus de Pétrograd et que je suis allée voir à sa caserne, les bâtiments étaient bien tenus, les cours balayées avec soin. Aujourd’hui, nous vivons dans une saleté et un désordre révoltants. Si quelque chose « clochait », je n’avais qu’à dire : « L’homme de service ! » Immédiatement, un homme se présentait, prêt à exécuter l’ordre donné. Maintenant, j’ai beau appeler, personne ne bouge ; c’est à peine si l’un des soldats présents se lève et s’avance d’un air de mauvaise humeur en me voyant prendre moi-même un balai et me mettre à nettoyer la cour… »

Soit que leur impuissance à se faire obéir les ait conduits au découragement, soit qu’ils glissent aussi et peu à peu à une coupable indifférence, les officiers font souvent preuve d’un fâcheux relâchement dans l’accomplissement de leur devoir. « Le 9 mai, dit le lieutenant Kosmine, j’ai assisté aux exercices militaires du matin au bataillon du régiment de Finlande, à Pétrograd. Pas de sentinelle à la grande porte. Personne n’a annoncé mon arrivée à l’officier de service. Dans certaines compagnies, aucun officier n’assistait aux exercices. Là, comme presque partout, la propreté était insuffisante, les lits mal entretenus, les fusils mal fourbis…

« Le 14 mai, j’ai accompagné à Tsarskoïé- Sélo la 3e compagnie de batteries blindées contre avions qui partait pour le front. J’ai vérifié le service de garde autour du Palais Alexandre où sont internés l’ex-tsar et famille, visité un détachement de réserve de la brigade des tirailleurs de la Garde… La batterie blindée défilait allègrement et en bon ordre ; les hommes paraissaient heureux d’aller porter aide et secours à leurs frères. Par contre, les hommes de service autour du palais ne se montraient guère conscients de leur devoir : ils fumaient, s’asseyaient, causant avec les passants et relevant le poste sans la présence d’un des sous-officiers de service. »

Révolutionnaire connu, exilé en Sibérie à la suite des événements de 1905, le lieutenant Kosmine a été appelé par le nouveau ministre de la Guerre au commandement des troupes de l’arrondissement militaire de Pétrograd. Il possède un haut sentiment de ses responsabilités. On attend beaucoup de, lui.

« J’exige, écrit-il dans son ordre du jour, que tous les officiers soient toujours à leur poste ; que les exercices soient dirigés par le commandant de bataillon en personne et que les soldats les considèrent non comme une plaisanterie, mais comme un sérieux devoir.

« Il est temps de recommencer le travail d’ensemble et de réorganisation qui, seul, peut sauver la Russie et nous conserver la liberté si durement conquise ! »

Aussitôt son ordre du jour publié, le ministre Kérensky est allé porter sur le front sa parole convaincante et y exercer son apostolat patriotique. M. Albert Thomas l’accompagne. Notre ministre des munitions se dépense ici sans compter : discours à Pétrograd, discours à Moscou, discours sur le front — souvent même plusieurs dans la même journée ! — Quelques jours se sont à peine écoulés et déjà les résultats de cette œuvre bénéfique se font sentir. Les nouvelles du front arrivent meilleures.

« Je suis dans la tranchée, nous écrit un officier du front ; eux sont à quatre-vingts pas. Dans la journée on est assez tranquille ; mais, le plus souvent, ils nous envoient de « petits cadeaux » avec des crapaudines et les lance-mines. Chaque jour mon abri est régulièrement détruit. La nuit est plus calme. En attendant nous retroussons nos manches ! (nous nous préparons à l’offensive.) Je ne vous ai pas dit que je fais partie d’un détachement de « frappeurs » qui, vous le savez sans doute, correspond à la phalange de Mackensen. Nous n’y sommes que deux de notre régiment. Nous avons vu les fraternisations ; mais peu de notre côté. Actuellement, c’est fini, Dieu merci !… Nous avons reçu enfin des renforts. Il était temps, c’était un vrai cauchemar. J’espère que vous ne tarderez pas à entendre parler de nous !… »

Kérensky a reçu cette lettre, vibrante qui montre mieux que toutes les paroles la valeur de son effort :

Citoyen-Ministre !

De grâce, n’allez pas annuler le miracle que vous effectuez actuellement. Ne quittez pas le front où, en ce moment, vous êtes tout, et où on a besoin de vous jusqu’à la douleur, jusqu’au cauchemar.

Vous l’avez avoué vous-même, vous n’êtes point militaire : laissez donc à vos valeureux adjoints le côté spécial de votre travail militaire, tout en le guidant de loin, ce qui, venant du front même, sera encore plus précieux.

Votre rôle à vous est tout indiqué : c’est d’allumer de vos ardentes paroles le cœur et le courage des hommes. Toute la Russie a les yeux braqués sur vous.

Restez dans l’armée, et le miracle, que nous implorons, que nous rêvons tous, deviendra réalité : la Russie aura la Victoire et la Paix.

Un Officier du front.


De partout arrivent des appels à l’offensive. Il semble qu’un sang nouveau commence à circuler dans les veines du peuple russe. Nos cœurs battent d’un grand espoir. Des meetings, des congrès s’ouvrent presque chaque jour et de toutes ces tribunes montent des accents patriotiques qui doivent réjouir le ministre de la Guerre et le payer de ses peines et de ses fatigues. Il se livre à une navette incessante entre le front et la capitale. On le voudrait partout et à la fois. Je ne sais comment il y résiste. Il semble doué d’ubiquité et son amour pour la patrie, son entier dévouement à la Révolution lui confèrent une force, une résistance physique que l’on n’osait pas attendre de lui. Il est, en ce moment, la pierre d’angle de la nation russe, celle sur laquelle, reposent ses destinées futures.

Connaissez-vous Tchernomore ? C’est un petit karlik (nain) à barbe de fleuve, des contes populaires russes. Il est fort audacieux et aime à prendre les belles femmes le jour de leurs noces. Il a un chapeau qui le rend invisible et, partant, redoutable. Son nom est formé de deux mots russes : tchorné (noir) et moré (mer). Pour les conteurs, Tchernomore représente la mer Noire. Chemin de Byzance la grecque, — de Byzance convoitée des Russes dès le temps de sainte Olga qui y alla chercher le baptême, — la mer Noire a toujours été en Russie l’objet de mille récits merveilleux. Le grand poète Pouchkine a symbolisé dans un de ses contes la capitale de l’ancien empire romain d’Orient, devenue grecque, sous le nom de Loubmila qui signifie Chère-aux-peuples.

Or deux cents marins de la mer Noire, et des délégués de la mer Baltique, viennent de tenir à Pétrograd, en présence des missions militaires alliées, de la mission américaine et de nombreuses délégations, un meeting qui fut une splendide manifestation en faveur de l’œuvre patriotique si noblement entreprise par Kérensky. Les matelots de la mer Noire ont des titres à l’admiration et à la sympathie de la Russie révolutionnaire. En 1905, sous la conduite du lieutenant Schmidt, surnommé l’Amiral rouge, trois vaisseaux se révoltèrent : le Potemkine, le Tavritchiski et l’Otchakoff. On n’a pas oublié les événements : la révolution réprimée à Pétrograd (alors Saint-Pétersbourg), les navires révoltés obligés de faire leur soumission, tandis que le Potemkine, irréductible, continuait à promener dans la mer Noire le drapeau de la liberté. Ce qui est moins connu, c’est la fin de cette odyssée révolutionnaire. J’en ai recueilli le récit, il y a deux jours, de la bouche même d’un des matelots du Potemkine, à la gare Nicolas où nous étions venues, une amie et moi, attendre le retour des déportés.

« Huit cents d’entre nous débarquèrent en Roumanie, nous dit le marin. J’étais de ce nombre. Comment vivre là-bas ? Ce fut d’abord très dur. On ignorait la langue ; on avait sur soi très peu d’argent… Heureusement j’avais un métier. Mécanicien à bord du Potemkine, je me présentai dans plusieurs usines. Enfin, je fus embauché. Entre mes heures de travail, je voyais souvent mes camarades. La révolution ayant échoué en Russie, il ne fallait pas songer au retour. Je me croyais en Roumanie pour toute ma vie. Un jour, mes compagnons m’annoncèrent qu’un très riche Russe, dont j’ai oublié le nom et qui habite l’Amérique, leur proposait de venir dans ce pays et leur en fournissait les moyens. Presque la moitié d’entre eux acceptèrent. Je sus plus tard que notre riche compatriote leur avait distribué des terres et qu’ils étaient devenus colons. Je pense qu’ils ont renoncé à toute idée de retour dans leur patrie. Lorsque la guerre éclata, j’étais dans une usine de moteurs et j’ai suivi d’assez près le sentiment des Roumains en faveur des Alliés. Enfin, quand la Roumanie entra dans la coalition contre l’Allemagne, je m’engageai dans l’armée roumaine. Mais, dès que la Révolution eut éclaté en Russie, je demandai et obtins l’autorisation de quitter l’armée pour revenir dans mon pays. »

Depuis longtemps on se demandait aussi où avait été enterré l’Amiral rouge exécuté après la révolte avec quelques-uns de ses compagnons. L’endroit était tenu soigneusement secret dans la crainte que les libéraux n’en fissent un but caché de pèlerinage. Même après la Révolution et malgré les recherches entreprises, il était difficile de le découvrir. Enfin, grâce à des indications fournies par des agents de l’ancien régime, on apprit que l’inhumation de l’Amiral rouge et de ses marins avait eu lieu dans une petite île déserte de la mer Noire, non loin, dit-on, de la ville d’Otchakoff. Les corps ont été exhumés et transportés en grande pompe à Sébastopol. Le fils de l’Amiral a reçu à cette occasion un télégramme du gouvernement provisoire.

Sur la proposition de M. Feldmann, un des marins du Potemkine, condamné à mort et qui vient de rentrer en Russie après un long exil en France, toute l’assemblée réunie au meeting de Tchernomore se lève afin d’honorer par cet acte la flotte rouge de la mer Noire, l’Amiral et les marins morts avec lui.

« La flotte de la mer Noire, déclarent tour à tour les orateurs, a toujours été avec le peuple et a dès longtemps exprimé ses exigences : la terre et la liberté ; la Constituante et la République. Les Tchernomore ont juré de donner leur vie pour la liberté. Volontairement, la flotte s’est, soumise à une forte discipline. Elle veut la paix, mais non pas une paix qui laisserait les peuples asservis et humiliés. Le peuple russe, en lutte pour la liberté de l’humanité, ne doit ni rester en arrière de ses alliés, ni leur laisser porter seuls le poids de cette terrible lutte.

« Le paysan a droit à la terre, mais il doit la recevoir de l’Assemblée Constituante et non pas procéder lui-même à la distribution. Le devoir des ouvriers exige qu’ils remettent après la guerre leurs projets de lutte des classes, car la Russie a besoin de la collaboration du capital.

« Il ne faut pas admettre que l’ennemi viole et occupe le territoire russe : pas d’annexions, mais non plus pas d’abandons.

« L’armée sans discipline, s’écrie le matelot président Batkine, n’est qu’une foule armée peu redoutable pour l’ennemi. Les Tchernomore réclament une discipline nouvelle, mais forte, basée sur la confiance réciproque et sur l’amour de la liberté ! »


7/20 mai. — Trois cents délégués paysans viennent d’arriver à Pétrograd, et l’on compte qu’ils seront quinze cents dans quelques jours.

« Venus de tous les points de la Russie, m’a dit l’un d’eux, interrogé au hasard d’une rencontre, les Délégués paysans forment une masse très hétérogène, mais animée d’une pensée unique : l’intérêt de la Russie. Dans les heures graves que notre pays traverse, il est indispensable que cette pensée se manifeste. Certains d’entre nous sont très intellectuels et même étrangers au milieu paysan, mais ils connaissent à fond la question agraire, si compliquée chez nous. Il y a aussi parmi nous des bolchéwiki, mais là comme ailleurs, ils ne formeront qu’une minorité. Peu à peu, un Conseil des Paysans va se constituer qui aura une grande importance et jouera, je l’espère, dans le bouleversement actuel, un rôle de poids équilibrant. Nous constituerons la première assemblée représentant vraiment toute la Russie. Notre groupement à Pétrograd a une importance extrême au point de vue de la mise en action des rapports avec les villages lointains, d’où nous devons extraire les approvisionnements nécessaires au ravitaillement du front et des grandes villes.

« Une nouvelle répartition de la terre est indispensable. Le partage fait en 1861, lors de la libération des serfs, n’a pas prévu l’accroissement possible de la population, de sorte qu’il se produit aujourd’hui dans nos campagnes cette intolérable anomalie : plus un village est riche en population et plus la part de la terre dont le mir (commune) dispose pour chaque individu, « pour chaque âme, » comme on dit chez nous, est petite. C’est à la Constituante et non aux organisations particulières — quelle que soit leur ampleur — qu’il appartient de déterminer le mode nouveau de répartition de la terre. »

Il n’y a aucun rapport entre la question agraire, telle qu’elle se pose actuellement en Russie, et celle que souleva, en France, la Révolution. En Russie, la terre appartient à la commune ou mir, et c’est le mir qui la répartit entre ses membres. L’idée que la terre est à Dieu est ancrée dans l’âme du paysan russe, d’où son attachement pour le communisme agraire. Il n’est plus le serf du seigneur, mais il reste volontairement le serf de la terre.

— Dans ton pays, combien a-t-on de terre par âme ? se demandent entre eux deux soldats-paysans dès qu’ils se rencontrent.

Or, il est des villages russes où le paysan ne possède plus, par suite de l’accroissement de la population, qu’un cinquième ou un sixième d’âme, c’est-à-dire la cinquième ou la sixième partie de ce qui lui fut attribué en 1861.

Le paysan russe est un amoureux passionné de la terre. « L’homme est comme l’abeille, dit-il, il doit aimer et admirer la terre. » Lorsque les paysans russes, sous la capote grise du soldat, eurent franchi les Garpathes et descendirent vers les plaines hongroises, on en vit plusieurs se baisser, prendre un peu de cette terre dans le creux de la main, la soupeser, l’écraser doucement entre leurs doigts : « Ça, dirent-ils après un minutieux examen, c’est une bonne terre et qui vaut bien qu’on se batte pour elle ! »

— Comment travaille-t-on la terre chez toi ? se demandent-ils encore. À la charrue ou à la sakha ? (charrue plus profonde).

C’est que les procédés de culture sont restés très rudimentaires dans la majeure partie de l’empire russe. En ces dernières années cependant, sous la bienfaisante influence des Zemstvos (organisations communales), quelques améliorations y ont été apportées ; mais le paysan, routinier et ignorant, se montre rétif dans l’adoption de tout ce qui va à l’encontre de ses traditions et de ses habitudes. Aussi les terres russes rendent cinq fois moins que les terres occidentales, d’où la pauvreté du paysan. Il appartiendra, après la guerre, aux Conseils des paysans de s’unir aux Zemstvos pour 1 intensification des procédés de culture dans tous les gouvernements russes.

De l’autre côté de la Néva, en face du palais désormais célèbre de la Danseuse, entre les arbres du parc Alexandre aux branches encore dénudées, s’élève un vaste édifice d’aspect ultra-moderne, le Narodné Dom ou Maison du Peuple, qui portait le nom de Nicolas II avant la révolution. Édifiée en vue d’arracher le peuple à l’alcool en lui offrant un lieu de réunion agréable, la Maison du Peuple de Pétrograd n’a, en réalité, jamais rempli son but. L’hiver, les artistes les plus réputés s’y faisaient entendre et les places y étaient chères ; l’été, une foule spéciale, plus avide de plaisir que de morale et qui ne constituait guère un exemple à offrir au peuple, se pressait dans ses jardins.

Pour la première fois, le Narodné Dom va véritablement servir à ceux pour qui il fut construit : le Congrès des paysans y tient sa séance d’inauguration sous la présidence d’un ancien déporté politique, M. Avxentiev.

Jamais le parc Alexandre n’a présenté un aussi pittoresque spectacle. Sur les degrés de la Maison du Peuple les soldats, baïonnette au canon, font le service d’ordre, difficile à cause de l’affluence inusitée qu’attire cette séance, l’une des plus mémorables de la Révolution. Voici les députés paysans que la foule salue de ses hourrahs : ceux des Cosaques, dont plusieurs ont revêtu la tcherkesha traditionnelle ; les paysans grands-russiens à barbes d’apôtres et aux yeux bleus ; les steppiens plus secs, au visage hâlé par le vent. Beaucoup sont en costume militaire et arborent des croix sur leur poitrine. Au-dessus des têtes coiffées de bonnets, de chapeaux, de casquettes ou de papakhs (bonnets de fourrure) flottent, plus joyeux et frémissants que jamais, les drapeaux de la Révolution. Mais on regrette de ne pas voir un seul drapeau national mêler ses trois couleurs au rouge éclat des emblèmes révolutionnaires dans cette manifestation qui est, par excellence, la fête de toute la Russie.

Dans la salle d’opéra, le spectacle est extraordinaire : les drapeaux à hampes et franges d’or, à inscriptions blanches sur fond rouge, à peintures symboliques, émergent de l’océan moutonnant des têtes. Sur les balcons une foule s’entasse, se presse autour des principaux personnages du jour : la Babouchka révolouzi (la grand’mère de la Révolution), exilée pendant vingt-cinq ans dans les plaines glacées de la Sibérie ; Véra Figner, la prisonnière de Schlusselbourg ; Tchernov, ministre de l’Agriculture récemment revenu d’exil, apôtre inquiétant de la nationalisation de la terre ; d’autres encore que le public se montre et dont il redit les noms.

Les discours, et particulièrement celui de Kérensky, « venu avec une émotion jamais éprouvée devant ces hommes de la terre qui ont supporté les lourdes tâches et accompli ce qu’il y a en Russie de meilleur et de plus beau, » atteignent un pathétisme digne d’une chrestomatie des grands discours politiques de l’humanité contemporaine. On ne peut, sans en avoir été témoin, se faire une idée des flots d’éloquence qu’a fait couler cette révolution.

Mais l’éloquence ne serait qu’un vain bruit si elle ne déterminait les actes. C’est ce qu’a compris le Congrès qui se propose de faire avec le gouvernement, avec les ouvriers et les soldats, tout le nécessaire pour sauver les conquêtes de la Révolution et « garder devant le monde la dignité de la Russie ».


Le journal Isviesta, organe du Conseil des ouvriers et soldats, a porté en manchette, le jour de l’ouverture du Congrès des paysans, cet émouvant appel : « La Révolution a besoin de pain, ne l’oubliez pas, frères paysans ! »

Le manque de pain ! C’est, en effet, le mal dont nous souffrons le plus, depuis quelques jours. Au début de la Révolution, un régiment a été employé à désencombrer cette inattaquable forteresse qu’était la gare Nicolas. Les sacs de farine, la viande gelée se répandirent à pleines télègues dans les rues de Pétrograd et de là chez les marchands. Pendant quelques jours, ce fut presque l’abondance. On fêta la Pâque avec les gâteaux monumentaux de jadis ! Les journaux publièrent des colonnes de dons volontaires en blé ou en farine faits par les villes des provinces et par les villages aux postes de ravitaillement des soldats. Ce moment de bien-être fut court. De nouveau, et malgré que la bise souffle parfois forte et froide du côté de la Néva, des ménagères, des hommes et parfois des enfants stationnent dès les premières heures du jour devant les boulangeries, pour s’en retourner, hélas ! avec une ration chaque jour diminuée. Il en va de même pour le beurre et le lait que, dans certains quartiers, on réserve exclusivement pour les petits enfants. Et cependant, on assure que ces produits abondent dans les villages et jusqu’en Sibérie. Un ami qui en revient me raconte que dans toutes les gares sibériennes, de Vladivostock a l’Oural, on trouve pour quelques kopeks du bon pain blanc, — régal depuis longtemps oublié à Pétrograd, — des pots de crème et de lait.

Certains dépôts regorgent de farine, et même, selon une version dont je ne puis contrôler l’exactitude, le blé pourrit sur place en maints endroits.

À qui la faute ?

D’abord au paysan qui refuse, par indifférence ou par manque de patriotisme, d’accomplir l’effort nécessaire pour faire parvenir dans les grands centres le surplus de sa consommation. Ensuite et surtout au terrible état de désorganisation générale. M. Maximov, délégué pour une des régions du Volga, affirme « qu’avec le système de voies ferrées, jamais on n’arrivera a tirer la farine ou le blé de ces alvéoles lointaines que sont la plupart des villages russes. Les paysans de certaines régions qui, par patriotisme, ont cédé leur pain à des prix très bas, sont maintenant obligés de l’acheter pour eux à des prix forts ; voilà pourquoi on hésite partout à se défaire de l’excédent de récolte ».

Pour subvenir aux besoins de la population de Pétrograd, il faudrait que la ville reçût journellement de quatre-vingts à cent vingt wagons de farine. Or, on arrive à peine à en transporter quarante, soit le tiers de la quantité indispensable. Pour ce trafic, il n’y a que deux lignes de chemin de fer, celle de Moscou-Pétrograd, celle de Kieff-Pétrograd, sans cesse encombrées par des transports de troupes, de munitions, d’approvisionnements pour l’armée. Comme pour mettre le comble au désordre et à la confusion dans le service des transports, des chefs de gare ont été tués ; des soldats ont arrêté des trains ou en ont fait partir d’autres sans raison ; des gares ont été prises d’assaut par des militaires déserteurs ; on a bouleversé des itinéraires, empêché les employés de remplir leur tâche et volontairement gâché ou détruit du matériel ! L’ancienne vziatka, ou système des pots-de-vin, a poussé en Russie de telles racines qu’elle continue à compliquer et à entraver le service, déjà si difficile, des transports. Les marchandises, au lieu d’être expédiées par catégories, ainsi qu’il conviendrait, c’est-à-dire par ordre de livraison et d’importance économique, le sont en raison directe de la commission versée à des employés infidèles et exempts de scrupules. C’est ainsi qu’en 1915 et 1916, alors que les blés, les bois et autres produits indispensables n’arrivaient que lentement et par quantités insuffisantes, Pétrograd était inondé de wagons d’eau de kouvaka, propriété du général Voyéikov, — aujourd’hui sous les verrous, — ou de melons d’eau venus du Caucase !… La vziatka, officiellement supprimée, continue malheureusement à exercer son influence secrète sur le service des transports.

Bouclerons nous la boucle avec la moisson ? Reverrons-nous les menaçants cortèges de femmes qui, à la veille des journées de février dernier, hurlaient la faim dans les quartiers ouvriers de Pétrograd ? Question angoissante ! Nos lendemains sont gros d’inquiétude.


10/23 mai. — Le ministre Kérensky a porté en Finlande sa propagande en faveur de l’offensive. Il vient d’arriver à Helsingfors. En compagnie du nouvel amiral, Maximov, élu par les marins, il a visité la flotte et les troupes. Kérensky est très populaire dans ce pays dont il a, dès longtemps, demandé et soutenu l’autonomie.

J’ai visité Helsingfors. C’est une grande et belle ville, bien bâtie, mais où, même en pleine guerre, on respire un air allemand. La langue allemande, — interdite depuis août 1914, — y était la plus usitée dans le commerce ; l’architecture, bien que les Finlandais s’en défendent, y est d’inspiration néo-germanique ; les méthodes de l’Université sont allemandes ; enfin, au point de vue économique, les Allemands avaient réussi à faire de la Finlande, avant la guerre, une véritable colonie.

Aujourd’hui, la Finlande veut voler de ses propres ailes. La Russie démocratique et révolutionnaire lui a offert son autonomie ; elle ne s’en contente pas et réclame une complète indépendance. Loin de se ranger à cette conception, le ministre de la Guerre y a fait une opposition très nette dans son discours d’Helsingfors.

Les marins, — qui sont non des Finlandais, mais des Russes — ont juré de défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang la liberté et l’intégrité de la Russie…


12/25 mai. — Points noirs à l’horizon : la crise des vivres augmente ; les tendances séparatistes s’affirment de plus en plus au Caucase, en Finlande et surtout dans l’Ukraine… Schlusselbourg a essayé de constituer une république ; des nouvelles alarmantes arrivent de Gronstadt. On assure que des drapeaux allemands ont flotté dans les rues de Pétrograd, ainsi qu’à Biéléostrov, en Finlande. En ce qui concerne la capitale, un député de la Douma a confirmé le fait dans une réunion tenue à l’hôtel Astoria. Un appel circule parmi les officiers et les soldats pour aller combattre dans les rangs de l’armée française si la Russie venait à manquer à ses engagements. On compte sur 100.000 volontaires. Le difficile serait d’obtenir les permissions des autorités compétentes.

À mesure que s’accentue le mouvement créé sur le front par le ministre de la Guerre, les maximalistes intensifient leur protestation.

Aujourd’hui, un junker, monté sur l’escalier extérieur de la Douma de la ville (mairie), a harangué la foule en notre présence. Il l’appelait au partage des biens, à la lutte des classes, et invitait les soldats à quitter l’armée et à retourner dans leurs maisons. Un officier est monté vers lui et lui a brusquement demandé ses papiers.

— Vous êtes un fou ou un provocateur, a-t-il dit.

C’était tout simplement un bolché-wik, partisan de Lénine, élève-officier à l’École Wladimir. À la venue de l’officier, il a foncé comme un bélier dans la foule qui le huait et l’a poursuivi jusqu’à l’hôtel de l’Europe où il a été arrêté. La convocation d’une conférence internationale à Stockholm provoque d’ardentes polémiques. Nos socialistes majoritaires ont promis au Conseil d’y rallier leur parti. Les journaux français de l’opposition sont âpreinent commentés.


18/31 mai. — De nouveau nous vivons des heures angoissantes. Ces journées peuvent être caractérisées par la lutte entre deux partis : pour et contre l’offensive. Tandis que Kérensky soulève sur le front une tempête d’enthousiasme ; tandis que les soldats, électrisés par son patriotisme communicatif, font pleuvoir sur lui leurs médailles et leurs croix de Saint-Georges ; tandis que Broussilov, Goutor, Kornilov préparent le moral de leurs armées à la perspective d’une prochaine entrée en campagne, le ministre de l’Agriculture, Tchernov, prononce à Pétrograd des discours contre l’offensive ; le ministre Skobelev déclare publiquement que « l’on prendra aux industriels capitalistes le 100 pour 100 de leur bénéfice », ce qui empêche le ministre des Finances de boucler son emprunt… Même antagonisme dans la presse : la Reitch, l’Idintvo, du socialiste patriote Plekhanov, la Volonté du peuple, qui est pourtant une feuille socialiste révolutionnaire, soutiennent ardemment la thèse de l’offensive, combattue par la Pravda de Lénine, le Dielo-Naroda de Tchernov, la Vie nouvelle de Gorki…

Crise économique, crise financière, crise du ravitaillement : toute la lyre !… Mais le pis sera la crise du front. Si elle n’est pas conjurée, si l’armée est incapable de comprendre les problèmes de la guerre et la situation de l’Europe, la Russie aura à redouter plus qu’une défaite : une catastrophe nationale comme l’histoire du monde n’en a jamais enregistré !


18/31 mai. — Les journaux de ce matin nous apportent une effarante nouvelle : par 210 voix contre 40, le Conseil des délégués ouvriers et soldats de Cronstadt a résolu de prendre en mains la direction des affaires de la ville et de la forteresse. Il a renvoyé les représentants du gouvernement et déclaré que pour les relations avec le reste de la Russie, c’est désormais à lui seul qu’il convient de s’adresser !… Il ne reconnaît plus le gouvernement provisoire et traitera sans intermédiaire avec le Conseil des ouvriers et soldats de Pétrograd. La république est proclamée !

Cronstadt indépendante ! Cronstadt en république ! Cronstadt, la forteresse par excellence de la Baltique, la clé de Pétrograd et de la Russie, libre de disposer d’elle-même, fût-ce contre les intérêts de l’État !… Se peut-il qu’il se soit trouvé des hommes assez fous, des patriotes assez peu dignes de ce nom pour décréter une aussi inconcevable mesure ?

Cette nouvelle a causé une sorte de panique dans Pétrograd. On s’aborde : « Où allons-nous ? — C’est le commencement de la fin ! — Le gouvernement provisoire tolérera-t-il une pareille atteinte à son autorité ? — Il faut bloquer la forteresse, la sommer de se rendre et, si elle résiste, la réduire par la famine… »

Comme pour augmenter à dessein le désarroi des esprits, une centaine d’anarchistes, comprenant des ouvriers, des matelots et des femmes, parcourent les rues de la ville, précédés de drapeaux noirs et portant des fusils et des grenades à main…

Un télégramme d’Helsingfors annonce que l’anarchie est complète dans la ville d’Abo. Tous les membres de la municipalité et le Sénat finlandais sont partis pour avoir un entretien avec les ouvriers et essayer de rétablir l’ordre. L’insubordination règne tout le long des rives de la Baltique. Qu’adviendrait-il de nous si les Allemands s’avisaient d’y tenter une descente ? Les promesses, les serments des marins dHelsingfors à Kérensky sont-ils déjà oubliés ?…

Les matelots continuent à se livrer aux scènes les plus révoltantes. La Reitch du 14 mai raconte qu’à Réval, le capitaine de second rang, Véchitsky, ayant été arrêté, fut ramené à terre par des marins. Au moment de la descente et devant une énorme foule rassemblée, les matelots obligèrent l’officier à se chausser de laptis[2] et lui passèrent au cou une paire de ces mêmes sandales. Puis on le promena avec un balai à la main, à travers les rues de la ville, sous les quolibets et les railleries de la populace. L’Union des officiers, à laquelle se sont joints les ingénieurs et toute la population intellectuelle de la ville, a protesté contre un pareil traitement, disant qu’il était indigne d’un pays libre d’obliger un homme, fût-il un inculpé, à des actes qui l’humilient dans sa dignité et font de lui un objet de mépris et de dérision.

20 mai/2 juin. — Les journaux s’occupent longuement de Gronstadt. Le Conseil semble pris de folie. Il demande que Nicolas II soit transféré dans cette ville avec toute sa famille et que l’Assemblée Constituante s’y réunisse. Quatre-vingts officiers languissent dans les cachots humides et remplis de vermine de la forteresse. Ils sont pour la plupart internés là depuis les premiers jours de la Révolution. À chaque instant des soldats grossiers entrent dans leurs cachots pour perquisitionner, les interpellent avec des formules injurieuses. La conduite des marins de la mer Baltique laissera une tache sur les plus beaux souvenirs de la Révolution russe. Ils ont renouvelé sur quelques-uns de leurs officiers des supplices oubliés depuis Jean le Terrible : tel celui des douches glacées, alternant avec l’emploi du feu jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’amiral Vérenn qui fut soumis à cette horrible torture était, dit-on, haï des marins pour sa sévérité brutale. D’autres, tels que les amiraux Népenine, Bogdanov, Guirz, auxquels on ne pouvait adresser les mêmes reproches ne furent pas plus épargnés. L’amiral Guirz a cependant fait preuve d’une bravoure qui aurait dû lui concilier l’admiration de ses matelots. Ayant appris qu’ils l’avaient condamné à mort il les réunit :

— On dit que vous voulez me tuer. Je suis prêt à mourir. Ne m’assassinez pas lâchement. Me voici devant vous : tirez. Je veux mourir face au feu, comme un soldat !

Mais tous protestèrent de leur attachement.

L’amiral rentra chez lui plein de confiance. Bien qu’il refusât de prendre des précautions, six matelots qui lui étaient sincèrement dévoués avaient obtenu de se relayer dans sa maison pendant son sommeil. Une nuit ceux qui étaient de garde furent réveillés brusquement.

— Où est l’amiral ? Nous avons besoin de lui. Amenez-le.

Les matelots fidèles refusèrent d’obéir.

— Nous avons des renforts en bas, insistèrent les assassins. Si vous n’obéissez pas nous ferons envahir la maison.

Alors un des marins se décida à prévenir l’amiral. Celui-ci comprit. Il revêtit son plus bel uniforme et suivit les matelots. En bas, devant la porte, il se heurta au corps d’un de ses officiers, assassiné… Où l’emmena-t-on ? Que se passa-t-il ? Le mystère règne encore sur ses derniers moments. Son corps fut retrouvé quelques jours plus tard au bord d’un marais, dans la campagne.

Le beau frère d’une danseuse, qui occupe l’appartement situé au-dessus du nôtre, a été quatorze fois menacé de mort ! Il a perdu la raison et il faut le conduire par la main, comme un enfant. Les matelots s’amusaient à « faire peur » aux officiers en courant après eux, comme s’ils allaient les saisir… D’autres fois, ils les obligeaient à marcher devant eux avec le poignard ou le revolver dans les reins. Plusieurs de ces malheureux sont devenus fous.

Les délégués des ouvriers et soldats se sont rendus à Cronstadt. C’est le jour de la Pentecôte. Il fait beau La navigation est agréable sur la Néva où les brises printanières courent en un frisselis léger. Du ciel bleu, des drapeaux rouges, des chants, quelques bourgeons qui pointent aux branches des arbres… On aurait envie de se sentir heureux, s’il ne s’agissait pas d’un pèlerinage d’exaltés vers une ville en révolte ; si les Allemands ne tenaient pas entre leurs griffes la Pologne et tant d’autres régions dévastées ; si nous n’étions pas à deux doigts de la défaite, de la famine, si… si… ! Comment peuvent-ils oublier tout cela ?

À midi, Tchéidzé arrive, accompagné des ouvriers des usines Oboukov et Poutilov. Couronnes déposées sur les tombes des victimes, discours, tout le cérémonial sur lequel trois mois de révolution nous ont déjà blasés. Partout des marins, avec leurs bérets à rubans flottants, leurs cocardes rouges, et des visages plus hardis encore, plus déterminés, plus inquiétants que ceux des soldats de Pétrograd… Des meetings s’organisent sur les places. On demande à Tchéidzé de prendre la parole. Le président du Conseil des ouvriers et soldats de Pétrograd met les marins en garde contre les décisions irréfléchies, comme celle que l’on a prise à Cronstadt. La ville de Cronstadt ne peut vivre seule, isolée du reste de la Russie et de la capitale ; sa manière d’agir risque d’apporter du désordre dans la révolution.

Une voix crie :

— Pourquoi Kérensky a-t-il ordonné l’offensive ? C’est une trahison !

Une trahison ? Envers qui ? Ne savent-ils pas que seule l’offensive peut sauver les libertés russes déjà menacées ?… Alors ?…

Une autre voix s’élève :

— Pourquoi le gouvernement provisoire ne publie-t-il pas les traités secrets avec les Alliés ? Pourquoi ne signe-t-il pas la paix ?

La paix avec l’Allemagne ! C’est la première fois que j’entends, posée en public, cette exigence d’une paix en dehors des Alliés. Nous sommes à Cronstadt, forteresse du maximalisme : cela seul suffirait à nous le rappeler.

Un orateur qui a succédé à Tchéidzé s’y applique encore. À grands renforts de gestes, il déclare que « les camarades de Cronstadt évoluent de plus en plus du côté des bolcliéwiki ! »

Cela promet pour l’avenir.


Après de longs pourparlers, renouvelés plusieurs fois, MM. Skobelev et Tsérételli ont obtenu que le Comité de Cronstadt reconnaisse que « l’autorité du gouvernement s’étend sur la ville de Cronstadt comme sur toute la Russie ». En vertu de cette déclaration, le gouvernement provisoire a fait procéder à une enquête sur le cas des officiers détenus dans les prisons de la forteresse.

Le résultat est navrant. La plupart des accusations portées contre les officiers reposent sur des témoignages d’inconnus et il a été impossible de les justifier. Plusieurs officiers furent jetés dans les casemates sur cette simple raison qu’ « ils portaient l’uniforme ». D’autres ont été arrêtés et enfermés « par erreur ». Tel est le cas du lieutenant Trétiakov. Lorsque cet officier parut devant la Commission d’enquête on crut d’abord avoir affaire à un vieillard. Il était pâle, avec des traits tirés et des yeux de démence. Or ce vieillard, cet accusé aux regards fous était un homme de vingt-trois ans. Arrêté aux premiers jours de la révolution, jeté en prison, il eut à endurer les pires souffrances sous la menace constante de la mort. Après deux semaines d’un pareil traitement le malheureux sombra dans la folie. Sa libération l’a laissé indifférent et il a dû être dirigé sur une clinique de psychiatrie.

Les cellules où le lieutenant Trétiakov et ses camarades ont vécu plus de trois mois sont des pièces basses, sans meubles. Les prisonniers y étaient entassés sans aucune considération d’hygiène. Les lits consistent en un treillis de fer posé sur pieds, sans matelas ni planche. Les souris, et parfois la vermine y pullulent : l’air y est fétide.

Plus à plaindre encore sont les occupants des casemates. Ces cellules, sans fenêtres, ne recevant de jour que par une petite ouverture pratiquée au-dessus de la porte sont de vraies cages de pierre. Vingt-trois prisonniers, parmi lesquels l’amiral Kourache, y sont incarcérés isolément. L’un d’eux, un capitaine d’origine suédoise, avait été reconnu innocent par une première Commission d’enquête et libéré. Il fallut l’arrêter de nouveau sous les menaces de la foule…

Le général Reïne et un jeune officier furent arrachés de leur cellule pendant les premiers jours de leur détention et fusillés dans la cour sans jugement. Le 28 avril, une foule de soldats et de marins s’introduisit dans la prison et força la porte des cellules sous prétexte d’y vérifier la présence des officiers. Cette horde grossière se conduisit d’une façon révoltante. Chacun interpellait les officiers, les insultait et les obligeait à se retourner vers lui en disant : « Montre-nous ta g… »

Il était temps que le gouvernement provisoire mît fin à ces horreurs.


26 mai/8 juin. — Bien que le Conseil des ouvriers et soldats de Cronstadt ait fait sa soumission, les marins recommencent à faire parler d’eux. Les équipages des cuirassés République, Gangoult et du croiseur Diane ont voté une résolution réclamant le transfert de Nicolas II à Cronstadt, pour y être mis sous la garde de « troupes véritablement révolutionnaires » jusqu’à sa mise en jugement.

« C’est la troisième fois, dit le Gangoutt, que nous affirmons notre volonté et cette mise en demeure n’est pas une plaisanterie. Ceci est notre dernier avis ; après, nous emploierons la force ! »

Quand et comment cela finira-t-il ?

La cérémonie à laquelle les ouvriers de Pétrograd se sont livrés à Cronstadt ne semble pas avoir lénifié leur humeur tapageuse. Une grande agitation règne autour des usines sur la question des salaires et des heures de travail. À Gostiny-Dvor, les commis de magasins font grève. Les employés des tramways exigent, après la journée de huit heures, celle de six ! Là ne se bornent pas leurs prétentions. Ils déclarent que les tramways et tout le matériel leur appartiennent et ne veulent plus reconnaître l’autorité des directeurs et des ingénieurs. Ils se sont emparés de plusieurs de ces derniers, leur ont goudronné le visage, les ont enfermés dans des sacs après les avoir ficelés, puis ils les ont exposés dehors en cet état sur des petites charrettes à bras où ils resteront jusqu’à ce que quelque passant apitoyé vienne les mettre en liberté. Cet acte d’humiliante vengeance, indigne d’un peuple civilisé, s’appelle « la mise en brouette » et a déjà été pratiqué en Russie lors de la révolution de 1905.

Au milieu de ces excès, la Révolution tourne à la mascarade et les amis de la démocratie russe s’en affligent. L’Emprunt de la Liberté ne donnant que de maigres résultats, on a imaginé de faire autour une sorte de réclame carnavalesque. Toute la journée un char rempli d’hommes et de femmes en costumes de boyards, accompagnés de musiciens, a circulé dans les rues de la ville. Une troïka des écuries impériales, montée par un matelot portant un énorme drapeau de Saint-André, appelait aussi le public à la souscription.

Les manifestations se succèdent, ininterrompues : voici celle des femmes des usines, coiffées de foulards rouges et précédées d’un drapeau sur lequel sont inscrites leurs revendications. Où sont les défilés impressionnants, les cérémonies imposantes des premiers jours ?

Un meeting des bolché-wiki a eu lieu dans un quartier de Pétrograd. Le Suisse Rodolf Grimm, initiateur de la conférence de Zimmerwald, y a prononcé un discours en allemand. Une fois encore le ministère est sur le point de se voir débordé : deux cent cinquante usines menacent de se mettre en grève ; de nombreuses fabriques se ferment ; on compte déjà soixante mille ouvriers sans travail… Le ministre du Commerce M. Konovalov vient de donner sa démission… Un de mes amis m’annonce que 28 000 anarchistes, pacifistes et maximalistes, sont attendus à Pétrograd, venant d’Amérique par Vladivostok. Ce n’est pas cela qui va améliorer la situation.

Pour excuser les fautes du peuple, les chefs révolutionnaires ne cessent de nous rappeler « le funeste héritage du tsarisme ». Il se peut que les vices du peuple, son ignorance, son incompréhension des nécessités politiques, sa mauvaise loi dans tout ce qui touche à ses engagements d’honneur soient la conséquence des siècles d’oppression qu’il a subis. Mais les hommes conscients, éclairés, instruits, qui ont été ses guides, devaient savoir qu’on ne jette pas sans transition un peuple de l’absolue soumission à l’absolue liberté. L’exemple de la Révolution française a été le piège dans lequel plus d’un révolutionnaire est tombé. Quel parallèle établir entre la France, héritière des libertés romaines, révolutionnaire presque tout au long de son histoire ; obtenant des chartes avec les communes ; résistant au pouvoir absolu de l’Église, dès le temps de Philippe le Bel ; alliée au roi contre la féodalité ; ayant, depuis l’époque de Jacques Cœur, une bourgeoisie riche, puissante et lettrée, formée d’une population homogène que rien ne divise contre elle-même — et la Russie soumise jusqu’à l’héroïsme, aimant l’oppression qu’elle subit ; la Russie où, dès les origines de son histoire, chaque essai de révolution n’est qu’une révolte contre un chef, ou doit prendre l’aspect d’un loyalisme plus profond en paraissant faite pour rétablir sur son trône un tsar victime d’un usurpateur. Kérensky obtiendra-t-il que le peuple remonte ce terrible courant ? On parle d’un mouvement réactionnaire dans le Sud en faveur du grand-duc Nicolas, et d’un autre en faveur d’un Demidov.

27 mai/8 juin. — J’ai causé ce matin avec une vieille femme, très simple, dont la mise tient le milieu entre la bourgeoise et l’artisane. Comme je lui demandais mon chemin elle a poussé la complaisance jusqu’à vouloir m’accompagner à destination. La conversation a glissé fatalement, et à une rapide allure, vers les difficultés de la vie à Pétrograd.

— Voyez-vous, me dit la bonne vieille, c’est leur faute. Nous n’étions pas prêts. Nous ne sommes que de pauvres gens, sachant à peine lire et écrire. C’est notre président de la Douma, notre Rodzianko, qui avait raison. Mikhaïl Alexandrovitch nous a fait bien du tort[3] et Nicolas II aussi[4]. Une bonne et solide constitution, voilà ce qu’il nous fallait. Ou nas tiomnéi narod ! (Chez nous le peuple est obscur.)

Et quand je lui eus décliné ma qualité de Française :

— Nou ! Vot ! (Et voilà !) Maintenant ils disent que les Français sont des impérialistes parce qu’ils veulent reprendre aux Allemands une province qui leur appartient. Des bêtises ! Des bêtises ! Je ne suis pas bien au courant de ces choses, malgré que quelqu’un de savant me les ait expliquées ; mais je sais que les Français sont en République, qu’ils n’ont pas voulu la guerre et aussi qu’ils sont plus intelligents et plus heureux que nous. S’ils demandent cette province, je veux bien parier qu’ils ont raison…

Cette façon simpliste de juger la question d’Alsace-Lorraine n’a pas été sans m’émouvoir. Le peuple russe a un grand bon sens naturel. C’est sur les idéologues des partis outranciers que retombe la responsabilité des actes coupables et le plus souvent inconscients qu’il accomplit. Le nombre est trop restreint pour cette énorme masse ignorante, de ceux qui parlent de sagesse, de responsabilité, de devoir à remplir…

— Pourquoi laissez-vous entrer en Russie tant de gens porteurs d’idées en tout temps dangereuses, mais particulièrement nuisibles à l’heure actuelle ? ai-je demandé à l’un des membres de la commission chargée de recevoir les 28 000 anarchistes russes d’Amérique, à leur arrivée à Pétrograd.

— Y pensez-vous ? Nous sommes en pays libre. Comment interdire à ces hommes leur retour dans la patrie, parce qu’ils ne professent pas les mêmes idées que nous ?… Cela est impossible… impossible…

— En temps de paix, soit ; mais aujourd’hui… Il y a des nécessités inéluctables.

Mon interlocuteur secoue négativement la tête, un peu choqué au fond de ce qu’il prend peut-être chez moi pour de l’intolérance. À quoi bon discuter avec ces amants aveuglés de la liberté à tout prix ? Ils en reviendront. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard pour le salut de la Russie… et de la vraie liberté !

Les élections municipales, sous le régime de la répartition proportionnelle, vont avoir lieu pour la première fois à Pétrograd. C’est une grande épreuve. Tout ce qu’il y a dans la ville de gens éclairés, et pouvant disposer de leur temps, s’emploie à y préparer le peuple. La tâche sera dure. C’est dans les casernes et dans les usines que s’exerce la plus active propagande. Un de mes amis, un travailliste, M. Jacques Kaplan, s’y efforce de tout son pouvoir. Aussitôt son bureau fermé, il court à la caserne du régiment de Volhynski qui lui a été attribuée. Le régiment de Volhynski est, avec celui des Preobrajenski, le premier qui vint à la Douma pour la défendre, au matin du 27 février où parut l’oukase de prorogation.

— Lorsque j’arrive, me dit M. Kaplan, je suis aussitôt entouré. Chacun s’applique à comprendre cette chose nouvelle pour lui : la responsabilité d’un vote ; et le plus grand nombre y réussit assez bien. Les soldats discutent entre eux, devant moi, la valeur des listes, et je suis souvent frappé de la justesse de leurs réflexions.

Cet apostolat d’un nouveau genre, suscité par les élections, s’exerce parfois jusque dans la rue. Le même ami, se rendant un de ces derniers soirs à la Douma de la ville pour la préparation des listes, m’emmène avec lui. En route, nous voyons s’avancer vers nous un soldat, casquette sur l’oreille, et décrivant sur le trottoir d’invraisemblables festons. Le spectacle ici est plutôt rare : cependant depuis la Révolution et le pillage des caves, il se rencontre quelquefois.

— Eh bien ! camarade, s’écrie mon compagnon, en ces grands jours où chaque citoyen a besoin de se sentir le cerveau clair, est-ce que vous ne trouvez pas honteux de vous être mis en cet état ?

Le soldat s’arrête et paraît chercher à réunir ses idées en fuite.

— Oui, oui, c’est vrai ; c’est bien vrai, camarade. Mais voilà : nous étions là-bas quelques amis, on a fêté la liberté ensemble, on a bu de bonnes choses… alors, vous comprenez !

Puis, pris d’une inspiration subite : — Je ne sais plus où je suis ; non, vrai, je ne sais plus ! Est-ce que vous ne pourriez pas me conduire quelque part ?

À côté de la mairie où nous nous rendons se trouve un ancien outchastok. Le nouveau commissariat de police s’y est installé. Mon ami a pris le soldat sous le bras. Très en confiance, il se laisse conduire tranquillement. Le commissariat de la Révolution ne lui fait pas peur. On n’y est pas, comme à l’outchastok d’autrefois, accueilli par des injures et des coups.

— Allons, mon brave, nous voici arrivés, dit mon ami en installant sur un banc « le camarade » déjà à moitié endormi. Tâchez d’être à l’appel demain matin à la caserne et de vous garder l’esprit libre pour les élections…

La Révolution a changé du tout au tout la physionomie du quartier de Spassky où je me suis rendue hier. On dirait que tout le monde s’y est réveillé d’un long sommeil. La question des élections s’y débat dans toutes les boutiques. Les partis sont entrés en pourparlers afin d’établir un bulletin commun où chacun d’eux aura ses représentants. Au meeting du soir, la salle est comble : gros marchands en vêtements cossus, étudiants en uniformes, petits marchands à la bricole et aussi quelques bourgeois. On est ici partisan de l’ordre, de la constitution, de l’offensive, et M. Milioukov, paraissant tout à coup derrière la table au tapis vert, y a recueilli un grand succès.

Comment ne pas aller voir, malgré son nom rébarbatif, le quartier de Rojdiestwensky où se présente la très illustre Mme Kollontay, membre du comité exécutif du Conseil des ouvriers et soldats, partisan de Lénine, féministe, socialiste et bolchiviste ? Après cette énumération, quoi d’étonnant si j’ajoute que le quartier est composé de gens d’une grande intolérance politique ? N’ayant pu se mettre d’accord, ils ont dû établir quatre listes différentes, ce qui fait prévoir un beau grabuge pour les élections.

Bien d’intéressant, de significatif, comme ces enquêtes électorales. On glisse un œil dans les boutiques, on entame çà et là et au hasard, une conversation ; on saisit au vol des propos échangés… Tout le caractère du quartier se révèle : qualités, défauts, ambitions… Et les coutumes, et les habitudes, et les traditions !… On n’imagine pas quelle diversité peuvent présenter les quartiers d’une même ville. Vassiliewsky-Ostrov, par exemple, est plein de choses imprévues. Le quartier s’étend sur un vaste territoire en partant des quais de la Néva. Il y a là une population variée. Beaucoup d’ouvriers, mais non pas des spécialistes ni des techniciens. Ce sont pour la plupart des petits artisans, et aussi des petits fonctionnaires. On y vit décemment mais chichement. Néanmoins, parmi ce simple peuple qui n’a rien du bourgeois, c’est le parti des Cadets qui l’emporte. Personne en France n’ignore plus que le parti des Cadets est à Pétrograd celui de l’ordre et qu’il a pour chef l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Milioukov. La sagesse est d’en souhaiter le triomphe dans les élections prochaines.


C’est au Congrès des députés des travailleurs. Kérensky doit aujourd’hui y prononcer un discours. Longtemps avant l’heure, la salle est comble. Il y règne cette atmosphère de mystérieuse attente, prélude de l’enthousiasme qui soulève, chaque fois, les foules russes à la parole du grand tribun. Des yeux ardents se fixent vers l’entrée comme si, déjà, sa silhouette s’y projetait en fluide de lumière.

Dès le début, la séance prend une allure extraordinaire et passionnée. Le ministre Tsérételli est à la tribune. Il y expose la difficulté d’établir le pouvoir sur des bases durables : « Une lutte ardente, dit-il, se manifeste en Russie pour l’exercice du pouvoir, et, en même temps, il ne se rencontre aucun parti politique qui veuille en assumer la responsabilité.

— Si, il y en a un, crie une voix.

C’est Lénine qui se fait entendre. Il est assis dans les premiers rangs avec sa femme, Kroupskaïa, et quelques leaders du maximalisme.

— Je n’en doute pas ! camarade Lénine, riposte Tsérételli.

Ce bref échange de paroles produit sur le public l’effet des premières banderilles lancées par le toréador. Son attention est surexcitée. Il pressent la lutte prochaine.

— On cherchait à former une majorité, reprend Tsérételli, mais en même temps on faisait tout pour entraver le pouvoir. On reproche au ministère d’être formé de capitalistes. Les bolché-wiki prétendent qu’il n’y a aucune différence entre le gouvernement coalisé et l’ancien ministère Milioukov. Le gouvernement, de son côté, peu sûr de la confiance du pays, insiste pour la formation d’un ministère socialiste. Même Milioukov l’a demandé. La droite pense que si l’on forme un gouvernement avec les partis extrêmes, le pays fatigué reviendra plus vite à la sagesse. De leur côté, les bolché-wiki en pensent autant en ce qui concerne la droite.

Tout à coup, Lénine se lève. Ce simple geste a provoqué une énorme sensation. Toute la salle est debout. On se presse, on se pousse au premier rang.

Est-ce l’émotion ? Lénine, très pâle, se lance dans un discours pâteux où il s’embourbe. Ses phrases décousues, embrouillées sont émaillées de formules démagogiques. Tantôt il ironise à l’adresse du Conseil des délégués ouvriers et soldats, tantôt il remonte à l’histoire de la Révolution française, puis revient au gouvernement provisoire. Et brusquement, il se dévoile : — Il faut passer des paroles aux actes, s’écrie-t-il. Notre parti ne refuse pas le pouvoir ; il est prêt à chaque instant à prendre l’autorité entre ses mains. J’estime qu’aucun parti qui se met en avant ne peut refuser le pouvoir, lorsque les représentants du pouvoir sont menacés de la déportation en Sibérie… Mais nous ne sommes pas encore déportés !

Après cet exorde, le trop célèbre maximaliste expose son programme de réformes économiques et financières. Programme des plus simples, et même tout à fait sommaire : arrêter une ou plusieurs dizaines de capitalistes, les tenir dans les conditions où se trouve actuellement l’ancien tsar, Nicolas Romanov. Ainsi se trouveront mis au jour les filons secrets de leur enrichissement… « Il faut arrêter les capitalistes, reprend Lénine, sans cela toutes nos phrases ne seront que de vaines paroles ! » Puis il déclare inadmissibles les rapports de la démocratie révolutionnaire avec la Finlande et l’Ukraine, affirmant qu’il faut les laisser se séparer complètement de la Russie si tel est leur désir. Enfin il se prononce sur l’offensive. Sa déclaration est brève mais nette : « L’offensive en ce moment est la continuation du carnage impérialiste ! »

Lénine a quitté l’estrade. Et, simplement, Kérensky s’avance. Tous les cœurs battent dans toutes les poitrines. Toutes les pensées convergent vers lui. Il est comme porté à la tribune par les regards admirateurs et passionnés de la foule. Il le sait. Il le sent. Il y a entre lui et l’âme profonde de la démocratie russe une constante et merveilleuse communion. Sous l’apparence calme, sous les dehors presque froids de cet avocat devenu tribun, bouillonnent tous les enthousiasmes, toutes les pitiés, toutes les aspirations d’un peuple enfin libéré. Jamais homme ne trouva si bien les chemins qui mènent au cœur des foules : jamais foule ne rencontra un homme en qui si parfaitement s’incarner. La Russie révolutionnaire, ce n’est pas la poignée léniniste, hurlante et destructive, c’est la multitude que représente celui qui marche à cette tribune avec la ferme attitude d’un lutteur pour la vérité.

— M. Lénine, remarque Kérensky, a oublié qu’un marxiste qui propose de tels remèdes au mal social n’est pas digne d’être appelé socialiste, car les procédés qu’il préconise sont précisément ceux des pires despotes asiatiques. M. Lénine a oublié qu’à notre époque l’arrestation en masse des capitalistes est « le sabotage » des lois du développement économique. (Se tournant du côté des maximalistes :) Quels remèdes vous faut-il encore en dehors de l’arrestation des capitalistes et de la séparation de la Finlande et de l’Ukraine ? La fraternisation ? Il faut le dire à son honneur : la démocratie russe a, en majeure partie, rejeté ce moyen de lutte sociale. Si nous nous engagions dans cette voie, nous devrions convenir que le plus grand lutteur pour les idées démocratiques est Léopold de Bavière, qui soutient dans son manifeste les mêmes principes que certains socialistes russes… Qui donc dispose des armées allemandes ? Sont-ce les camarades du citoyen Lénine ou ces capitalistes que vous proposez d’arrêter, et comment se fait-il que votre politique de fraternisation soit si étrangement d’accord avec la ligne de conduite de l’état-major allemand ?…

« La voie dans laquelle vous voulez entrer est celle de la destruction. Prenez garde ! Du chaos, comme un phénix de ses cendres, sortira un dictateur, — pas moi ! malgré que vous fassiez tout ce qu’il faut pour me pousser à la dictature. Vous ouvrez les portes au véritable dictateur et qui vous montrera comment les capitalistes se comportent avec les socialistes !…

« Vous dites que dans la lutte tous les moyens sont bons…

— Ce n’est pas vrai ! crient les bolché-wiki.

— C’est vrai ! crient les bolché-wiki.

— C’est vrai ! reprend Kérensky avec autorité. Camarades, à vous de dire si les moyens que propose Lénine peuvent assurer le triomphe des idées russes et de la démocratie universelle. Les bolché-wiki prétendent que la restauration de l’activité combattante des armées vient en aide au capital international. Ce n’est pas vrai. L’armée révolutionnaire le sait et, réorganisée sur des bases nouvelles, elle est en plein accord avec mon point de vue, qui est aussi celui du Conseil des délégués ouvriers et soldats.

Puis se tournant vers les maximalistes :

— J’ai maintes fois défendu sur le front votre droit d’exposer vos idées ! s’écrie Kérensky.

— Merci ! réplique ironiquement le groupe des bolché-wiki.

— Je n’ai pas besoin de votre « merci ! » J’ai fait cela afin que vous appreniez à lutter comme les honnêtes gens avec l’arme de la vérité.

Leçon perdue ! On ne peut lutter qu’à l’aide du mensonge, de la vénalité, de la trahison, lorsqu’on défend la cause, désormais perdue, de l’impérialisme prussien.

Le discours du ministre de la Guerre, entrecoupé jusqu’au bout par des interruptions des maximalistes, s’achève dans une tempête de hourrahs et d’applaudissements. Les bolché-wiki se retirent ; mais on sent à leur attitude que rien n’arrêtera désormais leur campagne criminelle.

Des deux côtés et de minute en minute, les événements se précipitent, l’action s’intensifie. Une grande manifestation pacifiste est annoncée. Gronstadt est pleine d’inquiétantes rumeurs… D’autre part, la campagne en faveur de l’offensive se fait plus ardente. Il y a comme des effluves électriques dans l’air… Les premiers Bataillons de la Mort sont en route pour le front… L’air chaque jour répété de la Marseillaise enveloppe les casernes d’une atmosphère patriotique et guerrière. Le bataillon des femmes, formé sous la direction de la veuve d’un colonel, Mme Botchkaréva, a défilé, au milieu d’une foule attendrie et respectueuse, dans les rues de Pétrograd. Mme Kérensky l’accompagnera sur le front en qualité d’infirmière. L’offensive est proche… Une activité intense règne dans les deux partis : et c’est l’unanimité qu’il faudrait pour assurer la victoire !


Je ne l’avais que trop prévu ! Après un long et difficile voyage, de Pétrograd à Bergen ; après six jours et six nuits passés dans la mer du Nord à fuir les sous-marins allemands, qui ont cependant réussi à couler deux navires à notre flottille[5], je rentre dans mon pays, au bout de deux ans d’une dure campagne, pour y apprendre la défaite des armées russes du Sud — suite inévitable de leur défection.

Kérensky, pensée vibrante et agissante de la Russie révolutionnaire ; Broussilov, glorieux initiateur de l’offensive de 1916 ; Kornilov, aussi vaillant général que grand patriote, n’ont pu, en dépit de leurs énergiques efforts, rendre une âme à cette armée émasculée par l’œuvre démoralisatrice des utopistes et des démagogues ! Pourtant, à tout prix, il faut soutenir la démocratie russe. Il faut la sauver de ses ennemis — et d’elle-même !

Il ne faut pas laisser l’Allemagne poursuivre par les plus perfides moyens son œuvre de dissolution et de mort dans ce pays jeune, et qui veut vivre. Passées les heures des folles et dangereuses exagérations, la Russie se retrouvera avec sa nature généreuse et grande, mais munie d’une expérience chèrement acquise, et qu’elle saura utiliser pour le bien général de l’humanité. Que toutes les démocraties alliées s’efforcent donc de l’épauler en ses défaillances et de hâter l’heure où elle marchera librement vers l’accomplissement de ses belles destinées. Ce sera le plus grand coup porté à l’Allemagne impérialiste et la plus belle victoire matérielle et morale remportée par ceux qui, dès le premier jour, méritèrent de s’intituler les champions du Droit, de la Justice et de la Vérité.


P.-S. — Au moment de terminer la correction des épreuves de ce livre, nous ne pouvons pas ne pas rendre hommage à la vaillance des Marins russes dans la dernière bataille de la mer Baltique ; ils ont fait preuve, cette fois, d’un courage admirable, sacrifiant noblement leur vie à la défense de la Patrie.

Pétrograd, 1er  mars. — Paris, 20 septembre 1917.



  1. Voici le texte de ce document :
    Déclaration des droits du soldat.




    11/24 mai 1917.


    ORDRE DU JOUR À l’ARMÉE ET À LA FLOTTE

    «J’ordonne de mettre en vigueur dans l’Armée et la Flotte les prescriptions suivantes en rapport avec le paragraphe 2 de la Déclaration du gouvernement provisoire (7 mars 1917).

    Art. I. — Tous les militaires profitent de tous les droits du citoyen ; mais, en même temps, chaque militaire est obligé de conformer strictement sa conduite avec les exigences du service et de la discipline militaire.

    Art. II. — Chaque militaire a le droit d’être membre de n’importe quelle organisation, société ou association politique, économique, nationale, religieuse ou professionnelle.

    Art. III. — Tout militaire, hors de son service, a le droit d’exposer ouvertement et librement, d’exprimer ou de confesser en paroles, par écrit ou par imprimé ses idées politiques, religieuses et sociales.

    Art. IV. — Tous les militaires ont le droit à la liberté de conscience. Nul ne peut être persécuté pour ses croyances religieuses : l’assistance aux offices religieux ne peut lui être imposée (quel que soit le culte), non plus que l’assistance à la prière commune.

    Art. V. — Tous les militaires, pour ce qui concerne leur correspondance, sont soumis aux règles communes

    à tous les citoyens.

    Art. VI. — Tous imprimés, périodiques ou non, doivent être transmis à leur destinataire.

    Art. VII. — Tous les militaires ont droit au port de l’habit civil hors du service. La tenue est de rigueur pour tous les militaires de l’armée en campagne et pour tous les arrondissements compris dans la zone de guerre. Le port de l’habit civil dans certaines grandes villes se trouvant dans la zone des opérations est soumis à l’autorisation des commandants de l’Armée ou de la Flotte. Il est défendu de porter un costume civil et militaire combiné.

    Art. VIII. — Les rapports des militaires entre eux doivent être basés sur une observation stricte de la discipline, sur le sentiment du respect dû à tout citoyen de la libre Russie, sur la confiance, la politesse et le respect mutuel.

    Art. IX. — Les expressions spéciales (en usage en Russie) sont remplacées par les formules du langage courant.

    Art. X. — Est supprimée la nomination des soldats au service d’ordonnances des officiers. Par exception, dans l’Armée en campagne et dans la Flotte, dans les régions de forteresse, dans les camps, à bord des vaisseaux et pendant les manœuvres, ainsi que dans les pays de confins où il est impossible de se procurer des domestiques (cette impossibilité devra être déterminée par le Comité de régiment) les officiers, les docteurs militaires, les fonctionnaires et le clergé sont autorisés a avoir un ordonnance pour leur service personnel, nommé par une entente mutuelle entre l’ordonnance et la personne qui en a fait la demande et moyennant une rémunération convenue entre eux, — mais un seul.

    Pour les soins à donner aux chevaux appartenant aux officiers, mais exigés par le service, la nomination des ordonnances se fera dans les mêmes conditions. Cette autorisation est aussi donnée dans l’intérieur de la Russie. Art. XI. — Les ordonnances ne sont pas libérés du service de combat. Le salut militaire obligatoire pour eux et pour les hommes isolés ou par échelons est supprimé. Pour tous les militaires, au lieu et place du salut obligatoire, est institué un salut mutuel et de bonne volonté.

    Remarque : Les honneurs militaires rendus par compagnies, régiments ou corps d’armée sont conservés : L’ordre : Smirno ! reste, dans tous les cas prévus par le règlement du service dans les rangs.

    Art. XII. — Dans les régions militaires, hors de la zone de guerre, tous les militaires, pendant les loisirs du service et en dehors des corvées, peuvent recevoir de la caserne ou du vaisseau, mais seulement en ayant prévenu les autorités correspondantes, des certificats d’identité. Dans chaque unité une compagnie ou un service de quart doit toujours être présent pour le service.

    Art. XIII. — Nul ne peut être soumis à une punition ou à une amende sans jugement. Au combat, et sous sa propre responsabilité, le supérieur a le droit de prendre des mesures, jusqu’à l’emploi de la force armée, inclusivement, contre les subordonnés qui ne remplissent pas ses ordres. Ces mesures ne sont pas considérées comme disciplinaires. Art. XIV. — Les punitions offensantes pour l’honneur ou la dignité du soldat, martyrisantes ou malsaines sont interdites.

    Remarque : Est supprimée la mise sous le fusil, une des punitions spécifiées dans les règlements disciplinaires.

    Art. XV. — L’emploi des punitions non prévues par le règlement disciplinaire constitue une infraction aux lois et sera jugée par le tribunal. De même doit être appelé devant un tribunal tout supérieur ayant frappé un subordonné dans les rangs ou ailleurs. Art. XVI. — Nul militaire ne peut être soumis à une punition corporelle, même dans les prisons militaires.

    Art. XVII. — Le droit de nomination aux fonctions et de suppression temporaire prévues par la loi dans tous les grades est réservé exclusivement aux officiers supérieurs. Eux seuls ont droit de donner des ordres concernant la préparation et l’action de combat, les travaux spéciaux, etc…

    Le droit de contrôle, le régime intérieur de punitions pour les cas strictement prévus par les ordres ministériels, appartient aux Comités et tribunaux choisis par les organisations militaires. »

    Notons en passant que c’est ce droit de contrôle (des ordres donnés par les officiers — même des ordres militaires) qui a fait à l’armée le plus grand mal.

  2. Sandales de toile.
  3. En refusant d’accepter la régence qui lui fut offerte par la Douma.
  4. En abdiquant pour son fils en même temps que pour lui.
  5. Celui sur lequel je me trouvais, un cargo-boat anglais, visé par une torpille n’a dû son salut qu’à une rapide et habile manœuvre du capitaine Hall qui le commandait.