Calmann-Lévy (p. 314-319).


CHAPITRE XXVIII


Consacré à une pénible scène de famille.



Tant que Maurice n’avait eu pour maîtresses que des femmes honnêtes, sa conduite n’avait donné lieu à aucun reproche. Il en fut autrement quand il fréquenta Bouchotte. Sa mère, qui avait fermé les yeux sur des liaisons coupables il est vrai, mais élégantes et discrètes, fut scandalisée d’apprendre que son fils s’affichait avec une chanteuse. Berthe, la jeune sœur de Maurice, avait connu au catéchisme de persévérance les aventures de son frère, et elle les contait sans indignation à ses jeunes amies. Le petit Léon, qui venait d’accomplir ses sept ans, déclara un jour à sa mère, devant plusieurs dames, que, quand il serait grand, il ferait la noce, comme Maurice. Le cœur maternel de madame René d’Esparvieu en fut ulcéré.

En même temps un fait domestique et grave vint alarmer M. René d’Esparvieu. Des traites lui furent remises, signées de son nom par son fils ; l’écriture n’était pas contrefaite, mais l’intention était formelle de faire prendre la signature du fils pour celle du père ; c’était un faux moral. Et de ce fait il apparaissait que Maurice vivait dans le désordre, faisait des dettes, était sur le point de commettre des indélicatesses. Le père de famille consulta sa femme à ce sujet. Il fut convenu qu’il ferait de sévères remontrances à son fils, parlerait de sanctions rigoureuses et que la mère apparaîtrait au bout de quelques instants affligée et douce, pour incliner à la clémence un père justement irrité. Les choses ainsi réglées, M. René d’Esparvieu fit appeler le lendemain matin son fils dans son cabinet. Pour plus de solennité, il avait endossé sa redingote. Maurice s’aperçut à ce signe que l’entretien serait grave. Le chef de famille, un peu pâle, la voix mal assurée (il était timide), déclara qu’il ne pouvait tolérer plus longtemps le dérèglement dans lequel vivait son fils et qu’il exigeait une réforme immédiate et absolue. Plus de désordre, plus de dettes, plus de mauvaises compagnies, mais le travail, la régularité, les bonnes fréquentations.

Maurice aurait volontiers répondu respectueusement à son père qui, après tout, lui avait fait de justes reproches. Par malheur, Maurice aussi était timide, et la redingote dont M. d’Esparvieu s’était revêtu pour exercer plus dignement une magistrature domestique semblait interdire toute familiarité. Maurice garda un silence maladroit et qui paraissait insolent. Ce silence obligea M. d’Esparvieu à répéter ses reproches et à les répéter sous une forme plus sévère. Il ouvrit un tiroir de son bureau historique (c’était celui sur lequel Alexandre d’Esparvieu avait écrit son Essai sur les institutions civiles et religieuses des peuples) et en tira les traites souscrites par Maurice.

— Sais-tu, mon enfant, dit-il, que tu as commis là un véritable faux ? Pour racheter une faute aussi grave…

À ce moment, comme il était convenu, madame René d’Esparvieu parut en robe de ville. Elle devait figurer l’ange du pardon. Mais elle n’en avait ni la figure ni le caractère. Elle était sombre et dure. Maurice avait en lui le germe de toutes les vertus communes et nécessaires. Il aimait et respectait sa mère. Il l’aimait plus encore par devoir que par inclination et son respect tenait plus de l’usage que du sentiment. Madame René d’Esparvieu avait de la couperose au visage, et comme elle s’était mis de la poudre de riz pour paraître à son avantage dans le tribunal domestique, elle y montrait un teint qui ressemblait à des framboises dans du sucre. Maurice, qui avait du goût, ne put se défendre de la trouver laide, et d’une laideur un peu répugnante. Il était mal disposé pour elle et, quand elle eut repris, en les aggravant, les griefs dont son mari avait déjà chargé son fils, l’enfant prodigue détourna la tête pour ne pas lui montrer un visage irrité.

Elle poursuivit :

— Ta tante de Saint-Fain t’a rencontré dans la rue en si mauvaise compagnie qu’elle t’a su gré de ne l’avoir pas saluée.

À ces mots, Maurice éclata :

— Ma tante de Saint-Fain ! Je lui conseille de se scandaliser ! Tout le monde sait qu’elle a rôti le balai jusqu’au manche, et maintenant cette vieille hypocrite voudrait…

Il s’arrêta. Son regard avait rencontré le visage de son père qui exprimait plus de tristesse encore que d’indignation. Maurice se reprochait ses paroles comme un crime et ne concevait pas comment elles avaient pu lui échapper. Il allait fondre en larmes, tomber à genoux, implorer son pardon, quand sa mère, les yeux au plafond, soupira :

— Qu’est-ce que j’ai fait à Dieu pour avoir mis au jour un fils si coupable !

Retourné comme avec la main par cette parole qu’il jugeait affectée et ridicule, Maurice passa subitement d’un amer repentir à l’orgueil délicieux du crime. Il se précipita furieusement dans l’insolence et la révolte, et lança tout d’une haleine des paroles qu’une mère n’aurait jamais dû entendre :

— Si vous voulez que je vous le dise, maman, plutôt que de m’interdire de fréquenter une artiste lyrique pleine de talent et d’un caractère désintéressé, vous feriez mieux d’empêcher ma sœur aînée, madame de Margy, de se montrer tous les soirs dans le monde et au théâtre avec un individu méprisable et dégoûtant, qu’on sait être son amant. Vous devriez bien aussi surveiller ma petite sœur Jeanne qui s’écrit des lettres obscènes, en contrefaisant son écriture, fait semblant de les découvrir dans son paroissien et vous les remet avec une innocence simulée, pour vous alarmer et vous troubler. Il n’y aurait pas de mal non plus à empêcher mon petit frère Léon de consommer, à l’âge de sept ans, les dernières violences sur mademoiselle Caporal ; et l’on pourrait dire à votre femme de chambre…

— Sortez, monsieur, je vous chasse de cette maison, s’écria M. René d’Esparvieu, qui, blanc de colère, montrait la porte d’un doigt tremblant.