La Révolution russe vue par une Française/03


CHAPITRE III

la russie au bord de l’abîme


L’ivresse magnifique et dangereuse. — La note aux Alliés. — Chez M. Vodovozov. — Une scène de pronunciamento au Palais Marie. — La Garde rouge. — On déserte, on fraternise. — Avec le Conseil des délégués ouvriers et soldats. — De démissions en démissions. — Ceux qui ne veulent plus de la guerre !… — Anarchie dans les villes. — Jacquerie dans les campagnes.


Vie frémissante, pleine de passion et d’éclat : c’est la nôtre depuis la grande semaine révolutionnaire. Toute demeure est une hôtellerie où l’on mange à la hâte, où l’on dort la moitié de son sommeil. La pensée, l’action, le mouvement sont dans la rue et l’âme s’y précipite à leur suite. Notre vie spirituelle est si intense qu’à peine songe-t-on à assurer l’autre. Si le pain du corps manque parfois, en revanche celui de l’esprit surabonde. Pareil aux cinq pains de l’Évangile, il se multiplie jusqu’à rassasier une multitude toujours croissante et toujours renouvelée. On en a plein les mains, on le foule aux pieds, il vole au-dessus de nos têtes sous la forme des innombrables feuilles politiques qu’a fait naître la Révolution. Voici les Isvestia (les Nouvelles), organe du Conseil des délégués ouvriers et soldats ; le Diélo Naroda (la Cause du peuple), où paraissent les articles enflammés, mais parfois inquiétants, de Tchernoff ; l’Edinstvo (l’Union), du socialiste patriote Plékhanoff ; la Novaïa jizna (la Vie nouvelle), de Gorki… Tout cela brûle comme du feu, enivre l’âme et le cerveau, exalte l’imagination. La Pravda (la Vérité), organe de Lénine et des bolchévistes, devient un contre-poison, par ses exagérations même ! À chaque pas dans la rue, on se heurte à des distributeurs d’Appels, de Déclarations, de Manifestes, expression de toutes les tendances, propagande pour toutes les causes !… Et, comme si ce n’était, pas encore assez, la manne spirituelle tombe du haut de tout escalier extérieur, public ou privé, de toute borne, de toute saillie pouvant offrir une tribune d’où dominer la foule ardente, prête à la riposte, aux applaudissements ou à la désapprobation.

Pétrograd bouillonne comme une cuve après la vendange, et c’est nous qui sommes le raison noir ! Les grands jours de 89 sont revenus et nous les vivons ! Ivresse magnifique et dangereuse !… La Russie géante, la Russie chaotique cherche sa norme, et elle la cherche dans la révolution. Les images manquent pour dépeindre ce formidable creuset où toutes les institutions, toutes les croyances, toutes les habitudes, toutes les traditions ont été jetées pêle-mêle et d’où la Russie nouvelle aspire à se dégager. Y réussira-t-elle ?… Nous sommes encore trop près pour juger la Révolution russe, mais elle apparaît comme le plus extraordinaire mouvement didées, comme le plus ardent foyer de propagande universelle que le monde ait vu depuis la Révolution française.


19 avril/2 mai. — Le 1er mai que nous venons de vivre entrera dans l’Histoire sous un déploiement somptueux de drapeaux rouges, de cocardes, de rubans, de fleurs et de palmes ; au son des chants, des hymnes de l’éclat des cuivres jetant au vent de la Néva les strophes ardentes de la Marseillaise ; dans l’ivresse joyeuse des farandoles enfantines déroulées sous les pas ; au milieu de l’enthousiasme sacré des foules, des applaudissements qui répondent aux discours tombant des soixante tribunes dressées dans la capitale et où des orateurs improvisés remuent à plein cerveau les plus hautes, les plus nobles, mais les plus dangereuses idées !…

Il faut le reconnaître, cette sorte de mysticisme révolutionnaire où se complaisent les âmes russes risquerait, s’il se cristallisait, de devenir néfaste au succès même de l’établissement de la liberté. À force d’entendre : « Vive la paix ! Vive la fraternité des Peuples ! » on finit par oublier que, derrière ses abris bétonnés, par delà ses infranchissables réseaux de fils de fer barbelés, le tigre allemand guette, pareil au fauve dans la jungle, et se réjouit de cette foi naïve en l’universelle fraternité qui est le piège où il nous attend.

La splendide folie de désintéressement qui s’est emparée de la Russie et qui, en cette journée du 1er mai, a reçu la consécration des foules, était en germe dans l’Appel à tous les peuples et a trouvé sa forme définitive dans l’Appel aux socialistes de tous les pays, publié le 2 avril par le « Conseil des délégués ouvriers et soldats » de Pétrograd. Après avoir déclaré que la Révolution russe est une révolution non seulement contre le tsarisme, mais contre l’entr’égorgement universel, l’Appel ajoute : « La démocratie révolutionnaire russe ne veut pas d’une paix séparée, qui serait de nature à délier les mains de l’Empire germanique. Elle sait qu’une telle paix constituerait une trahison envers la démocratie, et la livrerait pieds et poings liés à l’impérialisme. Elle sait qu’une telle paix ne pourrait conduire qu’à un désastre militaire de tous les autres pays, et ainsi affermir pour de longues années le triomphe du chauvinisme et de la revanche ; laisser l’Europe, après 1870, comme un camp en armes et préparer dans un avenir prochain un nouveau et sanglant corps à corps. La démocratie révolutionnaire russe veut une paix universelle sur une hase acceptable pour tous les travailleurs de tous les pays qui ne veulent pas de conquêtes, qui ne cherchent à dépouiller personne, qui sont tous également intéressés à la libre expression de la volonté de tous les peuples, et au renversement de l’impérialisme international. Une paix sans annexions ni contributions, sur la base du libre développement de tous les peuples, cette formule, comprise et accueillie sans arrière-pensée par l’intelligence et par le cœur du prolétariat, donnerait la base sur laquelle pourront et devront s’entendre les travailleurs de tous les pays, belligérants et neutres, pour établir une paix durable et pour guérir dans des efforts communs les plaies causées par la lutte sanglante.

« Le Gouvernement provisoire de la Russie révolutionnaire a fait sienne cette manière de voir fondamentale, et la démocratie révolutionnaire s’adresse avant tout à vous, socialistes des Puissances alliées. Vous ne devez pas permettre que la voix du Gouvernement provisoire russe reste isolée dans le concert des Puissances alliées. Vous devez amener vos gouvernements à déclarer d’une façon nette et décisive que la formule de la paix sans annexions ni contributions, sur la base du libre développement des peuples, est aussi leur formule. Par là, vous donnerez le poids et la force d’impulsion nécessaire au geste du Gouvernement russe, vous donnerez à notre armée révolutionnaire, qui a inscrit sur sa bannière : la paix entre les peuples, la certitude que ses sacrifices sanglants ne seront pas abusivement utilisés pour le mal. Vous lui donnerez la possibilité de remplir avec toute la ferveur de l’enthousiasme révolutionnaire les sacrifices militaires qui incombent. Vous la fortifierez dans sa foi en ce que, luttant pour défendre les conquêtes de la révolution et notre liberté, elle combat en même temps pour les intérêts de la démocratie internationale, et, par cela, contribue au plus rapide établissement de la paix désirée par tous. Vous mettrez les gouvernements des pays ennemis en présence du dilemme inéluctable de renoncer avec la même fermeté à la politique de conquêtes, de dépouillement et de violence, ou bien d’avouer ouvertement leurs crimes et, par là, déchaîner sur leur propre tête la juste colère de leurs peuples.

« La démocratie révolutionnaire russe s’adresse à vous aussi, socialistes de l’AustroAllemagne. Vous ne sauriez admettre que vos gouvernements deviennent, les bourreaux de la liberté russe ; vous ne pouvez souffrir que, profitant de l’ivresse joyeuse de la liberté et de la fraternité qui s’est emparée de l’âme russe révolutionnaire, vos gouvernements rejettent leurs armées sur le front occidental pour détruire d’abord la France et ensuite se précipiter sur la Russie et, finalement, vous étouffer vous-mêmes et tout le prolétariat international dans l’étau de l’impérialisme universel[1]. »

Quinze jours se sont passés. Ce second Appel, pas plus que celui du 14/27 mars, n’a encore reçu aucune réponse des socialistes austro-allemands. La grande erreur des révolutionnaires russes, c’est de prêter à leurs ennemis la noblesse d’âme et la sincérité dont ils sont eux-mêmes animés.


20 avril/3 mai. — Les journaux de ce matin publient la note du gouvernement russe aux diplomaties alliées. La plupart reprochent à M. Milioukov la forme, qu’ils jugent timide et ambiguë, par laquelle il convie les Alliés à s’associer à la Russie dans sa politique de renonciation à toute annexion et contribution de guerre. Il est à prévoir que les partis vont en tirer occasion pour s’affirmer davantage et aussi hélas ! pour se ruer les uns contre les autres et risquer, au nom de la paix universelle, de nous faire choir dans la plus inexpiable de toutes les guerres : la guerre civile !

Déjà les colères bouillonnent ; la rue s’agite ; on y déclare le gouvernement traître à la démocratie. Hâtivement je téléphone à l’un des membres du parti travailliste : M. Vodovozov.

Le distingué publiciste revient d’un Congrès de paysans, tenu dans le gouvernement de Novgorod.

— Eh bien, dis-je en l’abordant : la situation est grave !

— C’est la faute de Milioukov. Sa note est d’un doctrinaire qui ne comprend rien à l’évolution. Elle marque un recul sur la déclaration du 27 mars, qui a posé nettement et fait connaître au monde les buts de la révolution russe. Nous ne voulons ni des Dardanelles, ni de Constantinople, et l’erreur de M. Milioukov a été de rester, notamment sur ce point, fidèle à la politique tsariste. Partisans de la politique ouverte, nous demandons que les contrats entre la Russie et ses Alliés soient rendus publics. Nous remplaçons le mot d’ordre impérialiste : « Jusqu’à la victoire complète » par la formule : « Jusqu’à la libération de tous les peuples », — sans en excepter l’Allemagne. La victoire que nous voulons, c’est celle des démocraties sur leurs oppresseurs. Nous ne la rechercherons par les armes qu’après avoir acquis la douloureuse certitude qu’elle ne peut être obtenue autrement. Cela non plus, M. Milioukov ne paraît pas l’avoir compris… Dans ce conflit, comme dans tous les autres, le dernier mot appartient au peuple !

Ce dernier mot, c’est en effet à la rue que je vais le demander. Elle présente l’aspect fiévreux des jours de grande lutte. Tout le peuple y est déjà descendu. Des attroupements se forment. À certains carrefours, l’engorgement est tel qu’il faut louvoyer pour se frayer un passage. Pourtant, la première parole entendue est un appel à la sagesse et à la modération. Un soldat crie :

— Camarades, au nom de l’avenir de la Russie, restons fidèles au gouvernement provisoire. Provisoire ; il est provisoire, comprenez-vous ? Attendez l’Assemblée Constituante, c’est elle qui décidera de tout.

Non loin, une jeune fille en cheveux courts déclare :

— Écoutez Lénine ; c’est lui seul qui a raison !

Le reste de ses paroles se perd dans les protestations de la foule. Mais un homme se détache du groupe, gesticulant et indigné :

— Ne la croyez pas ! Ne la croyez pas ! Elle ment ! Elle dit que Lénine sauvera notre Russie ; Nacha Roussiia !

Et il met dans ce mot une expression de si profond amour que les larmes m’en viennent aux yeux !

Vers trois heures, nous arrivons sur la place d’Isaac. Au delà du square, dans l’immense espace quadrangulaire dont le Palais Marie occupe le fond, on ne distingue qu’une masse grouillante et un rouge frissonnement de drapeaux au-dessus de l’éclair luisant des baïonnettes. Ce sont les régiments de Finlande, de Pawlowsk, de Kexgolm et les marins du 2e Équipage de la Baltique, sortis de leurs casernes sous l’impulsion d’un soldat arrivé d’Helsingfors, qui manifestent sous les fenêtres du palais où siège le Comité exécutif du gouvernement provisoire. Commencée par l’armée, la révolution se continue sous la menace des baïonnettes ! Cela est assez conforme aux traditions russes. De la révolte des Strélitz à celle des régiments qu’eut à dompter Nicolas 1er au moment de son avènement, l’histoire de la Russie abonde en mouvements militaires.

Celui du 27 février n’est devenu une révolution que par l’ampleur que lui a donnée la guerre. Il ne peut en être autrement dans un pays qui, depuis Pierre le Grand, reposait sur une organisation militaire dont le tsar était le chef suprême. L’armée est pour ou contre ce chef. Si elle est pour lui, le peuple tremble et obéit ; si elle est contre lui, la foule suit l’armée, — ce qui est encore une forme d’obéissance. L’essai de révolution populaire de 1905 a été une illustration de cette loi.

Fidèle, l’armée a maté le peuple et l’a rendu impuissant. En 89, c’est, au contraire, la grande vague populaire qui a submergé l’armée. Depuis sa formation, le gouvernement provisoire n’a eu d’un gouvernement que le nom. En réalité, le pouvoir appartient au « Conseil des délégués ouvriers et soldats ». Faut-il voir dans la manifestation d’aujourd’hui la lutte ouverte entre les deux pouvoirs ?… La sagesse serait de mettre un terme à leur antagonisme et de les réunir.

Avec des cris et des huées, cette masse en armes exige la démission du ministre des Affaires étrangères. Les inscriptions agressives des drapeaux soulignent leurs démonstrations verbales d’une menace sanglante : « Doloï Milioukov ! » « À bas le gouvernement provisoire ! »

Un soldat a harangué les troupes. La foule s’agite et manifeste. Le tumulte est à son comble. Nous nous sentons jetés, pantelants, au bord d’un abîme d’angoisses. Le gouvernement provisoire se soumettra-t il à la brutale injonction de l’armée ? Le Conseil des ouvriers et soldats acceptera-t-il le lourd fardeau du pouvoir à l’heure où la menace de la guerre civile passe en tourbillon sur nos tètes ?… Le tragique de la grande crise révolutionnaire n’est pas encore épuisé !…

Mais voici que pareils au Deus ex machina des anciens, Skobelev, un des leaders du parti socialiste, accourt, prononce des paroles de concorde et d’apaisement ; Kornilov, héros jadis adoré des soldats, fait à la sagesse de l’armée un émouvant appel : « Soldats, citoyens, entre la flotte allemande et nous, il n’y a plus qu’une barrière chaque jour diminuée : les glaces de la Baltique. Ne nous divisons pas, je vous en conjure, au moment où nous allons avoir peut-être à fournir le plus prodigieux effort de cette guerre pour sauver la patrie en danger. Soldats, rentrez paisiblement dans vos casernes et attendez-y les ordres du Conseil des délégués ouvriers et soldats et les miens ! » On y applaudit ; des casquettes et des bonnets de fourrure s agitent, les drapeaux frissonnent au-dessus des têtes, on crie : « Vive Kornilov ! »

Une autre scène se jouait sur la Perspective Newsky. Des bureaux de la Rouska Volya un homme était sorti, élevant à bout de bras un drapeau modeste. À la hâte, sur létoffe rouge, on avait écrit : « Vive Milioukov ! Confiance au gouvernement provisoire ! » Par les allées du jardin qui s’arrondit devant Notre-Dame de Kazan, le porte-drapeau va se placer au sommet des escaliers qui occupent le centre de la colonnade berninienne[2].

Une foule de gens le suivent. Officiers, soldats, marchands qui ont fermé à la hâte leurs boutiques, ouvriers en rupture d’usine, bateliers de la Néva, étudiants et étudiantes, tout ce qui passe, circule, ondoie à toute heure du jour et presque de la nuit sur cette Newsky, frémissante et passionnée comme un être vivant.

L’obligatoire discours entendu, la foule se forme en cortège, arrêtée de temps à autre sur son parcours par un orateur juché sur une voiture de place ou qui a escaladé les marches d’un padiezde[3]… On traverse le canal de la Moïka, après s’être donné comme objectif le ministère des Affaires étrangères, sur la place du Palais d’Hiver.

Mais voici qu’à l’intersection de la Newsky et de la Morskaïa, les deux manifestations, — pour et contre le gouvernement provisoire, — se rencontrent. Une bousculade rapide se produit. Le drapeau de la manifestation promilioukovienne est enlevé au bout des baïonnettes et lacéré. Un autre le remplace, bientôt lacéré à son tour. Cris dans la foule. Fuite dans toutes les directions… La milice paraît… Des citoyens de bonne volonté s’appliquent à rétablir l’ordre. On se donne rendez-vous, le soir, à la place du Palais Marie.

Et, dans la clarté prolongée des nuits blanches commençantes, puis plus tard, à la lueur indécise des globes électriques, devant les fenêtres éclairées du palais où le gouvernement provisoire a repris ses séances, la grandiose manifestation recommence. Mais les régiments ne sont pas revenus. Du Palais Marie à la cathédrale d’Isaac, majestueusement silhouettée sur le ciel, l’immense place retentit des cris, des appels, des hourrahs échappés à plus de cent mille poitrines. Plus de manifestations de haine ou de colère : rien qu’une attente anxieuse et une vibrante espérance. Des fenêtres de l’Hôtel Astoria orientées vers le Palais Marie, le spectacle est extraordinaire. Le décor, la foule, la montée des voix, les effluves émanés de ces masses en ébullition, sont plus grisants que les fumées de l’alcool. On croit assister à quelque formidable poussée du peuple dans les soirs tumultueux de Ninive ou de Babylone !…

L’un après l’autre, afin de calmer cette attente qui s’angoisse, les ministres paraissent au balcon. Goutchkov, malade, la main appuyée sur son cœur pour en comprimer les battements, jette en paroles ardentes son âme à la multitude… Et tout à coup, un hourrah formidable retentit, pareil à une tempête qui passe sur les grands chênes ; dans la foule un mouvement se produit, analogue à celui des vagues au temps des grandes marées : c’est Milioukov que la foule acclame et veut voir, et veut entendre. Le ministre proteste de la bonne foi du gouvernement provisoire, de sa propre fidélité à la-cause de la Révolution…

Le poids tombe qui oppressait encore les poitrines ; l’apaisement se fait. On éprouve l’impression d’avoir échappé par miracle à un terrible danger. Longtemps encore, même lorsque le silence s’est fait sur les balcons, la foule s attarde, allégée et murmurante, heureuse de prolonger en elle le sentiment des heures inoubliables qu’elle a vécues.


22 avril/4 mai. — Malgré la rectification à la note du 20 avril, publiée par le ministre des Affaires étrangères et transmise aux gouvernements alliés, les ouvriers restent dans un grand état d’effervescence. Les usines de la Baltique, les quartiers populeux de Pétrogradskaïa-Stérana et de Viborg fermentent comme aux premières heures de la révolution.

Les « camarades » se montrent mécontents non seulement du gouvernement provisoire, dont ils traitent les membres de « droitiers » et de « bourgeois, » mais même du Conseil, qu’ils ne trouvent pas assez disposé à les suivre dans leurs exagérations. Pourvus des fusils volés à l’Arsenal, reconnaissables à leur brassard à la couleur révolutionnaire, ils se sont constitués en Garde rouge, moins pour protéger la population que pour la terroriser. En vain le Conseil a décliné leurs offres d’assistance, et répondu que la milice suffisait au maintien de l’ordre dans la cité ; en vain leur a-t-il enjoint de venir déposer leurs armes, ils continuent à se dresser, menaçants. Des armes, et surtout des grenades à mains, disparaissent presque journellement de l’Arsenal ou des autres usines de munitions. Récemment, les 20 000 hommes de la Garde rouge ont défilé en armes dans plusieurs quartiers de Pétrograd, afin d’en imposer à la ville par un déploiement inattendu de leurs forces. Le bruit court qu’ils se sont fabriqué une auto blindée avec un camion automobile. On a peur d’eux. De vagues rumeurs annoncent qu’ils feront une démonstration aujourd’hui.

Journée enfiévrée. La réconfortante impression produite par la déclaration des ministres au Palais Marie s’efface déjà. Je reçois quelques visites. Presque toutes sont porteuses de nouvelles alarmantes : un général a été assassiné ; des coups de feu ont été tirés ce matin à Pétrogradskaïa-Stérana ; le Conseil même n’est plus écouté ; la Garde rouge parcourt les quartiers qui avoisinent la Sadovaïa… Plusieurs personnes auraient été tuées…

Je n’ai garde de tomber dans le piège de ce pessimisme. La Russie révolutionnaire traverse une crise : elle en sortira. Milioukov saura se retirer s’il le faut…

Vers quatre heures M. Michel arrive. Je n’attendais que lui pour me mêler à la foule qui, malgré les menaces de fusillade, s’est remise à parcourir les rues. J’ai quitté le lointain quartier où j’ai vécu les premiers jours de la révolution, pour m’établir dans une rue perpendiculaire à la Newsky et où je sens battre de plus près le cœur de la grande et orageuse cité. En trois minutes, nous atteignons la Perspective. Moins les drapeaux, elle présente le même spectacle que la veille. Les orateurs y continuent leur propagande. Et je songe à ce qu’écrivait le marquis de Custine dans son livre, trop peu lu, La Russie en 1839 : « Les nations ne sont muettes qu’un temps ; tôt ou tard le jour de la discussion se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s’explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel. » Paroles prophétiques ! Dès qu’il a touché le pavé de la rue, tout homme, ici, se mue en orateur. Ce qui me surprend, c’est que la masse sait écouter. Point d’interruption brusque, de controverses désordonnées où chacun n’entend et n’écoute que soi. Ces meetings improvisés sont à la fois ardents et calmes, comme le caractère même de ce peuple façonné depuis des siècles par la double influence du climat et de l’obéissance.

De groupe en groupe, nous atteignons Gostiny-Dvor. Soudain, aussi inattendue qu’un coup de tonnerre dans un beau ciel d’été, une fusillade éclate : la Garde rouge débouche de la Sadovaïa ; la Garde rouge est devant nous !… La détonation a été si proche que nous avons vu briller l’éclair ! À côté de M. Michel, un soldat tombe, foudroyé. Débandade folle. Avant que j’aie eu le temps de me reconnaître, je suis prise sous le bras, emportée presque… Conscient du danger que nous courons, M. Michel m’a saisie, et m’entraîne, et m’emporte hors de cette fournaise avec toute la force de ses robustes vingt ans ! La seconde salve me trouve à l’abri, dans un cinéma tout proche. Mon secrétaire est reparti. Mais je ne suis pas seule. En un instant, le hall est rempli. Les grandes glaces des murs reflètent des visages épouvantés d’hommes, de femmes et d’enfants. On entend :

— Tirer sur une foule paisible et sans armes ! Quel crime !…

En effet, depuis les perquisitions de la Grande Semaine, rares sont ceux qui possèdent encore un revolver.

Une petite fille que la foule bousculante a séparée de sa mère pleure dans un coin.

Deux, trois salves encore, puis le silence… Silence gros d’inquiétude… La porte se rouvre : on apporte les blessés et les morts. M. Michel est parmi les porteurs. Il tient à pleins bras le corps abandonné d’un soldat. Les cheveux grisonnent sur les tempes, les bras pendent lamentablement… Un peu de sang macule la joue… Cinq, six, puis sept corps ont été apportés ainsi… Est-ce le bilan de la journée ? Y a-t-il ailleurs d’autres victimes ?

— Rentrez chez vous, madame, exige M. Michel. La Garde rouge est encore là et l’on dit qu’un régiment accourt à sa rencontre. Dieu sait ce qui va se passer ici ce soir !

— Savez-vous, lui dis-je, que vous venez peut-être de me sauver la vie ?…

Michel hausse les épaules et : — Peuh ! dit-il, n’exagérez pas mon mérite… ni le vôtre !

Puis, tandis qu’il m’emmène, très vite, il raconte :

— Ce sont ceux de Poutilov, de Lessner et de Troubatchni qui ont fait le coup. Lorsque je vous ai quittée, j’étais comme fou ; j’y voyais rouge ; j’aurais voulu tuer ces brutes…, et j’étais sans armes. Revenu à mon point de départ, j’ai essuyé une seconde salve, et tout à coup je vois ceci : un soldat, revolver au poing, s’élance sous le feu vers les plus proches assaillants et crie : « Vous êtes des brutes, des brutes ! On ne tire pas sur une foule sans armes ! » Autant que j’ai pu en juger, il en a blessé deux et en a fait reculer un grand nombre. On l’a entouré et décoré sur place de la croix de Saint-Georges. Alors j’ai ramassé un malheureux soldat mort, et je suis venu vous rejoindre.

Et, comme nous arrivons devant ma porte :

— Ne sortez pas, madame, je reviendrai ou je vous téléphonerai selon les événements. Ça va chauffer, tout à l’heure…

En vain j’insiste pour le retenir :

— Non, non ma place est là-bas. Je suis milicien ; je dois aider au rétablissement de l’ordre. D’ailleurs, vous savez bien que les balles ne peuvent pas m’atteindre…

Car, outre qu’il est courageux, Michel a loi en son étoile !…


27 avril/7 mai. — Les pires nouvelles nous arrivent du front. Pendant les premières semaines de la Révolution, les officiers ou soldats qui en venaient, délégués par leurs camarades, vantaient le patriotisme, la fermeté de résolution des troupes. Ils faisaient entendre des paroles de sagesse, des appels à l’ordre et au travail Les divergences politiques, les querelles des partis les remplissaient de crainte et d’étonnement. Peu à peu, de la capitale, la désagrégation s’est infiltrée dans les villes de l’arrière et a gagné le front. Certains journaux, comme la dangereuse Pravda, répandus dans l’armée par centaines de mille, y ont semé des ferments de révolte et de dissolution. La discipline s’est relâchée ; on a commencé à organiser des meetings, a parler politique, à discuter les ordres des chefs… Puis est venue la question du partage des terres. Se faire tuer, c’est perdre sa part ! Alors, la nuit, en tapinois, on sort de sa tranchée pour se reporter un peu à l’arrière, de crainte d’une surprise. Au matin, si la tranchée est libre, on la réoccupe, tranquillement.

Les Allemands ont habilement profité de cet état d’esprit. Après leur attaque sur le Stokhod, ils ont compris que mieux valait laisser les Russes en paix. La Pravda et le Diélo Naroda travaillaient pour eux. Aussitôt les désertions ont commencé. Pendant quelques semaines les trains revenaient chaque jour bondés de soldats qui s’en retournaient au village. Les toits des wagons s’effondraient sous le poids de ceux qui n’avaient pu trouver place à l’intérieur. Des hommes ont été tués ou projetés sur la voie au passage des ponts. À l’heure actuelle, la moyenne des soldats présents sur le front varie entre 2 et 30 p. 100 !… Le nombre des déserteurs s’élève à plusieurs millions.

Puis les fraternisations sont venues. Après l’Appel à tous les socialistes, les soldats russes ont cru à la pacification universelle. Et, certes, ils ne demandaient qu’à y croire ! Ils étaient las de la guerre, las comme des enfants auxquels on a imposé un trop grand effort. Depuis trois ans, c’est par millions qu’on les jetait dans la gueule du Moloch allemand ! Certains d’entre eux, venus de quelque tranquille province de la Russie centrale, poussés sur les champs de bataille, ignorants et étonnés, ont fait successivement tous les fronts. Ils n’ont quitté les neiges des Karpathes où l’on enfonce jusqu’aux épaules que pour aller patauger dans les marais du Pinsk et de Riga, ou pour gravir, le ventre vide, les infranchissables montagnes d’Erzeroum. Qui dira les imméritées souffrances du soldat russe ? C’est à pleurer de pitié et à s’agenouiller de douleur ! Pendant la retraite de Galicie, faute de cartouches et d’obus, ils répondaient au tonnerre formidable des canons par des attaques à la baïonnette ; pendant celle de Pologne, n’ayant même plus de fusils, ils ramassaient des pierres pour les jeter aux Allemands. Lors de la brillante offensive de Radko Dmitrielf (décembre 1916), des compagnies entières se sont noyées, la nuit, dans la boue glacée des marécages. Il y a quelques mois encore, en Russie, le soldat n’était pas un homme, mais un matériel de guerre. À l’assaut des positions fortifiées on le jetait par masses sur les fils de fer barbelés : le terrain nivelé, les armées suivantes passaient sur les corps ! O sainte et héroïque soumission des armées russes !… Mourir avec de telles aggravations de douleurs, n’est-ce pas mourir plusieurs fois ?…

Et voici que tout à coup, à ces hommes, à ces grands enfants qui ont tant souffert, — et sans savoir pourquoi, — on annonce la liberté et la paix !…, D’abord, c’est la surprise, le doute ; puis une sorte de délire s’empare d’eux ; ils oublient les maux passés, leur cœur déborde d’amour et de mansuétude. Subjectifs, ils prêtent leurs propres sentiments à leurs ennemis. « Comme nous, sans doute, ils se battaient à contre-cœur et par obéissance. Allégeons-les vite de ce fardeau ; déclarons-leur que désormais tous les hommes sont frères !… » Hélas ! c’est, retournée, la fable du Coq et du Renard.

Les Allemands n’ont eu garde de laisser tomber cette avance naïve. En hâte ils constituent des régiments de fraternisation, formés d’hommes parlant plus ou moins le russe. On se visite de tranchée à tranchée ; on se promène au milieu des réserves de l’arrière : « Entrez, messieurs, vous êtes chez vous ! » On échange de l’eau-de-vie contre du pain, de la viande ou du savon. L’Allemand ou l’Autrichien arrive, pourvu de petits couteaux, de chaînes de montre, toute une bimbeloterie semblable à celle dont nos explorateurs se servent pour s’attirer l’amour et la confiance des peuplades nègres du Centre africain ! Mais, tout en offrant ses petits cadeaux, le bon Teuton jette autour de lui des regards attentifs.

« Pendant que les régiments russes fraternisent sur le front avec les Allemands, écrit un artilleur à un journal de Pétrograd, ceux-ci s’avancent jusqu’à 25 et 30 verstes en arrière, relèvent les plans de nos fortifications et l’emplacement, de notre artillerie. Au cours d’une bataille récente, toutes les batteries du secteur, si bien dissimulées que les avions allemands n’avaient jamais réussi à les repérer, ont été atteintes par les canons ennemis. Tel est le résultat de ces hypocrites embrassades. »

— En effet, raconte un soldat de Galicie, sur notre front on fraternise. Le soir, nous nous rencontrons avec les Autrichiens et nous causons en buvant le thé.

— On ne tire donc plus là-bas ?

— Mais si ! tous les jours. Comment ne pas tirer lorsqu’on est deux armées, face à face ?

— Alors, pendant la journée vous vous tuez de part et d’autre une dizaine d’hommes, puis, le soir, vous vous embrassez et vous buvez le thé ?

— Des hommes ? Non, non, nous n’en tuons pas ! Nous tirons contre une montagne, les Autrichiens contre une autre, et, le soir, on boit le thé ensemble… Mais comment ne pas tirer quand on est là pour ça ?

Une sœur de charité sort de chez moi. Elle arrive des environs de Cernowicz.

— Eh bien ! lui ai-je demandé, que se passe-t-il dans ce secteur que j’ai vu jadis si actif ?

— Comme ailleurs, on déserte, on fraternise. il y a quelques jours, j’ai demandé à un soldat : « Est-ce vrai que, toi aussi, tu veux retourner au village ? — Pourquoi ne pas y retourner puisqu’on ne se battra plus ? — Mais il faut se battre, sans quoi les Allemands prendront toutes nos terres. — Oh ! pas les nôtres, elles sont trop loin : je suis du gouvernement de Riazan. — Tu penses à toi… lais les autres… Ceux qui sont des gouvernements voisins, des Kitchinev, de la Petite-Russie ?… — Ah ! ceux-là, a répondu le soldat, je ne les empêche pas de se battre ! »

Altruiste et fraternel, le soldat russe n’a cependant pas la notion de la solidarité patriotique. Sous la férule du tsarisme, les idées simples et claires que tout homme normal porte en soi se sont atrophiées dans l’âme russe. En considérant comme un délit politique toute tentative de groupement des masses populaires, dans un pays où le climat, la constitution géologique, l’énormité des distances, font de l’éparpillement et de l’isolement de l’individu comme les conditions naturelles de la vie, les gouvernants ont réduit le peuple à une sorte de poussière humaine, à un système mécanique d’individus juxtaposés mais sans cohésion. Il est plus facile de critiquer le peuple russe que de le comprendre. Qui le comprend l’excuse… Pour un paysan russe d’avant la guerre, la patrie ce n était pas l’ensemble de ces villes lointaines, paradis inaccessibles dont souvent il ne connaissait pas même les noms, — de ces beautés ou de ces richesses du sol dont sa vie entière suffisait à peine à lui faire découvrir une parcelle, de ce trésor de productions intellectuelles, de traditions dont il ignorait jusqu’à l’existence, la patrie, c’était son isba, son mir (commune) et par delà, son tsar. Le tsar tombé, la Russie apparaît comme un grand corps sans âme prêt pour la décomposition. Si la Révolution ne lui rend pas cette âme dont le tsarisme l’a dépossédée peu à peu, s’il ne se rencontre pas un être assez puissant, assez inspiré pour lui insuffler le sentiment du devoir commun, pour lui forger une âme collective, rien ne peut plus la sauver désormais. Vouée à l’anarchie et à l’incohérence, elle complétera de ses propres mains, par le morcellement géographique, l’émiettement moral réalisé par ses tsars. C’est le cas pour elle de faire sienne l’invocation passionnée de notre Musset :

Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

Milioukov a donné sa démission. Le gouvernement ne tardera pas à le suivre. Les journaux publient une lettre du ministre de la justice, Kérensky, et une déclaration du gouvernement provisoire. Les uns et les autres demandent au peuple de se prononcer, décidés qu’ils sont à se retirer s’ils n’ont pas toute sa confiance.

La situation politique extérieure, qui a commencé à être inquiétante il y a quelques jours, avec les articles de Tchernov dans le Diélo Naroda (18 avril/1er mai et suivants) s’assombrit encore. La question de la divulgation des traités passionne l’opinion publique. Les journaux de l’extrême gauche russe impriment que les socialistes anglais et français sont venus apporter en Russie la formule impérialiste : « La guerre jusqu’à la victoire » La proposition du Conseil des ouvriers et soldats d’une conférence internationale à Stockholm prend de plus en plus corps et, pour ou contre, passionne tous les esprits. On suit avec une émotion fébrile tout ce que les journaux français ou allemands publient à ce sujet.

Le mercredi 26 avril/8 mai, j’ai une entrevue à l’Hôtel de l’Europe avec un de nos socialistes, M. Lafont, qui revient de visiter les troupes du front. Je le trouve fort attristé. Cependant, il espère que la démocratie russe se reprendra. Tout ce qui pense ou agit à Pétrograd doit aider le peuple à surmonter la crise.


27 avril/10 mai. — Séance solennelle au Palais de Tauride. Sur la proposition de M. Rodzianko, les membres vivants des quatre Doumas ont commémoré le onzième anniversaire de leur réunion en Assemblée législative. Tous les représentants des Alliés étaient présents dans la loge diplomatique. MM. Kérensky, Tsérételli, d’autres encore ont prononcé de vibrants et patriotiques discours. M. Skobelev a déclaré que la Douma « a fait son devoir » et M. Goutchkov, après avoir tracé un sombre tableau de la situation actuelle, jette cette inquiétante apostrophe : « La Russie est au bord de l’abîme et en péril de mort ! »

Cette séance, la seule tenue par la Douma depuis la Révolution, sera probablement la dernière avant la réunion de l’Assemblée Constituante.

La ferme attitude de la Douma devant l’oukase impérial du lundi 27 février (vieux style) a fait place à une fâcheuse inactivité. La grande Assemblée parlementaire abdique devant la Révolution qui lui doit cependant d’avoir pu s’accomplir. Ainsi elle a laissé le champ libre à l’initiative souvent débordante et impétueuse du Conseil des délégués ouvriers et soldats. C’est une lourde responsabilité devant l’avenir.

Jeudi, vendredi et samedi on agite la question du changement de ministère. Le Conseil des délégués ouvriers et soldats ainsi que les extrêmes gauches s’oppose à la formation d un ministère coalisé. La tension extérieure augmente, à propos du torpillage du Zara, qui transportait les socialistes russes. Les Isvestia, organe du Conseil, écrivent qu’il faut exiger des explications de l’Angleterre… L’anarchie règne dans les provinces ; on pille, on tue ; le partage des terres a commencé sur plusieurs points…

Le 29 avril/13 mai, la Rouskia-Volya publie en vitrine un télégramme de son correspondant de Paris, sur un article paru dans un grand journal du soir à propos du Congrès des officiers et soldats du front : « Que penseraient les Russes, si 2000 officiers et soldats réunis à Paris y discutaient la cessation ou la continuation de la guerre ? » Grande émotion qui, des abords de la Rouskia-Volya, se répand aussitôt dans la ville : « La France ne veut pas nous comprendre ! Elle en est encore à cette crainte de paix séparée dont nous n’avons jamais eu l’idée. Ce n’est pas la cessation de la guerre que l’on discute à Pétrograd : c’est la possibilité d’une paix juste et équitable pour tous, faute de quoi nous continuerons la guerre. Comment les journaux français sont-ils si mal renseignés ou si peu compréhensifs ? » Tels sont les propos que l’on entend jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Le lendemain, je me rends au Congrès des officiers et soldats du front, qui siège au Palais de Tauride, dans la salle des séances de la Douma.

Comme le palais s’est démocratisé ! Quelle ne serait pas la surprise de son ancien possesseur, le prince Potemkine, favori de Catherine II, s’il y revenait ! Les tableaux qui ornaient le grand vestibule, le portrait du tsar, bref tout ce qui rappelait l’ancien régime a disparu. Sous la rotonde, où trône encore le buste du prince, sont placées des tables, d’apparence très démocratique. Derrière, un soldat siège et vend au public les prospectus, les brochures, les journaux de propagande dont elles sont chargées. Des affiches collées aux colonnes, des pancartes plaquées aux murs, rompent très peu harmonieusement l’ordonnance des lignes architecturales. Pourquoi le souci de l’art et de la beauté meurt-il toujours avec l’avènement des démocraties ? Oui, je sais, les démocraties sont houleuses, mouvantes comme la vie, et pour qui sait voir, cela est de l’art aussi ; mais c’est de l’art incohérent, de l’art inachevé, sans forme, sans ordre, sans harmonie, c’est moins de l’art que de la matière d’art. Pour que cet art s’organise il faut une longue initiation. L’initiation achevée, la démocratie bouillante de jadis s’est assagie, est devenue une bourgeoisie forcément conservatrice… et tout est à recommencer !…

J’entre dans la salle des séances au moment précis où le ministre de la Guerre et de la Marine, Goutchkov, annonce sa démission : « Camarades, officiers et soldats, ce n’est plus en ministre que je viens à vous ! » Minute pathétique ! La vaste érudition militaire de M. Goutchkov, ses efforts persévérants pour moderniser l’armée, son activité parlementaire, consacrée dès le début de la guerre aux besoins de la défense nationale, sont bien connus. Son départ apparaît comme une catastrophe à la majorité des citoyens. Le déjà ex-ministre de la Guerre parle, le visage un peu pâle sous la barbe grisonnante. Il parle de son œuvre et de ce qu’il croit être le devoir actuel de l’armée. De la tribune des journalistes où je suis, on entend fort mal. Je sors de la salle pour aller occuper une place au haut de l’hémicycle. Déjà la nouvelle de la démission de Goutchkov s’est répandue dans les couloirs. Des soldats groupés la commentent d’un air consterné. Un « poilu » dont les bottes et les habits sont encore maculés de la boue des tranchées et qui porte sous le bras un énorme paquet de feuilles de propagande en faveur de l’action patriotique, hoche tristement la tête en gémissant :

— Quel malheur ! Quel malheur !

Un gradé, entouré d’une dizaine de soldats, donne des témoignages d’une violente colère. Je m’approche. Les soldats s’écartent. Je me trouve face à face avec le gradé. À quelques mots que j’ai prononcés, il a reconnu ma nationalité.

— Vous êtes Française, madame ? Eh bien ! vous pouvez dire en France que nous sommes rudement malheureux… Notre ministre de la Guerre ! Comprenez-vous ? Ils l’ont obligé à partir. C’est du propre ! Dieu sait où nous allons !… Douraki ! Douraki ! Douraki ! (Imbéciles)… Et voilà les Léninistes à présent.

Le partisan et ami de Lénine, Zinoviev, qui a traversé l’Allemagne avec lui, dans le fameux wagon plombé, vient d’entrer au Palais de Tauride. Il doit y prendre la parole au lieu et place de son chef de file, retenu ailleurs. Je me hâte de regagner l’hémicycle, suivie par mon « poilu » qui fixe sur moi de pauvres bons yeux de chien battu et continue à porter sous le bras son énorme paquet de « proclamations ».

Goutchkov a quitté la salle, qui est encore tout émue de son départ. Visage rasé, cheveux noirs en boucles, un homme s’agite à la tribune, cette mémorable tribune de la Douma où les voix de Radzianko, de Milioukov, de Choulguine, de Kérensky ont fait entendre, du début de la guerre à la Révolution, de si terribles vérités et ont jeté de si vibrants appels.

Pendant près d’une heure, aux applaudissements nourris de l’assistance, Zinoviev tonne contre le capitalisme, le militarisme, l’impérialisme… des Alliés. Ce sont toujours les mêmes sophismes, cent fois entendus et habilement mêlés à quelques vérités fondamentales destinées à les faire accepter. Seuls les Allemands sortent blancs comme neige de ce terrible réquisitoire.

— Comment pouvez-vous applaudir ce faux pacifiste ? ai-je demandé à un officier assis près de moi.

— Parce qu’il parle bien, mais on retient de son discours ce que l’on veut !

Et ils le croient ! Ils s’illusionnent assez pour se croire capables d’échapper à ces pernicieuses influences, eux si faibles au fond, si malléables, nés pour devenir la proie du premier homme qui se sentirait de taille à leur imposer sa volonté !…

Brisée d’émotions je n’ai pas le courage de rentrer chez moi. Je monte chez une amie, la princesse Guévolanié, — veuve du député géorgien mort récemment sur le front du Caucase. Les fenêtres de son appartement, tout proche, s’ouvrent sur les jardins encore dépouillés du Palais de Tauride. La neige tombe en rafales, tandis que chez nous, dans les jardins de France, tous les lilas doivent être en fleurs !…

Un des neveux de la princesse, élève d’une école militaire de Pskov, annonce que les Russes évacuent cette ville et transportent tout à Novgorod. Les mêmes mesures ont déjà été prises pour Réval. Allons-nous voir se lever les jours annoncés par le général Kornilov ?

La princesse, qui fut avec son mari une révolutionnaire d’avant la Révolution, m’exprime ses craintes sur la situation intérieure et extérieure. Et surtout elle me parle de son pays. Placée par la confiance de ses compatriotes à la tête du Comité géorgien, elle est en communication constante avec tout ce qu’il y a d’actif dans ce pays d’ancienne civilisation en qui la politique tsariste de russification à outrance n’a pas réussi à étouffer le patriotisme et l’amour de la liberté.

— Jamais la situation n’a été pire pour la Géorgie, me dit la princesse. La censure, supprimée dans les autres villes de la Russie, sévit encore plus sévèrement qu’autrefois à Tiflis. Jamais la vie n’y a été aussi pénible et la répression du moindre délit aussi rude. Le gouvernement, qui s’est appuyé sur nous jadis, redoute maintenant nos tendances séparatistes…

Ne m’a-t-on pas cité quelque part ces paroles attribuées au député géorgien Tchéidzé, président du Conseil des ouvriers et soldats : « Qu’ai-je à faire de la Géorgie ? Je suis citoyen du monde ! » Car déjà l’Europe ne lui suffit plus !


1er/14 mai. — La démission de Goutchkov est officiellement confirmée. Kérensky y faisant allusion, dans une réunion tenue au « Comité exécutif des ouvriers et soldats », a dit que « M. Goutchkov joue dans le gouvernement le rôle du premier rat qui, au moment du naufrage, abandonne le navire ! »

Les démissions se succèdent : après celle de Goutchkov, voici celle du général Kornilov ; d’autres, dit-on, aussi graves, se préparent.

Le Conseil des ouvriers et soldats, épouvanté par la rapidité avec laquelle les tendances extrémistes se propagent, dans le peuple, semble revenir à plus de sagesse. Après une entente avec le gouvernement provisoire, il vient d’adresser un appel aux officiers et aux soldats du front en leur enjoignant de prendre l’offensive. Mais cet ordre vient trop tard ; le mal est fait. Les soldats refusent l’obéissance, même au Conseil !


2/15 mai. — La situation s’aggrave d’heure en heure. Les généraux Rouszky, Broussilov et Gourko ont démissionné à cause de l’indiscipline des troupes. Un drapeau sur lequel on pouvait lire « Vive l’Allemagne » a osé faire son apparition dans la rue. Le ministère n’est pas formé : Goutcbkov continue à expédier les affaires courantes. Kérensky, dans un discours prononcé au Congrès des officiers et soldats du front, a fait cet aveu navrant : « Que ne suis-je mort pendant les belles journées du début de la Révolution ! Au moins j’aurais emporté l’illusion de laisser après moi « un peuple libre », tandis que je me trouve en face « d’un troupeau d’esclaves révoltés ». Cette impression du grand tribun révolutionnaire est commune à beaucoup d’autres. Tout ce qui a du bon sens, même parmi le simple peuple, proteste contre les tendances extrémistes. Des révolutionnaires, des intellectuels, des gens qui ont souffert pour le triomphe des idées libérales en sont aujourd’hui à dire :

— Que ne sommes-nous morts en exil ou au bagne ! Au moins nous aurions pu croire jusqu’au bout que notre sacrilice avait servi la cause de la liberté. Or voici que la liberté est venue, mais elle n’a abouti qu’à l’anarchie annonciatrice de la réaction.

Depuis deux ou trois semaines, on n’écoute plus la voix de ceux qui furent les grands apôtres de l’idée révolutionnaire. Impérialistes Rodzianko, Milioukov, Maklakov, les libéraux de la première heure qui forment aujourd’hui l’extrême droite de la Révolution ! Bourgeois, Plékhanov, Kropotkine, tous ceux qui ayant passé leur exil dans les pays libres comme la Suisse, la France ou l’Angleterre, en ont rapporté une saine conception de la liberté !

Le ministre socialiste belge M. Vandervelde, arrivé depuis quelques jours à Pétrograd, a prononcé dans la grande salle de la Douma de la ville un éloquent et émouvant discours qui fait le contrepoids aux dangereuses paroles du léniniste Zinoviev. Le surlendemain, suivi des Belges résidant à Pétrograd, il est allé au Champ de Mars rendre hommage aux victimes de la Révolution russe. D’autres manifestants avec leurs drapeaux se sont joints à lui.

Comme à l’ordinaire, des meetings isolés se forment autour des tombes, des conversations s’engagent. Un officier et un voyenni-tchinovik (fonctionnaire militaire) s’appliquent à faire comprendre à des soldats la nécessité d’une offensive :

— Au nom du ciel, frères, comprenez : si vous faites maintenant une offensive, avant trois mois la guerre sera finie ; avant trois mois, certainement.

Et ils reprennent les arguments connus : disette allemande, manque de soldats, actuellement si peu nombreux sur le front russe, et que grâce à l’offensive franco-anglaise on ne peut faire revenir du front occidental.

— Une offensive ? Pourquoi faire ? répondent les soldats, puisque nous aurons la paix quand même. Si les Allemands nous attaquent, nous ne les laisserons pas entrer, mais nous ne pouvons pas prendre l’initiative, après avoir déclaré que nous ne consentirions à aucune annexion. Non, non, nous ne le pouvons pas.

Ailleurs un ouvrier s’épuise en reproches sur les fraternisations.

— Eh ! comment ne pas fraterniser avec les Allemands quand ils nous crient : « Plus de guerre, Russes, plus de guerre ! »

Ailleurs un soldat proclame :

— Maintenant que nous avons la révolution, ce n’est plus le moment de s’occuper de la guerre. Les affaires intérieures, voilà ce qui est intéressant pour nous, camarades. Pourquoi marcherions-nous contre le militarisme allemand et pas contre l’impérialisme anglais et français ?

Quelqu’un n’a-t-il pas répondu l’autre jour à un marin de la Mer Noire :

— Pourquoi prendre l’offensive sur le front allemand, au lieu de la prendre sur notre propre sol ?

Car de plus en plus s’affirme l’antagonisme entre le travail et le capital.


Las d’avoir parlé sans convaincre, les anarchistes commencent à agir. Revenus d’exil, légers d’argent et de scrupules, ils ont jugé que le plus pressant pour eux était de s’assurer un gîte. Lénine leur a donné l’exemple, en s’emparant, comme l’on sait, du palais de Mme Ktchétinskaïa. En vain la célèbre danseuse a fait appel à la justice. J’ignore s’il y a encore « des juges à Berlin, » mais, à voir ce qui se passe, on se sent disposé à croire que la race en est disparue à Pétrograd.

Encouragés par ce résultat, messieurs les anarchistes, auxquels se sont joints quelques bandits avérés, ont pris possession du palais du comte de Leuchtenberg. Je tiens de la bouche d’une des proches parentes du comte le récit de ce glorieux fait d’armes.

— Cela fut si rapide, qu’à peine avons-nous eu le temps de nous rendre compte de ce qui arrivait. Les anarchistes envahissaient toutes les pièces et aussitôt chacun s’emparait de ce qui flattait le plus son regard, et en estimait le prix. Nous n’avons pas cherché à opposer une résistance inutile. Nous avons seulement supplié quelques-uns de nos aimables visiteurs de nous revendre ceux des souvenirs auxquels nous tenions le plus. Ils refusèrent. Peut-être notre probité leur a-t-elle paru suspecte, et nous ont-ils jugés capables d’évaluer ces objets au-dessous de leur valeur… Tout ce qu’il nous a été permis d’emporter, c’est un petit sac à main… Encore nous sommes-nous estimés heureux de nous en tirer ainsi !…

M. Kharitonov, commissaire du rayon de Kholomensky où se trouve le palais, est un bolchéviste, ami de Lénine. Lorsqu’on lui annonça que les anarchistes avaient pris possession du palais Leuchtenberg, il se hâta d’aller se réfugier auprès du chef de son parti alin de n’avoir pas à sévir contre eux.

il y a quelques jours, à Lesnoï[4], j’ai assisté à un étrange spectacle. Dans le jardin d’une villa, des sièges du plus pur Louis XV, recouverts de Beauvais ou d’Aubusson, étaient dispersés à travers les allées ou dans les massifs encore encombrés de neige. Sur l’un des fauteuils, — habitué à de plus délicats contacts, — un tonneau était placé. Debout sur ce tonneau, un homme en haranguait d’autres !… Cette scène de vandalisme se passait dans le jardin de la villa Dournovo que les anarchistes avaient daigné trouver à leur convenance. Quelques jours plus tard, la villa du général Dournovo ainsi occupée est devenue un second « fort Chabrol » autour duquel se sont livrés de véritables combats.

M. Sakhanowsky, chef avéré du parti anarchiste, possède deux villas en Finlande. J’ignore s’il se les est acquises par les mêmes procédés délicats…

Le district de Schlusselbourg, avec sa forteresse, dans une île du Ladoga, a essayé de se constituer en république. La tentative a heureusement été réprimée. À Orianenbaüm, les pillages succèdent aux incendies ; l’autorité locale est impuissante à rétablir l’ordre. À Nijni-Novgorod, des bandes attaquent les hôpitaux de guerre, brisent les vitres des maisons, détériorent les cheminées. Elles exigent la fermeture des cinémas ouverts pour l’instruction du peuple. « Nous n’avons pas besoin d’instruction, disent ces forcenés, nous vivrons bien sans cela ! » À Kitchineff des troubles agraires ont éclaté. Les paysans se sont emparés de deux plantations de tabac et ont blessé les gardiens à coups de pied. De Sibérie on signale des troubles sur plusieurs points. Les propriétaires de Krasnoïarsk, par exemple, reçoivent de nombreuses lettres anonymes où on les menace de brûler leurs maisons. Les pillages provoquent la panique. La population n’ose pas dormir la nuit dans la crainte des incendies.

« Les derniers moments sont arrivés ! » disent les paysans.

Partout des incendies s’allument, l’anarchie règne… Les rumeurs les plus invraisemblables trouvent des oreilles pour les accueillir… La campagne est littéralement « assommée » par la soudaineté et l’importance démesurée de cette révolution qui dépasse son entendement. On est terrifié… Là-bas, dans la capitale dont bien peu se font une idée exacte, quelque chose d’effroyable s’est passé qui a balayé les fondements séculaires de la vie russe. On en veut à cette force et on la redoute. Elle apparaît comme une puissance ténébreuse contre laquelle on est désarmé. Même l’arrivée possible de l’Allemand n’effraie plus. On va jusqu’à dire que « peut-être ce sera mieux avec lui parce qu’il mettra de l’ordre ». Les soupçons se développent jusqu’à en être maladifs…

Un beau matin, un village s’agite, comme une ruche inquiète. Le peuple court vers les granges, on entend des voix animées, des cris… Que se passe-t-il ?… Ceci : Derrière les granges il y a un groupe d’individus. Personne ne les connaît. Ils interrogent les femmes ; ils demandent à chacun compte de ce qu’il possède. Ils ne ressemblent pas à des Russes… Certainement ce sont des étrangers venus pour s’approprier le blé… Des voix crient : « Où sont donc les moujiks ?… Vite ! qu’ils prennent des haches et des bâtons ! » Et voilà le village en rumeur. Or, le plus souvent, les malheureux contre lesquels le paysan s’ameute sont ou des ouvriers chargés de quelque mission technique, ou des envoyés du gouvernement pour négocier l’achat du blé ! Il est vrai que certains accapareurs sans scrupules ont d’une fois spéculé sur l’ignorance ou sur la timidité native du paysan !… Et maintenant l’on se méfie.

Le paysan refuse de vendre son blé, car il a peur de manquer de pain. La grange lourde lui fait l’âme légère. Plus à l’aise depuis qu’il a cessé de boire de l’alcool, il consomme volontiers ses produits au lieu de les vendre. Il y gagne de ne pas fatiguer son cheval et de ne pas perdre lui-même deux ou trois journées pour porter son blé à telle ou telle gare, distante parfois de 60 à 100 verstes. Il ne tient pas à recevoir de l’argent dont il ne sait que faire. Depuis la guerre, il ne trouve à acheter aucun des objets qui lui sont le plus indispensables tels que des clous, des fers à cheval, des ustensiles de ménage, des instruments agricoles… Jadis, c’était surtout l’Allemagne qui les lui envoyait… Un matin, on voyait arriver dans le village une britchka attelée d’un vigoureux cheval. Un homme en descendait, lourd, affable et loquace. C’était le commis voyageur allemand ! Il avait de tout dans sa britchka : des vis et des essieux pour les charrettes ; des fils, des aiguilles, de la poterie ou de la ferblanterie pour les ménagères ; des foulards et des rubans pour les jeunes filles, et jusqu’à des journaux de Pétrograd ou de Moscou pour le staroste (l’ancien du village). Et tout le monde d’accourir !… L’Allemand n’était pas aimé, mais on avait besoin de lui… L’arrivée de la britchka, que rien n’a remplacée, manque au village. — Cela est une des mille leçons de la guerre dont nous devrons savoir profiter aussi.

Dans certaines contrées éloignées de la Russie, la guerre a fait rétrograder de cent ans la civilisation. Ne trouvant plus d’étoffes à un prix raisonnable, les paysannes se sont remises à filer la toile et à tisser les habits. Les vieux métiers ont revu le jour et l’on entend de nouveau au fond des isbas leur ronronnement monotone. Faute de pétrole, dont l’expédition dans les villages est presque arrêtée par suite de la crise des transports, on est revenu au mode d’éclairage contemporain d’Ivan le Terrible : un bout de bois, fiché entre deux des rondins qui forment les murs de la chaumière et que l’on remplace toutes les cinq minutes. Ne pouvant plus se procurer de souliers confectionnés, on s’est remis aux chaussures à semelles de bois que l’on fabrique soi-même, et l’on revient aux « laptis » en écorce de bouleau tressée, dont l’usage commençait à se perdre dans de nombreux villages. La difficulté qu’il éprouve à se procurer du sucre fait aussi que le paysan refuse de vendre son miel dont il a besoin pour sa boisson indispensable : le thé.

Le niveau moral qui commençait à s’élever parmi les paysans depuis la suppression de l’alcool[5], subit de nouveau de terribles fluctuations. On délaisse le travail ; la jeunesse villageoise s’adonne au jeu, chante des chansons obscènes et emploie toutes les ruses pour se procurer de l’alcool. Les déserteurs qui rentrent au village y apportent des ferments de désordre et de, démoralisation. La « houliganerie » qui avait presque disparu refleurit sous le prétexte de « partage des terres ». On saccage les foins, on brûle les jeunes pousses, parfois les habitants de deux villages voisins se jettent sur le même morceau de terre et finissent par en venir aux mains.

Près de Mtsensk, dans la Russie centrale, des soldats accompagnés de sous-officiers se présentèrent à la propriété de Mme Chéréméliev sous prétexte de rechercher les armes. Le personnel du domaine n’osa pas leur opposer de résistance et ils visitèrent la maison de fond on comble. Ayant trouvé du vin dans les caves, ils s’enivrèrent, et aussitôt le pillage commença. Les paysans des villages les plus proches accoururent pour se joindre à eux. La garnison de Mtsensk arriva aussi à la rescousse et prit part à la curée. L’ensemble des vols ou des dégâts s’éleva à 7 millions et demi de roubles (15 millions de francs).

Son œuvre achevée, la troupe avinée se rendit, à la distillerie de Selesniev, située à trois verstes de Mtsensk. Une foule de 5.000 personnes composée de soldats, de bandits et de paysans s’y trouvait déjà et se préparait à en faire le siège. Voyant que tout était perdu, quelqu’un dont on n’a pas su le nom, mais qui appartenait sans doute à la distillerie, mit le feu à l’alcool. Cette mesure farouche, à la Kostopchine, sauva en partie la propriété. Soldats et paysans se jetèrent alors sur une autre distillerie des environs. Il fallut un régiment d’artillerie à cheval venu de la ville d’Orel pour limiter ces redoutables troubles agraires.

De véritables scènes de sauvagerie se sont déroulées dans les environs de Moscou. Une troupe de « houligans » ayant envahi un village pendant la nuit et voulant s’emparer d’une maison, les moujiks s’assemblèrent et il y eut un échange de coups de feu. La milice de Moscou, arrivée en hâte, poursuivit les malfaiteurs et réussit à en arrêter quatre. La foule surexcitée demanda qu’on lui livrât les prisonniers. Le commissaire essaya vainement de calmer l’effervescence. Entouré, presque menacé à son tour, il ne put obtenir qu’un vote à main levée pour décider si les prisonniers devaient être livrés à la foule ou laissés entre ses mains. Le premier parti l’emporta. Aussitôt les paysans, froidement féroces, se jetèrent sur les prisonniers et les battirent jusqu’à ce que, couverts de sang, étendus par terre, ils ne donnassent plus signe de vie.

Puis on prit les corps et on les jeta sous un hangar. Un de ces malheureux ayant repris ses sens, la foule s’empara d’eux de nouveau, les battit et les piétina. Enfin, un soldat s’élança vers le groupe des misérables aux trois quarts assommés et, debout sur le tas de chairs tuméfiées, se mit à le larder de coups de baïonnette.

L’esprit s’arrête, confondu, devant de telles horreurs. Et cependant le peuple russe est bon. Mais une fois l’ère des violences et des représailles ouverte, qui pourra en fixer les limites ? Et, jusque dans les campagnes, c’est presque toujours l’armée qui entraîne le peuple.

Les vols sont devenus si fréquents qu’on n’éprouve plus aucun étonnement à lire des annonces dans le genre de celle-ci, cueillie dans le journal La Reitch, du 14 mai 1917 : « Je prie la personne ayant volé, le 11 mai, à la gare Nicolas, — dans un compartiment de wagons-lits, un sac de voyage contenant des choses précieuses, de renvoyer les papiers indispensables à l’adresse suivante : Hôtel de l’Europe, n° 27 ». Le cas de retour des papiers, même sans avis dans les journaux, est assez fréquent lorsque l’adresse du volé tombe sous les yeux du voleur !…

L’esprit de désordre et d’insubordination a franchi même les murs des cloîtres. Dans certains couvents de femmes, les religieuses se sont révoltées contre les règlements et ont demandé une modification profonde des statuts. Les popes, mal payés, en contact journalier avec le peuple, se sont, en général, montrés favorables à la Révolution. Il n’en va pas de même dans les monastères pourvus de riches prébendes par le gouvernement impérial. À Novgorod, par exemple, les religieuses ont excité la population contre une institutrice envoyée par les zemstvos pour expliquer la Révolution aux paysans.

Celles de Kazan, qui étaient jadis sous la protection de la grande-duchesse Élisabeth, sœur de la tsarine, ont écrit au Comité exécutif du Conseil des ouvriers et soldats pour lui faire savoir qu’elles étaient affreusement mal nourries et dans la plus grande misère.

Chez les hommes, même désarroi, compliqué parfois d’une fâcheuse démoralisation. Au monastère Danilov, qui dépend de l’archevêché de Moscou, le supérieur a refusé de lire le texte de l’abdication du tsar. Les moines se sont révoltés et ont invité les étudiants et les ouvriers à organiser chez eux un meeting. On y a accusé le supérieur d’avoir été l’homme de Raspoutine, et l’assemblée a voté son remplacement. Mais le nouveau supérieur nommé, les moines ont refusé de reconnaître son autorité.

Meetings également au couvent de Daniel, de Moscou, et pour des raisons analogues.

Tumulte au grand couvent de Troïtska, à la suite d’une perquisition entreprise contre la littérature excitatrice des pogroms (meurtres de juifs en masse).

Il convient de ne pas généraliser. Comme les popes, les couvents ont donné leur adhésion à la Révolution et au gouvernement provisoire, et il est encore trop tôt pour affirmer ou infirmer leur sincérité. Malheureusement, l’alcool joue actuellement son rôle dans ces monastères russes qui ne furent pas toujours l’asile de la piété et du travail !…


Le député libéral de la droite, M. Pourishkiévitch, vient de publier, sous la forme du fameux j’accuse de Zola, une lettre ouverte « aux bolchéwiki du Conseil des délégués ouvriers et soldats de Pétrograd ». Aucun journal n’en a donné la reproduction. Elle circule secrètement, sous forme de feuilles imprimées à la machine à écrire, et, vite devenue rare, certains de ses exemplaires ont été payés jusqu’à cent roubles. J’ai eu la rare bonne fortune d’en avoir un pour quelques heures entre les mains. Cette lettre, ou plutôt ce réquisitoire, a pour titre : « Sans visière ! » Entre autres chefs d’accusation, on y relève ceux-ci :

« Je vous accuse, dit le libelle, de ce que vous osez ruiner le prestige du gouvernement provisoire aux yeux du peuple. Ayant établi une surveillance et un contrôle par des membres de votre milieu qui ne sont reconnus par personne et qui n’ont pas reçu des pouvoirs de tout le peuple, vous créez l’anarchie en Russie en faisant germer dans une foule ignorante l’idée que notre patrie est gouvernée par deux pouvoirs dont l’un, le gouvernement provisoire, doit être soupçonné quant à la pureté de ses intentions et la sincérité de ses projets, et dont l’autre, serviteur désintéressé du peuple, le conduira vers des fleuves de lait, ayant des rives de kissel[6], — et que ce pouvoir c’est le vôtre…

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« Je vous accuse de ce que, n’étant rien autre que les plénipotentiaires d’un groupe d’ouvriers de Pétrograd, vous vous permettez de parler au nom de la Russie…

« Je vous accuse de pervertir coupablement l’armée à l’heure où, animée par la conscience de la grandeur du fait accompli, elle pourrait, si vous n’aviez pas ébranlé sa discipline, offrir au monde le spectacle d’une grandeur d’âme inouïe et de la valeur militaire du peuple russe, — ce qui aurait accéléré la fin de la guerre par la victoire du peuple russe…

« Je vous accuse de saper la confiance que les Alliés ont en nous par vos discours malintentionnés et d’appeler le peuple à une paix prématurée au nom des idéaux abstraits et de l’union universelle du prolétariat, provoquant ainsi une réponse ironique de nos ennemis d’outre-frontière, qui vivent avec la seule pensée qu’ils sont d’abord une nation et seulement ensuite les membres de la grande famille du prolétariat international…

« Je vous accuse de ce que, poursuivant ces buts, vous diminuez la force combative de l’armée russe en donnant à chacun de ses membres le droit de s’ériger en juge compétent dans les problèmes de la lutte historique du peuple russe, et d’accentuer ainsi la diversité d’opinions dans les rangs de l’armée qui ne doit avoir qu’un but : la victoire, laquelle ne peut être obtenue au milieu des tentatives des diverses unités militaires de discussion des ordres venus d’en haut ou du degré de leur opportunité au point de vue de l’offensive ou de la défensive. »

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Une détente commence à se faire. Sous l’impression du spectre du danger, il y a partout réveil. Il semble que l’ivresse commence un peu à se dissiper. Les comités de régiments et toutes sortes de réunions de soldats adoptent des ordres du jour blâmant les fraternisations sur le front et appelant les soldats à la discipline. Les pourparlers pour la reconstitution du gouvernement sont sur le point d’aboutir. Les entrevues entre le Comité exécutif des ouvriers et soldats ont amené un accord sur la question de principe. Même l’entente s’est faite sur les noms.

M. Albert Thomas suit de très près ce qui se passe et prend part aux pourparlers. Il s’est concilié beaucoup de sympathies à Pétrograd et y jouit d’une grande autorité morale.

Le projet de conférence de Stockholm vient d’entrer dans une phase nouvelle plus apaisante. M. Tchéidzé, président du Conseil des ouvriers et soldats, a reçu une lettre de M. Mœring, un des vieux chefs du socialisme allemand. L’ancien leader déclare qu’il ne participera pas au Congrès. Il croit pouvoir faire la même déclaration au nom de l’aile gauche internationaliste des socialistes allemands et pense que ses amis incarcérés, Liebknecht et Rosa Luxembourg, se seraient abstenus également s’ils avaient été libres. M. Mœring considère M. Scheidemann, qui doit se trouver à la tête de la délégation allemande, et son groupe comme des agents du gouvernement allemand, et cela justifie et motive son abstention.

Cette lettre, reçue quelques jours plus tôt à Pétrograd, y aurait fait sensation et aurait probablement déterminé les socialistes russes à s’abstenir. Mais elle arrive en même temps que l’annonce d’un changement de programme qui doit, paraît-il, modifier considérablement l’aspect du Congrès : cette nouvelle orientation de la conférence n’est pas encore connue.

M. Moutet revient du front et se prépare à rentrer à Paris. Je vais le voir. MM. Cachin, Claude Anet, Soldatenko sont auprès de lui. Tout en disposant chemises et faux-cols dans sa valise, le député socialiste nous fait part de ses dernières impressions. « Politiquement, elles sont plutôt bonnes. La délégation française a eu de longs entretiens avec le Conseil et doit se rencontrer de nouveau avec lui cette nuit. Déjà on est d’accord sur presque tous les points… La Russie n’est pas si profondément atteinte que les apparences le font craindre. Elle possède des hommes qui ont une compréhension profonde de la situation. Il faut espérer en eux. »

On attend pour demain la solution de la crise gouvernementale. Nous saluons avec un grand élan d’espérance cette éclaircie dans le ciel si sombre de ces derniers jours.



  1. Suit un appel aux socialistes neutres et une invitation à une Conférence internationale à laquelle prendraient part tous les travailleurs des pays belligérants et neutres.
  2. Notre-Dame de Kazan est une copie de Saint-Pierre de Rome dont la double colonnade est due au Bernin.
  3. Escalier extérieur, souvent protégé par une sorte de véranda.
  4. Faubourg de Pétrograd.
  5. Voyez Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1917.
  6. Mets favori du peuple russe.