Calmann-Lévy (p. 300-313).


CHAPITRE XXVII


Où l’on trouvera la révélation d’une cause secrète et profonde qui bien souvent précipite les empires contre les empires et prépare la ruine des vainqueurs et des vaincus, et où le sage lecteur (s’il en est, ce dont je doute) méditera cette forte parole : « La guerre est une affaire. »



Les anges s’étaient dispersés. Au pied des coteaux de Meudon, assis sur l’herbe, Arcade et Zita regardaient la Seine couler entre les saules.

— En ce monde, dit Arcade, en ce monde qu’on appelle monde, bien qu’il s’y trouve moins de choses mondes que de choses immondes, aucun être pensant n’imaginera qu’il puisse seulement supprimer un atome. Il nous est tout au plus permis de croire que nous parviendrons à modifier, çà et là, le rythme de quelques groupes d’atomes et l’arrangement de quelques cellules. C’est à cela, si l’on y songe, que se borne notre grande entreprise. Et quand nous aurons mis le Contradicteur à la place d’Ialdabaoth, nous n’aurons pas fait davantage… Zita, le mal est-il dans la nature des choses, ou dans leur arrangement ? Voilà ce qu’il faudrait savoir. Zita, je suis profondément troublé…

— Mon ami, répondit Zita, si, pour agir, il fallait connaître le secret de la nature, on n’agirait jamais. Et l’on ne vivrait pas, puisque vivre, c’est agir. Arcade, manquez-vous déjà de résolution ?

Arcade assura la belle archange qu’il était résolu à plonger le démiurge dans les ténèbres éternelles.

Une auto passait sur la route, suivie d’une longue traînée de poussière. Elle s’arrêta devant les deux anges, et le nez crochu du baron Everdingen parut à la portière.

— Bonjour, amis célestes, bonjour, fit le capitaliste, fils du ciel. Je suis heureux de vous rencontrer. J’avais un avis important à vous donner. Ne restez point inertes, ne vous endormez pas : armez, armez ! Vous pourriez être surpris par Ialdabaoth. Vous avez un trésor de guerre : employez-le sans compter. Je viens d’apprendre que l’archange Michel a fait dans le ciel de fortes commandes de carreaux et de foudres. Si vous m’en croyez, vous vous procurerez encore cinquante mille électrophores. Je prends la commande. Bonjour, anges ! Vive la patrie céleste !

Et le baron Everdingen vola vers les bords fleuris de Louveciennes, en compagnie d’une jolie actrice.

— Est-il vrai qu’on arme chez le démiurge ? demanda Arcade.

— Il se peut, répondit Zita, que là-haut aussi un autre baron Everdingen pousse aux armements.

L’ange gardien du jeune Maurice demeura quelques instants pensif. Puis, il murmura :

— Serions-nous le jouet des financiers ?

— Ah dame ! fit la belle archange, la guerre est une affaire. Elle a toujours été une affaire.

Ils examinèrent longuement ensuite les moyens d’exécuter leur immense entreprise. Ayant rejeté avec mépris les procédés anarchiques du prince Istar, ils conçurent une invasion formidable et soudaine du royaume des cieux par leurs milices enthousiastes et bien instruites.


Or, Barattan, le gargotier de la Jonchère, qui avait loué aux anges rebelles la salle de spectacle, était un indicateur de la Sûreté. Dans les rapports qu’il adressa à la Préfecture, il dénonça les membres de cette réunion privée comme préparant un attentat sur un personnage qu’ils dépeignaient obtus et cruel et qu’ils appelaient Alabalotte. L’agent croyait que c’était là un pseudonyme qui désignait soit le Président de la République, soit la République elle-même. Les conspirateurs avaient unanimement proféré des menaces contre Alabalotte, et l’un d’eux, individu très dangereux, bien connu dans les milieux anarchistes et ayant déjà subi plusieurs condamnations pour écrits ou discours libertaires, qui se fait nommer le prince Istar ou le Quéroube, avait brandi une bombe d’un très petit calibre et qui semblait constituer un engin redoutable. Les autres conspirateurs étaient inconnus à Barattan qui, pourtant, fréquentait les milieux révolutionnaires. Plusieurs d’entre eux étaient très jeunes, imberbes. Il en avait filé deux, qui avaient tenu des propos d’une particulière véhémence, un nommé Arcade, domicilié rue Saint-Jacques et une femme, de mœurs spéciales nommée Zita, habitant Montmartre, tous deux sans moyens connus d’existence.

L’affaire parut assez sérieuse au Préfet de Police pour qu’il jugeât nécessaire d’en conférer, avant tout, avec le Président du Conseil.

On était alors dans une de ces périodes climatériques de la troisième République, pendant lesquelles le peuple français, épris d’autorité, adorant la force, se croit perdu parce qu’il n’est pas assez gouverné, et appelle à grands cris un sauveur. Le Président du Conseil, ministre de la Justice, ne demandait pas mieux que d’être le sauveur espéré. Encore fallait-il, pour le devenir, qu’il y eût un péril à conjurer. Aussi la nouvelle d’un complot lui fut-elle agréable. Il interrogea le Préfet de Police sur les caractères et l’importance de l’affaire. Le Préfet de Police exposa que ces gens-là semblaient avoir de l’argent, de l’intelligence, de l’énergie ; mais qu’ils parlaient trop, et étaient trop nombreux pour agir en secret et de concert. Le ministre, renversé dans son fauteuil, réfléchit. Le bureau, de style Empire, devant lequel il était assis, les tapisseries anciennes qui couvraient les murs, la pendule et les candélabres d’époque Restauration, tout, en ce cabinet traditionnel, lui suggérait les grands principes de gouvernement qui demeurent immuables dans la succession des régimes, la ruse et l’audace. Après une courte méditation, il conclut qu’il fallait laisser le complot croître et prendre forme, que même il conviendrait peut-être de le nourrir, de l’orner, de le colorer et de ne l’étouffer enfin qu’après en avoir tiré tout le parti possible.

Il recommanda au Préfet de Police de surveiller l’affaire de près, de lui rendre compte au jour le jour des événements et de s’en tenir au rôle d’informateur.

— Je m’en rapporte à votre prudence bien connue : observez et n’intervenez pas.

Et le ministre alluma une cigarette. Il comptait bien, à l’aide de ce complot, réduire l’opposition, fortifier son pouvoir, amoindrir ses collègues, humilier le Président de la République et devenir le sauveur attendu.

Le Préfet de Police s’engagea à suivre les instructions ministérielles, se promettant de n’agir qu’à sa guise. Il fit surveiller les individus signalés par Barattan et recommanda à ses agents de n’intervenir pour aucune cause que ce fût. Se voyant filé, le prince Istar, qui unissait la prudence à la force, retirait de sa gouttière les bombes qu’il y avait cachées et, d’autobus en métro, de métro en autobus, par les plus savants détours, allait déposer ses engins chez l’ange musicien.

Arcade, chaque fois qu’il sortait de son hôtel de la rue Saint-Jacques, trouvait à sa porte un homme d’une distinction outrée, ganté de jaune et qui portait à sa cravate un diamant plus gros que le Régent. Étranger aux choses de la terre, l’ange rebelle ne prêtait nulle attention à cette rencontre. Mais le jeune Maurice d’Esparvieu, qui avait pris à tâche de garder son ange gardien, considérait avec inquiétude ce gentleman, aussi assidu et plus vigilant encore que M. Mignon qui, naguère, promenait ses regards investigateurs dans la rue Garancière depuis les têtes de bélier de l’hôtel de la Sordière jusqu’au chevet de l’église Saint-Sulpice. Maurice venait voir, deux et trois fois par jour, Arcade dans son hôtel garni, l’avertissait du péril et le pressait de changer de domicile.

Tous les soirs, il emmenait son ange dans les cabarets de nuit où ils soupaient avec des filles. Là, le jeune d’Esparvieu donnait ses pronostics sur le prochain match de boxe, puis il s’efforçait de démontrer à Arcade l’existence de Dieu, la nécessité d’une religion et les beautés du christianisme, et il l’adjurait de renoncer à des entreprises impies et criminelles dont il ne recueillerait qu’amertume et déception.

— Car, enfin, disait le jeune apologiste, si le christianisme était faux, cela se saurait.

Les filles approuvaient Maurice de ses sentiments religieux, et quand le bel Arcade proférait quelque blasphème dans un langage qui leur était intelligible, elles se bouchaient les oreilles et le faisaient taire, de peur d’être foudroyées avec lui. Car elles concevaient que Dieu, dans sa toute-puissance et sa souveraine bonté, vengeant soudain ses injures, est fort capable de frapper sans mauvaise intention l’innocent avec le coupable.

Parfois l’ange et son gardien allaient souper chez l’ange musicien. Maurice, à qui il souvenait de temps en temps qu’il était l’amant de Bouchotte, voyait avec déplaisir Arcade prendre envers la chanteuse des libertés excessives. Elle les lui permettait depuis le jour où, l’ange musicien ayant fait réparer le petit canapé à fleurs, Arcade et Bouchotte s’y étaient immédiatement unis. Maurice, qui aimait beaucoup madame des Aubels, aimait un peu Bouchotte, et était un peu jaloux d’Arcade, et la jalousie, sentiment naturel aux hommes et aux animaux, leur cause, même légère, une douleur cuisante. Aussi, soupçonnant la vérité, que le tempérament de Bouchotte et le caractère de l’ange lui révélaient assez, il accablait Arcade de sarcasmes et d’invectives, lui reprochant l’immoralité de ses mœurs. Arcade lui répondait avec tranquillité qu’il était difficile de soumettre les impulsions physiologiques à des règles parfaitement définies, et que les moralistes rencontraient de grandes difficultés à l’endroit de certaines sécrétions.

— Au reste, dit Arcade, je reconnais volontiers qu’il est à peu près impossible de constituer systématiquement une morale naturelle. La nature n’a pas de principes. Elle ne nous fournit aucune raison de croire que la vie humaine est respectable. La nature, indifférente, ne fait nulle distinction du bien et du mal.

— Vous voyez donc, répliqua Maurice, que la religion est nécessaire.

— La morale prétendue révélée, reprit l’ange, s’inspire en réalité de l’empirisme le plus grossier. L’usage seul règle les mœurs. Ce que le ciel prescrit n’est que la consécration de vieilles habitudes. La loi divine promulguée dans la pyrotechnie, sur quelque Sinaï, n’est jamais que la codification des préjugés humains. Et de ce fait que les mœurs changent, les religions qui durent longtemps, comme le judéo-christianisme, varient en morale.

— Enfin, dit Maurice dont l’intelligence grandissait à vue d’œil, vous m’accorderez que la religion empêche bien des désordres et bien des crimes ?

— À moins qu’elle n’en conseille, comme le meurtre d’Iphigénie.

— Arcade, s’écria Maurice, quand je vous entends raisonner, je me réjouis de n’être pas un intellectuel.

Cependant, Théophile, penché sur le clavier, le visage couvert du long voile blond de ses cheveux, abaissant de haut sur les touches ses mains inspirées, jouait et chantait la partition entière d’Aline, reine de Golconde.

Le prince Istar venait à ces réunions amicales, les poches pleines de bombes et de bouteilles de vin de champagne, qu’il devait, les unes et les autres, à la libéralité du baron Everdingen. Bouchotte recevait le kéroub avec plaisir, depuis qu’elle voyait en lui le témoin et le trophée de la victoire qu’elle avait remportée sur le petit canapé à fleurs. Il était devant elle comme la tête coupée de Goliath dans la main du jeune David. Et elle admirait le prince pour son habileté d’accompagnateur, sa vigueur, par elle surmontée, et sa prodigieuse capacité de boire.

Une nuit que le jeune d’Esparvieu reconduisait en auto son ange de la maison Bouchotte au garni de la rue Saint-Jacques, le ciel était noir ; devant la porte, le diamant de l’espion brillait comme un phare ; trois cyclistes, réunis sous ses rayons, s’éloignèrent, à l’approche de l’auto, dans des directions divergentes. L’ange n’y prit point garde, mais Maurice en conclut que les mouvements d’Arcade intéressaient diverses personnes puissantes dans l’État. Il jugea le péril pressant ; sa résolution fut aussitôt prise.

Le lendemain matin, il vint chercher le suspect pour l’emmener rue de Rome. L’ange était dans son lit. Maurice le pressa de s’habiller et de le suivre.

— Venez, lui dit-il. Cette maison n’est plus sûre pour vous. Vous êtes surveillé. Un jour ou l’autre, vous allez être arrêté. Voulez-vous coucher au Dépôt ? Non. Eh bien ! venez. Je vais vous mettre en lieu sûr.

L’esprit sourit avec un peu de pitié à son naïf sauveur.

— Ne savez-vous pas, lui dit-il, qu’un ange brisa les portes de la prison où Pierre était enfermé et délivra l’apôtre ? Me croyez-vous, jeune Maurice, inférieur en puissance à ce frère céleste, et pensez-vous que je ne sache faire pour moi-même ce qu’il fit pour le pêcheur du lac de Tibériade ?

— N’y comptez pas, Arcade. Il le fit par un miracle.

— Ou « par miracle », comme dit un moderne historien de l’Église. Mais il n’importe. Je vous suis. Laissez-moi seulement brûler quelques lettres et faire un paquet des livres dont j’ai besoin.

Il jeta des papiers dans la cheminée, mit plusieurs volumes dans ses poches et suivit son guide jusqu’à l’auto, qui les attendait non loin, devant le Collège de France. Maurice prit le volant. Imitant la prudence du kéroub, il fit tant de tours et de détours et de si rapides circuits qu’il eût dépisté tous les cyclistes et nombreux et rapides lancés à sa poursuite. Enfin, après avoir sillonné la ville en tous les sens, il s’arrêta dans la rue de Rome, devant le rez-de-chaussée où l’ange s’était manifesté.

En entrant dans le logis dont il était sorti dix-huit mois auparavant pour accomplir sa mission, Arcade se rappela l’irréparable passé et, respirant l’odeur de Gilberte, ses narines palpitèrent. Il demanda comment allait madame des Aubels.

— Très bien, répondit Maurice, un peu engraissée et très embellie. Elle vous en veut encore de votre indiscrétion. J’espère qu’elle la pardonnera un jour comme je vous l’ai pardonnée et qu’elle oubliera votre conduite offensante. Mais elle est encore bien irritée contre vous.

Le jeune d’Esparvieu fit à son ange les honneurs de l’appartement avec les façons d’un homme bien né et les tendres soins d’un ami. Il lui montra le lit pliant, qu’on ouvrirait chaque soir dans la pièce d’entrée et qu’on pousserait le matin dans un cabinet noir ; il lui montra la table de toilette et sa garniture, le tub, l’armoire à linge, la commode, lui donna les avis nécessaires pour le chauffage et l’éclairage, l’avertit que les repas seraient apportés et le ménage fait par le concierge et lui montra le bouton qu’il fallait pousser pour appeler ce serviteur ; il lui dit enfin qu’il devait se considérer comme chez lui et recevoir qui bon lui semblerait.