La République et la crise du libéralisme

LA RÉPUBLIQUE
ET
LA CRISE DU LIBÉRALISME


I

Si, à un juge sévère lui demandant ce qu’elle a fait depuis vingt ans, la troisième République répondait, comme Sieyès après la Terreur : « J’ai vécu, » — elle n’aurait pas mal dit. Vingt-cinq ans, c’est un beau morceau de vie pour un gouvernement français au XIXe siècle. Pas un seul, depuis la Révolution, n’avait atteint cet âge ; et durer est, en soi, une force et même une manière de vertu.

Oserons-nous dire que ce seul avantage aurait presque suffi pour justifier à leurs propres yeux les auteurs responsables de ce régime? Conservateurs par instinct, monarchistes par tradition, ils ne se rallièrent point à une république de droit divin. Le principe de la légitimité, apanage de la monarchie, hurle de s’accoupler avec le fait républicain : une démocratie peut tout aussi peu prétendre à guérir les maux de la société par la seule vertu magique de ses institutions qu’un président élu à toucher les écrouelles. Ceux qui fondèrent la troisième République obéirent donc avant tout au désir de faire à la France mutilée l’économie d’une révolution. Non seulement la République était en possession, mais ce régime anonyme, impersonnel, si bien adapté au suffrage universel, leur semblait devoir marquer la fin des longues expériences de la France. Faire du définitif avec du provisoire, — c’est-à-dire prendre l’instabilité même, légalisée, régularisée, comme le grand ressort de la stabilité; fonder un équilibre durable sur l’amplitude calculée d’oscillations incessantes; s’emparer hardiment du principe républicain pour en faire le principe conservateur par excellence, ce fut leur dessein. Le jour où ces hommes distingués, dont la jeunesse avait eu la monarchie parlementaire pour idéal, les Thiers, les Rémusat, les Casimir-Périer, les Duvergier de Hauranne, eurent compris que la démocratie en France n’était pas un accident ou un épisode, mais le terme naturel de l’histoire nationale, ils virent du même coup que la République était la forme naturelle de la démocratie.

Si naturelle, à vrai dire, et si nécessaire qu’en fait, en dépit des fictions et des apparences, la France vivait en République, depuis qu’elle vivait en démocratie, — c’est-à-dire depuis 1789. S’il est exact que la différence spécifique entre la République et la monarchie réside tout entière dans l’opposition du principe électif et du principe héréditaire, la France, depuis 1789, n’a pas été, non pas même une seule fois, en monarchie. Elle a été en République : elle y a été sans le savoir, sans le vouloir, sans un seul des avantages de ce régime et avec presque tous les désavantages de son contraire. Sauf Louis XVIII, pas un seul des souverains de cette longue période n’est mort sur le trône. Sauf Charles X, pas un de ces chefs d’État n’est arrivé au pouvoir par le jeu silencieux et automatique d’un mécanisme monté d’avance. Empereurs ou rois, tous, comme de simples présidens, ont dû recourir à l’élection directe ou indirecte, au choix ou à la ratification de leurs peuples. Aucun des élémens constitutifs de la monarchie — légitimité, hérédité, loyalisme, continuité — n’était présent.

Toutefois, et justement parce que l’on s’obstinait à garder le mot sans la chose, et à sauver les apparences aux dépens de la réalité, ce régime bâtard parut se plaire à donner une prime à la Révolution. Faute d’établir et de régler le mode de transmission du pouvoir sur la base élective, pour le médiocre plaisir de décorer la façade de l’étiquette monarchique et de maintenir la fiction de l’hérédité, on rendit inévitable le recours au procédé révolutionnaire. Voter la République, pour les conservateurs qui la fondèrent, ce fut donc tout simplement reconnaître le fait, y conformer le droit, et substituer au brutal expédient de la force un moyen pacifique et régulier de dévolution du pouvoir. L’histoire du dernier quart de siècle est là pour dire qu’ils avaient vu juste et que leur œuvre, en tant qu’elle n’a fait que consacrer et organiser la réalité, est définitive.

Ce succès a d’autant plus de prix que la troisième République ne le doit pas à l’absence d’assauts et de crises. Elle a subi, dès l’origine, de redoutables épreuves, dont les plus périlleuses n’ont peut-être pas été celles que lui ont infligées ses adversaires. Pendant les six ou sept ans qui suivirent la chute de Thiers, elle fut gouvernée par les ennemis de son principe. Les noms du 24 et du 1 6 mai résument ces années de combat et d’apprentissage dont après tout elle n’eut pas trop à se plaindre.

Sous la diversité ou même la contrariété apparente des situations, il est plus d’une analogie profonde entre cette période et les cinq premières années de la Restauration. Entre l’ordonnance du 5 septembre 1816, qui prononça la dissolution de la Chambre introuvable et l’assassinat du duc de Berry. en février 1820, qui lança la France en pleine réaction, la monarchie de Louis XVIII, la légitimité fut entre les mains de politiques, — les Decazes, les Pasquier. les de Serre, les Gouvion Saint-Cyr, les Dessolles, — qui n’étaient pas des royalistes de la veille. Ils se rattachaient à l’ordre de choses issu de la Révolution. Ils faisaient volontiers commerce avec le libéralisme des Royer-Collard, des Broglie, des Guizot, des Barante. Les ultras, les pointus, les fidèles, retour d’émigration, les tenaient et ne pouvaient pas ne pas les tenir pour des ennemis du trône et de l’autel. On peut dire sans trop d’exagération que ce fut la Monarchie sans les monarchistes : ce fut aussi l’âge d’or de la Restauration.

Pareillement, la République sans les républicains, de 1873 à 1878, fut une ère de progrès moral et de croissance pour le nouveau régime. Entre les mains, sous le regard jaloux de tuteurs qui s’appelaient Broglie, Buffet, Decazes, voire Mac-Mahon, qui n’étaient républicains ni de la veille ni du lendemain, et qui, en tout bien tout honneur, eussent aimé à rendre la France à ses rois et ses rois à la France, la République grandit, se fortifia, devint maîtresse chez elle. Elle ne devait connaître les vraies difficultés et les périls réels que du jour où, son principe étant mis au-dessus de toute atteinte et son personnel dans la place, elle eut un gouvernement qui commença de gouverner par et pour son parti.

II

Depuis lors, par la faute des hommes ou par la force des choses, les mauvais momens ne lui ont point été épargnés. Il suffira sans doute ici de rappeler les deux plus formidables de ces crises. L’une — le boulangisme, — remonte si haut qu’elle est déjà presque sortie de la mémoire d’une génération oublieuse. La seconde — le panamisme, — n’a peut-être pas encore vu se dérouler ses dernières conséquences.

La première de ces aventures a eu un nom qui restera marqué en lettres de feu dans l’histoire de notre pays. Victorieuse, elle se fût appelée le déshonneur : on avait naïvement espéré qu’elle servirait de préface à une bienfaisante réaction. Il n’est guère besoin de s’étendre sur cette entreprise où chacun, croyant duper les autres, s’est soi-même dupé et a laissé, avec un lambeau de son honneur, les chances de son avenir. Si triste que soit la banqueroute morale des complices de ce coup manqué, il y a quelque chose de plus triste encore, et c’est que cette grotesque équipée ait failli réussir. Peu s’en est fallu que la France se jetât aux pieds du général de la revue et de l’écuyer du cheval noir. Il n’y a pas d’ailleurs à tirer vanité de l’échec d’un mouvement qui a beaucoup moins avorté par l’effort concerté et laborieux d’un esprit public maître de soi que par un heureux concours de circonstances, dont la moindre ne fut pas l’indignité et l’incapacité de l’idole populaire. Un pays qui a échappé à l’humiliation d’un césarisme sans César peut se féliciter de sa bonne fortune : il lui reste quelque lieu de rougir de ses caprices et de trembler de ses entraînemens.

Aussi bien, quand l’astre du boulangisme se fut couché, comme il s’était levé, derrière un horizon sombre et bas, la France se sentit soulagée, mais non libérée. Le panamisme, — par où j’entends les scandales compris d’ordinaire sous ce vocable, et j’y ajoute ceux de leur prétendue répression, — n’a guère été qu’un nouvel accès du même mal. Rien assurément n’est plus loin de ma pensée que de calomnier gratuitement notre pays de France en lui attribuant le monopole de ces hontes. Un coup d’œil jeté par delà l’une quelconque de nos frontières suffit à démontrer qu’en l’espèce pas un peuple n’a le droit d’affecter de plaindre ou de railler L’autre. Si le royaume d’Italie, avec son Panamino, est là pour nous apprendre que les républiques ne sont pas seules atteintes, les États-Unis, avec les scandales du Crédit mobilier, du Tammany Ring, des municipalités de New-York et de Philadelphie, du Lobbyism, du log-rolling, du droit sur les sucres, etc., font sans doute assez voir que les races latines ne succombent pas seules à la contagion.

C’est la démocratie qui, surtout dans nos vieilles sociétés, héritières d’un long passé et vouées aux habitudes de l’ancien régime, semble condamnée à cette lèpre. Quelle tentation ne constitue pas pour beaucoup de politiciens le contraste entre la modicité des ressources et l’étendue des pouvoirs? De là tant de chutes retentissantes, dans le juste châtiment desquelles on aimerait à penser que certains boucs émissaires n’ont pas payé, non seulement pour leurs propres fautes, mais aussi pour l’impunité des autres. De là surtout la propagation d’un déplorable état d’esprit dans lequel le relâchement de la fibre morale vaut une sorte de tolérance, mi-cynique et mi-bon enfant, à des actes que le sens de l’intérêt public, à défaut de la conscience, aurait dû flétrir impitoyablement. Et quand cette humeur indulgente a fait place à une rigueur draconienne, oserai-je bien dire que ces dernières dispositions n’ont pas toujours semblé très supérieures aux précédentes? Oui, pour l’observateur impartial, le scandale du panamisme n’a pas seulement déshonoré les auteurs et fauteurs d’actes de fraude et de corruption : il a également éclaboussé plusieurs de ceux qui ont assumé la responsabilité de remuer toute cette fange. Je n’entends pas seulement ici ces coupables sans vergogne qui, pour détourner d’eux le soupçon, n’ont pas hésité, par une tactique bien connue, à crier haro sur quelques-uns de leurs complices. Mais l’esprit de parti le plus répugnant a faussé toute cette justice qui eût dû mesurer sa rigueur à son impartialité. On a vu s’improviser grands justiciers des hommes qui n’avaient pas même pris le temps de se refaire un honneur intact. La France a contracté une de ces épidémies de suspicion, mal terrible, qui sévit à tort et à travers ; qui flétrit tout ce qu’il touche ou même tout ce qu’il effleure; et qui généralement ne frappe pas moins d’innocens qu’il épargne de coupables.

Ce chapitre de notre histoire est-il définitivement clos? Tel semble être le sentiment général. On respire, on se rassure; on envisage l’avenir avec une sérénité dont on avait perdu l’habitude; on se persuade qu’après être sortis sains et saufs d’une pareille alerte, il n’est point d’épreuve que l’on ne puisse traverser victorieusement. Il y a, je crois, une forte part d’illusion dans ce retour d’optimisme. Est-on bien sûr que le jeu des petits papiers ait cessé pour jamais? Et puis, et surtout, si vraiment cette crise d’indignation morale et d’épurement avait passé, comme un flot débordé qui rentre dans son lit sans laisser d’autres traces que quelques épaves mises à sec; si une grande démocratie, qui se pique de se gouverner elle-même, n’avait vu dans cette affaire que le prétexte de quelques vendettas privées et l’occasion de quelques saturnales de l’esprit de parti, c’est alors qu’en vérité le mal serait bien plus grand qu’on ne pense. Une pareille indifférence trahirait, non seulement la paralysie du sens moral, mais même l’oblitération du sens politique.


III

Les élections générales de 1893 parurent dénoter un certain affaissement de l’esprit public. Elles avaient été annoncées comme les grandes assises de la morale vengée; elles se firent, par un de ces étranges reviremens familiers au tempérament français, sous de tout autres auspices. La République, que l’on avait essayé de rendre solidaire de ces déplorables défaillances individuelles, y fit preuve d’une étonnante élasticité. Pour beaucoup d’esprits courts, on en avait fini d’un pénible épisode : il y avait là comme une promesse d’impunité et une invitation à recommencer le passé. De nouveau à la tête des affaires et pourvus d’un long bail, il semblait que, pour profiter des leçons de l’expérience, les républicains n’eussent plus qu’à étouffer vigoureusement dans leurs rangs les germes des animosités et des rivalités personnelles, — tâche rendue plus facile par l’éloignement de cet incomparable artisan de discordes qui a nom M. Clemenceau. Quoi de plus simple alors que de reprendre, au point où on l’avait dû laisser pour soutenir un combat de vie ou de mort, la politique de coterie, de secte et de faction? En cherchant bien, on trouverait sûrement quelque bon tour à jouer à ce clergé, auquel il suffit de jeter à la face le reproche de cléricalisme pour en tirer le droit de lui courir sus comme à un ennemi. Avec la reprise de la lutte de la mairie ou de l’école et de l’église, en lançant de nouveau l’instituteur transformé en commis voyageur de la libre pensée et en agent électoral du radicalisme contre le prêtre traité en suspect et réduit à la portion congrue, il y aurait chance de voir renaître entre les groupes de la majorité l’union des beaux jours de l’article 7 et de l’expulsion des ordres religieux. Ce programme était fait pour séduire les fortes têtes du parti. Faire appel tout ensemble aux passions populaires par l’anticléricalisme et aux intérêts égoïstes par le protectionnisme; — ajourner résolument, jusqu’à la dernière extrémité, toute réforme organique, par la double raison qu’elle ne saurait s’accomplir sans léser tel ou tel droit acquis, et sans provoquer ainsi des mécontentemens et que, tant qu’elle reste à faire, elle figure à merveille dans le fonds de commerce des progressistes ; — réaliser enfin des prodiges d’équilibre en refusant à l’église l’abrogation des lois de combat, aux socialistes l’adoption de lois de progrès social, cette politique, dont on ne retrace ici que les grandes lignes, avait un nom : elle s’appelait la concentration.

C’est à l’ombre de ce vocable que se sont déroulées depuis quinze ans — et plus — les destinées de la France. Justifiée peut-être au début par les nécessités de la lutte, par la désastreuse obstination des monarchistes à priver la République du contre-poids d’un parti conservateur constitutionnel, la concentration n’a pas cessé depuis lors de peser sur le pays comme le vieillard de la mer sur les épaules de Siudbad le marin. Pendant plus de quinze ans, ce mot a passé pour doué d’une vertu secrète, et c’est à la pratique du système qu’il désigne que l’on a voulu réduire tout le devoir de l’homme public. C’était, tout d’abord, une consigne électorale en vertu de laquelle, entre deux candidats, dont l’un avait à la bouche le mot de république, mais professait sur tous les autres points des opinions radicalement opposées à celles de la majorité du parti républicain, et dont l’autre soutenait des principes conformes à ceux de cette majorité, mais ne pouvait faire ses preuves de républicanisme perpétuel, l’électeur républicain, même modéré, était tenu de voter pour le premier. C’était ensuite une consigne parlementaire en vertu de laquelle il était interdit à un ministère républicain de se former autrement qu’à l’aide d’élémens empruntés aux fractions les plus diverses du parti; de s’appuyer sur une majorité qui ne fût pas républicaine: et, par-dessus tout, de gouverner autrement qu’en faisant une sorte de moyenne entre les exigences contradictoires de l’extrême gauche et du centre. Voilà, en raccourci, ce qu’était la théorie de la concentration. La pratique n’a pas été au-dessous de la doctrine ! Entre les deux grandes fractions du parti républicain, les modérés et les radicaux, on aurait pu croire l’alliance conclue sur un pied d’égalité. Même il eût pu sembler naturel que la plupart des avantages d’une telle coalition fussent pour les modérés. A eux les places, puisque leur mine était rassurante, leur passé sans tache, leur langage plein d’onction. A eux, la rédaction des programmes, puisque l’exercice du pouvoir est forcément une école de compromis et de transaction. A eux enfin, l’honneur ou le profit de tout ce qui s’accomplirait, puisque leurs noms seraient en vedette et leur méthode en usage. Hélas, quelle désillusion ! Sans doute, sous le règne de la concentration, l’extrême gauche n’a pas souvent vu ses chefs ou ses membres aux affaires : mais en revanche, on aurait dit que les modérés n’y étaient appelés que pour y jouer le rôle de ses factotums ou de ses esclaves. M. Clemenceau ne siégeait es nom dans aucun cabinet, mais il pouvait s’assurer que, dans chaque cabinet, il verrait trembler devant lui tous les ministres.

Autre conséquence directe de la logique de la situation : du moment que l’on veut atteler ensemble radicaux et modérés, il est bien évident que, ne pouvant donner aux deux partis de satisfaction de principes complète, on offrira à l’un d’eux, à titre de compensation, des satisfactions de personnes. L’extrême gauche ne pouvait exiger que, sous le régime de la concentration, ses revendications figurassent en bloc sur le programme commun. Elle a donc dû, non sans rechigner, ni surtout sans s’accorder parfois le plaisir de poursuivre ses fins particulières avec l’aide de la droite, souscrire à de certains ajournemens et consentir certains adoucissemens. Mais comme elle a bien su s’en faire payer! C’est pour elle que l’on a gouverné, administré, épuré, nommé, déplacé, avancé, révoqué, destitué. Le personnel administratif, — du haut jusqu’en bas de l’échelle, — le personnel judiciaire, depuis l’épuration, sont peuplés des créatures de l’intransigeance. C’est toute une garnison graduellement introduite dans la place. Et admirez ici la Némésis de la politique! Les cabinets de concentration ont accordé ces faveurs aux radicaux à titre d’indemnité, pour les dédommager de l’ajournement législatif de certains de leurs vœux. Et il s’est trouvé que, grâce à ces compensations, les radicaux peu à peu sont devenus si puissans qu’ils ont pu forcer la main aux modérés. Dans combien de départemens n’est-il pas arrivé que l’extrême gauche, maîtresse de la préfecture, des sous-préfectures, de toutes ces positions accessoires qui confèrent des influences irrésistibles, a fini par exproprier les modérés, jadis maîtres, et par conquérir, on dirait presque de vive force, le suffrage universel! Voilà le prix de cette ingénieuse politique. Elle a porté une atteinte grave au principe même du régime parlementaire et à la moralité publique ; et il s’est trouvé que, du même coup, l’on faisait un marché de dupes et l’on cédait sans le savoir la réalité du pouvoir au parti que l’on se flattait de neutraliser.

Tel a été le réveil du beau rêve qu’avait fait l’opportunisme. La concentration fut le triomphe de sa méthode : elle a aussi été le tombeau de son prestige et de son autorité morale. Si Gambetta avait vécu, il est permis de croire que ce grand homme aurait su voir les dangers d’une politique perpétuée en dehors des conditions qui l’avaient fait naître. Il aurait probablement eu la clairvoyance de discerner les bas-fonds où le navire voguait à toutes voiles et il aurait eu la vigueur de donner le coup de barre qui l’en aurait dégagé. L’opportunisme, grâce à la mort de son fondateur, s’est survécu. Ce terme prétentieux recouvrait une équivoque : il désignait l’a b c de la politique, ou bien il recelait les germes d’un funeste scepticisme, suivant qu’il s’agissait tout simplement d’accommoder les moyens à la fin, ou au contraire de renier les principes d’un parti sous prétexte d’assurer la victoire de son personnel. Déjà les partis vainqueurs ont ce malheur d’être trop heureux. A la période héroïque succède l’ère des récompenses. Tel qui ne fut jamais à la peine est le premier à l’honneur. L’esprit de jouissance tend à supplanter l’esprit de sacrifice. Que sera-ce donc si l’armée victorieuse, sous prétexte de préserver une façade, un décor, un nom, un mot, déchire son drapeau ? Ce fut l’histoire de l’opportunisme.

Non, certes, qu’il n’ait compté, qu’il ne compte encore dans ses rangs assez de vétérans, assez d’hommes de conscience, fidèles aux convictions de leur jeunesse! Je veux parler ici des néophytes, de ces enfans que l’Union républicaine n’avait jamais portés dans son sein, qu’elle ne se connaissait pas, et qui lui vinrent en foule, de tous les points de l’horizon, au lendemain de la bataille, pour prendre leur part du butin. Chez ces recrues, les principes tombèrent en disgrâce. Il fut de bon goût d’affecter un scepticisme élégant à l’égard des formules élémentaires du catéchisme libéral. Oh ! douceur infinie d’un état d’esprit qui ne vous mettait pas seulement au rang des candidats aux faveurs du gouvernement, qui vous classait d’emblée parmi les disciples de la philosophie si bien portée de Comte ou de Renan ! Oh ! l’agrément incomparable, pour un jouvenceau à peine en rupture de collège, de se poser en homme d’Etat, d’écarter dédaigneusement du geste tous ces oripeaux vieillis de principes et de dogmes, de professer majestueusement la grande doctrine du positivisme politique, de s’emplir la bouche des grands mots de résultats, d’évolution, de progrès sériés et, tout en jouant ainsi, pour la plus grande admiration de la galerie, au petit Machiavel ou au Pitt ressuscité, de faire tranquillement son chemin et de prouver victorieusement, en sa personne, les bienfaits de l’opportunisme ! Combien n’en a-t-on pas vu que l’éclat de leurs talens précoces ne désignait peut-être pas pour parcourir à pas de géans la carrière des honneurs et qui, dans les fonctions administratives, judiciaires, diplomatiques, ou au Parlement, ont en quelques bonds franchi toutes les étapes et atteint, bien avant l’âge mûr, ces sommets où jadis, après avoir blanchi sous le harnois, parvenaient seuls quelques vétérans ! Certes qui vous eût dit, braves gens, têtes chaudes, idéalistes impénitens, qui combattiez autrefois l’Empire et aspiriez à la République comme au millenium, que vos efforts, vos sacrifices, le don de vous-même, tout cela avait pour objet et aurait pour résultat l’avènement au pouvoir de cette surprenante génération, vous eussiez obstinément refusé de le croire ! Et pourtant c’est bien par l’infiltration graduelle de ce réalisme égoïste et terre à terre que l’opportunisme s’est peu à peu transformé, et que, du parti énergique et sage de Gambetta, il est devenu ce je ne sais quoi qui n’a point de nom dans la langue des hommes et qui a livré au radicalisme tous les avantages de la concentration.

Car c’est bien au radicalisme qu’en fait est revenue la suprématie dans cette coalition. Le radicalisme : que ce mot n’aille pas éveiller de fausses idées dans l’esprit du lecteur. De tout temps — et heureusement ! — il y a eu des radicaux. Il y a eu des hommes plus épris de l’idéal que pénétrés des nécessités de la pratique ou des limites du contingent. Il y a eu de généreux imprudens prêts à tout risquer pour brûler une étape; des esprits absolus incapables de comprendre et d’admettre les accommodemens et les approximations du relatif; des dogmatiques résolus à imposer la vérité, — leur vérité, — comme elle s’impose à eux, et à briser des résistances, à leurs yeux, de mauvaise foi; des révolutionnaires qui procèdent par la force et appellent tout délai trahison. Ces hommes sont le fléau et l’honneur de leur cause, l’âme et la perte de leur parti, le rebut et le sel de la terre, les apôtres de l’enthousiasme et les esclaves du fanatisme, les victimes désignées du ridicule et les martyrs du progrès. On les raille et on s’incline devant eux; on les maudit et on les adore. La France, Dieu merci, n’a point ignoré tout à fait cette espèce d’hommes : ils lui ont fait beaucoup de mal; ils lui ont fait beaucoup de bien. Ce n’est point d’eux qu’il est question quand on parle de nos modernes radicaux.

Le genre en est nouveau. Cet opportunisme, qu’ils s’étaient donné pour mission ici-bas de combattre, il les a pénétrés jusque dans la moelle de leurs os. Opportunistes, ils le sont dans l’âme; mais ce sont des opportunistes honteux, des opportunistes qui n’avouent pas. et qui s’efforcent de cacher leur secret sous la véhémence des protestations et la fureur des attaques. Leur méthode est simple. Le fin des fins, qu’ils ont su attraper, c’est, tout en comptant bien que la date de l’échéance ne viendra pas à maturité, de souscrire au public force lettres de change sur l’avenir. A la vérité, rien ne serait plus funeste pour ces fanfarons de réformes que d’être pris au mot; leur gagne-pain s’en trouverait aboli. Voilà un groupe qui passe sa vie, après avoir outragé et renversé Gambetta, à outrager et à renverser quiconque, parmi ses successeurs, fait le moins du monde figure d’homme d’Etat ou de gouvernement. Censeur austère des moindres contacts entre la droite et les modérés, il noue, non pas une, non pas deux, non pas cinq, non pas dix, mais vingt ou trente fois d’immorales alliances avec les pires ennemis de la République, afin de jeter bas des ministères républicains. Il a sans cesse l’excommunication à la bouche et à la main les armes les plus perfides. Et cependant, ce même groupe ne cesse de jouir des ménagemens, c’est trop peu dire, des prévenances de la majorité républicaine, des faveurs du pouvoir, d’une part absolument disproportionnée dans la répartition des emplois. Ainsi s’est trouvé résolu, pour le plus grand bien de quelques politiciens, le problème en apparence et longtemps insoluble d’unir les avantages de l’intransigeance à ceux du ministérialisme, de siéger tout à la fois au sommet de la montagne pour y promulguer, au milieu de la foudre et des éclairs, le décalogue du radicalisme, et dans les bas-fonds de la plaine ou du marais, pour y encaisser, dans une discrète pénombre, les menus profits de l’officialisme. Admirable position, et en effet vraiment digne d’envie que celle d’un homme qui déjeune d’un réquisitoire contre le ministère et dîne d’une faveur du ministre !

Aussi a-t-on vu naître, croître, se multiplier une génération de néo-radicaux qui forme le digne pendant des épigones opportunistes. Petits jeunes gens, que leur âge a mis à l’abri des épreuves, des combats, des sacrifices de jadis, entrés en maîtres dans l’héritage conquis par d’autres, ils ont pris la peine de récolter ce que d’autres avaient semé. Ils ont le verbe haut. Ils n’ont pas fait, comme les sectaires ou les enfermés d’autrefois, un pacte avec la mauvaise fortune. Au contraire : leur farouche intransigeance semble leur donner des ailes. Ils vont vite, très vite, oh ! combien plus vite que les naïfs retardataires dont les opinions doivent se mettre en règle avec leur conscience. A peine éligibles, quelque circonscription bien populaire se hâte d’envoyer à la Chambre ces jeunes rejetons de la bourgeoisie cossue. Et là, lestes, pimpans. se piquant de bon ton et d’élégance, talons rouges de la révolution rouge, aimables flâneurs de couloirs et de coulisses, ils ne cessent un instant de railler sans pitié, en petit comité, le puritanisme suranné des vieux républicains que pour aller flétrir sans vergogne, à la tribune, la lâche trahison de ces vétérans. C’est Cléon aboyant dans les jambes à Périclès : mais Cléon le corroyeur s’est décrassé ; il a pris à Alcibiade quelque chose de ses grâces insolentes et Périclès, au lieu de le combattre et de l’écraser, le comble de faveurs et l’associe au pouvoir !


IV

On devine sans peine ce que peut devenir, dans un désordre si général, la pratique infiniment délicate de la méthode de gouvernement à la fois la plus haute et la plus difficile que les hommes aient jamais inventée. C’est du régime parlementaire que je veux parler. J’ignore si ce noble gouvernement, où il me semble bien voir la forme idéale de l’activité politique d’une humanité maîtresse d’elle-même et digne de fixer ses destinées, constitue une dérogation assez forte aux lois de l’évolution naturelle des sociétés pour être condamné à l’équilibre instable et à la prompte décomposition des produits artificiels. Ce que je sais bien, c’est qu’en France, depuis cent ans et plus, les esprits libéraux ont aspiré de toutes leurs forces à l’avènement de ce régime, dont notre pays n’a connu et goûté les bienfaits authentiques que pendant quelques courtes éclaircies sous la Restauration, la monarchie de Juillet et les deux Républiques.

Mais il faut croire que la prétention de mener de front la constitution d’un gouvernement vraiment représentatif et l’application radicale du principe de l’égalité démocratique a quelque chose en soi d’outrecuidant ! L’Angleterre, elle, a vu se prolonger un siècle entier, et même davantage, l’âge classique du parlementarisme, et elle en conserve aujourd’hui encore de beaux débris. Pour la France, ç’a été une sorte de chasse à la chimère. Toutes les fois que le gouvernement personnel a appesanti son dur joug sur la nation de 1789, elle s’est remise avec ardeur à la poursuite de ce noble régime de liberté et d’autonomie. Toutes les fois que le pays est rentré en possession de ses franchises et qu’il a cru pouvoir enfin mettre la main sur ce fantôme insaisissable, il l’a vu se dissoudre dans l’air et laisser à sa place une triste caricature du parlementarisme vrai.

Aussi est-il grand temps d’opposer une réponse péremptoire à ces ennemis implacables de la liberté qui, par un instinct infaillible, s’attaquent à son meilleur boulevard et prétendent rendre le régime parlementaire responsable des désordres et des erreurs de l’ère actuelle. L’a-t-on assez honni, ce pauvre régime parlementaire ! On a vu se former contre lui des coalitions de toutes les mauvaises humeurs, de toutes les colères, de toutes les rancunes. Le régime parlementaire ! c’est de lui que vient tout le mal, et l’on voit monter, s’enfler, déferler contre lui une marée de dénonciations ignorantes, les épigrammes des salons, et les calomnies des officieux du césarisme.

À cela il n’y a qu’une réponse, mais une réponse qui peut suffire :


Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?


Car il n’est pas né : car il n’existe pas : car il n’y a pas, à l’heure actuelle, en France, même les conditions élémentaires du parlementarisme. Ah ! sans doute, si l’on s’en tient à sa figure extérieure, à ces traits dont les plus apparens sont l’existence d’assemblées délibérantes électives, le vote du budget et des lois, le gouvernement par un cabinet recruté dans la législature et solidairement responsable devant elle, la République parlementaire existe, et elle crève même les yeux. Mais ce régime n’a pas seulement un corps, il a une âme ; — et c’est le gouvernement du pays par des partis organisés, en possession de la majorité, à l’aide et par l’intermédiaire d’un cabinet qui est leur délégué et leur chef.

Cette simple définition ne dit-elle pas assez tout ce qui manque à notre pratique? Des partis organisés? Il n’y en a pas. Il n’y a que des groupes; ce qui est fort différent ou même tout le contraire. Un parti est un ensemble organique d’hommes associés par des principes communs, poursuivant la réalisation d’un programme commun, agissant de concert au grand jour et par des moyens légaux. Un groupe est la rencontre fortuite d’atomes isolés, rapprochés par des sympathies individuelles, unis pour la poursuite de lins personnelles, agissant de concert, dans l’intérêt de leur ambition, par des procédés de toute espèce. Autant la politique des partis est claire, nette, robuste, virile, parfois violente, toujours intelligible au pays et accessible à la masse, autant la politique des groupes est obscure, louche, indécise, tortueuse, toujours dominée par des considérations de personnes et des jalousies individuelles. La première a un lieu naturel, c’est la place publique, la tribune. Le lieu de la seconde, ce sont les couloirs, les antichambres ou les salons. Les partis sont une armée où règne une discipline toute militaire ; ils ont des chefs et des soldats ; chacun sert à son rang, heureux et fier, si modeste que soit sa place, de combattre sous le drapeau. Les groupes sont des sociétés de secours mutuels; ce sont des états-majors où il y a tant de capitaines qu’il ne reste plus de simples soldats; chacun y travaille pour soi, y tire de son côté, et finalement n’y suit que sa propre fortune.

Y a-t-il du moins une majorité? Pas davantage, et par les mêmes raisons. Ici encore, à première vue, il semble que la concentration républicaine ait dû en quelque sorte stéréotyper une majorité identique à elle-même. Il n’en a rien été, parce qu’en fait les élémens mêmes d’une majorité réelle faisaient défaut; et ici encore, la fiction de la concentration a porté ses fruits de mort. Les majorités qui se forment successivement sur telle ou telle question ne sont jamais identiques à la majorité purement artificielle et idéale qui est censée gouverner. Celle-ci comprend dans une touchante confusion les radicaux et les modérés, intransigeans, opportunistes, centre droit, centre gauche. Celles-là. en fait, sont presque toujours formées de l’un ou de l’autre de ces groupes avec l’appoint d’une partie tout au moins de l’opposition. S’agit-il de jouer un bon tour à la République? l’extrême gauche et la droite irréconciliable forment la majorité. S’agit-il de sauver une institution sociale? Les républicains modérés et la droite sage votent ensemble. Il est entendu que ces alliances d’un jour ne sauraient avoir de lendemain. L’idée ou plutôt le dogme de la majorité républicaine est entièrement indépendant de ces accidens de la pratique. De là vient qu’il y a bien des majorités, mais qu’il n’y a point de majorité au sens précis, positif, limité, où il faut prendre ce mot pour faire de la chose l’une des bases du régime parlementaire effectif.

D’où il résulte qu’il n’y a pas davantage de cabinets. Un cabinet, ce sont les chefs de la majorité, appelés aux affaires et chargés du pouvoir pour réaliser le programme du parti. Jusqu’ici nous n’avons rien vu de semblable. A vrai dire, il n’y a eu qu’un homme qui eût été en mesure de remplir ce rôle de leader tout en exerçant les fonctions de premier ministre. Cet homme c’était Gambetta. On sait quel concours de circonstances fit de son ministère — du grand ministère — l’un des plus tristes avortemens de la politique moderne et comment la coalition de l’Élysée-Grévy et de l’intransigeance-Clémenceau étrangla entre deux portes le vrai fondé de pouvoirs de la majorité républicaine. Les présidents du conseil qui se sont succédé depuis lors n’ont eu ni ces ambitions, ni ce destin. Jules Ferry, qui seul peut-être avait l’envergure d’un homme de gouvernement, succomba également sous la coalition des médiocrités qu’il offensait. Depuis lors il n’y a point eu de ministère au sens parlementaire du mot.

Les cabinets n’ont su ni vivre ni mourir. On peut dire que si, dans un sens, on en a changé sans cesse, dans un autre, jamais on n’en a changé. Ce que l’on appelle une crise ministérielle, c’est le plus souvent la sortie par une porte et dans un certain ordre de quelques messieurs, vieux, mûrs ou jeunes, précédés de l’un d’entre eux, et la rentrée par une autre porte et dans un ordre un peu différent de ces mêmes messieurs, jeunes, mûrs ou vieux, sous la conduite d’un autre d’entre eux. On a vu tel politicien diriger aujourd’hui les Travaux publics, le jour d’après les Affaires étrangères, pour passer ensuite aux Finances ou à la Guerre, et, d’un vote qui renversait le gouvernement dont il faisait partie, se relever président du conseil. Qu’est devenue dans tout cela la solidarité ministérielle? Avec les savans dosages qui président à la formation de nos gouvernemens successifs tel figurait comme matière colorante dans le cabinet de janvier qui figure comme élément incolore dans le cabinet de septembre. Il semble que, dans ces incessantes mutations, il y ait des « immeubles par destination », des politiciens-pivots autour desquels tout tourne et qui restent seuls en place, changeant d’aspect et de valeur, suivant que le rayon lumineux qui tombe sur eux part de droite ou de gauche. D’où cette conséquence paradoxale, mais inéluctable : nos cabinets ne possèdent aucune solidarité d’action à un moment donné, mais déploient, dans la suite des temps, une incroyable continuité de routine. Des ministres dont l’existence ministérielle ne commence ou ne finit pas en même temps, dont quelques-uns représentent dans le gouvernement du jour celui de la veille ou y préparent celui du lendemain, ne sauraient atteindre cette unité de vues et de conduite qui est la condition sine qua non du régime parlementaire.

Ainsi disparaît la solidarité qui n’est plus qu’un vain mot : et du même coup s’en va aussi la responsabilité. Nul n’ignore que la responsabilité pénale, sauf des cas exceptionnels comme celui de l’infortuné Baïhaut, n’est qu’une formule vide de sens. La vraie responsabilité, celle que l’histoire atteste, c’est la cessation de l’existence collective d’un ministère, — pourvu que les individus soient frappés en même temps que la collectivité. Or chaque ministre espère que, si la responsabilité individuelle de ses collègues est mise en jeu, il échappera à la sienne ; qu’il touchera le port s’il a su « débarquer » à temps les associés qui l’embarrassent; et qu’il sortira sans dommage de l’épreuve où ils ont succombé. Mais où manquent responsabilité, solidarité, majorité, peut-on dire que le régime parlementaire existe? et s’il n’existe pas, est-ce bien lui qu’il nous faut accuser?


V

Voilà donc en raccourci le bilan de la concentration. La France en a-t-elle assez? On a pu le croire. Au commencement de cette législature, il s’est trouvé tout à coup que, de la bouche des partisans les plus obstinés de cette méthode politique, tomba la condamnation la plus rigoureuse de son emploi. Il fut soudainement entendu, là même où la veille encore on n’écoutait pas un mot contre la concentration, qu’elle avait tout gâté et qu’il fallait sans retard en finir avec elle. Unanimité un peu suspecte d’une conversion bien rapide! Pour comble de paradoxe, l’homme public qui fut le premier chargé de rompre avec le système et de revenir aux principes, ce fut précisément l’un de ceux en qui s’incarnaient le plus complètement les mérites, les charmes, les vices aussi et les périls de la concentration. Avec une prestesse qui fait plus d’honneur à la souplesse de son esprit qu’à la fermeté de ses convictions, M. Léon Bourgeois, qui s’était chargé de former un cabinet de coalition suivant la formule, se trouva tout à coup le chef d’un gouvernement de radicalisme pur. En dépit de l’étrangeté de cette métamorphose subie en chemin, on fut tenté au premier moment de crier avec la joie du naufragé qui aperçoit la terre : Italiam ! Italiam !

Hélas! quelle déception! Sans doute, s’il joua le même vieil air de flûte qui nous poursuit depuis si longtemps, M. Léon Bourgeois le fit avec une maestria nouvelle. Il eut l’art, tout en pratiquant résolument la politique d’ajournement, de piétinement sur place et d’escamotage qui avait été celle des plus usés parmi les hommes d’État de l’opportunisme, de se concilier les bonnes grâces des plus fougueux adeptes de l’intransigeance. C’était le régal des délicats. M. Paul Deschanel, qui se plaît aux subtiles contradictions des esprits absolus, n’avait jamais été à pareille fête. Les modérés n’en croyaient pas leurs yeux de voir ainsi se dissiper leurs craintes. Les radicaux, les socialistes eux-mêmes avaient endossé la livrée ministérielle avec une allégresse que l’on n’attendait point de leur intransigeance. Cette idylle réalisait la prophétie : on voyait paisiblement couchés l’un à côté de l’autre, que dis-je? attelés ensemble au char de l’Etat, le lion et l’agneau, sous la conduite d’un enfant, c’est-à-dire d’un homme sans fraude et sans artifice, comme M. Léon Bourgeois. Au fond c’était, avec un masque d’hypocrisie en plus, la concentration pure et simple, mais la concentration, au profit, non plus du radicalisme, mais du socialisme. M. Bourgeois n’osait pas encore faire entrer dans le compte effectif et ostensible de sa majorité le groupe de cinquante à soixante socialistes, dont l’entrée à la Chambre a été le trait distinctif des élections de 1893 : mais il faisait du parti républicain l’humble instrument de cette fraction.

La loi de la concentration, c’est de donner tous les avantages solides et réels à l’avant-garde qui semble exclue de l’ordre de bataille et du partage des dépouilles. Longtemps l’intransigeance a vécu de l’exploitation systématique de ce fait. Aujourd’hui, elle a lassé sa clientèle. A force de pratiquer l’opportunisme tout en le dénonçant, elle s’est un tant soit peu éclaboussée de la boue qu’elle a lancée. A l’heure même où elle a fini par entrer dans les conseils du gouvernement, il s’est trouvé que, comme le gambettisme à l’avènement du grand ministère en 1881, elle était atteinte d’une maladie de langueur incurable, et que le pays avancé allait au socialisme comme jadis au radicalisme. MM. Millerand et Jaurès se sont faits les très habiles impresarii de ce changement de scène. Ils sont, — ou ils aspirent à être, — les Gambetta ou les Parnell de cette « nouvelle couche ». Discipliner l’indiscipline ; coaliser des réfractaires ; se rendre les maîtres du Parlement à l’aide de révolutionnaires ennemis jurés du parlementarisme; rassurer tout juste assez l’opinion sans cesser de l’effrayer autant qu’il convenait; lancer et retenir; pratiquer toutes les roueries du machiavélisme représentatif, tout en ayant sans cesse à la bouche les austères maximes du socialisme, telle est la tâche que se sont donnée ces deux hommes, dont l’un a tout le sang-froid d’un organisateur de la victoire, et l’autre toute la fougue d’un Mirabeau du quatrième état, sans que le premier en soit moins âprement passionné, ou le second moins savamment calculateur. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’une tactique adroite met au service de l’absolu toutes les ressources du relatif. Windthorst, dans un tout autre ordre d’idées, a fourni l’inapprochable modèle de cette politique.

M. Léon Bourgeois croyait qu’il lui serait facile! de détourner ce courant à son profit. Espoir naïf ! auquel il n’aurait pas encore tout à fait renoncé, s’il en faut juger par ses discours à la Chambre, ses harangues populaires et ses publications doctrinales. Il n’a point vu que cette façon de gouverner, en concentrant à gauche, ne livre pas seulement les modérés, pieds et poings liés, aux radicaux, ceux-ci aux néo-intransigeans de M. Goblet, ces derniers enfin aux socialistes. Et comme il répugnait à la Chambre, en dépit des habitudes de la discipline républicaine, de servir les intérêts de ce groupe, la machine parlementaire aurait tourné à vide si l’on n’avait découvert le merveilleux secret de gouverner, non pour tel parti, mais contre tel autre.

C’est le groupe de ralliés, c’est la politique de désarmement, de réparations et de pacifications qui a fait les frais de ce dernier essai de concentration. Sur cette pente, insensiblement, on aurait été fort loin, si la présentation du fameux projet d’impôt global sur les revenus n’était venu fort à point effrayer les intérêts. Le Sénat, gardien vigilant des grands principes, vit clair; il agit résolument comme aux plus mauvais jours; il dut sortir de son calme olympien, et même un peu du cercle normal de ses attributions. Quand il eut déchiré les voiles et mis le doigt sur la plaie, le ministère Bourgeois n’était déjà plus. Il était tombé avec l’espoir de ressusciter à la Chambre ou tout au moins de léguer à ses successeurs un conflit aigu. Ce fut le ministère Méline qui sortit de cette crise. On ne veut point ici faire de politique au jour le jour. On ne s’étendra donc point sur le rôle d’un gouvernement qui compte tant d’hommes dont les talens et les services méritent respect et gratitude, et qui a si intimement associé son existence à la consécration solennelle de la grande alliance sur laquelle la France aime à se reposer avec confiance. Ce serait, toutefois, manquer gravement à la vérité que de prêter à ce cabinet une attitude absolument conforme à la mission qu’il semblait avoir reçue des événemens. Si jamais expérience fut décisive, ce fut assurément celle qui venait de se faire : il était démontré que le système de la concentration, usé jusqu’à la corde, ne pouvait se remettre en vigueur qu’au profit et pour le compte de ces partis avancés à l’endroit desquels le gros de la majorité républicaine ne ressent guère de tendresse. Raison suffisante, semblait-il. pour tenter, dans l’intérêt de la République et de l’ordre social, l’emploi d’une méthode nouvelle. Bien hardi qui oserait dire que cet essai viril n’ait jamais été dans les intentions du gouvernement. Plus hardi encore qui prétendrait qu’il ait été sérieusement fait par lui !

Il y aurait un critérium infaillible de cette bienfaisante innovation. Un ministère résolu à secouer le joug de la concentration aurait le courage d’accepter, de revendiquer hautement le concours de ce personnel suspect des ralliés; il oserait prendre énergiquement en main la cause de la pacification des consciences sur le terrain religieux et scolaire.

Sur le premier point, — sur cette éternelle question des ralliés, — il faut parler net. Tant que les républicains modérés n’auront pas compris que la forme du gouvernement est définitivement hors du débat; — tant qu’ils accepteront, fût-ce du bout des lèvres, la sotte et impertinente maxime d’après laquelle un cabinet doit se recruter parmi les républicains de la veille; — tant qu’ils verront dans les ralliés, non pas les têtes de colonne de la grande armée conservatrice, prête à opérer sa jonction, mais des suspects, des tard-venus, des citoyens de seconde classe; — tant qu’ils laisseront gouverner non pour et par le pays, mais par et pour le parti républicain; — tant qu’ils proclameront inviolables certaines lois et certaines mesures attentatoires à la liberté de conscience et fatales à la paix religieuse, la confusion et le mensonge de la concentration seront toujours une inéluctable nécessité. On l’avouera ou on la dissimulera. Elle se fera un peu plus adroite ou un peu plus à gauche. Elle ne pourra manquer de se faire, n’étant après tout que la fiction hypocrite destinée à perpétuer de vieilles querelles et des conflits périmés, aussi longtemps que les vraies résolutions n’auront pas été prises et que le partage des esprits ne se sera pas fait sur les questions actuelles et selon les opinions vivantes.

Qu’est-ce à dire, sinon que le ministère Méline n’a même pas abordé cette œuvre redoutable? Son courage ne va pas jusqu’à déblayer le terrain en répudiant le legs de l’intolérance anticléricale, ni jusqu’à creuser entre lui et les complices plus ou moins consciens du socialisme révolutionnaire un infranchissable fossé. À cette heure un gouvernement se caractérise et prend figure bien moins par ses amitiés, que le plus souvent il dissimule avec soin, que par les inimitiés qu’il affiche. Si M. Bourgeois méritait la reconnaissance des socialistes en détendant à petit bruit à leur profit les ressorts de l’autorité, il se plaisait surtout à évoquer l’antique spectre du cléricalisme. M. Méline, lui, ne gagne pas les suffrages des ralliés ou de la droite en redressant les griefs légitimes de l’Église, mais il évoque à son tour le non moins antique spectre rouge. Politique toute négative, inféconde au premier chef, qui a le seul mérite d’esquiver la question des ralliés. Celle-ci pourtant, — peu importante, si l’on ne tient compte que des chiffres, — a moralement une gravité suprême. Il s’agit de savoir si la République doit être la chose de tous ou le monopole d’une coterie. Quand bien même il n’y aurait qu’un rallié, de l’accueil qui lui serait fait dépendrait la solution du problème parlementaire. Je sais bien que certains ralliés se donnent parfois l’air de prendre un étrange plaisir à hérisser leur chemin de difficultés. On dirait de gens qui ont peur d’arriver à leur but. Ils se sont décidés un peu bien tard à suivre l’exemple de leurs glorieux aînés, de ces fondateurs de la République, qui avaient bien autant de droit qu’eux à parler au nom des intérêts conservateurs et qui auraient exercé en leur faveur une bien autre influence, s’ils avaient trouvé plus tôt des imitateurs. Mais surtout ils ont le défaut de ne point savoir prendre un parti, s’y tenir, et y persévérer. Ils ne disent pas toujours assez clairement ce qu’ils veulent ; et ils oublient trop souvent que le suffrage universel ne se conquiert point par tant de manèges et de coquetteries.

Ces critiques faites, il faut avouer que les difficultés opposées à l’admission des ralliés attestent un bien étrange état d’esprit. Il semblerait, Dieu me pardonne, qu’il s’agisse ici de religion! Ce ne sont pas des citoyens qui demandent leur place dans la République : ce sont des relaps qui ont l’impudence de réclamer les privilèges des confesseurs. On se croirait au temps de cette fameuse controverse des lapsi qui troubla si profondément l’Eglise d’Afrique au temps de saint Cyprien. De bonne foi, s’imagine-t-on pouvoir acclimater dans la cité ces pratiques exclues même du sanctuaire? Y aura-t-il désormais une orthodoxie, ou mieux, une aristocratie républicaine, une caste fermée à tout ce qui ne pourra faire ses preuves et exhiber ses quartiers de républicanisme? Tout cela prêterait à rire, si tout cela ne trahissait un fanatisme dangereux ou un implacable égoïsme. Etrange façon de tenir les ralliés à distance dans une république qui doit son existence à ces illustres ralliés qui avaient nom Thiers, Rémusat, Dufaure, Perier ! Quarantaine plus étrange encore à infliger aux ralliés dans un pays où la victoire même des républicains est due aux suffrages des électeurs ralliés! Car enfin, par quel miracle la minorité impuissante des Non du plébiscite de 1870 ou des électeurs de gauche de février 1874 se serait-elle transformée en une majorité imposante, si la masse des Oui et des électeurs de droite ne s’était ralliée à la République?

Mais il y a plus. Sans ralliés un gouvernement ne peut vivre; et, seuls, les ralliés lui apportent les forces dont il a besoin. Les partis, — c’est-à-dire les associations d’hommes attachés à tel principe, poursuivant tel idéal, — sont nécessairement fort restreints. Tout au plus peuvent-ils jouer dans l’organisme politique le rôle du levain qui fait lever la pâte. Ils sont les initiateurs, les apôtres, ceux qui répandent la bonne parole, ceux qui luttent, et ceux qui se battent. Mais ils ne réussissent, la victoire n’est à eux, que du jour où les masses indifférentes, incapables par elles-mêmes d’attachement, hostiles la veille encore sous une influence adverse, vont à eux, adoptent leurs idées et se rallient à leur doctrine. Un régime n’a d’assiette, il ne pousse des racines que le jour où il cesse d’être la propriété d’un parti pour devenir l’héritage d’une nation. La république ne sera vraiment intangible que le jour où elle aura laissé les ralliés la gouverner.

N’est-ce pas la leçon de l’histoire? En Angleterre, le régime parlementaire n’a été irrévocablement fondé que lorsque le gouvernement eut cessé, en 1760, d’être le monopole de la coterie des whigs de 1688. Jusqu’à l’avènement de George III, la dynastie des Stuarts et le dogme de la légitimité avaient conservé dans la noblesse rurale et le clergé anglican bien des fidèles. Le jacobitisme était une puissance, non seulement parmi les clans des highlands d’Ecosse, où régnait, avec la pauvreté, l’esprit féodal, mais dans la riche et libre Angleterre. De la survivance de ce loyalisme anti dynastique, le plus grave inconvénient n’était pas l’existence d’une faction rebelle, prête à s’insurger comme en 1745 : c’était l’influence délétère exercée sur le parti constitutionnel. Au nom du péril jacobite, les whigs se réservaient le monopole du pouvoir, à l’exclusion des tories, accusés, non sans raison, de sympathies illégales pour les Stuarts. Pendant plus d’un demi-siècle après l’avènement de la maison de Hanovre, les tories ou la droite conservatrice se virent en butte à une suspicion légitime parce qu’il y avait à côté d’eux une faction jacobite. recrutée dans les mêmes rangs, animée des mêmes sentimens, mais implacablement hostile à la Révolution de 1688 et à l’Acte de succession. Pendant plus d’une génération, sir Robert Walpole et les whigs pratiquèrent la politique de la concentration et de l’ostracisme. Elle porta ses fruits naturels : le régime parlementaire faussé, le développement inouï de la corruption, on ne sait quelle atmosphère de scepticisme gouailleur et d’âpre défiance, l’extrême suspicion dans l’extrême indifférence, l’abandon graduel des grands principes dont les formes constitutionnelles n’auraient dû être que le revêtement externe. Vint enfin le jour où les plus obstinés reconnurent que la dynastie des Stuarts était irrémédiablement déchue, que la cause de la légitimité, perdant toute raison d’être, était devenue un principe de désordre, et que l’état de fait avait reçu la consécration du temps. Les tories se rallièrent en masse à la maison de Hanovre. Le jacobitisme ne fut plus que la superstition de quelques âmes tendres ou l’amusement de quelques esprits raffinés. Du coup la politique anglaise se releva d’un magnifique élan. C’était la cause de l’ordre qui semblait devoir profiter de ce changement : ce fut celle de la liberté qui en reçut un triomphal accroissement de forces. Le régime parlementaire atteignit son apogée. Suspects de la veille, ralliés du lendemain, les tories devinrent les plus sûrs défenseurs de la constitution et de la dynastie. Quant aux whigs, régénérés par l’adversité, exclus du pouvoir pendant plus de temps encore qu’ils n’en avaient eu le monopole, ils se retrempèrent dans l’opposition et donnèrent au pays ce parti libéral dont il n’avait pas moins besoin que d’un parti conservateur. L’Angleterre recouvra la plénitude de son unité morale à la veille même de la tempête qui bouleversa le monde entier : la Révolution passa; — et elle laissa ce royaume intact, libre, ordonné, glorieux, puissant.


VI

Les beautés de la concentration pourraient encore se discuter si les mauvais effets de ce régime ne dépassaient pas l’enceinte du parlement. Tout en gémissant sur le déplorable fonctionnement de la machine gouvernementale, il se concevrait que l’on n’y voulût pas porter la main si le pays lui-même, si l’âme même de la France ne souffrait pas de cet état de choses. Il y a peut-être de la sagesse à ne pas toucher d’une main trop hardie au mécanisme constitutionnel ou aux cadres des partis ou aux habitudes de la vie publique, quand c’est le personnel politique seul qui est en proie au mal et que la masse populaire est encore indemne et saine. Mais qui donc osera dire qu’il en est ainsi en France à l’heure présente? Qui soutiendra de bonne foi que l’ombre ne s’étend pas chaque jour un peu plus loin; que les ténèbres ne gagnent pas; et que dans l’obscurité grandissante on n’entend pas la voix de plus en plus incertaine et désespérée d’une opinion désemparée?

Oh ! sans doute, si l’on consulte les rapports des préfets, les articles des publicistes officieux ou les discours des orateurs du gouvernement, le tableau s’égayera des couleurs les plus riantes. Après tout, l’opposition la plus déloyale peut seule prétendre que la France n’ait point fait de progrès depuis vingt-cinq ans. Les libertés publiques? On n’eût pas même osé en rêver la dixième partie sous le second Empire. Une presse libre jusqu’à l’outrage ; une tribune ouverte et accessible à tous ; le Parlement maître des affaires; le pays en possession de choisir tous ses serviteurs depuis le chef de l’Etat jusqu’au maire de la plus humble commune; le droit d’association conféré aux ouvriers et largement pratiqué dans leurs syndicats ; le droit de réunion à peine limité par l’insuffisance des mœurs, encore inférieures à la loi : voilà quelques-unes des franchises que la France de 1870 n’avait pas et dont la France de 1896 jouit comme de conquêtes immémoriales et inaliénables. La diffusion à haute dose de l’instruction populaire ; les sacrifices immenses pour l’enseignement primaire; la réorganisation, le développement et l’émancipation de l’enseignement supérieur; la multiplication des routes, des ports, des voies ferrées, des canaux, des travaux publics de toute espèce ; la réfection et le perfectionnement de l’outillage national : voilà pour quelques-uns des bienfaits moraux et matériels de ce régime calomnié. La puissance militaire de la France reconstituée; l’armée devenue l’école des vertus patriotiques en même temps que le boulevard de la sécurité nationale; le matériel de guerre refait; le domaine colonial décuplé, des empires d’outre-mer, en Afrique et en Asie, ajoutés au territoire de la mère patrie pour la première fois depuis que la monarchie de Louis XV avait laissé tomber en d’autres mains les Indes et le Canada; le prestige de la France, sa position de grande puissance patiemment restaurés ; une grande alliance contractée, qui rétablit l’équilibre de l’Europe et qui fait dépendre le maintien de la paix d’autre chose que des bonnes intentions d’un souverain omnipotent : voilà pour l’œuvre nationale de la République. On a connu des régimes qui se contentèrent à moins.

Aussi bien le pays, dit-on, n’est-il pas ingrat. Voyez les élections partielles : qu’il s’agisse du Sénat ou de la Chambre, presque toujours, sauf dans quelques cantons obscurs réservés à l’opposition, l’élu, c’est un républicain, c’est un partisan des institutions existantes, c’est tout au plus un homme un peu presse qui réclame des réformes et proteste contre le piétinement sur place. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes; et les optimistes haussent les épaules quand on parle du danger public.

Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à cette béate confiance. A nos yeux, ce qui réjouit et rassure le plus les superficiels et crédules amis de la République, c’est précisément ce qui devrait les effrayer. On enregistre avec une satisfaction naïve les témoignages d’un état d’âme qui devrait en droite raison épouvanter. Oui, je le veux, les élections, ce baromètre de l’opinion, sont au beau fixe, — à supposer, cependant, que l’infiltration graduelle d’un pseudo-radicalisme dans les régions les plus conservatrices de la France soit un phénomène à négliger. Le pays ne fait nullement mine de répondre aux incessantes excitations de ces ennemis de la République qui mettent depuis vingt ans une infatigable persévérance à prophétiser sa chute pour le lendemain. Rien ne semble l’émouvoir : ni une situation financière dont un optimisme de commande pourrait seul se dissimuler la gravité croissante, ni l’odieux ou le ridicule de ces petits Kulturkampf administratifs, jetés comme un os à ronger au fanatisme anticlérical, ni l’injustice d’une loi scolaire qui n’a pas su comprendre que la liberté de conscience est autant et peut-être plus violée par la distribution, au nom de l’État et aux frais du contribuable, d’un enseignement absolument irréligieux — quand il n’est pas systématiquement antireligieux — que par l’imposition d’un enseignement confessionnel. Peu lui importe que les réformes demeurent éternellement en route ; que la décentralisation n’ait pas fait un pas depuis le généreux effort de l’Assemblée nationale; que la vieille machine administrative, créée par Richelieu, perfectionnée par Louis XIV, remontée par Napoléon, continue à mettre au service d’un État soi-disant républicain des rouages expressément inventés dans l’intérêt d’un despotisme monarchique. Et, de fait, on a raison, les élections sont républicaines, et sauf sur quelques points isolés, grandes villes vouées au socialisme, campagnes inféodées à la tradition royaliste ou catholique, on voit sortir des urnes les noms des candidats agréables au gouvernement ou, ce qui n’est pas toujours la même chose, à ses fonctionnaires. Mais, parmi tout cela, le mal n’en fait pas moins de rapides progrès, et il est tout entier dans l’indifférence à la fois sceptique et résignée avec laquelle la masse de la nation envisage l’exercice de sa souveraineté. La fibre populaire — sauf là où le fanatisme révolutionnaire vient la raffermir — a subi un étrange relâchement. Ce n’est plus que d’une prise singulièrement molle que la France tient à ces principes démocratiques et républicains auxquels elle avait voué naguère un culte si fervent.

Quelque chose d’analogue, je crois, s’était manifesté dans ces années du Directoire, où sous les formes de la liberté, avec le personnel de la grande tourmente révolutionnaire, se préparait, dans le scepticisme grandissant, dans le mépris des choses et des hommes, dans la corruption croissante des mœurs publiques et privées, l’avènement du césarisme. Cet air épais et lourd, n’est-ce pas celui que nous respirons ? Ne sentons-nous pas tous vaguement qu’il s’est passé quelque chose de tragique dans l’âme de ce peuple, qu’il a perdu la foi ? Ces grands principes, pour lesquels il se serait fait allègrement casser la tête, il n’y voit plus que des attrape-nigauds. Revenus de tout, les citoyens n’ont plus l’idée saugrenue de s’éprendre d’un bel enthousiasme ni pour l’opposition ni pour le gouvernement. Mais qu’on y prenne garde ! Cet universel détachement n’offre aucun point d’appui. Dans un sol aussi mou et friable, les racines ne sauraient s’enfoncer. Advienne un accident quelconque, que le cours régulier des choses soit un instant troublé, l’état de possession un moment interrompu : immédiatement, devant cet autre fait accompli, la même passivité qui acceptait le régime antérieur se rallie au nouveau régime. La résistance ne saurait où se prendre. Même comme cette lassitude, ce découragement, ce scepticisme recouvrent le plus souvent un grand fonds de dégoût pour les dogmes et les principes du libéralisme, il se trouverait que les indifférens de la veille, ceux qui n’auraient pas levé un doigt pour prévenir une faute ou réparer une erreur, se prendraient le lendemain d’un enthousiasme imprévu pour le nouvel état de choses. Les Français du Directoire subissaient tous les Fructidor et tous les Vendémiaire ; ils n’eussent pas fait un pas pour opérer leur propre salut. Paraît Bonaparte, qui met sa forte main sur le ressort central de l’autorité. Ils l’acclament. Ils le poussent. Ils l’élèvent sur le pavois. Ils lui donnent la force sans laquelle il n’eût pu atteindre le but. Ils lui indiquent le but où cette force doit le mener ; ils font un César de celui qui, sans ce réveil soudain, n’eût peut-être été qu’un Marius ou qu’un Monk. Voilà le péril. Il est grand. Il l’est d’autant plus que, si le cours des événemens a fait jusqu’à un certain point en ce pays la liberté solidaire du régime parlementaire et ce régime solidaire de la République, l’histoire, de son côté, indique le césarisme comme le terme presque fatal de l’évolution démocratique. M. Frédéric Harrison, l’éminent disciple d’Auguste Comte, un homme qui connaît et qui aime notre pays, déclarait l’autre jour dans la. Revue positiviste anglaise que la France attend et demande l’homme du pouvoir personnel. Qu’on ne s’y trompe pas! ce ne serait point un roi, — surtout pas un roi constitutionnel, — qui recueillerait la succession éventuelle de la République. On ne refait pas une monarchie une fois tombée. Les Restaurations sont des trompe-l’œil. Le trône repose sur un ensemble de traditions, d’instincts, de préjugés, d’habitudes qui, une fois détruits, ne se reconstituent pas artificiellement et à point nommé. C’est un vieil arbre, moussu, couvert de lierre, avec des racines poussant et pivotant dans tous les sens, que l’on a abattu : on relève un tronc mort qu’on replante de force. Une loi apparemment inéluctable veut que, pour les démocraties qui ont répudié leurs institutions immémoriales, séculaires et héréditaires, — monarchiques, en France ; à Rome, républicaines, — le césarisme soit une forme de transition inévitable.

Deux fois la France a fait l’épreuve de cette fausse autorité : elle sait ce qu’il lui en a coûté. Il serait impardonnable de retourner une troisième fois les yeux ouverts à cet abîme. Non qu’une royauté ou un empire pût, à cette heure, nous rendre le despotisme écrasant de Napoléon Ier ou le régime strictement personnel des débuts de Napoléon III. J’estime au contraire que, précisément, l’une des causes qui contribuent le plus à l’affaiblissement actuel de la République ou même du régime parlementaire, tendrait à prévenir, le cas échéant, le retour pur et simple de la dictature. Je veux parler de ce fait curieux qu’un grand nombre des principes et des idées qui formaient en quelque sorte le patrimoine de 1789, ont cessé d’être spécifiquement républicains ou même libéraux. Par là même ils ont cessé de constituer une force très précieuse au service de l’institution républicaine ou de l’idée libérale. Il fut, en effet, un temps où la liberté de la presse, la responsabilité des ministres et des agens du pouvoir, l’élection des maires, l’égalité absolue devant l’impôt du sang, le souci démocratique de l’instruction populaire, faisaient partie intégrante de l’héritage des républicains ou, tout au moins, des libéraux. L’un de ces principes ne pouvait triompher sans que, du même coup, la République ou du moins le régime parlementaire n’en reçût un puissant élan. Inversement ni le parlementarisme ni surtout la République ne pouvait s’établir sans donner à ces principes un commencement d’application. Ainsi s’était nouée une sorte d’alliance matrimoniale indissoluble. Aujourd’hui elle est singulièrement relâchée, si même le divorce n’est pas accompli. D’une part, on ne saurait dire que la République, sous le règne de l’opportunisme, se soit montrée bien fidèle et bien exacte à tirer ces conséquences libérales de son principe. D’autre part, beaucoup de ces libertés, jadis en fort mauvaise odeur auprès des champions de l’autorité, leur ont fait apprécier, dans l’opposition, leur caractère bienfaisant et tutélaire. Dans une large mesure elles sont devenues le patrimoine commun de tous les partis et de tous les esprits. Des engagemens ont été pris, auxquels sans doute il ne faudrait pas se fier outre mesure si, dans le même temps, des habitudes, difficiles à perdre, ne s’étaient formées. En cessant donc d’être le monopole du régime républicain, ces libertés nécessaires, postulats essentiels du libéralisme minimum, sont devenues le bien commun de tous les partis ; elles se sont comme incorporées à la substance même de l’esprit public. Il y a tout lieu de croire qu’un troisième empire, si la France devait courir une fois de plus l’aventure bonapartiste, différerait du second, en fait de franchises civiques et d’institutions libérales, autant pour le moins que celui-ci différait déjà, sous ce rapport, du premier.

La consolation d’ailleurs est mince : ce n’est point là un soporifique à administrer à ce pays de France en face des luttes viriles où ses intérêts comme son devoir le doivent engager contre le césarisme sous toutes ses formes. Il y va de l’honneur national. Il y va de l’issue même de cette grande évolution qui emporte les sociétés modernes vers un avenir encore obscur et qui dégénérerait bien vite en un grossier matérialisme sans le noble effort moral d’un peuple libre, maître de soi, ferme en ses desseins, tendant tous les ressorts de son être, reconnaissant la souveraineté de la conscience et s’exerçant à la pratique sans défaillance de toutes les libertés.

VII

Car c’est bien d’une crise universelle, qui dépasse les frontières d’un pays et d’un continent, que j’ai tracé ici le tableau. À cette heure, le sort des gouvernemens libres, du régime parlementaire, des institutions représentatives est partout en question. Là même où les principes du self-government semblaient consolidés depuis des générations, des courans nouveaux en ébranlent les fondemens avec violence. Il serait vain de prétendre donner, même en raccourci, une description de ce phénomène. Qu’il me suffise d’en noter rapidement les traits les plus saillans.

En Angleterre, nous avons assisté à une volte-face de l’esprit public qui équivaut à une vraie révolution morale. Pendant les cinquante années qui suivirent la grande réforme électorale de 1832, le libéralisme semblait avoir irrévocablement triomphé. De 1830 à 1874, le parti libéral occupait seul le pouvoir pendant trente-deux années, le partageait quatre ans sous lord Aberdeen avec les amis de Peel, et ne le laissait que huit ans aux conservateurs. Ceux-ci, pendant toute cette période, ne voyaient qu’une seule fois — en 1841 — les électeurs leur donner la majorité à la Chambre des communes. Quant au programme libéral, si les libéraux le réalisaient graduellement à la tête des affaires, les conservateurs, une fois au pouvoir, en maintenaient les articles mêmes qu’ils avaient le plus vivement combattus dans l’opposition et, cédant à la pression de forces irrésistibles, prenaient même l’initiative des mesures les plus radicales : Peel, en 1846, de l’abrogation des droits sur les céréales, Disraeli, en 1867, de la réforme électorale. Mais tout cela n’était rien auprès de ces deux faits : la pénétration intime de l’esprit conservateur par les doctrines propres du libéralisme, tellement que Robert Peel était peut-être un plus authentique représentant de la tendance progressiste que lord Job Russell, et que le dernier lord Derby eût rendu des points à Cobden et à Bright sur le terrain du laisser faire économique et de la paix à tout prix; puis l’accession constante, ininterrompue, en quelque sorte fatale, des jeunes générations, à mesure qu’elles prenaient conscience d’elles-mêmes, à la foi libérale.

L’apogée fut atteint sous le premier ministère Gladstone, de 1868 à 1874. À cette dernière date, la victoire électorale de Disraeli en marqua le terme. Depuis lors, grâce à une série de causes, parmi lesquelles il faut compter l’avènement de la démocratie par l’achèvement de l’universalisation du suffrage en 1884 et l’épuisement du programme des réformes purement politiques, un énorme changement est survenu. Le schisme libéral unioniste de 1886 en a été le symptôme, la conversion de M. Gladstone au home rule l’occasion ou le prétexte. Il était naturel et à prévoir que l’aristocratie whig, une fois sa tâche accomplie, graviterait vers l’orbite du conservatisme où l’attiraient toutes ses sympathies, tous ses instincts et tous ses intérêts. L’imprévu, l’extraordinaire, ç’a été qu’à la défection en quelque sorte légitime d’un duc de Devonshire se joignît la volte-face d’un Chamberlain, c’est-à-dire de l’homme d’État qui avait été le plus loin dans la voie des avances au nationalisme irlandais et au socialisme anglais. Voir l’ex-leader radical siéger à côté de lord Salisbury dans un cabinet conservateur où il balance l’autorité de son chef et celle de M. Arthur Balfour ; le savoir en passe de recueillir, s’il le veut, la succession de Disraeli à la tête du torysme rajeuni et renouvelé, c’est assurément là un signe des temps. Les positions de jadis sont complètement renversées. C’est au tour des conservateurs de couler au pouvoir autant d’années que leurs rivaux y passent de mois. C’est aux libéraux à se laisser envahir par ces doctrines conservatrices qu’ils eussent naguère répudiées avec horreur. Avec les progrès de l’impérialisme et de ce chauvinisme jingo qui a peut-être plus à attendre de lord Rosebery que de lord Salisbury, le parti libéral a ouvert la place à l’ennemi. C’est la revanche du torysme. Dans le même temps où l’esprit des soi-disant progressistes se laisse saturer d’élémens rétrogrades, la jeunesse, au lieu d’apporter chaque printemps au libéralisme le contingent de ses recrues, se porte en masse au néo-conservatisme.

Cette révolution a déjà porté ses fruits, il y a un an, le corps électoral donnait à lord Salisbury une majorité presque sans précédent de cent cinquante voix. C’est la réconciliation ou la fusion de ces classes si longtemps hostiles, — l’aristocratie foncière et la haute bourgeoisie à fortune mobilière. C’est l’embrassement de la terre et du capital. Bien qu’en Angleterre le régime parlementaire ait pour lui les traditions d’une histoire six fois séculaire, ce n’est point à son profit que s’est accompli ce triomphe conservateur. La Chambre des communes n’occupe plus tout à fait dans la vénération instinctive de l’Anglais la place qu’elle y a si longtemps tenue. Cette année, de même qu’en des lieux plus voisins de nous, on a surpris un ouf! universel de soulagement quand la mater parliamentorum s’est ajournée : de l’autre côté de la Manche l’opinion commence aussi à redouter un peu la réouverture des sessions. M. Balfour, qui est le leader de la Chambre, n’a pas dissimulé à ses collègues qu’à son avis le parlementarisme est en train de subir une épreuve décisive. Le développement de l’obstruction systématique a nui au bon renom et à l’efficacité de la législature. Il a entraîné des scènes scandaleuses. Il a provoqué l’adoption d’un ensemble de règles et de clauses pénales, aussi contraires aux nobles coutumes de Westminster qu’à l’esprit du régime délibératif. Déjà les conditions essentielles du gouvernement parlementaire commencent à n’exister plus. Au lieu de deux grands partis, se faisant contre-poids et se succédant l’un à l’autre, la Chambre s’est émiettée en une poussière de groupes. Dans la majorité ministérielle on en compte deux, peut-être trois; l’opposition libérale en contient deux, sinon trois; les nationalistes irlandais se subdivisent également en trois factions ennemies.

Le gouvernement de cabinet lui-même fléchit; lord Salisbury, grand innovateur bien que conservateur résolu, tend à y substituer le pouvoir personnel d’un homme — à tout le moins en matière de politique étrangère, où l’union entre ses mains du portefeuille du Foreign office et des sceaux de premier ministre le soustrait à tout contrôle. A l’intérieur un trio, lord Salisbury, son neveu, M. Arthur Balfour, avec M. Chamberlain, — parfois, quand le duc de Devonshire et M. Goschen s’y adjoignent, un quintette, — réduit à une vaine parade les fonctions des quatorze autres Cabinet ministers. Dans cette Angleterre démocratisée et vulgarisée où la ligue des Primevères exploite avec tant de succès, par l’intermédiaire de grands seigneurs, de grandes dames et d’habiles gens, les petitesses et les basses ambitions de la nature humaine et le snobisme politique, le parti relâche de plus en plus ses liens ; l’homme providentiel s’empare de plus en plus de l’imagination populaire. La patrie à jamais vénérable du régime parlementaire, la terre classique et glorieuse du libéralisme glisse sur la pente de cet impérialisme bâtard dont Disraeli avait fait le rêve malsain.

A côté d’un pareil fait, tous les autres pâlissent. Il ne saurait cependant être sans intérêt de passer rapidement en revue les principaux États du monde, afin d’y faire toucher du doigt cette dangereuse réaction contre les formes consacrées du libéralisme ou du constitutionnalisme historique.

L’Allemagne n’a pas encore conquis le régime parlementaire. Contentons-nous donc, — en dehors du courant étrange qui emporte vers le pouvoir personnel et qui tend à retremper dans les eaux troubles du napoléonisme la royauté germanique des Hohenzollern, — d’y signaler la crise à laquelle n’ont pas échappé les partis. Par malheur, si c’est avant tout le parti de l’ordre moral qui se trouve éclaboussé de la boue de tant de récens scandales, tous les autres semblent en proie à une sorte de décomposition. Les nationaux-libéraux, ces opportunistes de l’Allemagne, jadis agens si actifs et si puissans de l’unité germanique, aujourd’hui finalement apprivoisés et domestiqués, ont abdiqué tout vestige de leur ancien libéralisme. Ils ouvrent leurs rangs à des agrariens et à des antisémites. Ils ne retrouvent plus assez de virilité pour se dégager des complicités réactionnaires. Ils se voient peu à peu délaissés par les électeurs. Le centre catholique, cet admirable parti de résistance que Windthorst conduisit si longtemps à la victoire et qui sut, dans le Kulturkampf, faire reculer et capituler Bismarck au zénith de sa fortune, le centre hésite, ne se sent plus dirigé, devient presque gouvernemental, et perd ce caractère unique d’armée libérale de la foi et de champion tout moderne de l’Eglise éternelle. Dans les rangs du parti progressiste, le doute et le découragement ont fait aussi leur œuvre. Un schisme l’a coupé en deux tronçons, dont l’un se distingue mal de l’incolore et inerte nationalisme libéral, et dont l’autre, malgré l’énergie de M. Richter, met surtout en lumière l’impuissance vieillotte et l’impopularité foncière du radicalisme bourgeois. En face de tous ces groupes plus ou moins frappés de langueur, la démocratie socialiste seule grandit sans cesse; elle tend de plus en plus à englober dans ses cadres fortement constitués la totalité des classes ouvrières allemandes; elle est assez forte pour représenter tout à la fois la révolution de l’avenir et l’opposition légale du présent.

Cette espèce de banqueroute du libéralisme bourgeois est encore plus tragiquement complète en Autriche. Là on dirait vraiment que ce parti politique, après avoir joué un si grand rôle dans la révolution de 4848, et dans l’ère constitutionnelle qui suivit Sadowa, n’a même plus place au soleil. Exproprié d’un côté par l’antisémitisme qui a mis la main et sur la municipalité de Vienne et sur la diète de la Basse-Autriche et qui se promet de pénétrer en vainqueur au Reichsrath aux prochaines élections générales, il se voit menacé de l’autre par le socialisme qui s’organise avec une rare persévérance dans le peuple et qui compte sur la nouvelle curie du suffrage universel pour obtenir quelques mandats législatifs. Le libéralisme, irrémissiblement solidarisé avec le centralisme teuton, avec la haute finance juive, avec le rationalisme infécond, est accusé de n’avoir tenu aucune de ses promesses, d’avoir fait de la liberté politique un fétiche, du privilège son idole, et d’avoir méconnu également les saintes et vivantes traditions du passé, les aspirations généreuses du présent, et les droits de l’avenir.

En Belgique, le libéralisme a eu une histoire infiniment plus glorieuse. Plus d’un demi-siècle de liberté vraie, de gouvernement parlementaire réel, de prospérité matérielle et morale, n’a pu pourtant préserver ce parti politique et son congénère, le radicalisme, d’une éclipse que l’on se plaît à croire temporaire, mais qui, pour le moment, est presque complète. Depuis l’avènement du suffrage universel, même entouré des précautions compliquées de la loi, en dépit aussi des belles et salutaires traditions de l’autonomie communale et des franchises locales, le peuple belge s’est détourné des doctrinaires et des progressistes. Il a donné dans la Chambre une majorité énorme au parti catholique. L’opposition comprend à peine quelques rares libéraux, à côté d’un groupe socialiste compact et nombreux. C’est l’effacement presque total des partis moyens. C’est l’abdication du libéralisme en même temps que la dépossession de la bourgeoisie.

En Italie, la révolution n’est pas encore aussi avancée. Toutefois, depuis vingt ans, de bien graves changemens y sont survenus dans l’organisation des partis. Là aussi il a semblé que le triomphe du libéralisme dût être le prélude de sa fin. L’avènement de la gauche au pouvoir en 1876 a donné le signal de cette lente et constante évolution qui, sous le nom légèrement pédantesque de transformisme, a réduit les partis à l’état de poussière, a fait du régime parlementaire une triste contrefaçon. Là aussi, devant l’impuissance chaque jour plus avérée du libéralisme traditionnel, les cadres ont éclaté ; les esprits ont secoué le joug bienfaisant des principes ; la politique est trop souvent descendue au niveau d’une espèce de maquignonnage d’intérêts régionaux ou individuels. Là aussi enfin le socialisme a paru devoir hériter de tout ce que perdaient les anciens partis. Il a exercé sur des âmes lassées, déçues, irritées, mais affamées d’idéal, une attraction fort explicable. Le règne de l’opportunisme inauguré par Depretis, maintenu et développé par M. Crispi, a porté ses fruits naturels. Au scepticisme a succédé la corruption, au scandale le dégoût, au détachement la colère et la haine.

Si tel est le spectacle que nous offre la vieille Europe, la jeune Amérique nous donne-t-elle au moins la consolation d’un meilleur état de choses? Je m’en voudrais d’assombrir le tableau, mais en vérité l’observateur impartial ne saurait peindre couleur de rose la condition morale et politique de ce grand pays d’outre-mer. La survivance de partis vieillis, de mots d’ordre périmés, de principes fictifs et d’enthousiasmes factices y est un mal plus grand encore peut-être que de ce côté de l’Atlantique. Républicains et démocrates occupent encore la scène. Seules ces deux grandes armées supérieurement organisées sont en état de se mesurer, de se livrer des batailles en règle et de conquérir le pouvoir. La machine — par où il faut entendre les cadres permanens des partis — a été portée à un degré de perfection tel que les rouages en fonctionnent en quelque sorte à vide et broient impitoyablement toute tentative d’émancipation populaire. Alors que les questions à l’ordre du jour jettent la division dans les rangs des partis classiques et devraient les désagréger, ceux-ci subsistent en vertu de la force d’inertie ; ils asservissent le corps électoral; ils faussent les résultats des appels au pays; ils encombrent le terrain d’une foule de vieilles rancunes, de vieux préjugés, de souvenirs irritans; et ils forcent le peuple le plus libre du monde à résoudre les problèmes actuels non dans leurs termes propres, mais en les compliquant à plaisir d’une quantité de données léguées par les conflits de jadis. Le mal est devenu si grand que les classes, ailleurs qualifiées de dirigeantes, en proie à une défiance incurable pour les procédés de la démocratie, redoutant de se commettre avec le peuple, se sont réfugiées dans une sorte d’émigration à l’intérieur. L’opinion commence à désespérer de trouver une solution libérale du problème du gouvernement municipal des grandes cités, tel que le posent avec une urgence chaque jour plus grande les scandales du Tammany Ring à New-York. de Philadelphie, de Chicago, etc.

Il n’est pas jusqu’aux institutions centrales de la République qui ne soient frappées de discrédit. La Chambre des représentans, toujours enfant terrible, a trouvé le moyen de se surpasser dans la pratique du lobbyisme, du log-rolling, et autres péchés mignons des législateurs américains. Le Sénat, — qui est peut-être, avec la Cour suprême, la clef de voûte de cet édifice majestueux, — ce grand corps destiné à servir de trait d’union entre les deux pouvoirs, législatif et exécutif, aux attributions desquels il participe, — cette vénérable assemblée chargée de représenter le principe de la souveraineté des États particuliers et de jouer le rôle d’un congrès d’ambassadeurs plus encore que d’une Chambre législative, — le Sénat lui-même a subi une étrange décadence... Ce n’est plus l’imposante assemblée au sein de laquelle les Calhoun, les Clay, les Webster, les Sumner exerçaient avec dignité un mandat quasi international. Des superbes privilèges qui convenaient si bien à un corps de graves plénipotentiaires, il n’a guère conservé que ce qu’il en faut pour paralyser son action : l’absence de règlement, de clôture, de puissance disciplinaire. Il est devenu le terrain de manœuvres préféré des grands acheteurs de votes : témoin le scandale de l’article des sucres dans le tarif Carlisle. Grâce à l’érection précipitée en États de territoires du Far West, à peine sortis de la phase turbulente du camp de mineurs, il compte parmi ses quatre-vingt-dix membres un fort contingent de démagogues : populistes, argentistes, popocrates, etc.

De tout cela résulte, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, une croissante indifférence à l’égard de l’œuvre des ancêtres et comme une tentation de demander aux hommes ce que les institutions semblent impuissantes à donner. La grande partie qui vient de se jouer n’est rassurante qu’à demi en dépit de l’issue, c’est-à-dire de la victoire, avec M. Mac-Kinley, de la cause de l’ordre social ; et de la défaite, avec M. Bryan, d’un charlatanisme assez grossier. Des forces révolutionnaires jusqu’ici inconnues ont paru sur la scène. On a entrevu le spectre inquiétant d’une sorte de césarisme socialiste, ennemi de la Constitution et de ses garanties, de la Cour suprême et de ses prérogatives, de la séparation des pouvoirs et autres institutions tutélaires, sauvegarde de la liberté dans une grande démocratie. D’autre part, l’armée de l’ordre a paru trop docilement obéissante aux volontés, aux intérêts et jusqu’aux préjugés d’une espèce de haute finance, dont l’omnipotence économique est un grave péril et dont la toute-puissance politique serait un mal plus grand encore. Entre les masses naïvement partageuses sur l’ignorance desquelles M. Bryan avait spéculé et l’aristocratie ploutocrate dont M. Mac-Kinley a servi la cause, il n’y a guère de place pour ce grand parti de réforme sociale dont la formation seule éviterait aux États-Unis de redoutables conflits et de déplorables malentendus dans l’avenir.


VIII

C’est donc bien à une sorte de jugement de Dieu que va se trouver soumis dans presque tous les pays libres le régime parlementaire, représentatif, constitutionnel, sous toutes ses formes. Il se passe à la fin de notre XIXe siècle, pour le constitutionnalisme moderne, quelque chose comme ce qui se passa pour la Réforme, à la fin du XVIe siècle. Après une première période de lente croissance, de luttes, de succès incertains et partagés, de revers douloureux, survient l’ère de la victoire, des conquêtes faciles, du triomphe presque universel. On dirait le nouveau principe sur le point d’entrer en possession du monde entier. Devant lui, il semble que les croyances ou les institutions du passé n’aient plus qu’à battre en retraite. C’est précisément l’heure où la réaction va commencer. La victoire affaiblit le vainqueur : aux sacrifices qu’elle lui demande, aux accommodemens, aux transactions qu’elle lui impose elle ne laisse pas de joindre certaines corruptions qu’elle lui fait éprouver. Au lendemain même des succès, elle ébranle, elle diminue la vertu qui en a été la raison d’être, qui en serait la garantie. En même temps la défaite purifie, ennoblit le vaincu. Il arrive que ce qui faisait l’originalité, la force, le ressort de la cause victorieuse, les vaincus s’en emparent, le retournent contre leurs adversaires, et obtiennent au prix de cette espèce de conversion le redressement de leurs griefs et la réparation de leurs malheurs devenus injustes.

Ainsi, la contre-réformation, après le concile de Trente, inocula au catholicisme une large dose de cet enthousiasme moral, de cette piété austère, de cette religion intérieure qui jusqu’alors avaient été ou avaient paru être en quelque mesure le privilège des novateurs. Pénétrés de l’esprit nouveau, les défenseurs de l’ancienne foi reprennent courage et reprennent pied. Ils passent de la résistance pure et simple à l’offensive; ils redeviennent agresseurs et conquérans. Les grandes luttes du XVIe siècle, du siècle de Luther, de Calvin. d’Henri VIII et d’Erasme, de l’âge qui vit déchirer en deux la robe sans couture, rompre l’unité de l’Eglise, et violer irrévocablement ce bel idéal de la chrétienté une et indivisible, aboutissent, — épilogue inattendu, — à ce grand siècle majestueux du catholicisme, à cet âge de Pascal, de Bossuet, dans lequel on ne sait trop, tant ces influences diverses et même contraires se sont entremêlées, entre-croisées et enchevêtrées, qui l’a définitivement emporté, de l’autorité ou de la liberté, de la Réforme ou de la religion des ancêtres.

En sera-t-il de même pour ce grand mouvement libéral qui. sous tant de rapports, a joué dans notre XIXe siècle le rôle de la Réforme au XVIe ? Nous avons vu le triomphe du libéralisme. Nous avons assisté à la conquête de tous les châteaux forts de la réaction tombant successivement en son pouvoir. Nous avons pu croire vaincues les dernières résistances et que, sans alliage, sans retour et sans fin, l’avenir était au régime parlementaire, au gouvernement représentatif, au principe électif, aux institutions démocratiques. À cette heure, la réaction a commencé. Une fois de plus, la victoire semble devoir enfanter la défaite. Une fois de plus, le parti vainqueur s’est laissé à la fois assagir et corrompre par le pouvoir ; il en a subi les légitimes influences et les mortelles déchéances; il a modifié ses principes, allégé ses programmes, adouci ses méthodes, renouvelé son personnel. Et, une fois de plus les enseignemens de l’adversité, l’habitude de la lutte, l’appel forcé au droit commun, la pratique virile de la résistance ont fait l’éducation des vaincus.

Il se rencontre aujourd’hui ceci : l’intérêt suprême de la liberté, ce n’est pas que le régime soi-disant libéral subsiste tel quel, avec le maintien intégral de ses lois de colère et de combat et avec l’exercice exclusif du pouvoir par son personnel usé et discrédité. Tout au contraire : c’est que l’on ose enfin faire subir aux lois et aux hommes le changement radical et profond, qui seul pourra dégager les institutions d’une solidarité mortelle et leur donner un nouveau bail de vie. En d’autres termes, il faut choisir entre la République de parti et la République nationale, entre le gouvernement du pays par une coterie au profit d’une coterie et le gouvernement de la France pour la France.

Après tout rien n’est pire que la survivance de formules périmées et de partis qui ont perdu leur raison d’être. Admirable instrument, un parti est un maître détestable. Aussi longtemps qu’il est purement et simplement le moyen que les hommes emploient pour atteindre un certain but, il est digne de toutes les obéissances, de tous les dévouemens, de toutes les fidélités. Dès qu’il devient fin en soi, dès qu’on sacrifie au maintien de cet être de raison, de cette entité artificielle, les intérêts vitaux de la nation, quand la superstition du parti se constitue, c’est le pire des esclavages qui naît et un tel joug doit être brisé à tout prix. Assez et trop longtemps la politique de la France a été paralysée par des mots qui recouvrent simplement des appels aux plus tristes passions ou aux plus sots préjugés de l’âme humaine. Assez et trop longtemps des libéraux qui avaient cru devoir faire à la cause des libertés publiques, du régime parlementaire, du self government le sacrifice de leurs souvenirs et de leurs préférences et qui avaient contribué à fonder la République dans l’inrêt présumé de toutes ces franchises, ont consenti, au nom de la discipline républicaine, sous le prétexte des nécessités républicaines, à accepter un mot d’ordre qui leur répugne, à pratiquer une solidarité qui leur déplaît, et à ajourner des réformes ou des réparations dont l’urgence les hante. Assez et trop longtemps l’alpha et l’oméga de la vertu républicaine a consisté, d’une part, à s’interdire de toucher à ces deux ou trois lois prétendument sacrées, où l’on veut faire voir le palladium de la République et qui ne sont guère que l’insolente négation des droits de la conscience ; et, d’autre part, à s’abstenir de poser hardiment le pied dans cette voie du socialisme d’Etat conservateur qui seule peut, d’étape en étape, nous mener sans révolution à la juste société de l’avenir.

On nous interdit d’amender ou plutôt de transformer du haut en bas la loi scolaire, la loi militaire; de rédiger enfin la loi organique qui mettra en ce pays le droit d’association — fût-ce celui des congrégations religieuses — à l’abri des monstrueuses atteintes du pouvoir civil ; de rétablir le respect et la bonne volonté mutuels dans les rapports de l’Église et de l’État ; de rendre la paix aux consciences et de reprendre enfin cette œuvre vraiment salutaire de décentralisation, en dehors de laquelle la liberté, dans un pays régi par l’administration de Richelieu et de Napoléon, n’est qu’un décor et un trompe-l’œil. Tout cela, qui serait proprement l’application d’un libéralisme élémentaire, on nous le défend en tant que républicains, au nom des intérêts sacrés de la République

Quant à prendre en main la législation protectrice du travail; quant à créer enfin des institutions sérieuses de conciliation et d’arbitrage ; quant à toucher à la question de l’assurance obligatoire contre le chômage, la vieillesse et la maladie; quant à aborder la réglementation sanitaire des ateliers et des logemens, l’organisation efficace de l’inspection, la limitation des heures de travail des enfans, des femmes et de certaines industries spéciales, le problème si ardu et si urgent du minimum vital de salaire, halte-là! C’est au nom du libéralisme, cette fois, — de ce même libéralisme que l’on exorcisait tout à l’heure sur le terrain politique, — que l’on nous adjure de ne pas faire un pas de plus dans cette voie de perdition. Il faut entendre l’accent onctueux avec lequel on invoque à cette occasion les immortels principes et ce dépôt inviolable des conquêtes révolutionnaires! Et voilà comment d’honnêtes gens, des esprits généreux et justes peuvent se laisser arrêter, tantôt par l’appel à la discipline républicaine, quand ils voudraient faire un peu de libéralisme, et tantôt par l’appel à la tradition libérale, quand ils voudraient faire un peu de justice sociale.

Jamais la concentration républicaine n’aura d’autre sens. C’est dire assez, je pense, que jamais la conscience ne pourra ratifier le culte de ce fétiche. Or je tremble que l’idole n’ait pas encore reçu tous les sacrifices auxquels elle croit avoir droit. Voilà que l’on reparle couramment de concentration. Pour changer apparemment, on fait de bien des côtés les yeux doux au monstre. D’ailleurs il faut bien ajouter que, si le mot depuis quelque temps avait un peu perdu de son crédit et s’il figurait moins dans le vocabulaire des hommes du jour, la chose n’avait guère cessé de se pratiquer. Le républicanisme conservateur de M. Méline et de ses collègues a ce trait de ressemblance avec le républicanisme radical de M. Bourgeois qu’il a des démangeaisons non pareilles d’embrasser ses soi-disant adversaires et que jusqu’à : Je vous hais, il leur dit tout avec tendresse.

Il ne parait pas, au résultat des élections qui ont renouvelé un tiers du Sénat l’autre jour, que la France soit assez lasse de cette longue et plate comédie ni qu’elle en soit encore à ce point de dégoût où l’on rejette à tout jamais une politique fatale. Faudra-t-il donc que les choses suivent leur pente, et aillent jusqu’au bout, et que. faute de l’énergique répudiation d’une funeste docilité et d’une coupable facilité d’humeur, les républicains libéraux contribuent à la perte de la liberté, à la chute de la République, et au bouleversement de la société? Car il n’y va pas de moins. C’est un choix à faire. Le problème, qui est le même au fond partout, ne se pose pas dans tous les pays en termes identiques. En France, voici à peu près comme il se présente : — ou la République aux républicains; le parti au-dessus des principes; le parlementarisme vrai subordonné à la concentration ; l’ajournement systématique de toutes les réformes organiques ; le refus ou la mutilation de toutes les libertés dont le cléricalisme — ou la simple conscience, — pourrait se faire une arme; le rejet de toutes les mesures de progrès social propres à alarmer les intérêts; et au bout de tout cela l’inévitable culbute dans l’indifférence ou le mépris universel. — Ou bien la rupture de tous les liens factices; le déni d’obéissance quand l’obéissance n’est pas fondée en droit ; la recherche passionnée de tous les remèdes ou de tous les palliatifs de la souffrance humaine ; la revendication obstinée de toutes les libertés, en commençant par celles de l’âme; l’élaboration méthodique, persévérante, infatigable d’une législation sociale sur laquelle ni le souffle du christianisme ni l’esprit du siècle ni l’action de la science n’aient passé en vain ; et au terme de ce long et difficile effort, la réconciliation de la République et de la liberté, de la démocratie et de la religion, de l’ordre et de la justice, de la politique et de l’idéal, — res olim dissociabiles.


FRANCIS DE PRESSENSE.