La Réjouissance des femmes sur la défense des tavernes et cabarets


La Rejouissance des femmes sur la deffence des tavernes et cabarets.

1613



La réjouissance des femmes sur la deffence des
tavernes et cabarets
.
À Paris, de l’imprimerie de Chappellain rue des Carmes,
au collége des Lombards
.
M.DC.XIII.
Avec permission1.
Pet. in-8º.

Ce n’est pas d’aujourd’huy que la prudence des hommes a esté surmontée par la force du vin, que le vin a rendu leurs actions ridicules, leur a faict perdre leur fortune, et leur a servy de honte et d’infamie.

Noé n’eust si tost cultivé, ou plustot pressuré le raisin, que ses enfans, se riant de son insolence inacoutumée, il ne payast luy mesme le tribut de son ouvrage.

Comme le vipère donne l’estre à celuy qui luy donne la mort, ainsi Noé mist le vin au pouvoir et en la cognoissance des hommes, lequel pourtant fut cause de la mauvaise opinion que ses enfans eurent de son yvresse.

Ce n’est pas assez à l’homme de n’offencer en public, ou plus tost de ne recevoir le chastiment de ses offences, mais de ne servir de mauvais exemple à ceux auquel il doit servir d’instruction et d’enseignement.

Le vin traisne après luy force autres vices, et Dieu ne seroit tant offencé si les hommes n’estoient commandez du vin.

Ésaü resina2 follement sa primogeniture à son frère pour des lentilles ; je croy que la faim ne luy fit pas faire ceste faute, qu’il ne fust prevenu du vin.

Le roy des Caldéens voulut forcer la femme d’Abraham, après estre assoupy de vin, et le lendemain il luy demanda pardon de l’offence qu’il luy avoit voulu faire, et tança mesme ses porte-poulets de luy avoir mis cest amour en teste.

David fit tuer Urie après avoir festiné avec Bersabée, et fit penitence de la faute qu’il avoit commise.

Herode fit trencher la teste à S. Jean-Baptiste, enyvré de vin et passionné des beautez de sa sœur. Laissons l’Ecriture à part ; venons chez les payens, lesquels ne se debordoient qu’ez jours des baccanalles, autrement de la feste de Bacchus, où, suffoquez de vin, ils n’avoient autre Dieu que leur desbauche, ny autre vertu que leur desordre. Il est vray que les femmes estoient les premières à ceste feste, où maintenant les hommes seuls font sacrifice à Bacchus ; je ne sçay si quelque femme y sacrifie aussi.

Alexandre eust laissé une plus grande estime de sa personne s’il ne se fust laissé emporter par le vin, et s’il a eu de la gloire d’avoir esté continent à l’endroit des femmes et des filles de Daris, il estoit tellement assoupy de vin, qu’il estoit incapable d’amour.

Les Lacedemoniens, pour faire haïr l’yvresse à leurs enfans, faisoient ennyvrer leurs valets, afin qu’ayant leur insolence à contre-cœur, ils eussent la sobriété en plus grande recommandation ; mais les hommes de maintenant ne se contentent pas seulement de servir de risée au public, mais encor de mauvais exemple à leur posterité, et bien que tous n’ayent les crochets, si ont-ils les bastions des crocheteurs ou le rouleau des patissiers pour endurcir le dos de leur femme.

Vous ne voyez pas tant de casse-museaux3 chez les patissiers que chez les yvrongnes, ny tant d’œufs pochez au beurre noir aux cabarets que d’yeux pochez chez ceux qui font gloire et coustume de les frequenter.

Les femmes auront, les unes des cotillons de taffetas ou si gras ou si deschirez qu’elles auront honte de les porter, cependant que leur petit ordinaire ira ; les maris iront aux champs, aux jeux de boules et billars, et souvent à des lieux infames, despencer en un jour ce qui suffiroit à leur mesnage pour un mois.

Jadis Marc-Anthoine, voyant son armée fatiguée, et pour l’aspreté des chemins, et pour la soif insuportable qu’elle enduroit, ne voulut boire, afin qu’à son modelle tous les soldats prinssent patience. Messieurs de la police, voyant le desordre de tant de desbauchez, et les mauvais mesnages des yvrongnes à l’endroit de leurs femmes, ont tary ceste fontaine, c’est-à-dire ont deffendu les tavernes, afin que chacun soit content de son ordinaire.

Ils ne beuvoient verres de vin qu’ils ne tirassent autant de larmes de yeux de leurs femmes et de leurs enfans, lesquels marquez à la teste et au visage sçavoient mieux les forces des bras de leurs maris et de leurs pères que celle du vin, encores que le vin surmontant l’homme, il soit surmonté de la femme et la femme des blandices de ses enfans.

Encores entre les Allemans, les Bretons, les Flamans et les Anglois, les femmes vont à la taverne avec leur mary, où elles les empeschent de s’ennyvrer, ou elles les assoupissent ; de sorte qu’ils ont plus envie de dormir que de frapper, et sans autre cérémonie, vont le lendemain prendre du poil de la beste. Mais les François et les estrangers francisez n’esloignent leurs maisons que pour estre esloignez de leurs femmes, afin d’avoir la liberté du vin et de ce qui peut rire à leurs desbauches.

Vous en verrez une brigade de trois, de quatre, de plusieurs quelquefois : les uns iront à la taverne par rencontre, et pour cela n’en traicteront pas mal leurs femmes ; les autres en feront coustume, pour n’estre point coustumiers d’avoir la paix à leur logis. À leur retour, toutes choses les mieux faictes leur sembleront des imperfections, et fonderont le subject de leur noise sur une escuelle renversée, ou sur une serviette pliée de travers.

À ce coup, mes commaires, rejouyssons-nous ; M. Martin viendra bien chez nous, mais baston4 ny sera pas ; il sera dans les tavernes, ou bien au Chastellet pour arrondir les espaules des yvrongnes.

Nos marys ne craignent pas cela, ils ont des retraictes particulières, plus dangereuses que les tavernes. Jean, il n’y a pas longtemps que nous sommes mariées, nous serions bien marries qu’ils suyvissent la piste des autres ; il vaut mieux qu’ils aillent aux champs, nous en serons plus libres que de hanter ainsi ces diseurs de collibets qui les font devenir méchans. Esjouyssons-nous que les tavernes soient fermées, et qu’on aille quérir à pot et à pinte5 nous en boirons nostre part, et cognoistrons la beste qui nous fait tant de peine6.

Un certain poëte s’estrangla d’un pepin de raisin : si les yvrongnes en pouvoient faire autant, nous serions relevées de peines, mes commaires les mal mariées ; mais le diable est bien aux veaux quand à eux, et non pas aux vaches quand à nous, puisqu’on ne nous tette plus, de ce que plus ils en boivent et mieux s’en portent. Si quelque homme qualifié, necessaire à une republique, avoit fait le moindre excez que font les yvrongnes, il luy en cousteroit la vie, et ils en vivent davantage, pour fortifier ce proverbe : Plus de vieux ivrongnes que de vieux medecins. Je le croy, parce qu’il y a plus d’yvrongnes que de medecins.

Prions seulement que ceste ordonnance ne porte son appel en croupe, que les commissaires l’effectuent, et pour nostre profit et pour nostre consolation, et ainsi nous aurons la paix chez nous ; car si elle est observée, nous aurons plus de biens et moins de coups. Nous sommes le plus souvent marquées à l’H, pour monstrer que nostre peau est tendre : on ne le jugeroit pas à nostre mine reformée comme la tirelire d’un enfant rouge.

L’utililé est si grande, nostre repos si longtemps reconneu, que toutes les femmes doivent à jamais respecter les magistrats. Ce qui se consommoit ès tavernes en un jour sera suffisant pour entretenir la maison un mois. Le mary seul se ressentoit de ceste despence excessive, ou si nous en ressentions quelque chose, c’estoit plustot le fleau que le fruict, à nostre dommage qu’à notre utilité. À ceste heure, la femme, les enfans se ressentiront de l’espargne qui se fera, et auront leur part au profit aussi bien qu’à la peine ; les cabaretiers, enrichis de nostre labeur, sucçoient le meilleur de nostre aliment, et souvent pour un qui venoit saol des tavernes, il y en avoit cinq ou six à la maison qui crioyent à la faim. Tout le monde mettoit la main à l’œuvre pour subvenir à la nourriture du mesnage, et le mary seul consumoit l’argent que la femme, les enfans et les serviteurs prenoient peine de gagner.

C’est une œuvre de misericorde aux magistrats d’avoir prevu et prevenu la necessité de tant de pauvres femmes et enfans, que la honte empeschoit de demander leur vie, et qui pourtant travailloient assez pour la gaigner.

Chantons te rogamus, desjà le Ciel audit nos, et le peuple est secouru de la prudence des magistrats.

Si quelqu’un pouvoit venir jusques à l’esgalité des biens, ce seroit un grand coup pour nous, parce que nous avons autant d’ambition que les plus huppées, tout le monde seroit vestu esgalement comme à Spartes, l’homme iroit à la femme, et les vivres seroient communs ; par ainsi personne n’en abuseroit à nostre dam.

Laissons là ceste superstition, c’est assez si nous n’avons plus les espaules frottées d’huille de cottret7, et que nous ne jeunions plus souvent que le caresme, pourveu qu’on nous laisse esbaudir à nostre tour ; ils seront bien camus si nous ne leur tirons les vers du nez, et pourroient avoir les testes si legères qu’il nous seroit besoin de les appuyer avec des fourches ; le temps viendra que les femmes seront amazones ; puis que le vin est deffendu, elles combattront avec la lance et l’eau.

Trefve à nos testes comme au vin : quand nous fusmes mariées, ce ne fut pas pour nous frapper par la teste ; si vous abusez des nopces pour les mettre en noises, vous en pourrez estre chastiez, et pour avoir irrité l’amour, possible aurez-vous la mort, ou du moins, si on ne vous coupe la teste, on vous l’alongera de deux doigts. À la fin on est puny de son meffaict : qui se rend indigne de pardon en perseverant à son mal est exposé à l’ire et à la vengeance de celuy qu’il a offencé.

Nous voilà (Dieu mercy et la police) libres de la fureur du vin ; qu’un accident de fièvre chaude nous delivre de la fureur des mauvais maris, afin qu’ayant quelque repos le reste de nos jours, nous commencions à gouster une felicité que nous n’avons encor peu trouver en mariage : autrement malerage pour nous.



1. La défense qui fait l’objet de cette pièce fort rare n’étoit pas chose nouvelle en 1613. Elle n’étoit que renouvelée comme la plupart des prescriptions du même genre, qui, formulées vingt fois, n’étoient pas le plus souvent observées une seule. De tout temps, notamment sous Henri III, cabarets et tavernes avoient été interdits. Au mois d’octobre 1576, Claude Hatton écrit dans ses Mémoires (t. II, p. 879) : « Renouvellement de la défense faite par le roi d’aller boire jour et nuit dans les tavernes. » On n’y alla pas moins. L’an d’après, au mois de mars, nouvel édit, daté de Blois, qui n’eut pas de résultat plus décisif (Isambert, Anciennes Lois françaises, t. XIV, p. 320). À Rouen, cependant, où, la même année peut-être, une mesure semblable avoit été prise par arrêt du parlement, les cabarets coururent de vrais risques. On avoit imaginé, pour empêcher les buveurs de s’y rendre, une taverne ambulante qui alloit leur porter, à doses modérées et à courtes stations, les rafraîchissements dont ils ne pouvoient se passer dans leurs ateliers. Ce fut pendant quelque temps un vrai préjudice pour les vraies tavernes, où l’on ne prenoit plus la peine d’aller chercher ce que, tout en obéissant à la loi, on avoit chez soi sans se déranger. Une pièce très-rare, pet. in-8º, vendue 65 francs en 1844, à la vente de Nodier, qui en avoit fait la matière d’une très-curieuse notice (Bullet. du Bibliophile, juillet 1835), fut, à ce propos, publiée à Rouen, au portail des libraires, par Jehan du Gort et Jaspar de Remortier. Voici le quatrain qui lui sert de titre :

Le discours démonstrant sans feincte
Comme maints pions font leur plainte,
Et les tavernes desbauchez,
Par quoy taverniers sont faschez.

Les cabarets eurent pourtant leurs consolations à Rouen comme partout. Ils se rouvrirent peu à peu, et la taverne ambulante, qu’on appeloit triballe ou trimballe, disparut. À Paris, ils n’avoient jamais eu de chômage complet, que je sache, pas plus après les édits de Henri III qu’après celui de Louis XIII dont il est question ici. Quelques années après, Messieurs de la taverne relevoient si bien la tête, qu’un anonyme croyoit bon de publier en leur nom une très-curieuse requête : Les justes plaintes faites au roy par les cabaretiers de la ville de Paris sur la confusion des carrosses qui y sont et de l’incommodité qu’en reçoit le public, par le sieur D. L. P., 1625, in-8. — Sous Louis XIV, il y eut aussi plus d’un édit de tempérance. Ainsi, par un règlement de 1666, les cabarets durent être fermés à six heures, depuis le 1er novembre jusqu’à Pâques, et à neuf heures dans les autres saisons. En 1705, les suisses et portiers des maisons et hôtels « vendant vin en gros ou en détail, soit à pot ou à assiette », reçurent, par arrêt du conseil, l’ordre de cesser ce commerce, mais n’en tinrent compte, à ce qu’il paroît, car, sur la demande des cabaretiers eux-mêmes, pour qui c’étoit une préjudiciable concurrence, il fallut le réitérer plus tard par un autre arrêt du 16 mars 1737. Voltaire, dans sa lettre à madame de Bernière, du 28 novembre 1723, a parlé de ce commerce que les suisses faisoient à la porte des hôtels : « Vous avez, lui dit-il, un suisse qui ne s’est pas attaché à votre service pour vous plaire, mais pour vendre à votre porte de mauvais vins à tous les porteurs d’eau qui viennent ici tous les jours faire de votre maison un méchant cabaret. » Il y a encore dans beaucoup de villes de l’étranger des pensions suisses. Leur nom vient de cet usage, qui disparut à la Révolution avec les suisses des hôtels.

2. Pour résigna, céda. C’est l’ancienne forme du mot. V. Ancien théâtre, t. II, p. 52 ; III, p. 129.

3. C’étoit une espèce de petits choux fort délicats, faits d’une pâte molle, et qui par conséquent n’étoient appelés casse-museaux que par antiphrase. Peut-être avoit-on dit d’abord cache-museaux parce que la figure de celui qui en mangeoit s’y perdoit dans la pâte. Au XVIe siècle, c’étoit déjà une friandise fort goûtée. Dans la Farce nouvelle, très-bonne et très-récréative pour rire des Cris de Paris, le Sot crie entre autres choses :

Chaulx,Casse-museaulx
Chaulx, casse-museaulx chaulx.
Chaulx, casse-(Ancien théâtre, t. II, p. 213.)

4. Depuis longtemps déjà Martin-bâton étoit connu dans les ménages, où, comme tiers, il prenoit haut la parole à chaque dispute. Dans la Farce du Badin (Anc. th., t. I, p. 278), celui-ci dit, à propos d’une femme fourbe :

Si elle te triche, voicy
Martin-baston qu’en fera
MartLa raison.

Si Martin étoit le bâton, Martine étoit l’épée. « Quiconque, fait dire Brantôme au vieux capitaine piémontais de ses Rodomontades espagnolles, quiconque aura affaire à moy, il faut qu’il ait affaire à Martine que me voylà au costé. » Œuvres, édit. du Panthéon, t. II, p. 16.

5. Les défenses contre les tavernes n’atteignoient pas les marchands de vin qui vendoient à pot, et que l’on n’avoit jamais confondus avec les cabaretiers. « Les marchands de vin, écrivoit Colbert le 16 octobre 1681 à M. de Mirosménil, qui n’avoit pas à ce propos fait exécuter comme il convenoit le règlement des Aydes dans la ville de Vitry, les marchands de vin ne peuvent vendre en détail qu’à huis coupé et pot renversé, et les taverniers et cabaretiers peuvent vendre du vin, donner à manger ou souffrir que l’on mange dans leur maison. » Corresp. administ. de Louis XIV, t. III, p. 290.

6. Dans la pièce rouennoise du XVIe siècle que nous avons citée en commençant, les femmes se réjouissent aussi de ce que désormais, vu la défense de boire ailleurs qu’au logis, elles auront leur part à la ripaille :

—-Si un voisin avec son familier
Se veut esbattre, ainsy que de raison,
Il est contraint de boire en sa maison
—-Et d’envoyer querir du vin à pot.
Par ce moyen, en tout temps et saison,
Femme et enfant ont leur part à l’escot.

7. On voit que cette huile fameuse, tant redoutée des épaules, n’est pas baptisée d’hier. Oudin en parle dans ses Curiosités françoises au mot Huile, et elle a son article dans le Dictionn. du Bas Langage, t. II, p. 52.