La Révolution et la Réaction en Espagne

LA REVOLUTION
ET
LA REACTION EN ESPAGNE

Notre temps abonde vraiment en dramatiques spectacles. Tantôt ce sont les luttes d’ambition nationale ou de prépondérance qui éclatent et mettent soudainement à nu une Europe travaillée d’un mal profond ; tantôt ce sont les déchiremens intérieurs qui laissant entrevoir tout à coup les contradictions morales ou politiques, l’anarchie intime d’un pays. Et dans ce tumulte d’événement une chose singulièrement frappante, c’est que plus on va, plus les problèmes s’aggravent et se compliquent, plus les situations se tendent et s’enveniment. Toutes les questions qui s’élèvent, guerres ou insurrections, prennent aussitôt un caractère extrême ; pour les gouvernemens et pour les peuples, ce sont des questions d’existence. D’où vient l’anxiété cruelle qui se fait jour à la plus légère menace, à la moindre étincelle qui jaillit, au moindre point noir qui paraît à l’horizon ? C’est que partout et sous toutes les formes la lutte est engagée à outrance. En diplomatie comme dans l’ordre intérieur, le temps des fantaisies est passé. Une guerre, on le sent, doit être une crise décisive pour les destinées européennes. Une insurrection dans certains pays n’est plus une ébullition passagère, c’est une épreuve suprême pour tout un régime politique. Qu’est-ce que la dernière insurrection espagnole si ce n’est une lumière de plus, une nouvelle et criante révélation d’un état violent qui semble ne plus laisser de place à aucune transaction entre les forces qui se heurtent. Ce qui en fait la moralité et la signification, ce n’est pas qu’elle ait échoué ou qu’elle ait réussi pour le moment, c’est que, victorieuse ou vaincue, elle montre quel chemin on a fait au-delà des Pyrénées, puisque l’Espagne se trouve conduite à ce point où tout ce qui est la vie, liberté, ordre, sécurité, crédit, est livré à la fatalité des passions agitatrices et des passions de réaction qui se disputent avec un acharnement croissant un pouvoir sans lendemain.

C’est là justement ce qu’il y a de dramatique dans cette histoire, gouvernée par une triste et violente logique. Jusqu’ici assurément, depuis trente ans, les insurrections n’ont pas manqué au-delà des Pyrénées ; il y en a eu de toutes les couleurs, et je me souviens, pour l’appliquer à l’Espagne, d’un mot cruellement ironique d’un Américain du sud qui prétendait qu’en fait d’insurrection ils pourraient en envoyer à une exposition universelle des modèles à charger le plus gigantesque navire. Du moins jusqu’ici en Espagne ces insurrections, déchaînées le plus souvent par des passions personnelles, ne dépassaient pas une certaine sphère ; elles étaient l’œuvre de partis impatiens, vivaces, coordonnés, qui en se culbutant alternativement abaissaient leurs coups devant la monarchie autour de laquelle ils se groupaient. Il y a mieux, de toutes les royautés européennes, cette royauté espagnole, telle qu’elle était sortie de la confusion, des événemens contemporains, semblait assurément la mieux faite pour vivre. Elle avait tout à la fois le prestige du droit traditionnel et la popularité d’une institution rajeunie dans une commotion nationale ; c’était la royauté légitime d’une jeune femme personnifiant une Espagne nouvelle devenue l’image vivante et couronnée de la souveraineté populaire. Les révolutions se faisaient à ce mot d’ordre prononcé par un progressiste : « que Dieu sauve le pays et la reine ! » Même en 1854, lorsque tout cependant commençait à changer déjà, la royauté, seule, abandonnée au milieu des barricades de Madrid, n’était pas encore sérieusement menacée et voyait aussitôt se grouper autour d’elle des hommes blanchis au service des idées libérales, des révolutionnaires de la veille. Aujourd’hui, qu’on ne s’y trompe pas, c’est la monarchie elle-même ou du moins la monarchie actuelle qui est en, question. Ce sentiment de loyalisme qui existait autrefois est étrangement affaibli. Manifestement une insurrection victorieuse aujourd’hui au-delà des Pyrénées, c’est peut-être la guerre civile demain ; mais c’est à coup sûr d’abord la défaite prévue, annoncée, d’une dynastie.

Que s’est-il donc passé pour ruiner en moins de vingt ans une situation qui semblait si belle et que rien ne prédestinait nécessairement à ces fatalités ? C’est la suite d’une série ininterrompue de déviations et d’erreurs, de l’acharnement de toutes les forces politiques à s’entre-détruire, d’une véritable dissolution de tous les éléments qui ont fait la sécurité et le prestige de la monarchie constitutionnelle à sa naissance. C’est l’œuvre de tout le monde, — à commencer par la royauté elle-même, qui n’a pas assurément peu contribué à ses propres mésaventures, — et le signe le plus sensible de cette phase nouvelle dans ces dernières années a été la retraite systématique, absolue, du parti progressiste et du parti démocratique. Le jour où, saisissant le prétexte d’une circulaire qui interdisait les réunions électorales, le parti progressiste s’est exilé volontairement de la vie publique, ce jour-là il a renoncé à toute action légale, il a commencé cette évolution qui devait le conduire rapidement à une émigration nouvelle, aux conspirations, à toutes les tentatives révolutionnaires. L’abstention a été une déclaration de guerre faite en commun par les progressistes et les démocrates. Ce n’est pas que les deux partis aient les mêmes idées et le même but. La vieille fraction progressiste qui conspire aujourd’hui, qui a M. Olozaga pour conseil et dont le général Prim a l’ambition d’être le chef militaire, cette fraction n’a pas rompu absolument avec toute idée monarchique, elle met seulement son espoir dans une monarchie nouvelle qu’on fabriquera je ne sais comment, en allant chercher je ne sais quel prince. Elle a peu de goût pour le suffrage universel, même pour la liberté religieuse. Le parti démocratique, jeune ardent, peu nombreux, est au fond républicain, et avec tous les principes du libéralisme européen il se fait un programme qui n’a qu’un malheur, celui d’avoir probablement fort peu de chances en Espagne. — Les progressistes croient encore aux insurrections militaires et ils ne croient peut-être sérieusement qu’à celles-là ; les démocrates et c’est du moins leur mérite, se fient peu aux révoltes militaires, aux généraux affamés de dictature : ils croient théoriquement au peuple qui ne les connaît pas, qui ne les suivrait pas, et, n’ont aucun enthousiasme pour le pouvoir, d’un soldat ; mais entre les deux partis le lien est la guerre à la monarchie actuelle. C’est le point de jonction entre les vieilles rancunes de M. Olozaga, la turbulence ambitieuse du général Prim et les aspirations démocratiques. De là ce qu’il y a tout à la fois de menaçant et d’incohérent dans tous ces mouvemens qui se succèdent depuis quelques années, et dont l’abstention des progressistes a été le signal.

Ce ne serait rien si en face de ce camp de l’action révolutionnaire il y avait au moins deux choses : une ; monarchie intacte, gardant son prestige aux yeux du pays, et une force d’action régulière, organisée, unie dans la défense de la légalité constitutionnelle. Malheureusement dans ces vingt ans la royauté s’est mille fois compromise ; elle a usé ce qu’elle avait de popularité, et d’un autre côté cette force d’action qui a existé autrefois, qui a eu un rôle éclatant par l’intelligence et par le sens politique, qui a été l’organisatrice de l’Espagne constitutionnelle et qui s’est appelée le parti modéré, cette forcé n’existe plus. Le parti modéré espagnol a péri de ses propres mains, je veux dire par toutes les passions et les ambitions des hommes. Une moitié s’en est allée vers l’union libérale, ce parti nouveau né des débris de tous les autres et qui s’est personnifié dans le général O’Donnell ; une autre portion a passé à une sorte d’absolutisme équivoque et inavoué qui depuis longtemps s’essaie à gouverner l’Espagne ; le reste ne forme qu’un amas flottant et incohérent sans lien et sans drapeau. Le parti modéré espagnol n’a pas vu que ce qui a fait autrefois son autorité et sa prépondérance, c’est qu’il représentait avec une réelle supériorité d’esprit le libéralisme sensé, intelligent et pratique, et que le jour où il cessait de représenter ces idées, le jour ou il trahissait lui-même par ses tentatives de prétendues réformes cette constitution de 1845 qui était son œuvre, il n’était plus rien ; il n’était, lui aussi, qu’un amalgame. C’est là justement la faiblesse actuelle du parti modéré espagnol. En reniant son passé, ses doctrines, il a perdu son crédit, et ceux qui l’ont conduit dans cette aventure ont mérité un jour cette leçon que leur infligeait un jeune député conservateur dans un des discours les plus éloquens qui aient retenti au congrès. « Quoi donc ! disait il y a quelques années M. Lopez de Ayala, lorsque pendant trente ans on a prêché à une génération qu’elle a le droit d’émettre librement sa pensée, lorsque sous l’influence de tant de protestations, de manifestes et de discours, cette génération a acquis la conscience de son droit et commencé à le pratiquer, suffit-il de lui dire : Taisez-vous, l’expression de votre pensée trouble mon calme ministériel ? Non, elle ne se taira pas ; vos antécédens revivent en nous pour vous servir de remords. Si les doctrines propagées par vous étaient bonnes et profitables, ce reproche sera votre châtiment pour les avoir abandonnées ; si elles étaient fausses et pernicieuses, ce sera encore votre châtiment pour avoir semé l’erreur. Dans tous les cas, votre vie se tourne contre vous, le souvenir de vos œuvres vous poursuit… »

Et c’est ainsi par ce déplacement de toute chose, par cette dissolution ou par cette exaspération croissante de toutes les forces politiques, que l’Espagne s’est trouvée conduite à cette extrémité où tout le monde est à peu près hors la loi, où la violence seule règne sous la forme des insurrections où sous la forme des fantaisies de pouvoir. C’est là le drame de cette histoire espagnole : d’un côté Les progressistes conspirant sans cesse avec leurs alliés de la démocratie, de l’autre les modérés tombant fatalement dans un absolutisme violent, — au milieu, une royauté menacée, ébranlée, décriée et devenue un dernier enjeu entre les partis. Dans ce qu’elle a de plus récent et de plus précis, cette histoire peut se résumer en un mot : c’est une tentative désespérée de réaction née d’une insurrection il y a un an et allant aboutir à une insurrection nouvelle il y a un mois, en présence d’un pays fatigué et inerte attendant la destinée qu’on lui fait ou qu’on lui prépare.


I

Les événemens vont vite au-delà des Pyrénées. Je ne sais si on se rappelle où en était l’Espagne il y a un an et demi. O’Donnell rentrait à peine au pouvoir, où le général Narvaez, aidé de M. Gonzalez Bravo, venait de passer neuf mois sans gloire et sans succès, n’osant être ni libéral ni absolutiste, mêlant les velléités de conciliation aux coups d’autorité. O’Donnell, à vrai dire, n’était pas dans une position aisée, rencontrant à chaque pas devant lui les modérés, qui le harcelaient d’une inimitié vindicative, et les progressistes, qui conspiraient, — ayant de plus sur les bras toutes ces complications de guerres lointaines et ruineuses avec les républiques américaines et les difficultés financières contre lesquelles tout ministère espagnol a depuis longtemps à se débattre. Certes le général O’Donnell, comme un autre, est un chef de parti à cheval et a le goût de la dictature ; il a aussi contre lui des antécédens d’insurgé comme presque tous les généraux espagnols ; mais il a du moins ce mérite de sentir que dans l’Espagne nouvelle, dans un pays qui durant sept années a versé des torrens de sang pour avoir une monarchie constitutionnelle, un certain degré de libéralisme est nécessaire. Les difficultés qui l’entouraient au moment où il remontait au pouvoir, il espérait les vaincre par un programme libéral, en reconnaissant l’Italie, en adoucissant le régime de la presse, en étendant le droit électoral, en s’appuyant enfin sur des chambres renouvelées.

Deux choses faisaient la force du général O’Donnell : l’énergique et froide résolution de son caractère, et justement ce libéralisme qui dans sa mesure répond aux instincts d’une grande partie de la bourgeoisie espagnole. Deux choses faisaient aussi sa faiblesse : d’abord il ne pouvait guère se dissimuler qu’il n’était pas un ministre agréable à la cour. Il se croyait nécessaire, il l’était sans doute, puisqu’on lui remettait le pouvoir ; il ne savait s’il le serait encore le lendemain, et s’il ne serait pas emporté par un de ces souffles de faveur qui ne se règlent pas précisément sur les votes d’une majorité parlementaire. Ce qui n’était pas moins sérieux. peut-être, c’était cette situation à demi révolutionnaire créée par l’abstention des progressistes, aggravée dès ce moment par un travail évident de conspiration. C’est alors, le 3 janvier 1866, qu’éclatait la première insurrection militaire dont le général Prim donnait le signal en enlevant quelques escadrons à Aranjuez, Cette levée de boucliers n’avait encore rien de décisif, et le héros de l’aventure, Prim, battait triomphalement en retraite vers la frontière de Portugal, sans avoir même cherché une rencontre avec les généraux du gouvernement envoyés à sa poursuite ; mais c’était le signe d’un commencement de désorganisation, d’une possibilité de défection dans l’armée, et de l’irréconciliable hostilité des progressistes, qui n’attendaient évidemment qu’un succès de Prim. Le danger de cette échauffourée, c’est précisément qu’elle ne tranchait rien ; elle laissait à la conspiration ses espérances, au gouvernement ses embarras en face d’une situation énigmatique, irritante, dont les modérés se faisaient une arme pour combattre le ministère de l’union libérale, pour lui reprocher ses ménagemens, peut-être même ses connivences. Ce n’était en réalité qu’un prologue ou un premier acte ; le drame venait bientôt, et il fut terrible : ce fut l’insurrection du 22 juin 1866 à Madrid, l’une des journées les plus sanglantes dans l’histoire de la révolution espagnole.

Le moment était d’ailleurs bien choisi. Depuis six semaines, le ministère était à se débattre dans les chambres pour obtenir une sorte de dictature semi-politique, semi-financière. Il demandait d’un seul coup l’autorisation de percevoir les impôts, d’introduire dans le budget toutes les économies qu’il pourrait réaliser, d’entrer en arrangement avec les créanciers étrangers, de faire un emprunt, d’augmenter au besoin les forces de mer et de terre en présence des événemens qui menaçaient de jeter l’Europe dans la confusion. C’était vraiment beaucoup pour une seule fois et pour un ministère qui avait commencé par les déclarations les plus libérales. Seulement les circonstances devenaient pressantes, la situation intérieure et extérieure s’aggravait chaque jour. Les discussions se prolongeaient ardentes, passionnées, troublées par une vague anxiété, par le pressentiment d’une explosion dont les symptômes se multipliaient, lorsque le 22 juin au matin cette insurrection si souvent annoncée, attendue par le gouvernement lui-même, éclatait comme un coup de foudre. Un régiment tout entier d’artillerie, et quelques escadrons d’un autre régiment venaient de se soulever, tuant leurs officiers, se retranchant dans une des principales casernes, la caserne de San-Gil, et mettant la main sur un immense dépôt d’armes. En même temps des barricades s’élevaient de toutes Parts dans les quartiers populaires de Madrid. le général O’Donnell, qui depuis quelques nuits ne se couchait plus, attendant le matin pour prendre quelques instans de repos et se tenant prêta un combat qu’il sentait dans l’air sans pouvoir l’empêcher, O’Donnell avait à peine le temps de monter à cheval pour aller reconnaître une situation qui du premier coup paraissait singulièrement alarmante. Il parcourut la rue d’Alcala, où il fut rejoint bientôt par le général Serrano et par quelques autres officiers. Ce qui l’inquiétait à cette première heure, c’était la sûreté du palais. Le moment était donc venu pour lui de saisir corps à corps ce fantôme de révolution qui le poursuivait depuis quelque temps ; plus d’une fois il avait promis de livrer bataille à l’émeute, si elle osait descendre dans la rue, et il n’était pas homme, il faut le dire, à se laisser ébranler par le péril.

A quoi tint ce jour-là que l’insurrection ne devînt pas une révolution ? On en fut certainement très près. Tout semblait en vérité favoriser une catastrophe ; tout était assez habilement calculé, au moins quant aux préliminaires. Le mouvement devait éclater sur plusieurs points de l’Espagne à la fois, mais particulièrement à Madrid, où un succès qu’on croyait possible pouvait tout décider. La plus grande partie de la garnison était gagnée, et dès le matin effectivement des symptômes de mutinerie se manifestaient dans divers régimens, notamment dans le régiment d’infanterie du Prince. Les premiers corps insurgés de la caserne de San-Gil disposaient de plus de trente pièces d’artillerie, et ils n’auraient eu qu’un mouvement à faire pour tenir le palais de la reine sous le feu de leurs canons, de même qu’un acte d’audace les eût mis sans difficulté en possession du ministère de l’intérieur et du télégraphe au centre de la ville. Les progressistes et les démocrates, — les démocrates encore plus que les progressistes, — se jetaient dans la lutte, appelant aux armes tout ce qu’il y avait à Madrid de soldats de la révolution, et quelques-uns des chefs de partis allaient eux-mêmes aux barricades. Aux yeux de bien des personnes, dès le matin, la partie semblait totalement perdue pour le gouvernement, et sans doute pour la reine elle-même, tant l’insurrection paraissait avoir l’avantage, tant on était convaincu de la défection inévitable de l’armée. A quoi tint donc, encore une fois, que ce commencement de victoire se changeât bientôt en une défaite sanglante pour l’insurrection ? D’abord a la vigueur foudroyante de la défense conduite par O’Donnell, à la courageuse activité du général Serrano, qui entre tous se prodigua ce jour-là, et aussi à l’éergie avec laquelle le colonel Chacon, commandant du régiment du Prince, réussissait à raffermir ses troupes et même à les mener au combat. Un instant d’hésitation ; pouvait tout perdre et livrer les soldats au mouvement ; la promptitude irrésistible de l’action les retint sans doute dans la fidélité.

Au premier bruit d’ailleurs, tous les généraux présens à Madrid, modérés, libéraux, même progressistes, allaient offrir leur épée au gouvernement et se mêlaient aux troupes en les encourageant de leur présence. O’Donnell, aidé de lieutenans dévoués, s’emparant de l’armée fidèle, combinant tout avec autant de résolution que d’énergique sang-froid, O’Donnell put ainsi organiser ses mouvemens, commençant par porter tous ses efforts contre l’insurrection militaire concentrée à San-Gil, — puis, celle-ci une fois vaincue, coupant en deux l’insurrection populaire dispersée au nord et au sud de la ville, et la livrant au général Serrano et au général Concha. En quelques heures, tout était fini. Avant que le soleil fût couché, comme l’avait annoncé dès le matin le général O’Donnell la révolution était domptée ; mais la lutte avait été rude et sanglante, surtout à la caserne de San-Gil, où la défense des insurgés avait été désespérée, et dans ce combat de quelques heures plus de six cents hommes étaient tombés. Une multitude d’officiers étaient morts ou avaient été atteints par le feu. Le général Narvaez lui-même avait reçu une blessure, légère à la vérité. Les autres, Serrano, les deux Concha, Echagüe, Ros de Olano, Hoyos, avaient été plus heureux, quoiqu’ils eussent paru partout au premier rang. Ce n’est qu’après la lutte, lorsque tout était terminé, que pour la première fois de la journée le général O’Donnell parut au palais, où il fut reçu alors, il faut le dire, un peu comme un sauveur à qui on doit tout, — et il est certain qu’on lui devait beaucoup pour cette indomptable fermeté contre laquelle venait de se briser la plus formidable insurrection qui eût encore éclaté à Madrid.

D’autres raisons plus intimes, plus caractéristiques avaient contribué sans doute à la défaite des insurgés du 22 juin. La vérité est que ce mouvement manquait à peu près complètement de direction. Qu’il eût été préparé et organisé de loin par le général Prim, ce n’était pas douteux ; mais le général Prim pouvait être partout ce jour-là, à la frontière de France par exemple : il n’était pas à Madrid, où on combattait sans lui. Le général Prim a besoin de paraître à la tête d’un état-major et d’une armée pour faire une révolution, et voilà pourquoi sans doute il attendait pour arriver à Madrid que tout fût accompli. Le seul chef de marque dans l’insurrection était le général Pierrad, ancien officier modéré, homme de plus de bravoure que de tête, peu fait par une surdité complète pour se mêler à de telles agitations, et qui le 22 juin ne dirigeait rien, ne conduisait rien, mais affrontait intrépidement le feu au point de recevoir dix ou douze blessures. Pierrad ne parvint à s’échapper qu’après être resté caché pendant quelques jours dans un puits, protégé par la discrétion du duc d’Albe. Livrée à elle-même, l’insurrection du 22 juin fut ce qu’elle pouvait être, un combat décousu et incohérent.

Autre cause d’insuccès : les progressistes du mouvement comprenaient sans doute dès lors qu’ils ne pouvaient rien faire sans le parti démocratique, et ils l’acceptaient comme auxiliaire, mais, en même temps ils se défiaient de ce jeune et impatient allié : ils craignaient d’être supplantés par lui, et ils ne lui livraient pas même les armes dont on disposait. Il en résultait quel dans le combat comme avant le combat on ne s’entendait déjà plus. Enfin, dernière considération d’un caractère tout politique, cette révolution, qu’on tentait si audacieusement en plein Madrid gardait je ne sais quoi de vague et de mystérieux qui était bien peu fait pour entraîner l’imagination publique. Ces insurgés de San-Gil et de la place Santo-Domingo, où allaient-ils et que voulaient-ils ? Ils ne le savaient pas bien eux-mêmes, et on ne le disait pas pour eux. C’était l’inconnu, et la bourgeoisie, même la bourgeoisie libérale de Madrid, bien loin de prendre part au mouvement, s’en effrayait et s’en éloignait. Elle restait spectatrice. Dès lors les insurgés se trouvaient dans le plus sombre isolement. S’ils tinrent jusqu’au bout, non sans intrépidité, ce fut par orgueil, ce ne fut pas par enthousiasme. Et voilà comment l’insurrection, du 22 juin, malgré ce qu’elle avait évidemment de redoutable, trouvait en elle-même aussi bien que dans la vigueur du général O’Donnell la cause multiple de sa défaite.

Elle n’était pas moins dangereuse comme symptôme, par les cour séquences qu’elle pouvait avoir, par toutes les passions qu’elle soulevait et qu’elle mettait aux prises, par les tentations qu’elle pouvait faire naître. Matériellement elle était vaincue, mais elle laissait dans les esprits un ébranlement maladif, une sorte d’émotion sinistre accrue au spectacle du nombre des victimes ; elle faisait entrevoir toute une situation évidemment pleine de menaces et dès le premier mouvement, sous le coup de l’émotion du combat, le gouvernement lui-même songeait à rester, armé à tout événement. Je ne parle pas seulement des répressions sommaires qui commençaient contre cette masse de sous-officiers pris dans la lutte et contre ceux qu’on supposait être les chefs de l’insurrection. Dès le lendemain, le ministère reparaissait devant les chambres, et il ne se bornait plus à presser le vote des autorisations qu’on discutait depuis six semaines : il y ajoutait la demande d’une autorisation bien plus grave encore, celle de pouvoir suspendre au besoin l’article de la constitution qui garantit la liberté individuelle. ’Le gouvernement, disait le général O’Donnell, croit nécessaire de suspendre les garanties constitutionnelles, et vient en demander l’autorisation aux représentans du pays. Dans la conscience de tous est cette idée, qu’après ce qui vient d’arriver il est impossible de laisser la société sans défense. Je veux la liberté, je la veux aujourd’hui comme je la voulais hier, comme je l’ai toujours voulue depuis que je l’ai défendue sur les champs de bataille ; mais pour qu’il y ait la liberté, il faut qu’il y ait une société, et pour cela il faut mettre un terme à l’anarchie produite par les passions destructives qui malheureusement se sont emparées de nous… » Or ici justement s’élevait une question qui est toujours l’épreuve des gouvernemens tenant à leurs pieds une révolution vaincue : c’était cette terrible question du lendemain de la victoire, de la mesure de réaction que pouvait expliquer une crise violente, de la politique qu’il y avait à suivre, — -et cette question, elle agitait aussitôt les esprits, elle renaissait dans les chambres, elle rallumait contre le général O’Donnell des hostilités à peine assoupies ou voilées pendant quelques heures de combat.

Le général O’Donnell avait certes ou paraissait avoir un grand ascendant, une position affermie par sa victoire de la veille. L’opposition qu’il rencontrait dans les chambres était plus fatigante que dangereuse. Il était considéré comme l’homme nécessaire. On le lui disait plus que jamais, il le croyait volontiers lui-même, et en faisant sentir cet ascendant pour obtenir les pouvoirs extraordinaires qu’il demandait, il ne nourrissait au fond, je le sais bien, aucune pensée d’absolutisme, il n’avait aucune préméditation de coup d’état ; il ne voulait pas certainement étendre cette dictature au-delà de l’objet précis pour lequel il la réclamait ; et il ne songeait nullement par exemple à s’en servir pour changer des lois, pour modifier le régime politique du pays sans le concours des chambres, de même qu’en déployant une implacable rigueur contre tous les malheureux sous-officiers pris les armes à la main il ne voulait pas assurément ériger en système ce qui n’était à ses yeux qu’une nécessité impérieuse et momentanée pour raffermir la discipline ébranlée de l’armée ; mais dans tout cela le duc de Tetuan se trompait encore et sur sa propre situation et sur les conséquences de tout ce qu’il faisait. Il ne voyait pas que des rigueurs, qui au premier moment commencent par sembler nécessaires, finissent bientôt par émouvoir l’opinion, par la troubler, et se tournent contre celui qui prolonge ces douloureux spectacles d’exécutions en masse ; comme il y en eut à Madrid pendant quelques jours. Chose plus grave pour lui, O’Donnell ne voyait pas que la victoire du 22 juin, qui semblait le consolider au pouvoir, avait en réalité tout changé. Jusque-là, tant que la révolution n’avait pas levé le masque et restait menaçante, il était l’homme nécessaire ; après la bataille, il pouvait être considéré comme moins nécessaire, et lorsqu’il répétait avec une affectation de désintéressement qu’il était prêt à offrir son épée à tout ministère chargé de tenir tête à la révolution, il s’exposait à être pris au mot. Enfin il ne voyait pas que cette dictature, qu’il demandait et qu’il obtenait de la majorité des chambres, elle pouvait passer dans d’autres mains qui s’en serviraient sans les chambres et dans l’intérêt d’une politique assez différente, qui d’une victoire sur l’insurrection voudraient tirer une victoire sur les idées libérales.

Ce que le général O’Donnell ne voyait pas dans la sécurité d’une position en apparence inébranlable, dans sa confiance un peu hautaine en lui-même, était cependant ce qui allait bientôt arriver brusquement, à l’improviste, comme tout arrive en Espagne, où la logique, prend si souvent la forme de l’imprévu. Quelques jours s’écoulaient à peine en effet que la situation du ministère était déjà minée sourdement par un travail difficile à saisir, quoique facile à soupçonner, et répondant à l’attitude impatiente des vieux modérés dans les chambres. Plus on s’expliquait, plus on se donnait l’air de multiplier les efforts de conciliation en face d’un danger commun, plus l’antagonisme se ravivait et se faisait jour. Le mot d’ordre de cette opposition conservatrice, la seule qui eût pour le moment la parole dans les chambres, c’était que l’union libérale perdait tout par ses concessions et ses ménagemens, qu’elle compromettait la monarchie par ses affinités révolutionnaires, que l’heure, était venue d’inaugurer une politique plus énergiquement préservatrice, et pour tout dire, dans le sénat, le général Calonge, poussé par l’ardeur de ses passions réactionnaires, mettait la journée même du 22 juin au compte du général. O’Donnell. On ne le disait pas encore publiquement, mais on disait déjà tout bas que le chef de l’union libérale avait laissé le palais de la reine sans défense pendant les premières heures de l’insurrection. O’Donnell ne se croyait pas moins en sûreté, et il est certain que les témoignages de confiance ne lui manquaient pas à la cour. Malheureusement en Espagne il se trouve toujours au moment voulu un grain de sable pour faire, verser le char ministériel le plus triomphant, et les majorités parlementaires n’y font rien, le grain de sable fut cette fois la proposition faite par le chef du cabinet à la reine de nommer un certain nombre de sénateurs. Ce fut peut-être aussi autre chose ; peut-être la reine, pressée à l’improviste de faire un choix, céda-t-elle à un de conseils que les constitutions ne prévoient jamais. Toujours est-il que lorsque le général O’Donnell en vint à insister sur sa promotion de sénateurs, la reine lui répondit de façon à lui faire comprendre que c’était assez, qu’on pouvait au besoin se passer de lui, et il ne se le fit pas dire deux fois.

On était au 10 juillet, la roue de la fortune ministérielle avait déjà tourné. Le nouveau cabinet du reste se trouvait indiqué d’avance. C’était le général Narvaez avec ses amis, M. Gonzalez Bravo au premier rang, M. Alejandro Castro, le triomphant ministre des finances de 1865, M. Garcia Barzanallana, M. Orovio, en attendant M. Carlos Marfori, qui n’avait pas été, dit-on, étranger à cette crise et à qui on donnait le poste de confiance de gouverneur de Madrid jusqu’à ce qu’il prît place lui-même dans le ministère, où il est entré depuis quelques mois. La situation n’eût pas laissé d’être curieuse, si elle n’eût été aussi grave. C’était O’Donnell qui avait livré bataille à la révolution, et c’est Narvaez qui recueillait les fruits de la victoire. C’était le chef de l’union libérale qui avait obtenu des cortès une sorte de dictature momentanée, c’est le chef du parti conservateur qui en héritait, sauf à l’interpréter à sa guise, sans en demander même la confirmation au parlement. Et c’est ainsi que de l’insurrection du 22 juin naissait une réaction qui ne s’arrêtait qu’un instant au général O’Donnell pour passer aussitôt au duc de Valence. Le premier acte du nouveau ministère était de renvoyer les chambres en se bornant, pour tout programme, à leur dire que les hommes qui entraient au pouvoir étaient assez connus. Ils n’étaient pas inconnus efiectivement pour la plupart. Ce n’était pas un cabinet nouveau, c’était toujours le ministère Narvaez de 1858, de 1865, revu, corrigé, perfectionné, et malheureusement, on pouvait le craindre, peu converti au libéralisme. Maintenant qu’allait-il faire ?

Assurément c’était une pensée aussi dangereuse qu’étrange de choisir un tel moment pour une crise de pouvoir, de congédier sans raison apparente, sans trop de façons, au lendemain même d’une victoire, un chef de parti qui venait de couvrir la monarchie de sa froide et énergique résolution. On ne joue pas impunément avec les hommes, et le moins qui pût arriver, c’était de laisser dans l’âme d’O’Donnell et de ses amis une certaine amertume, c’est-à-dire de rétrécir le cercle des défenseurs dévoués d’une situation devenue périlleuse. Certainement aussi l’origine du cabinet nouveau restait enveloppée de je ne sais quel mystère équivoque ; elle n’avait précisément rien de parlementaire, rien surtout d’impérieux dans des circonstances où le pouvoir était assez vigoureusement exercé. Et cependant, en dehors de ces particularités intimes, les conditions dans lesquelles naissait le ministère n’avaient rien d’absolument défavorable au point de vue politique. D’abord c’était le général O’Donnell qui avait assumé la responsabilité et l’impopularité des premières mesures répressives qui avaient suivi l’insurrection, et tel était l’effet produit à Madrid par les exécutions qui attristaient ces premiers jours, que la chute du vainqueur du 22 juin excitait fort peu l’intérêt de la population, qu’un pouvoir nouveau avait tout l’avantage de n’avoir rien fait, qu’il pouvait être presque populaire au premier moment. Le nom du général Narvaez en effet n’excitait aucun ombrage, même dans les faubourgs de Madrid où le combat avait été le plus sanglant. En outre, à observer les choses de près, la situation sans cesser, d’être périlleuse, était bien moins désespérée qu’on ne le pensait.

L’insurrection du 22 juin avait été redoutable, il est vrai, et avait provoqué à sa naissance une impression telle que tout le monde avait cru un moment à son succès. Après la bataille, tout était singulièrement changé. La victoire n’avait pas été seulement matérielle, elle avait eu un résultat moral ; elle avait complètement découragé les instigateurs et les acteurs de cette entreprise violente. Les esprits éclairés du parti progressiste et du parti démocratique étaient à peu près tous d’accord sur l’impossibilité de se relever de longtemps d’une telle défaite, sur la nécessité de rentrer désormais dans une voie de discussion régulière et de propagande pacifique. Ils auraient même plié devant une dictature qui se serait bornée au rétablissement de l’ordre ; c’était leur disposition. De là à se dégager de cette abstention systématique dont ils venaient de reconnaître la stérilité et à reprendre leur place dans le mouvement légal du pays, il n’y avait qu’un pas, — qu’une politique mesurée et prévoyante pouvait faciliter, comme aussi une politique à outrance pouvait ranimer tous les ressentimens, tous les instincts de révolution, en rejetant une multitude d’hommes dans des conspirations nouvelles, de telle sorte qu’à ce moment, s’il l’eût voulu, le ministère du général Narvaez pouvait très bien, sans rien trahir, sans livrer la monarchie, en restant simplement constitutionnel, conduire l’Espagne vers un apaisement graduel des esprits. Il l’aurait pu, si, dominant les passions de partis et se mettant en face d’une situation compromise par vingt ans d’erreurs, il eût hardiment, équitablement, fait la part des turbulences révolutionnaires ou ambitieuses qu’il devait combattre, et des instincts libéraux, sans le concours desquels la royauté nouvelle flotte au hasard ; mais il était emporté par une secrète logique de combat, il se croyait appelé à je ne sais quel rôle de restauration universelle. Né pour la résistance, c’est par la résistance qu’il a vécu, inaugurant une politique qui jusqu’ici ne s’est signalée que par des tendances et des procédés absolutistes, et qui n’a eu en somme d’autre résultat que de placer plus que jamais la monarchie d’Isabelle II dans cette alternative de vaincre, vaincre toujours par les armes, ou de périr dans une insurrection heureuse.


II

Qu’est-ce en effet que ce ministère qui dure depuis plus d’un an déjà, et qu’a-t-il fait ? Je voudrais le montrer sans nulle prévention contre des hommes que j’ai quelquefois défendus, tant qu’ils étaient les serviteurs d’un régime de liberté régulière, et dont quelques-uns ont au moins l’énergie et le talent. Je voudrais le peindre dans ceux qui le personnifient, et dans ses œuvres, dans la situation qu’il crée à l’Espagne. C’est en définitive une tentative immense, préméditée, coordonnée, de réaction, embrassant tout, combinant tout de façon à ne laisser place à aucune contradiction, — et ce n’est même plus peut-être le général Narvaez qui représente le mieux cette politique dont il redevenait le porte-drapeau au mois de juillet 1866.

Le général Narvaez n’est point assurément un homme nouveau. Il a eu depuis vingt ans, comme chef du parti modéré, des momens brillans, des interventions heureuses qui ont fait sa renommée et son autorité. Malheureusement chez lui les passions dominent trop souvent l’intelligence et l’entraînent dans les aventures. Il y a dans le dernier volume des Mémoires de M. Guizot, qui rappelle des événemens de l’autre monde, l’époque des mariages espagnols, — il y a une page curieuse où Narvaez revit tout entier avec ce mélange éternel de qualités énergiques et d’emportemens passionnés, ne souffrant aucune contradiction et toujours prêt à provoquer des crises. Président du conseil à cette époque, il n’était pas encore content et trouvait partout des obstacles, « Hier, au baise-main pour l’anniversaire de l’infante, écrivait M. Bresson, alors ambassadeur à Madrid, il est venu m’annoncer qu’il était décidé à donner sa démission. — « Je suis découragé, dégoûté, fatigué, me disait-il ; un de ces jours, je me brûlerai la cervelle. Je vois le danger, et ne peux y remédier. Ne pensez pas que je me trompe, j’ai un esprit qui y voit aussi clair que celui de Dieu. » — Si vous avez eu le loisir d’entendre aux Italiens le bel opéra de Nabuchodonosor, c’est la. scène du second acte ; il n’y manque que le feu du ciel, et peut-être ne l’attendrons-nous pas longtemps. « Déjà dès cette époque Narvaez, se croyait appelé à ce rôle de grand sauveur, et c’est M. Bresson, qui le montre encore s’irritant « sous le vain prétexte que le trône est en péril et qu’on lui refuse les moyens de le sauver, » expliquant tout à sa manière et à son avantage, « développant ses plans,… décidé à rendre au pays, après l’avoir organisé et discipliné, sa liberté et sa constitution, ne demandant que six mois pour faire élire et convoquer des cortès,… uniquement préoccupé d’accomplir une œuvre salutaire qui lui mérite l’approbation de la reine et la reconnaissance de l’Espagne. » M. Bresson, avec toute sa clairvoyance, s’y trompait un moment ; quelques jours plus tard, il retrouvait son homme : « quand ses passions sont excitées, il ne se connaît plus et ne se gouverne plus. »

Qu’on remarque seulement cette pensée invariable, — six mois de dictature pour « organiser et discipliner l’Espagne » avant de lui permettre l’air de la liberté et de la constitution : c’est la pensée en face de laquelle le général Narvaez se retrouvait en 1866, mais après avoir vécu vingt ans de plus, c’est-à-dire, après bien des événemens faits pour user les forces d’un homme, et s’il prêtait encore son nom à cette politique dans un nouvel essai, s’il la couvrait de son ascendant reconnu comme chef de parti, ce n’était plus lui en réalité, je le disais, qui la représentait le plus nettement. Ceux qui la personnifiaient dans la situation nouvelle, c’était le ministre de l’intérieur, M. Gonzalez Bravo, esprit audacieux et violent, ambitieux de pouvoir, prêt à tout entreprendre par tempérament bien plus que par dévouement à une idée, et c’était encore plus peut-être, à côté du ministère, celui qui devenait capitaine-général, de Madrid, le général Pezuela, comte de Cheste, — homme de caractère honorable, de volonté forte, mais connu pour ses convictions absolutistes qu’il ne cachait nullement, et qu’il ne désertait certainement pas en acceptant le poste qu’on lui confiait. Plus que tout autre peut-être, et justement par la netteté de ses idées autant que par l’indépendance de son caractère, le général Pezuela marquait de son effigie la situation nouvelle. Le comte de Cheste, c’était la dictature à Madrid en attendant d’être la dictature en Catalogne comme aujourd’hui ; le ministère du 10 juillet, c’était la dictature dans toute l’Espagne, et c’est là en effet le caractère de tout ce qui se passe et se déroule au-delà des Pyrénées depuis un an.

Une pensée évidente éclatait dès le premier jour : c’était la pensée fixe, sous prétexte de combattre la révolution, de refaire dictatorialement en quelque sorte une Espagne nouvelle, pacifiée, disciplinée, subordonnée, organisée, de façon à ne plus gêner un pouvoir, appuya tout à la fois sur le clergé et sur l’armée. M. Gonzalez, Bravo, lui aussi, est un terrible restaurateur du principe d’autorité ! De là cette double série d’actes par lesquels s’est attestée depuis un an la politique du gouvernement de Madrid, — les uns dirigés contre les hommes, exilant, déportant ou internant à la faveur de la loi qui suspend les garanties de la liberté individuelle, les autres tendant tout simplement à refondre discrétionnairement la législation espagnole, Que dans cette voie, lorsque par exemple il serrerait de trop près la constitution, le ministère dût rencontrer quelques obstacles, qu’il dût trouver en face de lui non plus seulement des révolutionnaires, mais des hommes sensés, libéraux en toute sincérité, dévoués à la reine, c’était facile à présumer. Malheureusement le ministère était fort décidé à ne s’arrêter devant rien, à suivre son chemin jusqu’au bout, et à traiter comme de simples révolutionnaires tous ceux qui se croiraient encore en droit d’avoir une opinion autre que la sienne. Il avait engagé une lutte à outrance, et c’est là justement ce qui produisait au mois de décembre une crise pénible qui aurait pu aisément devenir le plus dangereux conflit.

Depuis quelques mois, le ministère, armé des pouvoirs qui lui avaient été légués par le général O’Donnell, déployait certes une hardiesse singulière. D’un trait de plume il avait abrogé les lois d’organisation provinciale et commnuale pour renouveler les députations des provinces et les municipalités, uniquement dans la pensée assez puérile de défaire ce que l’union libérale avait fait et de chasser les quelques progressistes qui s’étaient réfugiés dans ces modestes conseils. Il avait réformé par décret l’organisation de l’instruction publique, pour faire rentrer, disait-il, la moralité et la religion dans l’enseignement, parce qu’on avait trouvé un portrait de Garibaldi chez quelque instituteur trop au courant des choses du temps. Il avait fait tout cela et bien d’autres choses ; mais enfin, au point où on se trouvait, ce n’était que d’une importance secondaire. Il restait une question plus grave. La constitution fait une loi de réunir les cortès tous les ans. Or la session qui avait été interrompue au mois de juillet était celle de 1865. Les chambres n’avaient point été convoquées encore pour 1866, quelques jours restaient à peine avant la fin de l’année, et la question devenait d’autant plus pressante que les pouvoirs extraordinaires confiés au gouvernement n’avaient de valeur que jusqu’à la session la plus prochaine.

Qu’allait donc faire le cabinet ? Il ne disait rien, il ne se décidait ni à réunir les chambres, ni même, pour sauver au moins les apparences, à les dissoudre, un certain nombre de membres des assemblées qui se trouvaient à Madrid n’avaient point tardé pourtant à s’émouvoir, et sous l’inspiration du président du congrès, M. Rios Rosas, on avait même parlé d’adresser une pétition à la reine pour lui demander que la légalité constitutionnelle fût respectée. Cette pièce avait été effectivement déposée au congrès, où elle reçut la signature de cent vingt-huit députés, lorsque tout à coup, le 28 décembre, le gouvernement faisait envahir le congrès, dont il fermait les portes, en menaçant des peines les plus sévères ceux qui feraient circuler la pétition. Ce fut Pezuela qui comme capitaine-général de Madrid fut chargé de cette expédition, et, donna ses ordres cavalièrement, en vrai général du bon temps : « Il est venu à ma connaissance que quelques individus ennemis de l’ordre public, et de leur sécurité privée préparaient et signaient une adresse,… protestant, par suite d’une interprétation fausse et malicieuse des préceptes constitutionnels, contre la non-réunion des cortès dans la présente année, etc. » Le lendemain matin, on apprenait, non sans une certaine stupéfaction, que M. Rios Rosas, président du congrès, M. Fernando de la Hoz, vice-président et ancien ministre de la justice, M. Pedro Salaverria, ancien ministre des finances, M. Herrera, M. Mauricio Lopez Roberts, venaient d’être arrêtés et allaient être envoyés aux Baléares ou aux Canaries, si ce n’est à Fernando-Po, on ne savait encore. D’un autre côté, les sénateurs eux-mêmes n’étaient pas restés inactifs. Jusque-là, il est vrai, le général Serrano, président du sénat, s’était efforcé de maintenir les démarches de ses collègues dans les plus strictes limite de la légalité et même de les dissuader de signer une pétition. L’arrestation du président du congrès ne permettait plus de se taire. Le général Serrano, qui comme un des premiers chefs de l’armée, comme grand d’Espagne, a toujours le droit de voir la reine, se rendit au palais. Le général Serrano n’était pas un inconnu pour Isabelle II, et il pouvait parler librement sans être soupçonné d’hostilité. — Il n’obtint rien. Je me trompe, au sortir du palais et à peine rentré chez lui, il reçut la visite du capitaine-général de Madrid, qui venait l’arrêter courtoisement, en ami, le mettre dans sa voiture et le conduire à la prison militaire en attendant qu’il fût envoyé ailleurs.

Et ces mesures violentes en elles-mêmes, comment s’exécutaient-elles ? M. Rios Rosas fut expédié à Carthagène et là embarqué sur un petit navire avec vingt-huit galériens. Le gouvernement en eut quelque remords quand il n’était plus temps, et le fit exprimer à M. Rios Rosas, qui répondit ; « Dites au gouvernement que je lui suis très reconnaissant de ce regret tardif ; mais qu’il soit tranquille, des vingt-huit galériens il n’est rien resté après moi. » M. Rios Rosas est aujourd’hui émigré en Portugal. Quant au général Serrano, il fut bien mieux traité ; on l’expédia tout simplement sous la garde d’un commissaire de police au château d’Alicante et de là à Mahon. Ainsi un homme qui six mois auparavant avait peut-être sauvé la couronne de la reine en prodiguant sa vie pendant toute une journée, qui était après tout capitaine-général de l’armée et président du sénat, se voyait traité comme un caporal ! C’est ce qu’un des ministres appelait, par un ingénieux euphémisme, pratiquer l’égalité. Sous le règne constitutionnel d’Isabelle II, un président du congrès connu pour son intégrité et sa loyauté monarchique se trouvait, ne fût-ce qu’un instant, confondu avec des galériens, ni plus ni moins que l’illustre Martinez de la Rosa au temps de Ferdinand VII ! Cela fait, le 30 décembre, le gouvernement se décidait à publier un décret qui, en prononçant la dissolution du parlement, fixait les élections au mois de mars et la convocation des chambres nouvelles au mois d’avril. Décidément le ministère du 10 juillet entendait et pratiquait la constitution aussi bien que l’égalité. Et c’est ainsi sans doute qu’il prétendait enseigner aux fauteurs d’insurrections comment on doit respecter l’autorité et traiter les pouvoirs établis dès qu’ils vous gênent ! C’est ainsi probablement qu’il pensait travailler à raviver en Espagne le sentiment de la loi, perverti par la révolution !

Je ne saurais suivre dans ses mille détails une politique qui ne peut évidemment avoir tous les matins des présidens du sénat et du congrès ou même de simples députés à interner ou à déporter. Je voudrais seulement la ramener à quelques points sommaires et caractéristiques qui la résument tout entière, qui la laissent voir dans son vrai jour, qui montrent surtout ce que c’est que sauver l’ordre et la société en Espagne. J’écarte les finances, qui, bien que liées intimement à cette œuvre, n’ont qu’un rôle épisodique, puisque le gouvernement s’est borné à se servir des autorisations qu’il avait reçues pour remanier quelques services, à entrer récemment en composition avec ses créanciers étrangers pour relever son crédit, ou à tirer de quelques négociations l’argent nécessaire pour vivre. Quant à un équilibre financier quelconque, il est aussi problématique que jamais parce qu’il tient à toute une situation générale, et c’est ce que montrait supérieurement un des hommes les plus éclairés de l’Espagne, M. Llorente, dans un récent discours au sénat. Au point de vue politique donc, puisque c’est là que tout revient, qu’a fait le gouvernement ? Quelles mesures souveraines a-t-il adoptées pour raffermir, comme il le dit, la société ébranlée ? Et d’abord une des premières préoccupations dû général Narvaez, chef de cabinet et ministre de la guerre, c’était naturellement l’armée, cette armée dont il lui est échappé un jour de dire qu’elle était le seul soutien du trône de la reine Isabelle.

Il s’inquiétait, je crois, d’une situation qui donnait aux sous-officiers une influence trop exclusive sur les soldats en les livrant eux-mêmes à l’influence de tous ceux qui les flattaient pour les gagner, et il cherchait à y remédier par des mesures de détail ; mais par-dessus tout, peu après, son avènement, il faisait un acte d’éclat en publiant une circulaire, restée célèbre en Espagne, par laquelle il rappelait à l’armée qu’elle devait rester étrangère à la politique. Jusque-là, rien de mieux ; seulement c’était un de ces actes d’autorité qui sont un commandement et ne demandent pas de réponse. Cependant cette circulaire avait à peine paru que, par un mouvement trop unanime et trop bien concerté pour n’être pas l’exécution d’un mot d’ordre, tous les corps de l’armée se mettaient à envoyer des adhésions au ministre de la guerre. Pendant quelques jours, la Gazette de Madrid se remplissait de manifestations militaires. C’était quelque chose comme il y a bientôt dix ans les adresses des colonels en France, un vrai pronunciamiento, c’est-à-dire que dans le moment même où il détournait l’armée de se mêler à la politique le général Narvaez la provoquait à une intervention éclatante en sa faveur. Si l’armée avait le droit de délibérer et de se prononcer dans le sens que lui indiquait le général Narvaez, quelle raison y avait-il pour qu’elle ne prît pas le droit de se prononcer dans un autre sens ? Étrange fatalité d’une politique qui donnait elle-même le signal de ce qu’elle voulait empêcher, et qui légitimait une fois de plus cette perpétuelle intervention de l’armée dans les affaires publiques en lui donnant la couleur d’une protestation monarchique ! Mais en dehors de cet appel, peut-être dangereux, à la fidélité de l’armée, deux mesures entre toutes restent l’expression caractéristique de la pensée de ce ministère restaurateur de l’autorité : je veux parler de la loi de l’ordre public et de la loi sur la presse, deux actes purement dictatoriaux d’ailleurs, que rien n’autorisait le ministère à promulguer, qui précédaient de quelques jours à peine les élections et la réunion de chambres nouvelles.

Si le gouvernement, par la loi de l’ordre public, n’avait songé qu’à entourer de quelques garanties de plus la sécurité privée, ce n’eût été vraiment rien de trop. Il y a eu des momens depuis 1866 où les journaux se remplissaient de récits de toute sorte de crimes qui se multipliaient un peu partout, notamment en Andalousie et en Catalogne, et on a vu des capitaines-généraux de provinces, au risque de se substituer à toutes les juridictions ordinaires, se croire obligés de publier des bandos terribles contre les incendiaires, les faussaires, et les assassins, qu’ils représentaient comme des révolutionnaires déguisés. Malheureusement ce n’est pas pour cela que le gouvernement se mettait en frais de dictature. Il y a dans cette loi de l’ordre public deux ou trois articles qui en révèlent toute la pensée, qui constituent la plus formidable hiérarchie d’arbitraire, qui dépassent même les sévérités du temps de Ferdinand VII et du trop fameux Calomarde. Un de ces articles notamment donne à l’autorité civile, gouverneur ou alcade, le droit d’expulser du lieu de leur habitation les personnes jugées dangereuses. L’expulsion peut durer quarante jours, après lesquels un lieu de résidence est définitivement assigné « à l’individu ou aux individus suspects. » Il y a en Espagne quelque chose comme neuf mille alcades, dont trois mille au moins ne savent pas ou savent à peine lire, et voilà ces autorités disposant discrétionnairement de leurs concitoyens Voilà l’arme mise au service des passions politiques et même des passions locales. Et si on veut savoir comment et dans quel esprit cette mesure peut être entendue, il y a un fait qui a pu être cité au sénat sans être démenti. Dans une province vivait paisiblement une personne d’une certaine importance, qui était le candidat naturel de son pays aux élections. On fait observer à ce brave homme qu’il doit renoncer à la candidature sous peine d’éprouver des désagrémens, et, comme il sait ce que cela signifie, il se désiste en effet. On revient bientôt vers lui et on ajoute que cela ne suffit pas, qu’il faut encore qu’il écrive à ses amis pour recommander un autre candidat. Pour cela, il résiste et déclare qu’il ne peut recommander des personnes qu’il ne connaît pas. « Fort bien, lui dit-on, alors vous allez vous rendre en exil à Oviedo. » Le gouvernement n’avait pas attendu sans doute d’avoir fait sa loi pour la pratiquer. Depuis un an, il a multiplié obscurément les mesures de déportation, d’exil ou d’internement, et j’ajoute qu’il a tourné ses rigueurs avec une prédilection particulière contre tous ceux qu’il soupçonnait d’être affiliés à l’union libérale, mais enfin jusque-là c’était la sévérité d’une dictature temporaire. La loi nouvelle en fait une condition normale. Or, cette faculté discrétionnaire étant donnée, il est clair que l’article de la constitution garantissant la liberté individuelle peut être rétabli ; ce n’est plus qu’un vain mot, la liberté des citoyens est livrée au bon plaisir administratif, et ce n’est pas sans raison qu’on a pu dire en plein sénat que sous ce régime un honnête homme n’a plus qu’à s’en aller, à émigrer.

Et la loi sur la presse ! Voilà bien, je pense, la dixième loi par laquelle on a la prétention, au-delà des Pyrénées, d’enchaîner la presse sous prétexte de réprimer ses excès. On a essayé de tous les moyens, on a épuisé toutes les combinaisons. L’auteur de la loi nouvelle, M. Gonzalez Bravo, a du moins imaginé quelque chose d’original et d’inattendu. Il a créé ce que j’appellerai la censure dérobée et même l’avertissement clandestin, ayant, quant à l’effet pénal, la même valeur qu’un avertissement public. Je m’explique. Un journal ne peut rien faire paraître qui n’ait été communiqué deux heures avant la publication à une autorité spéciale, chargée de surveiller la presse. Si cette autorité ne dit rien, tout va le mieux du monde. Si elle signale un article comme dangereux, comme ne pouvant pas passer, le journaliste se trouve placé dans cette alternative d’accepter la sentence qui lui est signifiée ou de demander à être jugé par un tribunal. S’il est jugé, il risque d’être supprimé ; s’il se résigne à l’arrêt discrétionnaire du fiscal, après trois avertissemens de ce genre il peut être suspendu, c’est-à-dire qu’un délit qui n’a pas été commis, puisque l’article n’a pas été publié, n’est pas moins puni C’est une combinaison aussi ingénieuse que nouvelle du système préventif et du système répressif. Et ici d’ailleurs, comme en ce qui touche l’ordre public, le ministère n’a fait que consacrer par la loi ce qu’il n’a cessé de pratiquer. La vérité est que depuis un an les journaux espagnols peuvent parler de tout, du Mexique, de la Crète, de l’Italie, de la France ou de la Chine, de tout excepté de l’Espagne. Il y a quelque temps, un journal a voulu publier simplement sans nul commentaire deux ou trois articles de la constitution, il ne l’a pas pu. Un sénateur a voulu rectifier la date de sa nomination, il n’a pu faire insérer une note parce que cela contrariait une assertion d’un membre du gouvernement. Un journal peut parler, même avec enthousiasme, de la harangue d’un ministre, il ne peut rien dire d’un discours d’un membre de l’opposition. Et sait-on quel est le résultat de cet étrange régime ? C’est de créer, à défaut d’une presse publique, libre et responsable, Une presse clandestine qui s’enflamme de toutes les passions révolutionnaires et qui échappe à toutes les inquisitions, qui brave l’état, de siège lui-même et se répand partout sous les noms de l’Éclair, l’Alerte.

C’est l’éternelle chimère des dictateurs et des sauveurs de se figurer qu’ils sauvent quoi que ce soit, qu’ils vont fonder une sécurité durable en brisant toutes les contradictions, en créant par un artifice de pouvoir l’unanimité des adhésions, en faisant le silence autour d’eux. Ils se trompent toujours. Ce qui ne se dit pas publiquement se dit tout bas et passe à travers les mailles de toutes les polices ; ce qui ne peut se publier dans le pays même se publie au dehors, et revient, on le sait de reste, altéré, grossi, exagéré. Alors ils s’irritent ; ils fulminent la peine de mort contre les auteurs de journaux clandestins, ils déblatèrent contre les journaux étrangers, qu’ils ne peuvent atteindre. Le gouvernement actuel de l’Espagne a fait ainsi. Il a expédié des circulaires à l’extérieur et à l’intérieur contre la presse européenne ; il a provoqué, pour s’en faire un appui contre elle, des manifestations de tous les corps de l’état, grands et petits, de tous les conseils possibles, un vrai pronunciamiento administratif faisant suite au pronunciamiento militaire, et au demeurant il n’a fait autre chose que donner une représentation vaine, parce que c’est le châtiment des pouvoirs qui prétendent vivre sans la liberté de créer des situations sans vérité et sans sécurité.


III

Le dernier mot de ce système, c’est évidemment l’absolutisme, un absolutisme plus ou moins déguisé. Le ministère espagnol, je le sais bien, désavoue cette pensée comme inspiration permanente. Il en est toujours à cette idée de six mois ou un an de dictature nécessaire pour réorganiser et discipliner l’Espagne avant de lui rendre la liberté et la constitution, et il est très vrai qu’il a rendu au moins un apparent hommage à cette constitution en faisant des élections, en réunissant des chambres nouvelles ; il est très vrai, qu’il ne va pas jusqu’au bout, que d’autres à ses côtés vont plus loin que lui, et que par une fortune singulière il est traité quelquefois comme il traite lui-même l’union libérale, comme un pouvoir qui n’a pas rompu entièrement avec la révolution. En réalité cependant cette pensée d’absolutisme se déploie ostensiblement dans tout ce que fait le ministère espagnol, dans sa manière d’interpréter théoriquement ce qui reste du régime représentatif, et surtout de le pratiquer. Je ne veux prendre que deux faits qui sont le complément du système.

La constitution de 1845 existe, on le dit elle n’a pas été du moins supprimée, et c’est encore le mérite du ministère Narvaez d’avoir reculé jusqu’ici devant la pensée de la réformer par un acte sommaire de dictature. Malheureusement, dans le rapport qui précède le décret de dissolution des cortès du 30 décembre 1866 et qui est l’œuvre de M. Gonzalez Bravo, il y a quelques phrases savamment obscures ou trop claires qui ne promettent pas peut-être des jours sereins à cette malheureuse constitution, sur laquelle, sans parler des révolutions, toutes les menaces de réforme sont suspendues depuis quinze ans. « L’expérience d’essais répétés pendant trente-trois ans de cruelles vicissitudes et de révoltes stériles, dit M. Gonzalez Bravo, nous découvre au milieu des catastrophes les plus étranges et les plus imprévues un fait primordial qu’il n’est donné à personne de méconnaître. — La constitution interne et réelle de cette antique nation n’est point du tout d’accord avec l’interprétation qu’ont donnée souvent aux lois politiques faites durant leurs diverses dominations les partis qui nous divisent et nous déchirent. Les conseillers responsables de votre majesté jugent que ceci est une des occasions les plus favorables pour établir l’indispensable relation, la nécessaire harmonie entre les élémens véritablement constitutifs de la nation et le correct développement de la loi fondamentale que nous nous proposons de conserver… L’heure est venue pour les Espagnols d’être gouvernés selon l’esprit de leur histoire et la nature des sentimens qui constituent leur caractère essentiel, etc.. » Que veut dire tout cela sans phrases, en rude et franc langage, si ce n’est que cette infortunée constitution de 1845 est fort malade théoriquement, puisque ses médecins attitrés la jugent ainsi ?

Ce qui est certain, c’est qu’elle est plus malade encore peut-être dans la pratique, et qu’elle est considérée à peu près comme si elle n’existait pas, même quand le gouvernement se croit tenu encore de faire des élections, d’ouvrir des chambres, ne fût-ce que pour leur demander la sanction sommaire de tout ce qu’il a fait. Qu’on remarque d’abord dans quelles circonstances se faisaient ces élections dernières ; elles avaient lieu au mois de mars, et l’état de siège était à peine levé la veille du jour où le scrutin devait s’ouvrir. Le gouvernement avait eu le soin d’ailleurs, avant de lever l’état de siège, de s’armer de ses lois sur l’ordre public, sur la presse, c’est-à-dire que rien n’était changé. Depuis six mois, les hommes principaux des divers partis qui auraient pu entrer en lutte étaient en fuite, où déportés ou internés, et ceux qui restaient n’auraient osé se jeter dans ce combat inégal, témoin ce candidat dont je racontais la mésaventure. D’un scrutin ainsi ouvert sous le coup d’un état de siège levé de la veille, sous le poids d’une dictature qui restait armée et qui était décidée à tout, au milieu de la dispersion des partis, que pouvait-il sortir ? Un congrès unanime, cela est clair, — sauf deux ou trois députés de l’opposition qui ont percé à travers tout, je ne sais comment, sans avoir à coup sûr beaucoup fait pour cela. Les congrès unanimes, en Espagne et même ailleurs sont le signe essentiel des situations violentée, et ils n’ont jamais rien sauvé, au contraire. Le sénat, où depuis longtemps sont entrés des hommes de tous les partis, le sénat ne pouvait être aussi unanime, et dans cette assemblée assez mêlée il y a eu les discussions les plus sérieuses, les plus vives, où la politique actuelle a essuyé le feu d’une opposition indépendante. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant, ces discussions, si animées qu’elles fussent, avaient je ne sais quoi de stérile et d’inefficace ; l’opposition combattait en quelque sorte pour l’honneur des armes bien plus que dans l’espoir d’une victoire impossible ; l’issue du combat était fixée d’avance, non-seulement parce que le gouvernement s’était assuré le vote par des promotions de sénateurs ; mais encore parce que dans ces débats il laissait entrevoir comme la pointe de l’épée de la dictature. En un mot, ces scènes parlementaires se ressentaient manifestement d’une situation où l’omnipotence ministérielle se déguisait à peine ; elles étaient brillantes et inutiles.

Les chambres semblaient n’avoir d’autre mission que de sanctionner en bloc tout ce qu’avait fait le gouvernement, de se conformer à sa pensée et de lui renouveler les témoignages de leur confiance. La liberté individuelle existait-elle ou restait-elle suspendue, et les sénateurs eux-mêmes, en exprimant leurs opinions avec indépendance, ne pouvaient-ils pas être exposés à quelque mésaventure ? On avait de la peine à obtenir du ministère des assurances un peu nettes, et encore M. Gonzalez Bravo mettait-il une sorte d’ironie hautaine à spécifier que l’inviolabilité des membres des assemblées n’existait que pendant la durée de la session. On aurait volontiers assuré qu’on n’avait emprisonné le général Serrano que pour son bien, pour lui éviter les désagrémens d’une situation où il aurait pu se compromettre. Des sénateurs appartenant au tribunal suprême de justice se permettaient-ils de voter en toute liberté dans un sens qui n’était pas celui du gouvernement, ils étaient aussitôt destitués. Il n’est pas jusqu’au nouveau président du sénat, le vieux et inoffensif marquis de Miraflores, qui, bien que nommé par le ministère, n’ait été bientôt conduit à donner sa démission. Il était trop indépendant, il s’est cru suspect, et un beau jour il est parti pour Aranjuez sans vouloir entendre parler de reprendre la présidence. Cette incompatibilité entre un conservateur tel que le marquis de Miraflores et le ministère est certes un des signes les plus curieux d’un ordre de choses où l’indépendance et la contradiction deviennent une anomalie, presque un acte de révolte. Le sénat au reste a fini par voter tout ce qu’on lui demandait, même une réformé de son règlement inspirée par l’esprit de réaction qui règne aujourd’hui. Je ne parle pas du congrès, qui ne pouvait être embarrassant que par son unanimité exemplaire, unanimité égale à celle de tous les congrès modérés, quand les modérés ont triomphé, aussi bien qu’à celle de tous les congrès progressistes, quand c’étaient les progressistes qui avaient le pouvoir. Ce que je veux montrer surtout, c’est ce je ne sais quoi de factice, d’entièrement subordonné dans la pratique des institutions parlementaires rudoyées par un gouvernement que M. Gonzalez Bravo ne veut pas laisser appeler un gouvernement d’absolutisme, mais qu’il appelle une concentration des forces conservatrices.

C’était l’apparence, ce n’était pas évidemment la réalité du régime constitutionnel, pas plus que les lois faites par le ministère n’étaient la réalité d’un régime civil régulier. M. Llorente, dans ce récent discours dont je parlais, discours aussi juste que prévoyant et que modéré, mettait à nu cette situation dans son rapport avec le degré de crédit que l’Espagne peut obtenir au dehors ; il caractérisait d’un mot la politique du gouvernement en l’appelant un triomphe complet, décisif, sur les oppositions légales, totalement découragées et désarmées aujourd’hui, tandis que les oppositions révolutionnaires ne l’étaient nullement. Et, s’élevant plus haut, il montrait que la plupart des pays de l’Europe, même les plus éprouvés, s’ils n’avaient pas toutes les libertés, en avaient au moins quelques-unes, — que la France, à défaut de la liberté politique et parlementaire, avait la liberté civile et économique, que la Prusse avait la liberté philosophique, intellectuelle, que le Portugal, l’Italie, la Hollande, la Belgique, avaient beaucoup de ces libertés, que les peuples anglo-saxons les avaient toutes, — « de façon, ajoutait-il, que chez toutes les nations de l’Europe, pour les manifestations de leur vie, on a cherché un champ où pût se déployer l’activité qui leur est propre, car le pays à qui on enlève la liberté dans tous les sens est un pays mort, un pays qui a cessé d’appartenir à la grande famille de l’Europe occidentale… Eh bien ! en Espagne, la liberté religieuse, la liberté intellectuelle, la liberté de l’enseignement, nous ne les avons jamais eues. Quant à la liberté administrative, après avoir copié fidèlement la législation française, — je ne dirai pas si nous avons bien, ou mal fait, — il est certain que les communes et les provinces en manquent complètement. De la liberté commerciale il suffit de dire que, lorsque les étrangers parlent du système prohibitif, ils ont coutume de l’appeler le système espagnol : celle-là non plus, nous ne l’avons jamais eue. Il nous restait une certaine dose de liberté civile ; il nous restait un régime électoral qui, bien que défectueux, assurait le degré de liberté parlementaire qui existait. Qu’a-t-on fait de la liberté civile ? Les discours qui ont été prononcés ici le disent suffisamment. La liberté parlementaire va disparaissant, ou est sur le point de disparaître. Que reste-t-il donc ? .. »

C’est là en effet le dernier mot de la situation, c’est là la question. Les libertés de toute sorte pratiquement entendues ne sont que les manifestations de l’activité d’un pays, et quand toutes les issues sont successivement fermées à cette activité, que restent-il ? La conséquence est fatale : le malaise, l’agitation sourde, l’inquiétude facile à enflammer la conspiration, la révolution. C’est ce qui s’est produit en Espagne. Il est arrivé que les passions révolutionnaires se sont ravivées, ont retrouvé leur activité et leurs espérances dans la mesure où la politique de compression s’accentuait. Il y a un an, le général Prim avait singulièrement perdu de son crédit ; le système du gouvernement n’en a pas fait un grand homme, mais il lui a rendu des complices. Au lendemain de la bataille de juin, les partis ennemis étaient complètement abattus et démoralisés ; ils ont repris courage et ont renoué les fils de leurs complots. Les rigueurs répressives, en grossissant démesurément les émigrations, ont créé autour de l’Espagne des camps d’agitation et d’hostilité, des foyers où s’allument, où s’entretiennent la vengeance et la haine, et de là, par une sorte d’irrésistible logique, est née la possibilité d’insurrections nouvelles ! comme celle qui éclatait il y a un mois à peine, qui a fait une irruption violente en Aragon et en Catalogne, et qui a semblé un moment devoir être la continuation ou la revanche de la bataille de juin.

Cette insurrection du mois dernier, je n’ai plus à la raconter. Elle a une médiocre histoire ; elle a commencé et fini en quelques jours. Les chefs étaient encore ceux qui se battaient l’an dernier à Madrid, Pierrad, Contreras, sans parler de Prim, l’invisible et l’insaisissable. Des bandes poussées à travers la frontière ou ramassées un peu partout et courant la campagne sans enlever une ville, sans livrer un combat sérieux, voilà tout ce qu’elle a été. Elle s’était fait annoncer avec fracas depuis plus d’un mois et avait presque donné rendez-vous à heure fixe au gouvernement, qui ne pouvait faire moins que de l’attendre l’épée tendue, et qui eût été bien aveugle ou bien abandonné, s’il n’avait su jour par jour tout ce qui se préparait. Elle semble finie pour le moment, autant que les choses finissent au-delà des Pyrénées. Sa vraie et unique force était la situation faite à l’Espagne, C’est toujours le cercle fatal : la réaction est la raison d’être de la révolution, comme la révolution est la raison d’être de la réaction. Quant à cette insurrection nouvelle, en dehors des causes générales qui pouvaient allumer un incendie à une étincelle, en suscitant un soulèvement plus étendu à un signal parti de la Catalogne, elle avait en elle-même, il faut le dire, out ce qu’il faut pour préparer une victoire au ministère de Madrid. Les partis révolutionnaires et ceux qui les favorisent se font toujours illusion parce qu’ils se livrent à une sorte de fatalité qui obscurcit leur jugement et les empêche de voir la réalité des choses. Ce dont l’Espagne a grand besoin, ce qu’elle désire au fond et ce qu’elle ne trouve pas, ce que tous les partis lui refusent, ce n’est pas une révolution, c’est un régime régulier, c’est une liberté suffisante s’abritant sous une loi équitable, protégeant le développement naturel de tous les intérêts et laissant la porte ouverte à tous les progrès. Si le dernier mouvement s’était produit sous ce drapeau de la liberté et de la loi, s’il avait eu pour chefs des hommes dont l’intervention eût été une garantie, je ne dis, pas qu’il eût réussi du premier coup ; mais il aurait du moins trouvé dans le pays une force morale devant laquelle le gouvernement serait demeuré paralysé, et il serait resté dans tous les cas une de ces causes qui se préparent au succès par une première défaite. Tel qu’il apparaissait, il n’était que le produit d’une coalition incohérente et d’une ambition impatiente. La première cause de faiblesse était son chef.

Cette insurrection en effet, comme celle du mois de janvier 1866, comme celle du 22 juin, n’était que le résultat d’un effort nouveau et violent du général Prim pour se substituer dans la direction, dans le commandement du parti progressiste, à Espartero, qui, tout vieux qu’il soit et tout inactif qu’il ait toujours été, avait du moins l’ascendant d’une position exceptionnelle et d’un caractère qui n’a jamais pu se plier à certaines inconsistances. Malheureusement ou heureusement le général Prim n’a de ce rôle de chef de parti que la turbulence et l’ambition. Vaincu à deux reprises l’an dernier, il ne s’est pas découragé ; il s’est remis à l’œuvre, il a transporté son camp à Bruxelles. Son rêve a toujours été une insurrection militaire ; mais il est bien clair que ce n’est pas sur l’état-major de l’armée espagnole qu’il peut compter : là il ne rencontrerait que des adversaires prêts à le combattre ou à lui disputer un succès ; les seuls généraux qui se soient montrés disposés à le suivre jusqu’ici sont des hommes dévoyés par quelque déception et qui n’ont jamais eu d’ailleurs une bien grande notoriété. Quant au degré d’appui qu’il pouvait trouver parmi les sous-officiers avec lesquels il s’est efforcé de nouer des intelligences, on vient de voir ce qu’il en faut croire. Quelle confiance, d’un autre côté, le général Prim pouvait-il inspirer aux partis ? Sa carrière offre le spectacle singulier d’un homme qui a été, il est vrai, progressiste autrefois et qui revient aujourd’hui demander aux progressistes la satisfaction de sa dernière ambition, mais qui se rattache aux modérés par toutes les faveurs qu’il en a reçues, qui l’ont fait ce qu’il est. C’est la révolution de 1843 contre Espartero qui le faisait colonel, c’est le rude traitement infligé par lui à sa ville natale insurgée qui le faisait brigadier et comte de Réuss. Au lendemain d’un attentat dirigé, il y a vingt ans, contre Narvaez et où il était impliqué, à la suite duquel il était même condamné, c’est Narvaez qui le relevait pour l’envoyer comme capitaine-général à Puerto-Rico. Au moment de la révolution de 1854, il avait accepté du ministère Sartorius une mission en Orient. C’est O’Donnell qui lui faisait une place dans la guerre du Maroc, et lui fournissait l’occasion de devenir marquis et grand d’Espagne. Je ne parle pas de cette triste expédition du Mexique, au début de laquelle les journalistes de son quartier-général le présentaient comme un Achille, comme un dieu Mars, comme un fondateur de dynastie. Personnage étrange qui travaille pour la liberté en ne voulant paraître qu’avec des états-majors, qui se dit démocrate en énumérant ses titres ! Voilà le Washington ou le Lafayette de l’Espagne dans les momens difficiles où elle se trouve.

Une autre cause de l’insuccès de la dernière insurrection, c’est visiblement la nature de cette coalition qui s’est ralliée autour de Prim. Les progressistes, se ressentent aujourd’hui de la situation qu’ils se sont faite et qu’ils ont faite à l’Espagne. En restant au-delà des Pyrénées, en continuant à se mêler au mouvement légal du pays, ils auraient pu assurément exercer une action utile et concourir à créer ce jeu régulier des partis qui est la condition naturelle et la force de la vie constitutionnelle. En rompant au contraire avec toute action légale, ils se sont placés dans le vide, ils se sont mis dans l’obligation de faire une révolution ; mais quelle révolution ? C’est justement leur faiblesse d’être par leurs idées assez peu révolutionnaires, et parmi toutes ces libertés que M. Llorente énumérait dans le sénat, il y en a beaucoup que les progressistes n’admettent pas. Que reste-t-il donc ? Une simple guerre à la dynastie par rancune par passion, pour faire quelque chose. Le parti démocratique lui-même n’était pas dans une situation moins fausse. Quel avenir peut avoir ce parti en Espagne ? Je ne sais. Il ne recule pas, lui, devant les plus vastes programmes libéraux ; il admet, tout, et, s’il a plus d’audace d’imagination que d’esprit pratique, il a du moins l’avantage des partis spéculatifs, celui de mettre les principes au-dessus des hommes. Que faisait-il cependant ? Il abaissait ces principes devant l’épée d’un homme dans lequel il n’a aucune confiance, qu’il considère comme un futur dictateur, de telle sorte que ce mouvement était le résultat d’un compromis obscur et incohérent entre toutes ces velléités agitatrices. Prim, après avoir refusé longtemps de supprimer le nom de la reine sur son drapeau, sous prétexte que l’armée ne le suivrait pas, a fini par l’effacer pour avoir le concours des démocrates. Les progressistes, qui ne voulaient pas du suffrage universel, s’y sont résignés pour une fois. Le parti démocratique a accepté Prim pour sortir de l’inaction, pour tenter l’aventure. Voilà tout ce qu’on avait à offrir à l’Espagne !

Et maintenant l’insurrection est vaincue. Ce qu’elle aurait pu produire, si elle avait réussi, n’est pas facile à prévoir ; sa défaite a cet avantage de créer encore une fois un de ces momens où les gouvernemens retrouvent la liberté de leur action. Que ressort-il de tous ces événemens, de toutes ces complications intimes et énervantes, de la situation tout entière de l’Espagne ? Un fait simple et lumineux devant lequel doivent s’arrêter des hommes après tout d’une claire et vive intelligence comme le général Narvaez, qui n’a point à subir les inspirations vulgaires des subalternes de son parti : c’est que la vraie politique de l’Espagne a son point central entre ces deux choses qui s’engendrent éternellement, la révolution et la réaction. La lutte a sans doute ses entraînemens et ses fascinations. On ne peut croire cependant que le gouvernement actuel ne profite de sa dernière victoire que pour s’affermir dans un système qui conduirait à des insurrections nouvelles, peut-être plus graves cette fois, et on ne peut le croire par deux raisons qui en valent bien d’autres. La première, c’est qu’une politique à outrance dénature entièrement la monarchie actuelle telle qu’elle est sortie de toute l’histoire contemporaine. Si l’absolutisme devait renaître en Espagne, ce ne serait pas la royauté d’Isabelle II qui en serait la personnification naturelle. Le sang versé pendant sept ans de guerre civile aurait été inutile. Par son origine, par toutes les circonstances dans lesquelles elle s’est affermie, par la force des choses, la monarchie actuelle n’est et ne peut-être que constitutionnelle. Ce n’est pas la liberté qui l’a mise en péril, c’est le tourbillon des passions et des ambitions, c’est cet acharnement à remettre sans cesse toutes les lois en doute. Le Portugal, auquel bien des Espagnols envient de s’unir, le Portugal a eu, lui aussi, ses agitations, et la dynastie de Bragance a eu ses momens d’impopularité. Depuis quand le Portugal est-il pacifié, et la dynastie a-t-elle retrouvé ce bon air de la popularité ? Depuis que la liberté la plus complète règne à Lisbonne. Une autre raison plus personnelle au général Narvaez et au parti modéré, c’est qu’après tout l’un et l’autre en seraient pour leurs frais de zèle auprès de l’absolutisme ; ils seraient bientôt suspects. Le général Narvaez a ses passions ; mais il tient, quoi qu’il fasse, par des fibres intimes à cette Espagne libérale pour laquelle il a combattu, et il ne peut pas ignorer qu’à ses côtés il a des concurrens qui se croient de plus grands sauveurs que lui, qui seraient tout prêts à le remplacer comme il a remplacé O’Donnell.

Le moment est donc venu pour lui de faire un choix ; il peut saisir cette occasion nouvelle de réduire à une impuissance définitive des partis vaincus, de rallier des forces découragées et attristées, en replaçant son pays dans une condition régulière, en brisant ce cercle fatal de révolutions et de réactions incessantes. C’est là sûrement le vrai et seul avenir de l’Espagne, et à défaut de celui-là ce serait peut-être bien le cas de se rappeler ce curieux et piquant propos échangé un jour, il y a vingt ans, dans un moment de crise, entre le général Narvaez lui-même et M. Bresson. « Ne soyez pas si inquiet ; disait Narvaez à l’ambassadeur de France, il y a pour l’Espagne une Providence à part, et nous nous en tirerons. — Je ne m’étonne pas, répliqua M. Bresson, que vous ayez une Providence pour vous seuls ; vous lui donnez assez à faire pour occuper tout son temps. » Et depuis que de travail l’Espagne n’a-t-elle pas donné à cette Providence particulière ! Il s’agit pour elle aujourd’hui de compter un peu sur elle-même et de s’aider de sa propre sagesse, de ses propres efforts, pour se faire la seule destinée enviable, celle d’une nation libre qui sait se gouverner et se modérer.


CHARLES DE MAZADE.