La Révolution dans l’Europe orientale/02

La Révolution dans l’Europe orientale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 894-919).
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LA REVOLUTION


DANS


L'EUROPE ORIENTALE.




LES ROUMAINS, LE PROTECTORAT RUSSE ET LA TURQUIE.




La destinée de l’empire turc est étroitement liée à celle de l’Autriche, et, avant que la crise actuelle en vînt fournir la preuve irrécusable, M. de Metternich avait bien compris cette communauté d’intérêts. Des deux côtés, un même principe de conquête pour base, un système de gouvernement pareil, sauf la différence des lumières ; en Autriche une perfidie plus savante, en Turquie une violence plus franche ; au demeurant, les mêmes périls à redouter en raison du mouvement des races : tout contribuait à rendre de part et d’autre l’entente nécessaire et facile. Elle s’est produite en effet dans de grandes circonstances sous son vrai caractère, par exemple à l’occasion de la guerre hellénique, question émouvante, prise avec une sorte de religion littéraire et poétique par l’Europe occidentale, et embrassée par la Russie avec un machiavélisme dont l’Europe était alors un peu la dupe. L’Autriche chrétienne, l’Autriche alliée de la Russie jusqu’à la dépendance, sut résister à la fois à ces engagemens d’une alliance permanente et systématique et à cet entraînement universel d’une nouvelle croisade. Travailler à l’avènement du principe de race en Turquie, c’eût été travailler au profit d’une force par les évolutions de laquelle l’Autriche conquérante pouvait être un jour gravement menacée. M. de Metternich avait reconnu là son ennemi, l’ennemi de la conquête, l’idée de race, le fantôme de ses nuits, la nationalité devenue un moment l’objet d’un culte européen. Aussi, tandis que le cabinet de Saint-Pétersbourg, croyant servir son ambition, prenait sur ce terrain de l’empire ottoman le parti des révolutions nationales, la vieille Autriche, guidée par un intérêt de conservation personnelle, se reconnaissait solidaire des intérêts de la vieille Turquie. La nature avait produit ce rapprochement à l’origine, la nature l’a maintenu, bien que la Turquie ait dû quelquefois le payer par de durs sacrifices d’amour-propre et par une servitude diplomatique dont elle s’est rarement affranchie.

Or, la même cause qui avait donné lieu à l’union des deux gouvernemens, c’est-à-dire la solidarité des intérêts, avait aussi dès l’origine amené les patriotes à se concerter dans cette grande et commune pensée de nationalité. Comme les gouvernemens y voyaient une menace, les peuples y découvraient un puissant moyen de reprendre vie, d’agir, de tenter la fortune. Si quelque émotion politique agitait l’Autriche ou la Turquie, elle se communiquait promptement sur toute l’étendue de l’un et de l’autre empire, des Balkans aux Carpathes, ou des Carpathes aux Balkans. Que de plaintes, que de gémissemens, que de cris de douleur ont ainsi été portés par les échos des peuples de l’Autriche à ceux de la Turquie, et réciproquement ! Quelques paroles d’espérance se sont aussi parfois mêlées à ce concert de lamentations, et elles ont retenti avec vivacité au fond de ces cœurs souffrans, mais non découragés. Depuis que l’antique fatalité de la conquête leur a semblé ruinée par les mouvemens constitutionnels issus de 1830 et par la réaction vigoureuse des esprits contre les traités de 1815, les peuples danubiens se sont livrés avec plus d’ardeur à ces espérances, et ils ont travaillé avec plus de foi à les réaliser en commun. Une certaine alliance s’est ainsi formée naturellement entre les populations de l’Autriche et celles de la Turquie, en opposition à la politique de la conquête suivie par les deux gouvernemens.

Une circonstance ethnographique secondait merveilleusement cette alliance : les deux races qui habitent la Turquie du nord, la race roumaine sur la rive gauche du Danube, la race illyrienne sur la rive droite de ce fleuve et de la Save, s’étendent par-dessus la frontière austro-turque, la première jusqu’à la Theiss au cœur de la Hongrie, la seconde le long de la Drave jusqu’au Tyrol. L’idée de nationalité ayant pris l’idée de race et de langue pour base, les intérêts, les passions d’une fraction de chaque peuple sont les intérêts et les passions de l’autre fraction de ce peuple. Les Moldo-Valaques des principautés applaudissaient vers les commencemens de ce siècle aux premiers efforts du roumanisme élaboré dans les écoles de la docte Transylvanie. Un peu plus tard, en 1821, les Transylvains tressaillaient d’une ardeur fraternelle à la vue de cette insurrection nationale par laquelle Théodore Vladimiresco chassait des principautés les Fanariotes, les plus redoutables ennemis du peuple roumain. Récemment une révolution nouvelle, heureuse d’abord, ensuite comprimée, a fait succéder à de brillantes espérances un surcroît de malheurs ; les baïonnettes russes sont venues réprimer un premier essai de démocratie à Bucharest ; les Transylvains se sont associés complaisamment à ces ambitions, à ces revers.

Ainsi en est-il pour les Illyriens de tribu à tribu. Ceux de la Servie ont devancé tous les autres dans les tentatives armées dès le temps de George-le-Noir ; mais, dès ce même temps, les Croates, réunis en partie à l’empire français sous le nom de provinces illyriennes, ressentaient une vive sympathie pour les succès héroïques des Serbes, et les uns et les autres avaient les yeux fixés sur Napoléon, que leurs poètes appelaient, en 1811, le régénérateur de l’Illyrie. La propagande littéraire de la Croatie est venue depuis resserrer ce lien des cœurs, cette communauté des espérances ; les Serbes, au milieu des derniers événemens de l’Autriche, n’ont laissé échapper aucune occasion de donner aux Croates les preuves d’une touchante réciprocité de sentimens, et aujourd’hui rien ne se peut plus passer de fâcheux ou d’heureux d’un côté de la Save, sans retentir tristement ou joyeusement de l’autre. Le sort et l’action des peuples de la Turquie sont donc étroitement liés au sort et à l’action des peuples de l’Autriche, comme la politique des deux gouvernemens eux-mêmes.

Bien que les Roumains et les Illyriens appartiennent à deux races essentiellement distinctes, ils suivent, en Turquie, à l’égard du sultan, une même politique, et, par une rencontre de circonstances bien digne de remarque, cette politique est exactement semblable à celle des Illyriens et des Roumains de l’Autriche à l’égard de l’empereur. Ce n’est pas le sultan qui est considéré comme le premier ennemi de la nationalité ; ce n’est pas même contre la race ottomane que les haines des populations vassales ou sujettes sont principalement dirigées. Au lieu de menacer en ce moment le pouvoir central et la race dans le sein de laquelle il se recrute et se concentre encore, on invoque leur appui à charge de revanche : on leur tend même par instans les bras, sauf à courir le danger d’avoir à ce jeu-là les mains mutilées, comme il vient d’arriver aux Valaques. Quel est donc ici l’ennemi ? De quel côté veut-on frapper ? L’ennemi ; c’est le Russe, et le joug que l’on aspire à briser, c’est le protectorat moscovite. Ce protectorat, qui, à l’origine, à l’époque de Catherine, s’était présenté aux crédules populations sous des dehors libéraux, avec un langage tout chrétien et de séduisantes promesses, a laissé tomber son masque le jour où, devenu fort, il n’a plus senti la nécessité de feindre ; de ce jour aussi, les peuples trompés ont reculé d’effroi en portant la main sur leurs armes, et, le visage tourné du côté du nord, l’œil attentif aux mouvemens du géant moscovite, ils se sont repliés jusque dans le sein de l’Osmanli lui-même. Plutôt le gouvernement du cimeterre que la protection du czar ; plutôt l’empire de l’islam que la papauté chrétienne de l’empereur de Russie ; plutôt un demi-siècle de retard dans le progrès de l’indépendance que l’appui oppressif des Moscovites ; plutôt la tyrannie sur nos corps que la corruption dans nos cœurs ! Tel a été le langage des Moldo-Valaques et des Serbes, c’est-à-dire de ces trois principautés du Danube qui, en voulant échapper aux excès du vieil islamisme, ont eu le malheur de tomber dans les piéges tendus à leur bonne foi par le czarisme, et qui, tantôt par des plaintes touchantes comme en Valachie, tantôt par des rugissemens mal contenus comme en Servie, invoquent à leur aide la bienveillance de la Turquie fort empêchée et de l’Europe indifférente.

Cette politique s’est annoncée en Valachie avec le premier succès du roumanisme, en 1821, et, en dépit de beaucoup de déboires, elle a été, elle est encore celle des patriotes qui viennent d’accomplir sous nos yeux la révolution de Bucharest. Les Serbes, plus heureux depuis quelques années, car ils ont en partage une législation démocratique et un gouvernement probe, moins accessibles, par leur rudesse même, aux influences du protectorat, ne sentent pas moins vivement le poids et le but de l’action russe. Ils ont, en 1842, pour y échapper mieux, renversé la dynastie de Milosch, élevé à la magistrature suprême le fils de George-le-Noir, et contracté dès-lors une étroite alliance avec la Turquie, puissance suzeraine, contre la Russie, puissance protectrice. Que la Turquie soit mise un jour dans la nécessité de faire la guerre au protectorat, et les Serbes auront bientôt franchi le Danube pour le plaisir d’être avec les Moldo-Valaques à l’avant-garde de l’armée ottomane. Je sais que cette pensée a fait plus d’une fois tressaillir d’aise Riza-Pacha dans sa dure écorce de vieux musulman ; je sais qu’en se rappelant le succès remporté par lui sur le protectorat, dans son ministère de 1842, au sujet de la question de Servie, exactement semblable à la question valaque d’aujourd’hui, il dévore avec amertume la honte imposée à son gouvernement par la présence des armées russes dans les principautés du Danube. La Turquie, si profondément et si maladroitement déprimée par les cabinets et par l’opinion de l’Occident, abandonnée à elle-même, se défiant de ses forces, a reculé devant l’idée d’une politique ferme, la croyant, peut-être à tort, périlleuse. Ses intentions ont été bonnes et sont pourtant restées impuissantes. Elle n’a pu répondre à l’élan des populations, qui cherchaient l’appui de son autorité en lui apportant le tribut de leur jeunesse et de leurs ardentes passions. Ici donc, les races désireuses de s’émanciper penchent, sinon par goût, au moins par tactique, du côté du pouvoir central, comme les Slaves à Vienne ; à la différence, toutefois, de ce qui s’accomplit en Autriche, la nationalité a été frappée en Turquie d’une fâcheuse défaite dont elle ne peut manquer de se relever par la puissance acquise aujourd’hui à l’idée de race, mais dont la génération présente porte dans les prisons et dans l’exil le poids douloureux.


I

Cette révolution roumaine, dont l’histoire est celle d’un grave échec, dérive peut-être plus directement de la nôtre que les révolutions de l’Autriche. On n’ignore point sans doute l’enthousiasme instinctif et spontané des Moldo-Valaques pour la civilisation de l’Occident en général, et pour la France en particulier[1]. C’est dans nos écoles, sur les mêmes bancs que nous, sur les mêmes livres, bons ou mauvais, que la jeunesse des deux principautés vient régulièrement se former depuis l’insurrection nationale de 1821. Spectacle étrange ! lorsqu’on a traversé les plaines quelquefois désertes au milieu desquelles leurs capitales sont comme perdues, on retrouve là, à quelques lieues de la mer Noire, à l’extrémité de l’Europe, la physionomie de nos mœurs privées, nos préoccupations politiques, notre phraséologie, nos abstractions, notre rationalisme, l’ivraie et le bon grain. Tout d’abord le paysan, sceptique dans ses haillons pittoresques, écoute d’un air narquois ces belles discussions peu intelligibles pour son esprit ; mais lorsque les savans veulent bien lui en donner une traduction simple et à sa portée, et lui expliquer, par exemple, que question sociale signifie affranchissement de sa terre et de sa personne, et que nationalité veut dire plus de Moscovites, plus d’invasions, plus de fermiers fanariotes, plus de persécutions, il redevient méditatif et sérieux, et il comprend qu’il y a du bon dans cette science-là. Les germes que les jeunes gens de ce pays emportent de l’Occident ne tombent donc point en terre stérile. Sitôt que la science daigne se faire humble pour les déposer sur le champ du paysan, ils y prennent racine tout aussi bien que sur le champ du boyard, sinon plus vite et mieux.

A peine les barricades de février étaient-elles abaissées, que la colonie valaque de Paris rêvait à son tour insurrection et progrès. Puis survinrent bientôt les révolutions allemandes qui battaient le pied des Carpathes ; le contre-coup retentit directement de l’autre côté des montagnes, à Jassy et à Bucharest, sur un sol déjà fort ébranlé par la révolution de février, et pendant que les Moldo-Valaques de Paris, convaincus de l’arrivée des temps prédits par le manifeste du gouvernement provisoire, accouraient à travers tout ce bruit de l’Allemagne, avec l’idée de marcher au pas de la démocratie, les Moldo-Valaques du pays, également pressés d’entrer dans les voies où se précipitait l’Europe, également enivrés de l’universelle espérance, organisaient leur première tentative. « Vous qui depuis tant de siècles restez plongés dans le sommeil et l’immobilité, s’écriait le poète moldave Alexandry en vers harmonieux, n’entendez-vous pas, ô mes frères, comme à travers, un rêve, la voix triomphale du monde à son réveil, cette acclamation immense qui monte vers le ciel et vole au-devant de l’avenir ! » Et qu’on ne l’oublie pas, ce n’était point seulement aux Roumains des deux principautés que ces paroles étaient adressées, mais aussi à ceux de la Hongrie, de la Transylvanie, de la Bucovine et de la Bessarabie. « Debout ! debout ! ajoutait le poète ; voici l’heure de la fraternité pour tous les enfans de la Romanie. Frères du même nom, frères du même sang, étendons nos bras par-dessus la Molna, le Milkow, le Pruth, les Carpathes, et donnons-nous tous la main pour ne former désormais qu’une seule nation dans une seule patrie. »

La cause des Moldo-Valaques était sérieuse et bonne ; leur droit était clair et incontestable. A part ce grand but poétique de l’unité nationale, qui est le secret de l’avenir, ils ne mettaient en avant que des prétentions très simples et très constitutionnelles, et ils ne voulaient pas recourir à la violence sans avoir épuisé tous les moyens légaux. Si les magistrats suprêmes et viagers, si les hospodars ou princes acceptaient un programme libéral et consentaient à des concessions équitables, ils n’avaient rien à craindre : la faveur publique les maintenait et les fortifiait sur le trône ; mais, pour mériter cette faveur, ils devaient, au lieu de rester, comme par le passé, courbés timidement sous l’influence du protectorat, prendre en face de la Russie une attitude à la fois libérale et nationale.

Par malheur, le caractère des deux princes ne se prêtait point à cette politique, qui eût été peut-être tout aussi facile qu’honorable. En Moldavie régnait Michel Stourdza, diplomate rusé au point de pouvoir tromper des Fanariotes et des Russes, concussionnaire systématique dans le double intérêt d’amasser et d’être en mesure de corrompre, sachant en effet corrompre par la séduction du plaisir et de l’argent. Il eût été patriote, s’il eût aperçu dans cette conduite la chance d’une vie tranquille et de la sécurité pour sa fortune colossale ; il eût désiré s’affranchir de la surveillance du protectorat, s’il n’avait craint davantage de tomber sous la surveillance plus scrupuleuse d’un pays vraiment constitutionnel. En somme, la sécurité lui semblait être encore du côté du protectorat, même au milieu des révolutions européennes, et son gouvernement arbitraire, capricieux, corrupteur, s’accommodait mieux de la présence et des conseils d’un consul russe que d’une assemblée libérale dans Jassy. En un mot, il ne voulait point entendre parler du principe national par terreur du principe démocratique.

La Valachie avait pour chef George Bibesco, qui ne possédait ni la prudence de Stourdza, ni les grands moyens d’action accumulés dans le trésor du prince moldave par quinze ans de déprédations. Doué d’un esprit fin, délié, élégant, Bibesco montrait moins de vices que de défauts, et, parmi ces défauts, il n’avait que ceux d’un esprit ardent, mobile et vaniteux. Ce n’était point un despote avare, c’était un héros de roman chevaleresque et prodigue. Il avait été porté au trône par un mouvement national ; mais les incertitudes de sa volonté avaient échoué contre les difficultés du gouvernement. En butte aux attaques passionnées des Fanariotes, comme à celles du parti libéral beaucoup mieux méritées, il flottait indécis, irrésolu entre les caprices du protectorat et les exigences du parti national. Roumain peut-être autant que personne par intention, mais Russe par faiblesse, par crainte, par impuissance, il eût été fier du rôle de prince national et de prince libéral, et il se contentait de le rêver sans oser le saisir.

Que pouvaient les Moldo-Valaques avec de tels princes, l’un sans foi politique, l’autre sans énergie ? Les Moldaves, les premiers, prirent néanmoins la résolution de rédiger un programme, et de le présenter à l’acceptation de Stourdza. L’élite de la jeunesse du pays, les enfans des plus grandes familles de boyards, quelques vieux boyards même, graves et derniers représentans de l’époque fanariote, la petite propriété et le petit commerce, entrèrent dans la conspiration, qui se tramait au grand jour. Ce que l’on songeait à proposer au prince, c’était une réforme de la législation politique et civile. Outre l’avantage de la liberté pour elle-même, on voyait dans le progrès de la constitution moldave le meilleur moyen de surexciter l’esprit national, de dégager les élémens et les forces de la nationalité, de réunir les passions de toutes les classes dans un commun sentiment d’hostilité, dans une haine irréconciliable au protectorat, patron officiel de la corruption systématique du gouvernement moldave. Une démonstration imposante fut donc faite en ce sens le 28 mars, et le prince, effrayé tout aussi bien que le consul russe, et ne pouvant, sur le premier moment, opposer de résistance, accueillit le programme libéral, et sembla en reconnaître la légitimité ; nais, dans la nuit suivante, pendant que les chefs du mouvement s’abandonnaient trop promptement à la confiance, le vieux diplomate, ayant enrôlé par prévoyance tout ce qui se rencontrait dans Jassy de gens sans aveu, d’aventuriers de toute nation, et principalement d’Albanais, avant pris soin de faire ajouter de copieuses libations à leur juste salaire, enfin plus sûr d’eux que de la milice nationale, fit cerner et envahir les maisons des principaux patriotes. Plusieurs, surpris dans le sommeil, passèrent du lit à la prison ou dans l’exil. Quelques-uns purent échapper, et demandèrent un refuge aux Roumains de la Transylvanie, où ils furent fraternellement accueillis.

Pendant que Stourdza mettait leurs têtes à prix, ils organisaient une descente armée sur Jassy, avec la résolution formelle de renverser cette fois le prince, de proclamer une constitution démocratique, et de proposer au sultan le choix d’un hospodar capable de donner des garanties à la nationalité, ou même, si les circonstances le permettaient, l’union de la Moldavie avec la Valachie sous un seul chef. Sur ce terrain hospitalier, au milieu de ces Roumains de la Transylvanie, les frères aînés de la race, occupés de leur côté à disputer aux Magyars une existence nationale, les Moldaves trouvèrent un concours empressé et assez d’auxiliaires pour réaliser leur plan d’attaque ; mais Stourdza n’eut garde de se laisser prévenir : ne pouvant plus compter suffisamment sur les troupes moldaves, il fit appel au protectorat, et les Russes, depuis quelque temps attentifs sur la frontière, saisirent avec à-propos l’occasion d’intervenir sur la demande même du prince, appuyée par la signature de quelques boyards, ses séides. En présence de ce grave événement, la tentative préparée en Transylvanie n’était plus ni sensée ni possible ; elle fut abandonnée, et la jeune révolution moldave dut faire place à l’invasion russe, aux baïonnettes du protectorat.

Le protectorat, toutefois, n’affectait nullement de braver l’Europe. Peut-être, dans cette première phase de l’intervention, ne se sentait-il sûr ni de son droit, ni de sa force, ni de la complaisance de l’Europe nouvelle, dont il n’avait point encore mis la susceptibilité à l’épreuve. Quelques régimens passèrent le Pruth et s’avancèrent jusqu’aux environs de Jassy avec réserve et lenteur, en un mot avec tant d’hésitation, que l’on put un instant douter si l’intervention était sérieuse, si elle avait eu lieu par les ordres de l’empereur, ou si elle ne devait pas être attribuée au zèle du général Duhamel, chargé de la conduire. Trop peu justifiée par les événemens de Moldavie, elle attendait de plus puissantes raisons pour se répandre sur ce territoire, si souvent violé par elle depuis un demi-siècle, et pour railler de là victorieusement la patiente Europe.

Plusieurs patriotes moldaves, respectés jusqu’alors par la police du prince, se retiraient par précaution vers Bucharest, en se rappelant tristement, à la vue des champs féconds qu’ils abandonnaient, ce regret du poète antique :

Barbarus has segetes !…


Ils allaient mêler leurs griefs à ceux des Valaques, qui, agissant sur un théâtre plus vaste, avec des passions plus vives, plus d’expérience, plus de moyens d’action en face d’un prince moins rusé que Stourdza, avaient aussi plus de chances de réussite et comptaient réparer l’échec de la démocratie moldave. L’intention des Valaques, qui espéraient l’appui décidé de la France à Constantinople, était de prendre la question par son côté diplomatique, et la Turquie, dans un sage empressement, leur en avait offert l’occasion. Dès le lendemain de la tentative avortée de la Moldavie, le divan, frappé de l’agitation qui régnait dans les deux principautés, y avait envoyé un commissaire ; car on sait que le gouvernement turc, suzerain du pays, n’y est, en temps ordinaire, représenté par aucun agent, et y paraît moins que le dernier des gouvernemens constitués de l’Europe. Lorsque le commissaire Talaat-Effendi arriva en Valachie, il y reçut l’accueil le plus empressé, et, bien que ses sentimens se soient plus tard refroidis, il se montra d’abord favorable aux vues du parti progressiste. Ce parti n’ambitionnait que de faire accepter son alliance et son bras à la Turquie contre le protectorat. Les Valaques, dans des termes trop chaleureux pour n’être pas sincères, et conformément aux nécessités les plus évidentes de leur politique, protestaient de leur dévouement pour la cour suzeraine auprès de Talaat et à Constantinople. « Nous sommes revenus, disaient-ils, de l’ancienne et funeste politique de nos pères, d’où est né le protectorat ; nous ne songeons qu’à en réparer les tristes effets, en nous ralliant cordialement à la Sublime-Porte, en lui promettant notre concours pour le maintien du principe salutaire de l’intégrité. » Que demandaient les Valaques pour prix de ce dévouement ? Une réforme dans l’administration, l’égalité civile et politique, toutes institutions établies déjà chez les Serbes, sur la rive droite du Danube, et non plus dangereuses apparemment sur la rive gauche. Les Valaques prouvaient d’ailleurs, dans un mémoire explicite et net, que la Russie seule peut avoir intérêt à ce que la corruption règne dans le gouvernement et le désordre dans les lois valaques.

La Russie agissait de son côté sur Talaat-Effendi, qu’elle essayait de séduire, sur le divan, auquel elle dépeignait avec de sombres couleurs la marche de la révolution européenne, enfin et principalement sur Bibesco, devenu le triste instrument de la politique du protectorat, et qu’elle poussait à une résistance désespérée.

À peine Talaat-Effendi avait-il passé en Moldavie, où il allait être exposé à la double séduction de Stourdza et de Duhamel, que le prince de Valachie s’aventurait dans un dangereux et impitoyable système de répression, espérant le succès de, Stourdza et comptant bien aussi sur l’appui de Duhamel. Des tentatives d’insurrection éclatèrent dans plusieurs districts des bords du Danube et de la Petite-Valachie, où la population, éclairée, énergique, se souvient d’avoir accompli l’insurrection nationale de 1821. Après de vaines avances et d’inutiles tentatives de conciliation, le parti national, décimé chaque jour par l’emprisonnement et l’exil, résolut d’agir. Le 23 juin, un jeune homme, un enfant, le neveu du patriote Maghiero, se présente sur le marché, et, lisant à haute voix une déclaration des droits rédigée par le poète Éliade, il affirme que le prince vient d’y adhérer, et dix mille hommes sans armes le suivent de confiance pour porter au palais les remerciemens de la nation. Cette supercherie réussit ; la milice refuse de tirer sur une foule amie et désarmée. Le prince, contraint de plier devant cette force morale, signe la déclaration des droits ; mais le lendemain il abdique, et un gouvernement provisoire prend sa place.

Pas une goutte de sang n’avait été versée. L’immense majorité des populations et les paysans eux-mêmes saluèrent avec bonheur cette révolution, facilement accomplie. La déclaration des droits en contenait tout l’esprit, et, écrite sur un ton à dessein poétique, elle pénétra dans les campagnes comme dans les villes. Elle résumait les principes français, appropriés facilement à la situation spéciale d’un pays où l’aristocratie féodale n’a jamais pu prendre racine. La magistrature suprême, en restant élective, cessait toutefois d’être viagère le chef de l’état, domnul, le seigneur, et non plus l’hospodar, mot slave, ne devait plus être élu que pour cinq ans. C’était proprement la république, mais la république sous la suzeraineté respectée du sultan. La déclaration des droits était remplie des expressions de ce respect, en même temps qu’elle essayait de rallier les populations dans une pensée hostile au protectorat. Cependant, au moment même où la Valachie semblait oublier sa dépendance dans cet élan d’espoir, les Russes campaient sous les murs de Jassy, et le triste pressentiment d’un grand péril prochain se laissait voir au milieu même de ces espérances. « Ne craignez aucune puissance illégitime du dehors, disait la déclaration, car les temps de l’oppression et de la violence sont passés. La croix qui surmonte nos couleurs nationales rappellera à la Russie qu’elle est chrétienne. Nous placerons la croix sur nos frontières, et le Russe ne passera pas sur notre sol avant d’avoir foulé aux pieds ce signe du christianisme. S’il n’est pas saisi de crainte, nous enverrons à sa rencontre non des armes qui nous manquent, mais nos prêtres, nos vieillards, nos mères, nos enfans, qui, accompagnés de l’ange de Dieu, gardien de ceux qui se lèvent en son nom, pousseront un cri, et on entendra jusqu’aux extrémités de la terre que les Roumains n’ont jamais rien pris aux Russes, et qu’ils ne veulent point les recevoir dans leur patrie. Les prêtres poseront l’Évangile, base de nos institutions, sur leur chemin, pour qu’ils le foulent aux pieds et qu’ils viennent asservir un peuple qui a toujours voulu leur bien et les a toujours soutenus dans leurs guerres. La Russie, jusqu’à ce jour, s’est dite garante de nos droits ; nous, dans notre cri de liberté, nous ne demandons que nos droits, et nous protestons d’avance auprès de la Sublime-Porte, de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, contre toute invasion de notre sol qui viendrait troubler notre bonheur et détruire notre indépendance. »

Les Valaques étaient dupes d’une grave méprise : ils avaient compté sur un changement profond dans les idées de la diplomatie contemporaine, sur un appui franc et ferme de la part des cabinets de l’Occident. Et pourtant des symptômes caractéristiques leur indiquaient assez hautement qu’au milieu de leurs agitations intérieures la France et l’Allemagne songeaient peu à cette jeune démocratie roumaine, perdue derrière les Carpathes. C’était en vain qu’elle donnait cet exemple étrange et curieux d’un petit peuple sans organisation et sans armes portant un défi à la Russie. L’Autriche et la Prusse renonçaient en quelque sorte, momentanément du moins, à toute action extérieure ; l’Angleterre caressait la Russie, et, quant à la France, elle n’était représentée que temporairement à Jassy, et point du tout à Bucharest. Soit incertitude, soit volonté bien arrêtée de ne point s’immiscer dans une question si lointaine et tenue pour délicate, la France abandonnait à elles-mêmes ces populations, qui pourtant s’étaient engagées dans les voies révolutionnaires sur la foi du manifeste de la république naissante. Il est vrai que la légation française à Constantinople, qui avait débuté par être populaire et infiniment respectée, encouragea sur le premier moment les Turcs à entrer en rapports officiels avec le nouveau gouvernement valaque ; mais, lorsque la Turquie en vint à s’enquérir du genre de concours qu’elle pouvait attendre de la France, la réponse fut prudente plutôt qu’énergique, et les Turcs sentirent bien que, s’ils osaient reconnaître la révolution valaque, ils se trouveraient isolés avec leurs seules forces, aux prises avec le protectorat.

En dépit de ces craintes, tant que l’influence de Riza-Pacha, l’ennemi systématique des Russes, fut prépondérante dans le ministère ottoman, l’attitude du divan ne manqua ni de vigueur, ni de dignité. Les populations chrétiennes de l’empire, les Bulgaro-Serbes en particulier, émus profondément des menaces de la Russie, étudiaient avec anxiété ses intentions. Les Serbes, toujours prêts à prendre les armes, se fussent ralliés avec joie autour du ministre qui avait, en 1842, reconnu, protégé, consacré chez eux une révolution pareille à celle des Valaques. Si donc Riza-Pacha était plus long-temps resté en possession de son influence sur les résolutions du sultan, peut-être eût-on vu ce spectacle nouveau et magnifique des Turcs réunis aux chrétiens de l’empire pour une résistance commune, et au besoin pour une guerre libérale et nationale contre les iniques prétentions de la Russie. Malheureusement l’entrée du timide Reschid-Pacha dans le ministère, ses conseils de prudence européenne, la réserve de son esprit vacillant, ruinèrent cette bonne pensée par laquelle la Turquie allait peut-être mériter la reconnaissance de ses populations chrétiennes et donner à l’Europe une grande preuve de vitalité politique.

Si la Russie eût pu craindre de rencontrer devant ses pas, soit une protestation, soit une résistance armée de la Turquie, se fût-elle aventurée sur ce terrain brûlant de l’intervention ? Elle sait par les leçons de son histoire, depuis Catherine, qu’elle ne peut guère attaquer la Turquie avec avantage sans l’aide des populations chrétiennes des deux rives du Danube, et cette fois elle était hautement menacée, elle était sûre de les avoir en face d’elle, si la Turquie prenait le parti de la guerre. Enfin, la Russie n’ignorait point que, si la puissance militante de la France était pour quelque temps paralysée par des embarras intérieurs, son influence morale, sa puissance révolutionnaire, n’avaient pas cessé d’être redoutables à l’extérieur ; mais la Turquie s’étant défiée d’elle-même, et la France républicaine n’ayant pas voulu se servir de la vertu de ses principes et de son nom, la Russie avait trop beau jeu pour ne pas marcher ouvertement à la défense de son protectorat, foulé aux pieds par la démocratie valaque. Une force imposante passa donc le Pruth, le 1er août, pour occuper la Moldavie et marcher, s’il y avait lieu, sur Bucharest.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg donna connaissance de cet événement à l’Europe dans un manifeste en date du 19 juillet, où la question était dénaturée avec beaucoup d’art, et l’esprit moderne raillé avec une ironie dont on ne saurait nier la fierté. Le manifeste commençait par affirmer un fait contestable et contesté, à savoir que la puissance suzeraine s’était entendue avec la cour protectrice pour combiner une coopération militaire. Les Russes avaient franchi pour la première fois la frontière sur la seule demande du gouvernement moldave, et ils la passaient la seconde fois spontanément par une disposition spéciale à leur politique. A la vérité, par suite de cette mesure attentatoire aux droits de la Porte ottomane, comme à ceux des Valaques, l’armée du sultan placée en observation dans la Bulgarie était en quelque sorte contrainte d’entrer sur le territoire valaque pour y représenter du moins le fantôme de la suzeraineté à côté du protectorat. S’il fallait, pour sauver la paix de l’Orient, que la révolution valaque fût étouffée, les Turcs voulaient se réserver le privilège de faire la police dans l’empire et tenir, suivant leur droit, les Russes sur le second plan. La Turquie d’ailleurs n’était animée d’aucune haine, d’aucun esprit de vengeance à l’égard des Valaques, dont elle n’entendait pas sans émotion le langage respectueux et dévoué. Ses intérêts ; ses sentimens, lui conseillaient d’entrer chez eux sur le pied de l’amitié. Elle n’agissait donc pas de concert avec l’armée russe, mais par des considérations particulières de nécessité et de convenance, par des raisons de devoir à remplir et de droit à sauvegarder comme puissance suzeraine en face de la puissance protectrice. C’était le premier point sur lequel le manifeste trompait l’Europe.

Il essayait toutefois de la rassurer dans ses susceptibilités, dans ses craintes, ou du moins dans les susceptibilités et les craintes qu’il affectait de lui supposer. Le czar n’ignorait pas, d’après le manifeste, que l’intervention dans les principautés était de nature à produire un grand retentissement. Néanmoins elle n’avait rien de menaçant pour les états voisins. La Russie reconnaissait aux états qui traitaient avec elle de puissance à puissance le droit de modifier leurs institutions ; mais il en était autrement pour les principautés, états non reconnus, simples provinces dont l’existence politique était réglée par des conventions sans aucun lien avec le droit public de l’Europe. Les Moldo-Valaques ne pouvaient rien changer à leur constitution sans le consentement préalable de la cour protectrice et de la cour suzeraine. L’amour maternel que la Russie portait à ces populations lui conseillait de comprimer chez elles tout essai de démocratie, en même temps que l’intérêt profond, inaltérable, dont elle était animée envers les Turcs, lui commandait de réprimer les ambitions nationales de la Romanie. Que voulaient en effet les Moldo-Valaques, sinon établir, sous prétexte d’une origine antique, un royaume indépendant dont l’indépendance serait un funeste exemple pour la Bulgarie, la Romélie et toutes les races diverses répandues dans le sein de l’empire ottoman ? La Russie intervenait donc pour le bonheur de la Moldo-Valachie, troublée par la propagande démocratique et socialiste, et pour le maintien de l’intégrité de la Turquie, menacée par le principe des races. Au reste, les troupes russes, une fois l’ordre rétabli dans les principautés, devaient repasser le Pruth scrupuleusement, reprendre la position offensive qu’elles occupaient primitivement sur la frontière, et assister ainsi, l’arme au bras, au spectacle des révolutions intestines des états indépendans, sans songer à exploiter leur impuissance et leurs embarras du moment. Les Valaques étaient donc condamnés à régler le progrès de leurs libertés sur le progrès des libertés russes, eussent-ils même obtenu l’assentiment de la Turquie à leurs réformes, et la Russie osait invoquer à l’appui de ce supplice moral le texte même des traités. Sur ce point, la Russie trompait l’Europe aussi bien que sur le prétendu consentement des Turcs à l’intervention ; car il n’est pas un seul article des conventions de Kaïnardji, de Bucharest, d’Akerman et d’Andrinople, qui donne à la Russie ce pouvoir sur les principautés.

Le jeune gouvernement valaque, frappé mortellement par ce manifeste, ne voulait pas du moins en attendre les dernières conséquences sans le réfuter, et les argumens ne lui manquaient pas. Il prouvait victorieusement que les traités accordent à la Russie simplement un droit de garantie, et que ce droit ne peut s’exercer sans être préalablement invoqué par les Valaques eux-mêmes. Si les principautés aux prises avec la Porte-Ottomane eussent été lésées par elle dans leurs privilèges, dans leur constitution, dans leur nationalité, elles eussent légitimement pu faire appel à la générosité de la Russie, lui demander son concours désintéressé pour ramener la Turquie oppressive au respect de leurs droits. Ce n’était point le cas ; les Valaques ne se sentaient ni opprimés ni menacés par le sultan, et ils ne songeaient nullement à solliciter les bienfaits du czar ; ils ne voulaient, au contraire, que se débarrasser des corruptions et des hontes entretenues soigneusement au sein de l’administration valaque par la main perfide du protectorat, et resserrer par un tardif, mais réel dévouement, les liens antiques et légaux par lesquels ils étaient associés au destin de l’empire ottoman. Il est vrai qu’à la suite du règlement imposé durant l’occupation, après la guerre de 1828, on avait introduit une stipulation malheureuse en vertu de laquelle aucun changement ne pourrait être apporté aux institutions sans le consentement de la cour suzeraine ; il est vrai que, cette stipulation n’ayant point été reconnue par les Valaques et n’ayant point été imprimée avec le règlement, le consul russe s’avisa d’en réclamer l’impression en 1837, en proposant de faire reconnaître la nécessité du même consentement en faveur de la cour protectrice ; mais la chambre valaque s’y opposa avec une telle persistance, que la Russie en fut réduite à solliciter de la Turquie aveuglée un firman, ordonnant l’impression de cette clause funeste à l’empire ottoman comme aux Valaques. C’était un acte de violence, une usurpation flagrante, une atteinte portée à toutes les anciennes capitulations des principautés avec la Porte, et jamais cette innovation dictée par la force n’a été envisagée autrement. Il était donc facile au gouvernement provisoire de Bucharest de montrer que la Russie donnait aux traités une fausse interprétation, et qu’elle n’avait, pour légitimer son intervention, d’autre autorité que celle d’un article oppressif introduit frauduleusement et brutalement dans une constitution déjà bien assez odieuse. Le gouvernement turc en convenait au fond du cœur, bien qu’il n’osât point l’avouer trop haut.

Suleyman-Pacha, chargé de présider diplomatiquement aux opérations de l’armée ottomane, en compagnie d’Émin-Effendi, s’annonça en ami et non point en maître, et, pour témoignage de ses intentions pacifiques, il fit soumettre scrupuleusement les troupes aux obligations de la quarantaine placée sur le Danube. Esprit honnête, bien dirigé, muni d’instructions conciliantes, il sut gagner la confiance des patriotes et leur donner de sages conseils. Le gouvernement provisoire, sorti avec avantage des difficultés d’une longue crise et de dangereuses tentatives de réaction salariées par la boyarie fanariote, fonctionnait avec gêne. Au lieu de ce nom et de cette organisation qui révélaient des inspirations républicaines et françaises, Suleyman demanda au pouvoir de se constituer sous une forme moins éloignée de l’ancienne. Le gouvernement provisoire se transforma donc en une lieutenance princière composée de trois membres élus par le peuple de Bucharest, le poète Éliade, le général Tell et Nicolas Golesco, déjà membres de la précédente administration révolutionnaire.

Il semblait que la Turquie s’étudiât à pacifier amicalement et à enlever aux Russes, par un système de compromis, tout prétexte de prolonger l’occupation ; mais les Valaques réclamaient avec instance, à Constantinople, l’adhésion du sultan au nouvel ordre de choses et la reconnaissance officielle de leur constitution. C’en était plus qu’il ne fallait pour irriter la susceptibilité des Russes. Ceux-ci voyaient dans la conduite de Suleyman-Pacha une sorte d’encouragement donné au parti révolutionnaire, l’intention de le couvrir d’une tolérance calculée ; ils en vinrent même à déclarer qu’ils y découvraient un acte d’hostilité contre la Russie, et demandèrent à la fois le désaveu du pacha suspect de complaisance pour la révolution valaque et le rétablissement immédiat de l’ancien ordre de choses, prince et règlement. Un nouveau corps d’armée entrait en même temps en Moldavie.

La Turquie ayant renoncé à tout emploi de la force contre le protectorat, et inquiétée par lui jusque dans ces timides essais de conciliation, en fut réduite à reculer de nouveau, et à frapper d’un désaveu la politique équitable de Suleyman. Suleyman-Pacha fut remplacé par Fuad-Effendi, homme éclairé, mais de caractère incertain, désigné indirectement par la Russie. Et de ce jour, en effet, les événemens ont suivi une marche plus conforme aux vœux de la puissance protectrice ; les révolutionnaires valaques ont dû peu à peu reculer et se retirer devant les troupes de la puissance suzeraine. A peine Fuad-Effendi avait-il abordé le territoire roumain, que le général Duhamel, commissaire impérial dans les principautés, s’attachait à ses pas, l’enlaçait dans les trames de raisonnemens captieux, pesait sur son intelligence de tout le poids des argumens développés dans le manifeste de l’empereur, et appuyés par quarante mille hommes campés au nord et à l’ouest de la principauté. L’armée ottomane s’avança, de son côté, jusqu’aux barrières de Bucharest, ville ouverte, située au milieu d’une vaste plaine, sans murailles ni fossés, sans artillerie, sans aucun moyen de résistance. Aussi bien les officiers des avant-postes affectaient envers les populations des sentimens pacifiques ; ils leur insinuaient que la présence des Turcs était une affaire de diplomatie et point une question de guerre, comme l’apparence pouvait l’indiquer. Le langage de Fuad n’avait rien annoncé de menaçant, et l’on n’attendait de sa part aucun acte de violence. Avant d’entrer dans Bucharest, il manda en son camp une députation de la ville pour lui communiquer les intentions de la Porte Ottomane. Trois cents patriotes s’y rendirent avec anxiété, et pourtant aussi avec confiance ; mais quelle fut leur surprise, lorsqu’ils apprirent de la bouche de Fuad-Effendi que tous ceux qui refuseraient de reconnaître l’ancienne constitution, l’odieux règlement imposé par la Russie en 1834, déchiré en juin aux acclamations de toute la Romanie, seraient considérés et traités comme rebelles ! La députation déclara immédiatement, par l’organe de N. Balcesco, C. Rosetti et N. Crezzulesco, qu’elle se ferait tuer plutôt que de renier ainsi la foi politique du pays. Deux cent cinquante de ces patriotes résolus furent cernés et retenus prisonniers, en même temps que l’armée recevait l’ordre d’opérer son entrée dans Bucharest. Le mouvement n’eut d’abord aucun caractère d’hostilité ; d’ailleurs, la lieutenance princière avait jugé toute défense impossible et insensée. Toutefois, dans le désordre de l’occupation mal dirigée par le général en chef, une poignée de soldats de la garnison, l’ame déchirée de ce douloureux spectacle, et ne pouvant se résigner à livrer volontairement leur caserne aux Turcs, résolurent, par une folie héroïque, d’affronter une mort bien certaine, pour que la démocratie roumaine, en succombant, laissât du moins cet exemple après elle. Ils furent exaucés, et périrent jusqu’au dernier, tandis que les membres de la lieutenance princière et leurs adhérens dispersés, accablés de désespoir et croyant toute voie fermée à la conciliation, songeaient à organiser dans les montagnes une guerre de partisans sous la conduite du chef de pandours Maghiero.

Cette résolution entraînait de graves conséquences, qui valaient bien d’être méditées. La Valachie et la Moldavie forment dans leur région orientale une plaine immense, composée alternativement d’oasis d’une admirable fécondité et de steppes incultes et désertes. Ces plaines uniformes, sans aucun accident de terrain, vont rejoindre au nord, par-delà le Pruth et le Dniester, les vastes champs de la Russie méridionale, et au midi, par-delà le Danube, ceux de la Bulgarie. Les grandes armées régulières, la cavalerie, peuvent s’y remuer à l’aise, et les populations, à moins d’être puissamment armées, n’ont d’autre recours contre la conquête que d’abandonner les villes et de se retirer dans les montagnes. Des peuples rudes et simples comme les Serbes prennent ce parti sans hésiter, si le salut du pays l’exige. Les Serbes ont leur mont Roudnik, forteresse inaccessible d’où ils peuvent rayonner comme d’un centre pour attaquer, certains d’y retrouver un abri dans la défaite. Les Moldo-Valaques ont, dans la région occidentale des principautés, les Carpathes, non moins sévèrement disposés par la nature, non moins propres à la guerre de partisans, les Carpathes ardus et boisés, qui ont si souvent offert un asile à la race roumaine durant les invasions et dans les guerres du moyen-âge ; mais la société moldo-valaque d’aujourd’hui est déjà une société polie, profondément attachée à l’existence des villes, et pour laquelle cet abandon des plaines, cette retraite dans les montagnes, serait le plus dur et le plus coûteux des sacrifices. Lors donc que Maghiero, dont la bravoure est célèbre parmi les montagnards de la Petite-Valachie, disait récemment : « Si j’ai deux ennemis, mon sabre a deux tranchans, » il obéissait à un élan du cœur bien plus qu’à un sentiment raisonné de la situation et du temps. Cet appel à une guerre nationale dans les montagnes contre un double ennemi ne pouvait être entendu des populations laborieuses et commerçantes des villes, et il eût attiré sur le pays tous les maux d’une guerre qui eût livré aux jeux du hasard l’avenir de la nationalité roumaine. Un seul parti était sage, c’était de se résigner et d’attendre des conjonctures plus favorables. Douloureuse nécessité, assurément ; mais les caractères calmes, affligés à la vue du sang répandu en l’honneur de la cause nationale, se plaisaient à croire que la Turquie déplorerait avec eux ce malheur ; ils ne pensaient pas que Fuad-Effendi, malgré la rigueur de ses procédés, fût parti de Constantinople avec des instructions hostiles, tant cette hostilité était contraire aux intérêts du sultan et aux sentimens manifestés si souvent par ses ministres. Le général Duhamel avait assisté à l’occupation de Bucharest ; c’est sur lui que les Valaques rejetaient la faute des événemens, c’est lui qui avait poussé le commissaire turc à ces extrémités et égaré à ce point son esprit et son bras. L’homme sur qui devait retomber la responsabilité de cette dernière catastrophe, c’était l’agent perfide de la Russie.

En effet, le général Duhamel eût aimé à engager Fuad dans des mesures sévères et à châtier, par la main des Turcs, la démocratie valaque. Le Turc, l’infidèle, le conquérant, était préféré au Russe, au frère en religion, au protecteur : quelle plus profonde insulte pouvait être adressée à la politique moscovite ! L’occasion était bonne, sinon pour inspirer un vif amour des Russes, au moins pour détourner les esprits de ce mouvement instinctif de la race roumaine vers les Turcs, pour concentrer sur eux les passions, les ressentimens de ce malheureux peuple, pour lui rendre odieux et haïssables les liens qui le retenaient attaché à la suzeraineté ottomane ! Que fallait-il si l’on voulait y réussir ? Solliciter ou conseiller des rigueurs judiciaires, sauf à en gémir ensuite auprès des Valaques. Fuad eut du moins assez de tact pour ne point se prêter complaisamment à cette politique. On assure que, depuis lors, personnellement blessé dans son vif amour-propre par la hauteur du général russe, réprimandé par son gouvernement, le commissaire turc a repris de l’indépendance dans sa conduite, et que, tout en annulant les actes du gouvernement provisoire et de la lieutenance, il reconnaît la nécessité de réformes profondes à introduire dans la constitution du pays. Si donc la révolution valaque est vaincue, l’esprit qui l’a dictée ne l’est pas entièrement ; il ne l’est pas autant que l’eût désiré la Russie, il ne l’est pas si bien qu’il n’ait l’espoir d’obtenir quelques concessions jusque dans cette défaite.

Que si d’ailleurs les Turcs essayaient de l’étouffer dans Bucharest, à moins que la race moldo-valaque ne fût étouffée du même coup, il renaîtrait bientôt sur chaque point du sol roumain. Ce sol a été remué dans tous les sens. L’idée de nationalité appuyée sur l’idée de démocratie a puissamment frappé l’imagination des paysans. Le paysan, plus ou moins assujéti à la terre du boyard, n’était pas libre, il n’était pas propriétaire ; il a reçu de la révolution de juin la liberté et la propriété. Ce sont là des bienfaits qu’il n’attendait peut-être pas si tôt, bien qu’il sentît douloureusement le poids de sa servitude ; mais que le gouvernement nouveau les consacre ou les retire, le souvenir en demeure vivant, et il établit entre le paysan et cette révolution éphémère un lien direct d’intérêt et de dévouement. Quant au sentiment national que les patriotes avaient pour but principal de fortifier par cette fusion de toutes les classes dans la démocratie, l’intervention étrangère, les souffrances, la disette, l’épuisement, qui en sont dès aujourd’hui le résultat, ne sont point sans doute destinés à l’affaiblir. En supposant que les Turcs ne perdent point la popularité dont on se plaisait à les entourer depuis quelques années, les Russes du moins deviendront progressivement plus odieux qu’ils ne l’ont jamais été. J’ai entendu de près les malédictions dont leur nom était poursuivi en un moment où ils se contentaient de peser par leurs consuls sur le gouvernement des principautés. J’ai vu des femmes verser des larmes de douleur à la pensée que leurs fils seraient peut-être un, jour des sujets du czar, et que le sort de la Pologne pourrait s’étendre de la Baltique au Danube. Est-ce que l’intervention présente, sur les débris d’une démocratie inoffensive, serait de nature à tempérer cette douleur et à conjurer ces malédictions ? Il est naturel au contraire que le sentiment national s’épure et prenne plus de virilité dans ces souffrances.

Enfin, à ces raisons d’espérer que les populations moldo-valaques peuvent tirer de leur propre cœur, ne faut-il pas joindre toute cette agitation extérieure, tout ce mouvement des races qui renouvelle à côté d’eux, autour d’eux, l’Autriche et la Turquie elle-même ? Les vicissitudes des principautés moldo-valaques ont ému non point seulement la Bessarabie, qui gémit sous la domination moscovite, mais aussi les Roumains de la Transylvanie, lancés par la révolution autrichienne sur la scène où se débat le destin de la Hongrie. Soulevés, à l’exemple des Illyriens et pour des motifs analogues, ils ont associé leur cause à celle des peuples qui réclament la réorganisation de l’Autriche sur le principe de l’égalité des races. Les Magyars leur font violence en les incorporant à la Hongrie ; mais leur individualité, leur existence politique comme race n’en triomphera pas moins : ils n’en obtiendront pas moins une place à part dans cette confédération d’états que les Slaves élaborent par la parole et par l’épée pour la nouvelle Autriche. Trois millions de Valaques de la Transylvanie et de la Hongrie se trouveront ainsi constitués, représentés à titre de nation dans le parlement fédéral des races autrichiennes. Un événement d’une aussi grave portée pour les populations roumaines est destiné à donner au sentiment national des Moldo-Valaques la plus vive et la plus haute impulsion. Or, en même temps que les Valaques de la Transylvanie sont conduits, par la force des choses, à embrasser la politique des Illyriens de la Croatie, les Illyriens de la Servie sont entraînés, par une puissance toute semblable, à épouser les passions, les craintes et les espérances des Valaques de l’empire ottoman. Le même protectorat qui accable la Moldavie et la Valachie, et qui les entrave dans leur essor, pèse presque aussi rudement, quoique de plus loin, sur la Servie. Les Serbes, comprenant, comme les Moldo-Valaques, que l’intégrité de la Turquie, est leur sauve-garde, que la race turque ne peut plus leur nuire et peut encore les protéger, ont vu dans t’intervention armée du protectorat un grand péril pour cette politique. Leur susceptibilité s’est éveillée ; ils ont indiqué au sultan combien ils seraient heureux de trouver un beau jour l’occasion de vider avec les Russes leur querelle et la sienne. Puis, se rapprochant des Valaques, parmi lesquels leur prince actuel, Alexandre Georgewitz, a long-temps mené la vie de l’exil, ils leur ont fait entendre à eux-mêmes un langage amical, qui est l’expression vraie de leurs sentimens. Les Bulgares, les Bosniaques, les Monténégrins, suivront la voie qu’il plaira aux Serbes d’ouvrir à ces enfans mineurs de la famille illyrienne, de telle sorte que les Serbes, en se réunissant aux MoldoValaques dans un commun respect pour la suzeraineté ottomane, dans une commune haine du protectorat, engagent avec eux toute leur race dans cette alliance ; et, comme un travail fécond s’accomplit, chez ces jeunes peuples, comme ils reçoivent à chaque moment de vives inspirations des événemens de l’Autriche, comme ils ont de l’ardeur, de l’ambition et de l’élan, ils entretiennent au sein même de la Turquie, à côté des Valaques, un foyer d’agitation, d’où leur viendront toujours de vigoureux encouragemens et de chaudes sympathies. La défaite des Moldo-Valaques ne saurait donc être que momentanée, et le mouvement qui conduit l’Europe orientale à sa régénération ne laissera pas de côté la race roumaine.


II

Si la Turquie aime mieux se transformer en se prêtant au développement des races chrétiennes que de périr en le contrariant, l’heure est venue pour elle de prendre à cet égard une politique franche et forte. Depuis long-temps travaillée intérieurement et profondément par la force vitale qui fermente au sein des peuples conquis, elle voit aujourd’hui cette force s’accroître de toute l’énergie de l’ébranlement imprimé à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, aux Slaves autrichiens. Lorsque les Moldo-Valaques et les Bulgaro-Serbes étaient abandonnés aux seuls conseils de leurs souffrances et de leur ambition, il était déjà périlleux pour la race ottomane de méconnaître et d’irriter ce sentiment, de décourager ces espérances. Combien ne serait-il pas encore plus imprudent de blesser ce patriotisme en un moment où il se nourrit sans cesse d’émotions nouvelles, où, à chaque bruit apporté par les échos du Danube et reproduit des Carpathes aux Balkans, il éprouve une nouvelle surexcitation ! En présence des éventualités d’une semblable crise, il est consolant de voir que la politique suivie à Constantinople depuis plusieurs années, quoique timide, incertaine, au milieu des tiraillemens de la diplomatie européenne, indique un pressentiment des difficultés de cette situation. Si peu, en effet, que les ministres turcs soient familiers avec les mouvemens de l’esprit public, avec les agitations libérales et les allures de la pensée moderne, la question des races s’est présentée à leurs yeux sous une forme et sous un jour qui la leur rendaient intelligible. Dans le même temps où l’Autriche, tout en s’étudiant à tempérer l’illyrisme de la Croatie, songeait néanmoins à profiter de son alliance, et se préparait ainsi, sans le vouloir, un moyen de salut pour un grand jour de péril, la Turquie, par une rencontre favorable à l’ambition des Slaves méridionaux, posait, en s’unissant cordialement avec les Illyriens de la Servie, les bases d’une politique assez forte peut-être pour avoir les mêmes conséquences. Les analogies que l’on peut remarquer dans le passé et dans la condition présente des deux empires se prolongeraient donc, en quelque sorte, dans leur avenir. Et comme l’Autriche est en voie de puiser une vie nouvelle dans le principe des races, par lequel elle semblait condamnée à périr, de même la Turquie, en renonçant à ses vieux préjugés de peuple conquérant, en se séparant de ses traditions d’orgueil asiatique, en s’appliquant à concevoir cette idée féconde de l’égalité des races, en l’acceptant pour but de sa politique, reprendrait peut-être, au contact des Bulgaro-Serbes et des Moldo-Valaques, cette virilité qu’elle demande en vain à la race ottomane. Dans tous les cas, en tolérant le mouvement national de ces peuples, en protégeant leurs révolutions amicales à son égard, elle ne ferait qu’ouvrir un lit à un torrent capable de l’emporter elle-même un jour avec toutes les digues, si elle avait jamais la funeste pensée de se jeter en travers. C’est donc une question de vie ou de mort ; mais il dépend des Turcs que ce soit la vie, car les Moldo-Valaques et les Bulgaro-Serbes s’y prêtent de tout cœur, avec un élan pareil à celui des Croates et des Valaques transylvains combattant pour la nouvelle Autriche.

A la vérité, l’ennemi contre lequel il s’agit de se coaliser est plus redoutable que l’ennemi des Slaves et des Valaques de l’Autriche. Avant de se lancer dans une lutte ouverte avec la Russie, il est important de savoir jusqu’où l’on compte aller, d’apprécier ce que l’on vaut et ce que l’on peut. Au premier regard, la Russie seule, au milieu de l’universelle agitation de l’Europe et du bouleversement des intérêts, semble rester calme, impassible, les yeux toujours attachés sur le même but. La révolution gronde ; la démocratie, la nationalité, soulèvent des tempêtes sur toute sa limite à l’ouest et au midi : la Russie ne renvoie point d’écho. On dirait que ces bruits se brisent contre sa frontière d’airain, et que derrière cette infranchissable ligne règne un vaste et froid silence. Un seul instant, ce silence a été interrompu par le pas régulier des régimens qui venaient imposer aux principautés du Danube ce calme de plomb. Chaque fois que l’Europe, s’arrachant à ses préoccupations quotidiennes, a porté les yeux de ce côté, elle a été frappée de cette apparence d’impassibilité ; elle s’est demandé avec inquiétude ce qu’il y avait de force sous ces dehors belliqueux, par-delà ces frontières hérissées de plusieurs rangs de baïonnettes, rigidement fermés, si ce n’est lorsqu’il s’agit d’ouvrir sur les principautés un passage aux milices de l’absolutisme et de la conquête. L’obscurité dont, à toute époque, la Russie a su se tenir enveloppée, le prestige du mystère joint à ce grand air, à ces allures de puissance, ont persuadé à l’Europe qu’il y avait dans la politique froide, sévère, hardie du czar, une grande vigueur, le pouvoir de maintenir l’immobilité absolue chez lui et de combattre avec avantage le mouvement chez les autres. Peut-être cependant faut-il voir, dans l’attitude prise par le cabinet russe depuis le mois de mars, bien moins une force vraie qu’une audace calculée pour entretenir et le dedans et le dehors dans une illusion favorable à l’action d’un gouvernement qui a aussi son côté faible et ses dangers. Oui, il se pourrait bien que l’action de la Russie fût infiniment moins libre, moins sûre d’elle-même qu’on n’est habitué à le supposer. La Russie est surtout une puissance diplomatique, si l’on peut ainsi dire, et c’est dans les congrès ou les conférences diplomatiques qu’elle a coutume de livrer et de gagner ses grandes batailles. Quoiqu’elle ait une administration rigidement unitaire, une grande armée, un territoire immense et riche, bien souvent sa force est toute de prudence et de savoir-faire, et parût-elle parfois atteindre à la grandeur, souvent son énergie est jouée. Le jeu est d’ailleurs facile, dans l’ignorance où se complaît l’Europe au sujet de ces grandes affaires. Autant qu’il est possible d’en juger par les récits incomplets et les observations imparfaites de voyageurs gênés ou sans expérience, l’administration russe est corrompue à l’excès, à tous les degrés de la hiérarchie ; l’armée a des cadres, mais rarement remplis, et avec un matériel très inférieur aux besoins de la guerre ; le sol, abandonné au travail servile, reste misérable, malgré sa richesse naturelle ; enfin, l’immensité même de ce territoire sert uniquement à faciliter cette corruption administrative, à dissimuler ce vide des cadres militaires, et elle nécessite l’éparpillement des forces, paralyse ou du moins retarde le progrès du commerce par la dispersion des villages et l’éloignement des villes. À ces causes de faiblesse, qui sont inhérentes à la constitution naturelle de la Russie, les circonstances en ajoutent d’autres, qui ont aussi leur gravité et leur évidence. Qui peut croire en effet qu’en dépit des précautions prises, des rigueurs exercées pour fermer l’entrée de l’empire aux hommes et aux idées de l’Occident, les idées, à défaut des hommes, n’aient pas trompé cette surveillance ? Qui peut douter que, pareilles à ces semences portées par le vent pour germer en des régions lointaines, elles n’aient été déposées par le souffle de la révolution sur le sol de la Pologne, où dès à présent elles fermentent en secret jusqu’à ce qu’elles germent ? Le czarisme, menacé de ruine par la démocratie et la nationalité, a dû faire un puissant effort pour comprimer l’une et l’autre ; il a concentré sur la frontière, et principalement dans le royaume de Pologne, toutes ses troupes disponibles, et, à force de peser sur les populations désarmées, il a fait parade devant l’Europe de cette tranquillité obtenue à si grand’peine. Enfin, attaqué et défié par un petit peuple sans appui et sans ressources, et contraint de répondre à ce défi, sous peine de perdre beaucoup de son prestige, il a envahi les principautés du Danube. Il a senti, en présence des dangers que les idées de démocratie et de race lui faisaient courir, qu’il avait plus que jamais besoin de sauver ces apparences de force qui font une grande portion de sa puissance. Il a donc voulu, en occupant la Moldo-Valachie, châtier à peu de frais la démocratie et la nationalité, et faire peur à l’Europe sans courir beaucoup de risques. C’est une nouvelle bataille diplomatique livrée à propos ; cependant elle n’est point encore entièrement gagnée. Il se peut même, qu’elle soit suivie d’un revers. Que faut-il donc pour que la Russie éprouve cette fois une défaite ?

Il faut à ses adversaires du bon sens ; il leur faut une intelligence claire et nette de la situation, des traités, des droits, et une résolution formelle de pousser les choses à leurs dernières conséquences, moyen à peu près sûr de les éviter. La Turquie, dans les rudes leçons de l’adversité reçues coup sur coup depuis 1827, a pris l’habitude de faire trop bon marché de son indépendance diplomatique et s’est trop facilement laissé mettre en tutelle par la diplomatie européenne. Le retour des populations chrétiennes à une cordiale entente avec le sultan lui permet de s’affranchir de cette pesante servitude et de se présenter en face de la Russie avec la susceptibilité d’un souverain fort de son droit et jaloux de son honneur. Qu’est-ce donc que le droit lui permet ? qu’est-ce que l’honneur lui conseille ? C’est de demander, d’exiger l’évacuation des principautés, de repousser par voie diplomatique, au-delà du Pruth, cette armée qui n’avait pas le droit de mettre le pied sur le territoire roumain sans un appel des populations, et qui a encore bien moins le droit d’y séjourner depuis que la révolution de Bucharest est comprimée. De combien d’argumens ne pourrait-on pas corroborer ces puissantes raisons, à la vue des souffrances que l’armée russe fait peser sur le pays, des persécutions dont elle frappe les personnes, des impôts dont elle accable les propriétés !

Que la Turquie comprenne donc et qu’elle parle. Si ses paroles ne suffisent pas, qu’elle proteste devant l’Europe. Cette protestation n’eût-elle aucune chance d’être appuyée par les cabinets de l’Occident, la France elle-même dût-elle méconnaître assez ses meilleures traditions diplomatiques, ses intérêts et ses principes pour rester froide en présence d’une pareille démarche, l’attitude du divan porterait néanmoins au protectorat un coup bien redoutable. La Russie se rappellerait peut-être l’échec qui lui fut infligé en 1842, en Servie, à une époque bien moins critique, bien moins périlleuse pour l’absolutisme et la conquête. Si, enfin, contre toute vraisemblance, une protestation ne suffisait pas, si la lutte diplomatique engagée et terminée victorieusement par la Turquie dans la révolution serbe n’était plus possible aujourd’hui, pourquoi craindrait-on si fort de remettre la querelle au jugement des armes ? Pourquoi n’oserait-on pas faire appel, pour la première fois, à ces populations roumaines, helléniques, illyriennes, qui, tenues jusqu’à ce jour à l’écart par les préjugés religieux, ne cherchent qu’une occasion de mêler leur sang à celui des Osmanlis dans une campagne en règle contre le protectorat ?

La Moldo-Valachie n’est pas suffisamment armée, mais elle le sera le jour où on le voudra. Les Hellènes de la Romélie, les Bulgares, les Bosniaques, vivent le pistolet à la ceinture et souvent le fusil sur l’épaule. Les Serbes ont des troupes régulières, une réserve savamment organisée et des volontaires autant qu’il y a d’hommes valides sur leur sol belliqueux. Voilà les auxiliaires, la force nouvelle, non encore éprouvée, que le sultan a sous la main, s’il consent à l’étendre jusqu’aux populations chrétiennes de la Turquie d’Europe. Avec ce concours amical des chrétiens, autrefois les alliés des Russes, avec l’encouragement qu’une semblable guerre ne pourrait manquer de recevoir des cabinets de l’Occident, avec les élémens d’insurrection qui se dégageraient inévitablement dans la Pologne, au seul bruit du canon, la Turquie aurait plus d’une chance de n’être pas battue.

Victorieuse ou vaincue, en suivant la voie de la résistance diplomatique ou armée, elle obtient dans son sein un résultat moral de grande portée. L’alliance des races chrétiennes avec la race ottomane se trouve cimentée, consacrée par cet effort énergique tenté en commun. De là au triomphe du principe de l’égalité des races, il n’y a plus à franchir que l’obstacle des vieux préjugés de religion de jour en jour moins ardens. L’obstacle sera renversé par les mains de la Turquie elle-même, dans un avenir qui n’est peut-être pas éloigné. Les noms fâcheux de vassaux et de sujets auront disparu, et la race ottomane ne verra plus dans les chrétiens que des égaux. Ce principe de l’égalité des individus et des races ouvrira aux Roumains et aux Illyriens un avenir nouveau ; car, en les accueillant sur le pied d’égalité, la race turque partagera en quelque sorte avec eux le pouvoir et l’empire. Peut-être, en raison de la jeunesse, de l’ardeur et du nombre, les chrétiens saisiront-ils la plus grande part d’influence et d’action ; mais la Turquie n’appartiendra pas du moins au Moscovite, elle n’aura pas été morcelée, elle n’aura pas disparu de la carte. Elle subsistera sous une forme nouvelle, avec un esprit nouveau. Et. peu importe quelle sera précisément cette forme, pourvu que sur ce territoire, le plus beau de l’Europe, et, depuis si long-temps, le plus stérile, les germes comprimés d’une civilisation nouvelle puissent enfin se développer librement.

Que l’Orient progresse, que la liberté y prenne racine, que des peuples forts s’y constituent, qu’une civilisation nouvelle ranime et remplisse ce grand corps languissant de l’empire ottoman : voilà le but nécessaire de la politique française sur le Bosphore. Il fut sans doute un temps où l’opinion était d’un autre avis, où, frappée de cette décadence, de cette torpeur, de cette immobilité en apparence systématique et irrémédiable de la race musulmane, elle se fût prêtée volontiers à des idées de partage qui eussent établi sur les ruines de ce vieil empire plusieurs petits peuples protégés par l’Europe, c’est-à-dire livrés aux influences rivales de la diplomatie européenne et embarrassés dans leurs allures par les convenances et le génie particulier des nations protectrices. C’était le plus sûr moyen d’étouffer la vie en détruisant toute originalité parmi ces peuples jeunes que l’on prétendait constituer, et c’eût été dans l’avenir, entre les cabinets de l’Europe, une intarissable source de difficultés, une cause permanente de conflits dangereux pour la paix. Il fut aussi un temps où, en vue de l’impossibilité de ce partage, on prenait assez facilement son parti des ambitions d’une puissance qui prétendait absorber à elle seule l’immense héritage d’Othman. A force de répéter que la Turquie était morte et que la Russie convoitait cette succession, l’on avait fini par envisager l’éventualité d’une conquête russe comme la solution inévitable de la crise prolongée de l’Orient. Par ignorance, par faiblesse d’esprit ou par de faux raisonnemens politiques, on s’abandonnait avec complaisance à cette idée ; mais, depuis que les faits ont révélé tant de germes de vitalité dans les populations chrétiennes et tant d’élémens d’une civilisation originale et vigoureuse, depuis qu’il est devenu clair que la race ottomane, en sortant de son orgueilleux isolement pour s’unir à ces peuples, peut elle-même se rajeunir, on s’accorde à reconnaître que défendre l’intégrité de l’empire ottoman, c’est défendre à la fois le droit des Turcs, l’avenir des chrétiens et une civilisation qui commence.

Du moment qu’il s’agit ainsi d’intérêt moral, le devoir de la France est tracé. A une époque où l’intérêt moral était identifié avec l’intérêt religieux, la diplomatie française était, dans la véritable et glorieuse acception du terme, protectrice des chrétiens de l’empire ottoman, et, à la faveur de ce protectorat, ses intérêts commerciaux et politiques se développaient à l’aise sur cette vaste étendue de terre et de mer. La concurrence commerciale de l’Angleterre et la rivalité religieuse de la Russie ont porté, depuis un siècle, de rudes atteintes à cette influence. Pourtant le plus grand dommage qu’elle ait éprouvé est venu, sans aucun doute, des négligences, des méprises, des fautes de la politique française. Au lieu de rester, suivant les traditions primitives de notre protectorat, les médiateurs des différends des Osmanlis avec les populations chrétiennes, nous avons, avec un funeste empressement, saisi toutes les occasions les plus futiles de prendre parti contre la Turquie. Nous avons adopté de gaieté de cœur toutes les mauvaises causes, embrassé tous ces fantômes sans consistance, toutes ces ambitions sans force qui surgissaient en face de la puissance ottomane, tantôt dans le Liban, tantôt en Égypte, tantôt ailleurs. Peut-être l’heure est-elle venue pour la France de sortir de ces tergiversations, de ces calculs erronés, et de reprendre franchement à Constantinople son rôle primitif de médiatrice entre les chrétiens et les musulmans. Ce rôle, aujourd’hui, consiste à seconder le mouvement par lequel ils sont poussés à s’allier dans le principe fécond de l’égalité des races. Le mouvement des races se règle sur des droits ; le devoir de la France, c’est de les élucider, d’aider Turcs et chrétiens à les comprendre, à les poser en face de l’Europe ; c’est, enfin, d’appuyer elle-même ces droits de l’autorité de son nom, s’ils n’agissent pas suffisamment par leur propre vertu. La forme et les conditions de cet appui regardent la prudence des hommes d’état ; mais voilà du moins ce qu’indiquent les vieilles traditions de la France en Orient et les instincts de la démocratie moderne.

En somme, lorsque l’on rapproche ces agitations nationales des peuples de la Turquie des événemens plus dramatiques de l’Autriche, tout en gémissant sur le sort des victimes généreuses et regrettables qu’ils écrasent dans leur explosion, on ne peut s’empêcher d’y remarquer un ensemble de circonstances de bon augure pour la civilisation et la liberté. Il était à craindre, au lendemain de février, que l’ennemi de la démocratie, le czar, ne trouvât des alliés pour une nouvelle sainte-alliance de l’absolutisme. L’esprit moderne s’est aussitôt emparé de la vieille Autriche et de la vieille Turquie, lancées ainsi dans des voies opposées à celles de la Russie. Il était toutefois à craindre en même temps que la secousse imprimée aux deux empires par cet esprit moderne impétueux et fier ne fût de nature à les briser, à les dissoudre et à les livrer, dans l’impuissance de la confusion et du désordre, à la convoitise du czar. Ce double péril semble aujourd’hui éloigné par la sagesse des populations slaves et roumaines. Pouvant régénérer l’Autriche et là Turquie à leur profit, elles ne veulent pas les détruire, et c’est à les seconder dans la poursuite de cet idéal qu’elles convient avec espérance la politique française.


HIPPOLYTE DESPREZ.

  1. Le caractère et les causes du mouvement roumain ont été décrits dans cette Revue le 1er janvier 1848.